Le Jardin des Ronces/Préface

Éditions de la Plume (p. ix-xvi).

PRÉFACE


Comme je ne peux pas souffrir les chansonniers et que je n’aime guère les dessinateurs, ce « bon enfant » de Cazals, l’auteur du Jardin des Ronces, est venu me trouver, gants paille aux doigts, monocle à l’œil, pour une petite préface.

Je répéterais volontiers, après Verlaine[1] :

Ce roi des bons enfants est la pire des gales !

Mais, impossible de rien lui refuser, puisque je l’ai vu naître.

N’y mettons point de coquetterie. Oui, avec Verlaine, je l’ai tenu sur les fonts baptismaux de Notre-Dame-de-la-Bohème, vieille et unique église du Pays Latin.

Il est né au jardin même des ronces littéraires, dont il parle en connaisseur subtil de leurs griffes de chat et de leurs dents de scie.

Il est né un certain soir d’avril 1885, peut-être 1883, dans une réunion politique.

… Car rexistence de F.-A. Cazals fut toujours extraordinaire ! Je ne me rappelle plus pourquoi cette réunion politique, au fond d’une salle fumeuse de la rue de Jussieu, et les orateurs, chargés de nous révéler son but, demeurent, dans mon souvenir, à l’état de silhouettes extrêmement vagues.

Des silhouettes de pochards, très ivres d’éloquence.

Les poètes étaient là pour parler de la chose publique, et les gens préposés à la garde de la chose publique arrivaient pour placer, du haut de la tribune, leurs quelques vers inédits, poncifs, préliminaires de leur future députation… ou notariat.

Beaucoup devaient sortir de là plus notaires que jamais.

Donc, chacun, honnêtement, s’occupait de ce qui ne le concernait pas, ainsi qu’il est d’usage au Quartier Latin.

Il y avait Moréas et son monocle, le père de tous les monocles esthétiques (en ce temps-là, on disait : décadents). Il y avait Laurent Tailhade, cherchant déjà la beauté du geste. Il y avait Louise Michel, qui nous appelait : « Citoyens des classes dirigeantes », parce que plusieurs d’entre nous s’étaient offerts des premiers rangs à six sous la chaise !

Il y avait aussi des femmes en cheveux et des garçons en blouse blanche, petites servantes des maisons voisines et commis d’épicier, qui espéraient, selon la promesse d’une affiche, que cela finirait par un bal :

… « Danser sur un volcan. »
… « Les destinées de la france. »

Sur les chaises à six sous se pavanait le gratin : Le chevalier Maurice du Plessis de Lynan, alors un charmant jeune homme au teint pâle, sanglé dans un irréprochable costume gris-fer, qui lui donnait l’air d’être vêtu d’une peau de serpent ; Maurice du Plessis, dont l’éducation vraiment chevaleresque, les sonnets exquis, ravissaient tout un jeune monde de lettres et que l’École Romane n’avait point encore envoûté. Puis l’hiératique, le solennel bonhomme Poussin, dont le cerveau, à la fois naïf et grand, reste

Couché sur des sommets comme un Dieu qui s’ennuie.

Je ne suis pas sûr de la présence de Barrès, bien que, déjà, les « Taches d’encre » eussent noirci la naïveté de l’époque, mais je me remémore la face ahurie et glorieuse de Baju…

« … ja, je, ji, jo, ju. »

Enfin, moi-même, m’endormant doucement aux coups d’aile vampiriens de la phraséologie politique.

Je m’éveille… une main hardie vient de me fourrer sous le nez un petit papier… j’éclate, je me tords… (J’ai commencé de bonne heure à perdre le respect des choses sérieuses.) Le petit papier, une feuille de calepin, représentait l’orateur, poète ou notaire, pincé à la minute psychologique du mouvement oratoire, la bouche ouverte en O, le bras arrondi en queue de cruche, et les basques de l’habit fébriles. J’ignore si cela était de l’art, mais c’était irrésistible et, surtout, lancé à point.

Je me retourne pour voir l’impertinent et je découvre un gamin de quinze ou seize ans, assis en quatre, ce chiffre 4 si cher aux altitudes de Méphisto : Cazals, griffonnant sur son genou.

Je passe le papier à mon voisin, qui le repasse à sa voisine, et le fou rire se comumnique en traînée de poudre…

… « Les destinées de la France ».
… « Danser sur un volcan ! »

Nous avions très envie de danser, oui !

Pas content, l’orateur.

Cazals lançait toujours des petits papiers. Il a, je crois, sacrifié, ce soir-là, tout son calepin aux appétits de la foule. Les petits papiers volaient, d’un bout de la salle à l’autre, telles des ailes de mouettes rasant la mer pour annoncer la tempête.

La phraséologie politique plia les siennes !

À cette époque, F.-A. Cazals ne portait ni monocle avertisseur d’incendie, ni jabot de dentelles, ni pantalon à la houzarde. Il riait, simplement, des farces qu’il faisait. Cela le vêtait d’une belle lumière de jeunesse :

… Et ça n’a rien qui nous épate,
Attendu que le rire en ses yeux bruns a lui.

Il avait l’aspect d’un gentil Arlequin, narines retrous, sées, lèvres goulues et rouges, cheveux furieux, pas de moustaches, toute sa finesse dans sa main, une main longue et fluette, une petite batte.

Plus tard, hélas ! il a tenté la pose 1830.

… un peu Lauzun, presque Brummel,

comme a dit, sans doute pour l’embêter, un autre de ses amis, Gustave Lerouge[2] ; puis fatal, très Delacroix.

D’ailleurs, ces habits-là ne durent pas. Ce sont les poètes, ces tailleurs pour dames, qui les fabriquent et… autant en emporte le vent !

Tout petit garçon. Cazals, par ses caricatures hurleuses, était un étourdissant chansonnier. En peinture, il fredonnait, puisque le rapide fusain est un air sans parole à côté du grand opéra de la couleur ! Il n’avait ni prétention, ni fausse modestie… Aujourd’hui… c’est un artiste. Il sait trop ce qu’il fait. Sur la lueur féroce de son rire d’enfant, le joli sabre au clair de ses charges, est tombée la vie ; la vie, ce manteau vulgaire qui s’épaissit au fur et à mesure qu’on le porte et se fait si lourd qu’un beau matin il nous étouffe.

Cazals, « le pauvre F.-A. C. », est devenu sérieux. Il a appris ce que coûtent les amitiés dont on a le droit, pourtant, d’être fier ; il a compris que nous devons tous endosser le froc du bourgeois, histoire de ne pas être dévorés par le Bourgeois (les loups, et les moines, ne se mangent pas entre eux !) Il a arboré les moustaches en crocs, une voix presque fausse. Il est chansonnier, littérateur et dessinateur pour de bon,

Car, que de vices, las ! aux noirceurs sans égales,

que

Jeunesse, esprit, gaîté, bonté, simplicité !

Il fallait bien cesser d’être un monstre !

Et je sais de récentes œuvres de lui, le portrait de l’auteur d’Ubu roi, par exemple, qui portent assez haut sa compréhension, naïve et forte, de l’effroyable mélancolie des monstres obligés au déguisement.

Ce fut Cazals qui me présenta Paul Verlaine pour la première fois. Un Verlaine douloureux, boitant en archange foudroyé, et fait comme un voleur.

Lui et moi nous gardons, dans l’ombre de nos âmes, la vision de ce Verlaine. Ni lui, ni moi, nous ne pouvons l’oublier.

Nous le préférons au Verlaine officiel, créé, depuis, par les braves gens scrupuleux.

Nous le préférons, avec sérénité, sans nous occuper des médisances.

Et c’est à la tombe de celui-ci que nous portons des fleurs…

Je vois encore le jeune Cazals de jadis arrivant chez moi, rue des Écoles : « M. Verlaine est en bas, dans un fiacre, son propriétaire l’a mis à la porte et il a mal à une jambe. »

Qu’on s’imagine un lecteur des Fêtes galantes et de Sagesse glissant, de l’apothéose des rimes, à un fait divers du Petit Journal !

On a rêvé, en le silence vertigineux de la lecture, de quelque roi d’Orient… et l’on voit s’avancer un homme ayant la tournure d’un ouvrier triste !

… Et, cependant, de tout bousculer pour le mieux recevoir, de ranger les meubles, de tirer les tapis, de sortir de l’armoire les draps brodés, de répandre des parfums, d’enfermer vivement l’effronterie du chien et du chat qui veulent sauter autour de l’illustre visiteur, enfin, tout l’émoi, tout l’effroi… et toute la piété.

Verlaine lève les yeux :

« Vous permettez ma pipe, Rachilde ? »

Mais ce regard aigu, terrible, noir, est bien celui d’un roi.

Celui-là est chez lui partout.

« Foin des convenances ! On est les Décadents ! »

Cazals rigole, bon gamin, serviable, étourdi, moqueur, un peu fou, ne voyant pas plus loin que le bout de son nez en l’air !

Comme il eut raison de me choisir, moi, inconnue femme de lettres, parmi tant d’autres vrais artistes qui se fussent, je pense, disputé l’honneur de recevoir le grand homme !

Seigneur, je ne suis pas digne de vous voir entrer dans ma maison, mais dites seulement une parole et mon âme sera guérie.

La noble étourderie de Cazals, courant au plus proche de ses camarades (lequel se trouvait, par hasard, être une demoiselle), pour lui confier Verlaine, a déterminé un peu de lumière en moi.

Verlaine m’a raconté son histoire, durant ces journées de repos, et ce n’est pas tout à fait celle que l’on raconte.

Il m’a enlevé de ridicules préjugés bourgeois.

Mon âme fut guérie de désirer de vaines gloires terrestres, toute vraie gloire ne pouvant se signifier qu’à être soi-même, sans hypocrisie.

Voilà pourquoi, petit F.-A. C. de jadis, aux yeux malicieux, au nez en l’air, grave Cazals d’aujourd’hui, au crayon soucieux et au monocle important, j’ai consenti, moi qui n’aime guère les dessinateurs et qui déteste les chansonniers, à… bêcher un peu d’avance votre Jardin des Ronces

Il est planté sur une tombe, votre jardin, mais les herbes folles et la mauvaise raine des timides roses pâles de sa mélancolie n’empêchent pas son rameau de laurier.

Conserver pieusement, courageusement, le souvenir des grands poètes, savoir qui sont les justes, malgré les injustices de leur sort, qui sont les bons, malgré les apparentes méchancetés de leurs gestes, vaut mieux que beaucoup de gloire personnelle.

Et je nous souhaite, à vous et à moi, de ne passer à la postérité que pour avoir fidèlement gravé le portrait d’un homme de génie, vous sur le papier, moi dans mon cœur.

  1. Dédicaces, Bibliothèque artistique et littéraire, 1889.
  2. Voir in fine. (Appendice, page 174)