Le Jardin de la Nuit (RDDM)

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Le Jardin de la Nuit (RDDM)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 127 (p. 910-913).

POÉSIE

LE JARDIN DE LA NUIT

OFFRANDE FUNÉRAIRE


Viens. Le soir assombrit le fleuve aux calmes eaux
Et la berge est humide où nous cueillons encore,
Au murmure plus frais du vent dans les roseaux,
Les fleurs du crépuscule après les fleurs d’aurore.

Tes pas comme les miens sont graves au retour
Et le cœur est plus faible alors que la nuit tombe.
Notre joie a cueilli toutes les fleurs du jour ;
Nous les déposerons sur la prochaine tombe.

Ces fleurs qui nous lassaient de leur poids parfumé
Couvriront le tombeau des mortes, nos sœurs tristes
Le narcisse mourant pour s’être trop aimé,
Les iris violets comme les améthystes,

Les nénuphars couleur de l’aube, les lys d’eau,
La jacinthe irisée ainsi que les opales,
Les fleurs qui nous chargeaient d’un odorant fardeau
Couvriront le tombeau des mortes, nos sœurs pâles.


Près de la tombe en fleur courbant nos jeunes fronts,
Restons pieusement dans l’herbe agenouillées ;
Nous qui vivons, pensons au jour où nous serons
Sous un tertre inconnu des mortes oubliées.

Effleurant d’un pied d’ombre un gazon ténébreux,
Nous rejoindrons l’essaim des âmes fugitives
Et nos mains cueilleront, loin de ces bords heureux,
Les iris noirs éclos aux stygiennes rives.


CIEL NOCTURNE



Vos invisibles mains, ô Fileuses de l’Ombre,
Des voiles constellés entremêlent sans bruit
Les fils étincelans, et tournent dans l’air sombre
Les funèbres fuseaux des rouets de la Nuit.

Dans la trame éclatante où palpitent les astres,
Ensevelissez les destins mystérieux,
D’héroïques espoirs et d’orgueilleux désastres
Ou la cendre d’un songe à jamais glorieux.

Mais pour le mal secret d’une âme tendre et fière
Et pour l’obscur tourment dont souffre un cœur troublé,
Silencieuses Sœurs douces à ma prière,
N’ourdissez pas les fils du suaire étoilé.

Fileuses, attendez que la lune illumine
Le ciel pur du reflet de sa pâle clarté,
Et chargeant vos fuseaux de la lueur divine,
Filez diligemment un linceul argenté.

Afin que la douceur de l’inutile rêve
Repose ensevelie au plus nocturne pli,
Aux rouets ténébreux entremêlez sans trêve
Le rayonnant silence et l’éternel oubli.


SUR UN LUTH D’IVOIRE


Ô vous dont j’évoquais — pâles Musiciennes
Qui frôliez l’instrument qu’à mon tour j’ai frôlé —
Les gestes de jadis, les grâces anciennes,
Votre rêve jamais ne me fut révélé.

Pourtant le son plaintif des cordes que j’effleure,
Mystérieux écho du long passé vibrant,
A sans doute charmé vos tristesses d’une heure,
Ou votre vaine attente, ou votre espoir mourant.

Quand, présent disparu que l’avenir ignore,
Ma vie aura l’attrait de ce songe effacé,
Quelle main passera, frémissante et sonore,
Où mes doigts oubliés auront déjà passé ?

Sur le fragile ivoire, errante et passagère,
Éveillant les échos de ces airs que j’aimais,
Cette main sera tienne, ô future Étrangère !
Toi que mes yeux éteints ne connaîtront jamais.

Pense aux sœurs d’autrefois, douce Inconnue ! à celles
Dont les jours sont finis et les amours lointains ;
Tu rejoindras aussi ces âmes fraternelles
Qui, dans le frêle essor de leurs vols incertains,

Fantômes fugitifs, éternels et sans nombre.
Sous la pâle lueur de taciturnes cieux,
Furtivement, avec de vagues gestes d’ombre,
Frôlent d’un doigt muet les Luths silencieux.


LE JARDIN DE LA NUIT


Si l’aile inévitable et sombre doit s’étendre
Sur tes grands yeux si doux et sur ton jeune front,
Si l’horreur de la mort hante ton âme tendre,
Viens : les fleurs ont des voix qui te consoleront !
Sœur des belles-de-nuit, tu sauras les entendre.

Belles de ta beauté, pâles de tes pâleurs,
Les roses des rosiers éclos au clair de lune
Dont la blanche corolle est faite de lueurs,
Mystérieusement, effeuillent une à une
Au nocturne jardin leurs lumineuses fleurs.

Et les fleurs de jasmin, de lys et d’ancolie
Et celles que la nuit seule voit s’entr’ouvrir,
Ont l’ineffable attrait de ta bouche pâlie,
Le charme douloureux de ce qui doit mourir
Ainsi que ta jeunesse et ta mélancolie.

Ton cœur triste est rempli par l’horreur du trépas,
Son vol irrésistible en frémissant t’effleure,
Son souffle effacera la trace de tes pas,
Ta vie est le prestige et le parfum d’une heure,
Et les fleurs qui t’aimaient ne te survivront pas.

Mais de l’instant suprême épuisant les délices.
Éloigne l’inutile et ténébreux effroi,
Penche ton pâle front vers les pâles calices
Et respire, dans l’ombre exhalé jusqu’à toi,
L’arôme fraternel des fleurs consolatrices.

***