Le Jardin de Marie-Antoinette au Petit-Trianon

Le Jardin de Marie-Antoinette au Petit-Trianon
Revue des Deux Mondes6e période, tome 18 (p. 147-179).
LE JARDIN DE MARIE-ANTOINETTE
AU
PETIT-TRIANON

Bien avant que vînt en France l’archiduchesse Marie-Antoinette, le Petit-Trianon tenait une place dans les chroniques de la Cour, et ses collections botaniques, classées par Bernard de Jussieu, comptaient dans les annales de la science. La maison délicieuse, créée par Gabriel pour Louis XV, attendait cependant la renommée. La Reine l’y apporta dès le premier jour qu’elle y parut. Désormais, les regards du royaume et de l’Europe se fixent complaisamment sur cette aimable résidence, où l’on n’a vu jusqu’ici qu’une annexe élégante du Trianon de Louis XIV. Marie-Antoinette y entreprend des travaux considérables, et la curiosité universelle les commente ; elle y fait son séjour favori, et chacun s’intéresse à ces lieux enchanteurs, un peu mystérieux, où la royauté, la beauté, la jeunesse, en s’éloignant du faste de Versailles, rayonnent d’un plus vif éclat.

Le don du Petit-Trianon à Marie-Antoinette fut un des premiers actes du jeune Louis XVI[1]. Il y avait un précédent à cette somptueuse libéralité conjugale. Marie Leczinska avait reçu du Roi le grand Trianon de Louis XIV, et s’en servait pour loger son père, le roi Stanislas, pendant les séjours qu’il faisait auprès d’elle. Un peu plus tard, Mme de Pompadour engageait Louis XV à établir dans le voisinage une de ces « ménageries » rustiques alors à la mode et à réunir une série de plantes rares, qui prit bientôt un grand développement. On construisit un pavillon, un salon de verdure dans un jardin à la française, et enfin le petit château, qu’inaugura Mme du Barry. Il s’élevait au milieu de vastes serres et d’importantes plantations botaniques regardées comme des modèles, et que dirigeaient avec autorité les savans jardiniers Claude et Antoine Richard, collaborateurs du grand Jussieu.

C’est tout cet ensemble que Louis XVI mit à la disposition de la Reine : « Vous aimez les fleurs, aurait-il dit ; j’ai un bouquet à vous offrir, le Petit-Trianon. » On lui prête un autre propos, sans vraisemblance : « Ces beaux lieux ont toujours été le séjour des favorites du Roi ; ils doivent donc être le vôtre. » Au reste, cette fantaisie des souverains ne surprend personne et, le 7 juin 1774, l’ambassadeur de l’Empire, Mercy-Argenteau, l’apprend à l’Impératrice de la façon la plus naturelle : « Depuis longtemps et lorsque Madame l’Archiduchesse était encore dauphine, elle désirait beaucoup d’avoir une maison de campagne à elle en propre, et elle s’était formé plusieurs petits projets à cet égard ; à la mort du Roi, le comte et la comtesse de Noailles suggérèrent le Petit-Trianon. » Le comte de Noailles, plus tard maréchal de Mouchy, mari de la dame d’honneur de la Reine, était gouverneur de Versailles et, à ce titre, avait qualité pour exprimer un avis ; il s’offrait à y joindre une démarche auprès du Roi. Mercy trouva qu’une intervention officieuse ne convenait pas à la dignité de la Reine, et son conseil fut « de faire elle-même cette demande sans le concours de personne. Sa Majesté daigna agréer mon idée et, au premier mot qu’elle prononça au Roi du Petit-Trianon, il répondit avec empressement que cette maison de plaisance était à la Reine et qu’il était charmé de lui en faire don. Cette maison est à un quart de lieue du château de Versailles ; elle est agréablement bâtie, fort ornée, avec de jolis jardins et un jardin séparément destiné à la culture des plantes et arbustes étrangers. »

La bonne grâce du Roi, son gendre, enchante l’impératrice Marie-Thérèse ; ce présent compte à ses yeux comme un heureux présage ; elle en parle dans sa première lettre à la jeune Reine, écrite avec une effusion qu’elle ne retrouvera plus : « Tout l’univers est en extase ; il y a de quoi : un roi de vingt ans et une reine de dix-neuf ans, toutes leurs actions sont comblées d’humanité, générosité, prudence et grand jugement... Qu’il est doux de rendre les peuples heureux, fùt-il même seulement en passant ! Que j’aime en cet instant les Français ! Que de ressources dans une nation qui sent si vivement ! Il n’y a qu’à leur souhaiter la constance et moins de légèreté ; en rectifiant leurs mœurs, cela se changera aussi. La générosité du Roi, pour Trianon, qu’on dit la plus agréable des maisons, me fait grand plaisir... » Mais, presque aussitôt, la « vieille maman » a le pressentiment des dangers qui peuvent naître. Ce sont les engouemens de sa fille qui l’inquiètent et aussi l’amour des futilités, qu’on peut redouter de voir grandir : « Je crains ce point pour vous plus que tout autre. Il faut absolument vous occuper de choses sérieuses, qui peuvent être utiles, si le Roi vous demande votre avis ou vous parle en amie. Ne le menez pas dans des dépenses extraordinaires ; que ce charmant premier don du Roi ne serve pas à faire de trop grandes dépenses, encore moins de dissipations... » La petite reine se défend bien de toutes ces gronderies : « Ma chère maman peut compter que je n’entraînerai pas le Roi dans de grandes dépenses ; bien au contraire, je refuse de moi-même les demandes qu’on me prie de lui faire pour de l’argent. » Elle ne refusera pas toujours, et Trianon même sera bientôt l’occasion de profusions qui lui seront cruellement reprochées.

En souhaitant un jardin qui fût son domaine particulier et où elle pût jouer à son gré avec les fleurs et les arbres, Marie-Antoinette montrait un goût qui était celui de son entourage. Marie Leczinska ne s’était pas avisée de ce genre de distraction ; mais déjà ses filles, à l’imitation de Mme de Pompadour, se flattaient de transformer à leur guise le parc de Bellevue, que Louis XV venait de leur donner. Le Comte de Provence ne possédait pas encore Brunoy, ni le Comte d’Artois, Bagatelle ; mais ils se faisaient peindre par Drouais, chacun avec sa princesse, en costume de jardiniers galans, et les progrès de l’horticulture ne laissaient pas de les intéresser. C’est que, jusque dans l’éducation des princes, se faisait sentir ce renouveau des sciences de la nature, dont le Trianon botanique de Louis XV nous fournit un témoignage. La famille royale était curieuse de l’acclimatation des fruits étrangers et de la culture des primeurs, auxquelles le potager de Versailles s’était de tout temps consacré. Mais on discutait aussi autour de la Reine d’une question générale bien plus large, qui renouvelait dans ses principes l’art des jardins et qui passionnait les esprits à un degré que nous pouvons à peine nous imaginer.


Depuis plus de trente ans, une mode venue d’Angleterre changeait peu à peu le goût des Français et les détachait des formes qu’avait portées à leur perfection le génie du grand siècle. Cette révolution esthétique était propagée, comme celle qui touchait à la vie sociale, par Jean-Jacques Rousseau. La description fameuse du jardin agreste de Julie, aux allées « tortueuses et irrégulières, « remplissait toute une lettre de la Nouvelle Héloïse, et les thèses de ce roman, paru en 1760, développaient alors leurs conséquences. Mais le retour à la nature avait triomphé bien avant Rousseau. La plus ancienne protestation contre le genre français paraît être celle d’Addison, dont le Spectateur était traduit en 1720, et qui proposait, comme formule nouvelle du jardin, « un joli paysage, » Le jardinier Dufresny introduisait déjà chez nous les premières innovations, en créant quelques jardins irréguliers. Tous nos littérateurs qui visitaient l’Angleterre en rapportaient les idées qui y avaient cours ; l’abbé Le Blanc, par exemple, revenait plein de mépris pour « l’air peigné et les dessins recherchés de nos parterres, » ce qui l’amenait à leur préférer « ces rochers informes et sauvages, ces arbres vénérables de la forêt de Fontainebleau. » On louait partout le parc de Stowe, qu’une épitre de Pope opposait expressément à Versailles, si bien que le rédacteur de l’article des jardins dans l’Encyclopédie s’inquiétait de voir triompher les allées tordues et les courbes compliquées. En même temps, se révélait aux deux pays un genre de pittoresque usité chez les Chinois, et les Lettres édifiantes inséraient, en 1749, les narrations du Père Attiret, peintre de l’empereur de la Chine, qui ouvraient aux amateurs d’horticulture un champ de curiosités nouvelles.

L’abandon des traditions du jardin français n’allait pas sans résistance ; la lutte est attestée par la quantité de brochures et de traités, qui se multiplient précisément au moment où Marie-Antoinette va faire son choix. Le spirituel Essay on modern Gardening, où Horace Walpole s’afflige de la perversion du goût en France, est de 1770. Le duc de Nivernais en publiera plus tard la traduction ; mais celle du théoricien Whately a paru dès 1771, à Paris, sous ce titre : l’Art de former les jardins modernes ; et beaucoup de lecteurs français s’attachent à l’ouvrage de doctrine. Dissertation on Oriental Gardening, où l’architecte des jardins de Kew, sir William Chambers, a résumé en 1772 ses souvenirs de voyage en Chine et les observations de toute sa vie relatives à la supériorité des jardins chinois sur ceux de l’Europe. Déjà le créateur d’Ermenonville, M. de Girardin, ayant appliqué ses idées d’élève de Chambers et de Jean-Jacques, se prépare à les répandre dans son livre : De la composition des paysages ou des moyens d’embellir la nature autour des habitations ; on y lira que, « l’esprit étant devenu moins rare que le sens commun, il n’y a plus que la nouveauté qui puisse frapper les hommes ; le moment où, à force de s’en écarter, ce qu’il y a de plus nouveau pour eux, c’est la nature, est le moment de les y ramener en les conduisant à en connaître et à en sentir tous les charmes. » Voici maintenant des travaux français exactement contemporains des projets de Marie-Antoinette. L’Essai sur les jardins de Watelet s’imprime en 1774 ; Lerouge commence la même année la publication de sa collection de plans gravés sur les Jardins anglo-chinois à la mode ; l’important traité du botaniste Duchesne Sur la formation des Jardins est de 1775 ; celui de Morel, architecte du prince de Conti, Théorie des Jardins, est de 1776. Tous reflètent les idées modernes et leur donnent une consécration définitive.

Au reste, pour former le goût des gens de cour, rien ne vaut les entretiens de Walpole, et surtout ceux du prince de Ligne, ce très grand seigneur répandu dans les cercles les plus divers, qui applique aux jardins de l’Europe entière sa curiosité avertie. Plus instruit que Walpole, le prince du Saint-Empire est porté comme lui à la satire ; mais sa sensibilité est beaucoup plus fine. Sans afficher l’anglomanie, en protestant même contre ses excès, il s’est faille champion du jardin naturel, et c’est d’abord la France, sa seconde patrie, qu’il lui plaît de convaincre : « C’est à elle, écrit-il, à l’emporter sur tout et dans tous les genres. A force d’épuiser les arts, qu’on revienne à la nature. Je parie que le jardin de Montaigne était naturel comme lui. C’est vous, pays charmant, qui réunissez tout. Pays enchanteur, vous êtes fait pour ressusciter dans vos jardins l’Arcadie heureuse. Rendez votre terre digne du séjour d’Astrée. Ne la privez pas des dons qu’elle a reçus de la nature en abondance, pour les remplacer par ceux de l’opulence. Vos cascades de marbre, vos magnifiques statues, vos pavillons superbes, vos sentiers mis en berceau et vos jets qui menacent le ciel ne valent pas un trône de gazon. »

Cette propagande par la brochure, par la conversation, par le voyage, a porté ses fruits. Donnant l’exemple chez eux, des princes du sang ont rompu hardiment avec les traditions de Louis XIV. A Chantilly, le jardin anglais du prince de Condé a bouleversé le dessin de Le Nôtre. Le duc de Chartres, toujours à l’affût des nouveautés et surtout des nouveautés venues d’Angleterre, achève dans la plaine Monceau une création entièrement conforme aux principes en honneur au delà de la Manche. Elle possède toutes les « ruines » et « fabriques » qu’on y prodigue, et Carmontelle, écrivant sur Monceau, loue le prince d’avoir fait » d’un jardin pittoresque un pays d’illusion. « Marie-Antoinette a dû prendre à le parcourir un plaisir extrême. On l’a conduite aussi, dans le faubourg Saint-Germain, voir une des curiosités de Paris, l’hôtel Biron. Mercy note cette promenade instructive, au mois d’octobre 1773 : « Madame la Dauphine est venue toutes les semaines à Paris ; elle y a vu le salon des peintures, la galerie des plans (au Louvre), quelques magasins marchands, la foire de Saint-Ovide, le jardin du maréchal duc de Biron. » Mais une partie seulement de ce jardin est dans le genre nouveau, et auprès de la maison, les parterres à la française, encadrés d’allées en ligne droite, répètent, selon l’usage des particuliers, les arrangemens et les perspectives de Versailles.

Marie-Antoinette ne pouvait désirer autour d’elle rien qui rappelât le grand jardin royal, qu’elle avait sous les yeux depuis quatre ans. Il fallait à sa jeune grâce un cadre moins écrasant, à ses plaisirs plus d’aisance, à ses heures de retraite le séjour d’élection d’une âme sensible. Ceux qui l’entouraient l’avaient habituée à dénigrer Versailles et à en méconnaître les beautés profondes. Elle critiquait, comme tout le monde, la grande terrasse trop vaste et sans ombrage, les immenses bassins reflétant une façade jugée démesurée et monotone, la tristesse des sombres ifs et des charmilles indéfinies servant de fond aux statues, la symétrie de ces « éternelles allées » (le mot est de Delille), ne menant jamais à l’imprévu. C’était le lieu commun des connaisseurs : « Versailles est triste, écrivait le prince de Ligne ; mais le plus grand des rois et le roi du plus beau pays ne peut guère avoir d’habitation traitée autrement. » Le vicomte d’Ermenonville allait plus loin et n’acceptait même point l’excuse de la majesté : « Le Nôtre, dit-il, a massacré la nature ; il a inventé l’art de s’entourer à grands frais d’une enceinte d’ennui. »

Comment s’étonner qu’une jeune reine, excitée par des propos excessifs, fit bon marché de cette grandeur dont elle ne comprenait pas le sens ? À la Cour, à peine quelques esprits indépendans, comme le duc de Croy, résistaient-ils à ce dénigrement de bon ton, admis partons. Chacun préférait s’en tenir au jugement du prince écrivain, qui en ces termes sacrifiait à peu près toutes les maisons de France : « On est étonné, on est ravi ; mais ce ravissement passe bien vite. Elles perdent à l’examen. On a tout vu d’abord ; on s’y ennuie ; elles se ressemblent toutes. De malheureuses règles mal entendues ont produit une patte d’oie, un parterre, des bosquets à la droite pareils aux bosquets de la gauche. Des arbres épuisés, des charmilles languissantes, des chemins labourés où l’on ne peut pas se promener, une verdure malsaine, du foin au lieu de gazon, des découpures qu’on y ménage maladroitement pour les détacher ; des jardins enfin, qui ressemblent à ceux que l’on met sur nos desserts. Encore j’aimerais mieux nos cristaux, puisqu’ils ont l’air d’avoir au moins de l’eau, et qu’elle manque presque partout. J’oubliais des plantations ridicules, des dessins, des festons, de malheureuses haies en broderies qui n’ont pas le sens commun, et, autour de cela, une muraille qui ôte la vue de la campagne. Hélas ! elle dédommagerait au moins de tout ce que ces parcs, superbes aux yeux des voyageurs imbéciles, m’offrent de triste et de mal entendu… »

Cet état d’esprit ne datait point des dernières années. On est surpris de le trouver pleinement développé dans un ouvrage qui faisait autorité depuis le milieu du siècle, l’Essai sur l’Architecture du P. Laugier. Ce jésuite, au service du roi Stanislas, a institué le premier la critique rigoureuse et complète de Versailles. Après avoir loué les chefs-d’œuvre de sculpture qu’on y rencontre à chaque pas, il se demande si ses jardins ont « de quoi fournir aux plaisirs de l’âme et à l’amusement des yeux un agréable et riant spectacle. » « Si la richesse des bronzes et des marbres, ajoute-t-il, si la nature étouffée, ensevelie sous un appareil outré de symétrie et de magnificence, si le singulier, l’extraordinaire, le guindé, l’ampoulé, font la beauté d’un jardin, Versailles mérite d’être préféré à tout. » L’écrivain de la cour de Lunéville dresse la liste des très graves reproches qu’on fait à l’œuvre de Louis XIV, et quelques-uns sont pour nous surprendre : sa situation dans « cette vallée étroite, tout environnée de montagnes et de lugubres forêts ; » son caractère « trop renfermé, » qui tient toujours le promeneur « comme entre quatre murailles, » à cause des palissades de charmilles, « dont l’alignement et la hauteur font d’une allée une rue très ennuyeuse ; » l’ensemble de la verdure, qui n’a point « de vivacité et de fraîcheur ; » les parterres de broderies dessinés en cordons de buis et garnis de fleurs « assez médiocres. » Le manque d’eau est le principal défaut de ces jardins, où l’on a tant travaillé pour l’amener : « Versailles même, écrit le prince de Ligne, quand on examine ses bassins, où il y a souvent de l’herbe, a l’air de la décadence. » Mais quelles eaux artificiellement disposées trouveraient grâce devant le P. Laugier ? Il se plaint avant tout de ne rencontrer jamais, autour du palais de Louis XIV, les charmes « d’une rivière ou d’un ruisseau qui, par ses divers bouillons et cascades, nous amuse, nous parle, nous captive et nous fait rêver. » Le jésuite de Stanislas est merveilleusement d’accord avec Jean-Jacques ; il nous livre le grief principal des contemporains contre Versailles et contre l’ancien Trianon, tout remplis de « ce grand air de symétrie » et si résolument étrangers « à la belle nature. »


De tels jugemens, portés par les voix autorisées du siècle, étaient arrivés à faire loi. On ne voyait plus dans Versailles qu’une « prison des rois, » selon un mot de Ligne qui a dû frapper l’imagination de Marie-Antoinette : « Un cri général, écrit Duchesne en 1773, déclare ennuyeuse la promenade dans les bas du jardin ; et, ce qui est encore plus décisif, on les abandonne. » L’auteur du traité Sur la formation des Jardins en donne plusieurs raisons précises, qui inviteront à appliquer au Petit-Trianon des principes tout contraires « L’uniformité dans la décoration des Allées des Saisons, jusqu’à des distances dont la correspondance ne saurait être aperçue ; l’étendue peut-être un peu trop grande des lieux qu’elles occupent, qui les fait trouver déserts et inhabités, tandis qu’à l’aspect des grilles qui terminent les allées on sent toujours avec chagrin qu’on est enfermé ; le défaut de points de vue extérieurs ; enfin le déplaisir encore plus grand de trouver l’entrée des bosquets barrée par des enceintes particulières... ce qui, en ôtant la facilité de s’égarer dans des détours et de jouir de la variété de la décoration intérieure des bosquets, prive de la ressource que la promenade pourrait y trouver en abandonnant les grandes allées comme des routes ennuyeuses. » On aura soin qu’aucun de ces inconvéniens ne vienne déparer le domaine nouveau, que la promenade y soit partout aisée, que les percées dans les clôtures donnent toujours l’illusion qu’il est découpé en pleine campagne.

Toutes les âmes de ce temps invoquent la nature, célèbrent la liberté de ses paysages et ne veulent emprunter qu’à elle le décor de leur existence. On ne comprend plus l’idée créatrice de Versailles, qui a utilisé les ressources naturelles à des fins rigoureuses et à des magnificences disciplinées. Watelet la condamne expressément, quand il décrit, d’une plume malicieuse, les jardins des grands, dont il veut détourner ses contemporains et dont ses éloquentes déclamations contribuent à dégoûter la Reine : « On verra, dit-il, des ornemens factices préférés aux ornemens naturels. Les arbres seront soumis à des formes et à des usages qui les défigurent. On les rendra par des soins ridicules semblables à ces hommes disgraciés dont le corps et les différentes parties n’ont aucune proportion entre elles. Les branches et les feuillages mutilés et transformés en plafonds ou en murs n’oseront végéter que sous les lois du fer ; des distributions semblables à celles des appartemens reproduiront en plein air des salles, des cabinets, des boudoirs, où se trouvera le même ennui qui remplit ceux que couvrent les lambris dorés. L’eau stagnera dans des bassins ronds ou carrés ; elle sera emprisonnée dans des tuyaux pour attendre quelques instans de liberté de la volonté du fontainier. Le marbre, qui prétendra ennoblir par la richesse ce qui dans la nature est bien au-dessus de la somptuosité, s’y montrera souvent dans un état de dépérissement qui contraste avec ses prétentions à la magnificence. Le triste bronze y ternira l’émail riant des fleurs... » L’écrivain doit reconnaître que, même en ces lieux artificiels, la nature sait se libérer : « Cependant, dans quelques coins oubliés, la nature encore hasardera d’user de ses droits à la liberté ; et s’il arrive que ces arbres tourmentés par le fer et le niveau vieillissent, ils acquerront, en dépit de leurs tyrans, des proportions grandes, nobles et robustes. Alors, parvenus à élever leurs cimes au-dessus de la portée des échelles et des croissans, ils reprendront les traits de cette beauté majestueuse et pittoresque qui appelle et fixe les regards. C’est alors que de larges allées, devenues de superbes galeries, formeront leur voûte au sommet des airs. Les branchages étendus sans gêne s’approcheront à leur gré, s’entrelaceront sans contrainte, et se feront justement admirer par des effets que l’art ne peut imiter. » Ne voit-on pas que c’est la description même du noble aspect qu’offrait, aux abords de Versailles et du Grand-Trianon, l’ensemble des plantations de Le Nôtre ?

Elles n’avaient jamais été plus belles qu’à l’heure où on les condamnait à disparaître. Le duc de Croy ne pouvait, à ce qu’il raconte, se lasser d’admirer le développement des arbres de Versailles, que dédaignaient injustement ses contemporains : « C’est là, dit-il, qu’il y a les plus hauts chênes que j’aie jamais vus, égalant pour quelques-uns le droit et la hauteur des plus hauts sapins. Leur ombrage, avec la quantité d’oiseaux, mériterait plus d’éloges qu’on n’en fait. » Et le grand seigneur, connaisseur excellent, ajoute avec quelque mélancolie : « Le goût des prairies prétendues naturelles d’Angleterre faisait qu’on prenait à tâche de blâmer ces superbes jardins qui, quoiqu’un peu monotones, sont les plus riches du monde. » Après la replantation générale ordonnée en 1775, Delille saluera encore, au second chant de ses Jardins, ce vénérable parc qu’on vient de mutiler.


Chef-d’œuvre d’un grand Roi, de Le Nôtre et des ans !


Tant de majesté, de si glorieux souvenirs, une beauté ennoblie, mais atteinte par le temps, ne pouvaient émouvoir une archiduchesse d’Autriche adonnée à son rêve de création particulière et pressée de se faire un séjour différent de tout ce qu’avaient aimé avant elle d’autres princesses. Dès le mois de juillet 1774, les lettres de Mercy nous apprennent quels sont les soins de sa jeune royauté auxquels Marie-Antoinette donne la première place : « La Reine, écrit-il le 2 juillet, est maintenant tout occupée d’un jardin à l’anglaise, qu’elle veut faire établir à Trianon. » Et le 31 juillet : « Le Roi a donné des ordres pour que l’augmentation d’un terrain à entourer de murs, ainsi que tout ce que peut désirer la Reine relativement à cet établissement, soit exécuté avec la diligence et le soin possibles. » Ce n’est là qu’une des marques nombreuses de l’empressement du Roi, qui frappe si agréablement les contemporains au début du règne, et dont Marie-Antoinette sait qu’elle peut user à sa fantaisie. L’ambassadeur ajoute un détail, qui a de l’importance dans ce récit : « Les plans ont été formés par un comte de Caraman, officier général qui a beaucoup de goût et qui a fait arranger un jardin en ce genre attenant à son hôtel à Paris. La Reine a voulu voir ce jardin, et cela a été l’objet d’une promenade que Sa Majesté a faite en ville. » Cette promenade mérite de retenir l’attention, car elle achève de fixer les destins du Trianon nouveau.


Victor-Maurice de Riquet, comte de Caraman, ancien chambellan du roi Stanislas, maréchal de camp depuis 1761, était un de ces officiers généraux, assez nombreux au XVIIIe siècle, qui utilisaient les loisirs de leur carrière à acquérir des connaissances abondantes et pratiquaient avec supériorité quelque art ou quelque science. Le prince de Ligne le prend fort au sérieux comme jardinier, loue à Paris ses plantations à l’anglaise « dans le meilleur genre, » et regrette aimablement qu’il manque d’eau pour celles qu’il fait à Roissy. Le comte de Caraman joignait à une véritable compétence, dans les études qu’il avait choisies, les manières les plus parfaites et le ton de la Cour. Son hôtel (qui est aujourd’hui l’hôtel de La Rochefoucauld d’Estissac) était situé dans la rue Saint-Dominique-Saint-Germain, proche l’esplanade des Invalides. Son nom n’était point inconnu à la Reine, lorsqu’elle songea à l’honorer de sa visite. Les mémoires encore inédits de ce gentilhomme montrent qu’il s’était empressé de lui communiquer des plans, dès qu’on avait parlé du Petit-Trianon, et le comte de Noailles présenta son premier dessin, qui fut trouvé fort séduisant. La Reine, écrit M. de Caraman, « avait bien voulu me donner la direction de son jardin de Trianon et approuver à Marly, ainsi que le Roi, le dessin très travaillé que j’avais envoyé à cet effet. » Peu de temps après, il était avisé par M. de Noailles que la Reine viendrait voir sa maison le lendemain, 22 juillet, à cinq heures de l’après-midi.

« Malgré l’honneur, raconte-t-il, que me faisait une pareille visite, je fus très embarrassé. La sécheresse était extrême ; les gazons de ce jardin étaient grillés ; les feuilles des marronniers et des tilleuls étaient jaunes, et, comme je n’habitais pas ma maison l’été, ce jardin était négligé. Je partis le 21 au soir, et je commençai à faire couper, rouler et arroser mes gazons, ôter les feuilles mortes, placer les pots de fleurs que j’envoyai acheter chez le fleuriste et ceux que me prêtèrent mes voisins, au milieu des arbustes touffus, dont ils semblaient être la production, parce qu’on voyait des giroflées sortir d’un buisson de lilas, et des roses trémières d’une masse de seringas. Une belle tente fut établie sur une sommité de gazon ; les cordes étaient des guirlandes de fleurs naturelles, et des festons de semblables fleurs étaient placés avec grâce autour du sommet de la tente. Des orangers, des lauriers-roses en fleurs et des jasmins d’Espagne entouraient cette tente, sous laquelle une table ronde, avec une corbeille de fleurs et des assiettes, et couverte de vermeil, portait une collation et des glaces. Mes parterres furent garnis de fleurs, qu’on me loua et dont les pots furent enterrés dans les plates-bandes de façon qu’on croyait qu’elles étaient plantées naturellement dans ces plates-bandes. Les appartemens furent tous garnis de fleurs, ainsi qu’un joli pavillon au bout du jardin, qui fut peigné et ratissé avec le plus grand soin. La matinée du 22, les orages ne cessèrent sur le gazon qu’une heure avant l’arrivée de la Reine, et je dois dire en vérité qu’en douze heures de temps ils reprirent leur verdure à force d’eau. Tous les gens de la maison, les voisins, les amis, tous se réunirent pour m’aider. » Le tableau n’est-il pas charmant de cette émotion joyeuse de tout un quartier, où chacun prend sa part de l’honneur royal fait au voisin ?

Mme du Deffand, qui a recueilli les propos en sa maison de Saint-Joseph, les rapporte à Mme de Choiseul et insiste sur les grâces de l’auguste visiteuse : « Elle avait avec elle Madame, Mmes de Durfort et de Pons. Les princesses Clotilde, Elisabeth et Mademoiselle l’accompagnèrent. Mme de Beauvau, qui lui avait inspiré cette curiosité, l’attendit dans la maison avec son mari pour la recevoir. M. de Caraman, averti dès le matin, vint tout préparer. Comme Mme de Beauvau avait mandé que la Reine ne voulait voir personne, Mme de Caraman n’osait se rendre chez elle. Mme de La Vallière jugea qu’elle devait y venir ; elle arriva un quart d’heure avant la Reine, qui la traita à merveille... et charma tout le monde. » M. de Caraman note d’autres détails : « La Reine étant en deuil, je ne pouvais avoir de la musique dans ce jardin ; mais j’établis deux orchestres, l’un de flûtes, l’autre de cors de chasse, dans des appartemens du Palais-Bourbon, de l’autre côté de la rue, et ce concert étonnant et éloigné fît le plus grand effet, sans offenser la règle du deuil. Enfin, outre la collation de la Reine et de la compagnie, j’en fis préparer une superbe pour les écuyers et les gardes ; et les valets de pied, cochers et postillons eurent aussi un goûter dans la cour. Mes jolies petites filles, coiffées de fleurs, présentèrent un bouquet à la Reine sous le nom de filles du jardinier et lui firent de jolis complimens. Elles chantèrent le trio de Zémire et Azor et, malgré l’étiquette, furent admises à la collation royale, où les glaces furent trouvées excellentes. La Reine resta près de deux heures à se promener, à prendre des glaces et à faire la conversation avec Mme de Caraman, qui était venue de Roissy. » Le comte ajoute qu’il fut confirmé ce jour-là dans sa charge de « directeur des jardins de la Reine, » et qu’il se rendit dès le lendemain à Trianon, pour s’entendre avec l’architecte sur l’ensemble des travaux.

La visite de Marie-Antoinette chez les Caraman jeta le plus grand trouble parmi les agens réguliers du service des Bâtimens du Roi ; ils se croyaient seuls chargés de lui fournir des idées et l’intervention de l’amateur parisien causa une déception cruelle. A la vérité, Sa Majesté s’était adressée d’abord à leur compétence et, si elle ne suivit point leurs conseils, c’est qu’on ne sut pas deviner ses désirs. Comment demander à Antoine Richard, par exemple, de sacrifier sans réserve, ainsi qu’il était pourtant nécessaire, l’œuvre botanique de son père et la sienne ? On comprend qu’il ait essayé d’en garder quelque partie dans le plan qu’il proposa, sans se troubler d’un fâcheux désaccord entre les vitrages des grandes serres et les ornemens dont il peuplait le nouveau jardin. Son dessin était tout à fait à la mode anglaise et l’on pouvait se fier à lui pour appliquer rigoureusement les préceptes d’outre-Manche, car il les avait étudiés avec passion à Kew et à Stowe, à l’époque où se propageait en Angleterre ce qu’on croyait être l’imitation des jardins de la Chine. Cette imitation, au reste, devait produire des erreurs extraordinaires. Au principe déjà contestable de grouper artificiellement dans un même lieu tous les accidens pittoresques de la nature, montagnes, rochers, cascades, lacs et rivières, les théoriciens anglais unissaient la singularité d’y accumuler les « fabriques » les plus diverses. Obélisques, pyramides, colonnes, temples ruinés, ponts chinois, kiosques et pagodes s’y mêlaient aux statues allégoriques, aux faux monumens funéraires, aux fragmens arbitrairement disloqués de l’architecture de tous les temps.

Les Français, qui s’engouèrent un instant de ces amusemens, ne devaient pas tarder à en comprendre l’absurdité : « Ce genre, écrit en 1776 le sage Morel, par l’abus qu’on en fait, est peut-être le plus dangereux de tous et ne saurait exister longtemps. En rejetant les jardins symétriques, on leur a substitué des compositions bizarres ; on les a remplis d’une multitude de fabriques placées sans ordre, distribuées sans goût, sans principes et sans intention. On a réuni les costumes et les édifices de tous les siècles, de tous les pays ; on a associé la mythologie à l’histoire ; on a mis les temples grecs avec les églises ; les palais se sont trouvés à côté des chaumières ; l’Asie est confondue avec l’Amérique... On a cru faire des prodiges, en chargeant les tableaux d’objets disparates, comme si c’était un moyen de rendre la nature ; peut-être même s’est-on flatté de l’embellir ; et tout cela n’a produit que de dégoûtantes et coûteuses puérilités. » Le prince de Ligne disait, plus brièvement : « Point d’esquisses des grandes choses... Quand on voit la Grécie de plusieurs Anglais et la Gothie de M. Walpole, on est tenté de croire que c’est le délire d’un mauvais rêve. » Et l’académicien Chabanon faisait courir avec succès, en 1775, une épître de ton frondeur contre « la manie des jardins anglais, » qui osait débuter par une apologie de Le Nôtre et raillait avec agrément les aberrations de ses successeurs. En voici quelques vers, dont Delille avoue s’être inspiré :


Ne m’offrez plus la ridicule image
De ces monumens faux que l’art a contrefaits.

J’aime un vieux monument parce qu’il est antique ;
C’est un témoin fidèle et véridique
Qu’au besoin je puis consulter ;
C’est un vieillard de qui l’expérience
Sait à propos nous raconter
Ce qu’il a vu dans son enfance,
Et l’on se plaît à l’écouter.
Mais ce pont soutenu par de frêles machines,
Tout ce grotesque amas de modernes ruines,
Simulacres hideux dont votre art s’applaudit.
Qu’est-ce, qu’un monstre informe, un enfant décrépit ?
Il naît sans grâce et sans jeunesse ;
Du temps il n’a rien hérité ;
Il ne sait rien et n’a de la vieillesse
Que son masque difforme et sa caducité.


Le plan d’Antoine Richard tenait de la pure anglomanie, tout rempli par conséquent d’encombrantes magnificences. Son dessin, déjà compliqué à plaisir par les zigzags de ses sentiers et les méandres superflus de ses deux rivières, réunissait sur un étroit espace toutes sortes de décorations disparates : pagode, grand et petit kiosque, volière chinoise, volière turque avec effet d’eau, bains à la turque, théâtre de verdure à la française, sans parler d’une bergerie et d’une vacherie qui pouvaient être dans le genre suisse. Quatre îles étaient formées par le cours des rivières, que des blocs de rochers faisaient dévier à chaque instant. Une pensée plus heureuse, où se révélait le botaniste, était celle des plantations d’arbres rares, tantôt réunis, comme dans les salles de tulipiers et de mélèzes, tantôt isolés sur les pelouses, où trouvaient place des micocouliers, des bouleaux du Canada, des saules de Babylone et des arbres de Judée. Au reste, le voisinage immédiat du petit château demeurait dessiné à la française, avec des fleurs et des ronds d’eau, et l’on n’offrait à la Reine, sous les fenêtres de son salon, que la vue de quelques maigres parterres et d’une orangerie vitrée. Elle lisait assez bien un pian pour s’apercevoir que le plaisir en serait médiocre.

Pouvait-elle aussi penser que les fantaisies de son jardinier, auxquelles ne manquaient guère que le faux temple et la fausse ruine, apparaîtraient bientôt assez ridicules ? Elles lui étaient montrées revêtues du prestige de la mode, et c’était, en toutes choses, celui que Marie-Antoinette subissait avec enthousiasme. Par bonheur, il y avait des gens de goût parmi ses amis, qui surent l’avertir et l’inquiéter, et l’on doit une louange à la princesse de Beauvau pour avoir procuré à sa souveraine les avis de M. de Caraman, Le plan du comte pour Trianon nous est bien connu, puisque c’est celui-là même qu’on a exécuté. Il est d’une simplicité heureuse et d’un art très pur. Sans doute, l’auteur ne prend nul soin de ménager les serres et potagers des Richard ; il les jette bas sans la moindre hésitation, pour mettre à la place sa montagne, sa cascade et son lac ; mais, s’il accepte une ruine sur un rocher, idée qui sera plus tard abandonnée, il élimine les constructions puériles, le bric-à-brac exotique, l’entassement des hors-d’œuvre ; il allège le tracé des allées, multiplie les vastes pelouses, où circule une rivière faisant le tour de l’enceinte et composant, avec les bosquets, des perspectives ingénieuses. Ce projet satisfait la passion de l’époque pour les aspects naturels et observe les principes du jardin anglais, sans en accepter les abus.

En cette sorte de concours établi entre les idées des jardiniers de profession et celles du gentilhomme amateur, on doit approuver pleinement le choix de la Reine. Mais ce ne fut pas sans froissemens que s’imposa cette préférence. Il fallut que le comte de Noailles, qui protégeait les Richard, se mêlât de l’affaire, pour adoucir le chagrin qu’ils ressentirent à voir rejeter leur plan et détruire leurs travaux antérieurs. Du moins leur laissa-t-on le soin et la charge du nouveau jardin, et nous verrons qu’à défaut des plates-bandes, qu’il fallait bien sacrifier, et des raretés botaniques de serre, dont ils ne purent garder que peu d’espèces, ils eurent toute liberté d’orner Trianon d’arbres de leur choix et d’y continuer leurs essais d’acclimatation des grands végétaux. Quant aux collections proprement dites, elles ne furent pas « culbutées » sans ménagement ; on prit soin d’en respecter le classement et on les transporta intactes au Jardin des Plantes de Paris, nommé alors le Jardin du Roi. La « méthode naturelle » et les principes de Jussieu avaient définitivement prévalu dans cet établissement, et les séries de Trianon y arrivèrent à point, pour aider à la réorganisation qu’il venait de subir sous l’impulsion du grand botaniste.


Les travaux du Petit-Trianon pendant tout le règne de Louis XVI ont été dirigés par un architecte savant, habile et digne de plus de gloire, Richard Mique. Dès le mois de septembre qui suivit la mort de Louis XV, Gabriel avait demandé à se retirer du service des Bâtimens. Cette mesure, qui eut son effet au premier janvier suivant, permit de confier à des mains nouvelles la réalisation des projets de Marie-Antoinette. Mique fut nomme intendant et contrôleur général des Bàtimens de la Reine, ce qui introduisait dans les nomenclatures de l’Almanach royal un titre fort singulier et une division de services assez capricieuse. Une volonté féminine les avait imposés à l’abbé Terray, qui n’avait pas fait la moindre résistance. L’architecte fut dès lors le maître de ses travaux, échappant, au moins pour un temps, au contrôle de l’administration des Bâtimens du Roi, dirigée par le comte d’Angiviller. Né à Nancy en 1728, d’un père architecte, Richard Mique était un de ces Lorrains bien vus du roi Stanislas, qui avaient bénéficié des faveurs spéciales de sa fille, Marie Leczinska. Il fut traité de même par la nouvelle souveraine, à qui Marie-Thérèse recommandait les anciens sujets de sa maison. Ayant quitté la Lorraine, il borna longtemps son ambition à obtenir le poste de premier architecte des bâtimens construits par Stanislas et auxquels il avait travaillé. Ce poste, vainement sollicité au temps de Marigny, n’ayant pas été créé, Marie Leczinska employa Mique à Versailles et lui fit construire le magnifique couvent des Ursulines, dont elle dota la ville royale ; les parties conservées de cette maison sur l’avenue de Saint-Cloud, dans le lycée Hoche d’aujourd’hui, témoignent encore des talens de l’artiste. Marie-Antoinette l’avait donc hérité de la feue Reine ; mais il pouvait faire valoir aussi sa parfaite connaissance du genre nouveau dans les jardins et des diverses résidences lorraines aménagées suivant le goût chinois.

Mique était lié avec Hubert Robert, peut-être par leur commune origine provinciale. Si l’on ne trouve nulle part, dans les comptes relatifs à Trianon, le nom du paysagiste, il ne s’ensuit pas qu’on doive le croire étranger à ces travaux. Protégé par M. d’Angiviller, il était, à ce moment même, occupé dans Versailles à réaliser le projet du rocher des Bains d’Apollon, où devait être mis le fameux groupe de Girardon, Apollon servi par les Nymphes ; il est impossible qu’il n’ait pas donné ses avis pour les motifs pittoresques qu’on voulait introduire à Trianon et pour lesquels il était, nous dit-on, « l’homme en vogue. » Au reste, un élève de Mique, l’architecte Fontaine, destiné à devenir plus célèbre que son maître, assure que « la Reine consulta plus d’une fois l’habile peintre pour la forme et le placement des chaumières, des rochers et des autres petits ouvrages auxquels les architectes attachent peu de gloire. » Il n’est pas sans intérêt de pouvoir appuyer sur un témoignage contemporain, et tout à fait assuré, la part prise aux créations de Marie-Antoinette par l’artiste charmant, qui fut le conseiller de tant de grands amateurs de l’époque.

Le jardin de la Reine est donc sorti de la collaboration du comte de Caraman et de l’architecte Mique, aidés des avis d’Hubert Robert et du travail d’Antoine Richard. Mais il n’est plus question du gentilhomme, dès que les ouvrages ont commencé ; ses idées acceptées, il n’est pas consulté lorsqu’on les réalise. Mique s’est chargé seul de l’exécution des plans approuvés par la Reine et veut s’en acquitter à son honneur. Cependant les circonstances ne facilitent pas sa besogne. La première difficulté vient du manque de fonds, dont souffrent alors tous les services et particulièrement celui des Bâtimens du Roi ; la seconde, et non la moins grave, de la mauvaise volonté des agens du comte d’Angiviller et du directeur lui-même, dépossédés momentanément de Trianon au bénéfice d’intrus.

La Reine ordonne, et s’imagine qu’on obéira à ses ordres aussi promptement qu’on le faisait pour les favorites du feu Roi ; mais les temps sont changés, et Turgot, qui vient de succéder à l’abbé Terray au contrôle général des finances, n’ouvre point sans hésiter une caisse qu’il est si malaisé de remplir. On devine les difficultés de Trianon par une lettre du 28 septembre 1774, que lui adresse la dame d’honneur au nom de sa maîtresse impatiente : c Vous savez, monsieur, que la Reine fait faire un jardin chinois à Trianon. Sa Majesté était convenue avec M. l’abbé Terray, et avec la permission du Roi, que ce serait M. Mique, intendant des Bâtimens de cette princesse, qui en serait chargé, et qu’il (l’abbé Terray) fournirait les fonds tous les mois ; il n’y a rien de payé jusqu’à présent, et je joins ici la note de ce qui est nécessaire pour le présent et jusqu’après Fontainebleau. Depuis l’arrangement pris, la Reine a infiniment diminué le projet. Sa Majesté ne voulant pas causer une grande dépense. La Reine est malade, ce qui l’empêche de vous dire elle-même son affaire, et m’a ordonné de vous l’expliquer. La somme du moment est de huit mille livres. Je vous prie d’être bien persuadé, monsieur, que j’ai l’honneur d’être plus que personne votre très humble et très obéissante servante. — Arpajon, comtesse de Noailles. » Le contrôleur général trouverait ici une occasion excellente de faire sa cour à la Reine et de s’assurer quelque faveur, en laissant carte blanche à Mique pour les travaux de Trianon. Mais il a la mauvaise grâce d’y voir clair en ces projets ; il s’informe et s’aperçoit, sur les rapports demandés à l’architecte, que le jardin exige une première mise de fonds de deux cent mille livres, et qu’il y a déjà de fortes dépenses engagées, cinquante mille livres par exemple pour les seuls gazons. Il n’accorde aucun supplément pour ces ouvrages sans urgence, qui demeureront suspendus jusqu’à l’automne de l’année suivante.

Le crédit s’use vite du ministre philosophe, dont l’œuvre financière poursuivie avec suite pourrait sauver la monarchie de bien des dangers qui la menacent. Les privilégiés de cour sont ligués contre l’ennemi des abus, et c’est maintenant la Reine qui est à leur tête, dissimulant à peine son mécontentement personnel contre Turgot. En quelle mesure lui garde-t-elle rancune pour les affaires de Trianon ? Peut-être un peu de complaisance pour ses fantaisies l’eût-il inclinée à s’indigner moins des réformes qui atteignent les gens de son entourage et qui lui sont dépeintes comme autant d’arbitraires vexations ou de fâcheux passe-droits. En tout cas, Marie-Antoinette s’est plainte au Roi des retards apportés à l’exécution de son jardin anglo-chinois ; elle a obtenu que des ordres formels fussent donnés au contrôleur général pour mettre cent mille livres à sa disposition. L’ordonnance est du 27 août 1775, et Mique reprend bientôt ses ouvrages restés en souffrance pendant toute une année. Il ne touche pas encore aux serres placées à l’ouest du petit château ; mais il achève la belle pelouse au pied de la façade du nord et fait exécuter, dans la partie qui (longe l’avenue, la fouille de la rivière, dont le tracé forme la grande ile et qui doit se replier plus tard vers les collines. Il aménage un petit bois pour la promenade et présente en même temps à la Reine, habituée désormais à passer de fréquens après-midi à Trianon, un grand jeu de bague chinois qu’elle a désiré.

M. de Caraman cependant demeure à l’écart. Il le raconte sans nulle aigreur : « M. Mique suivit ou ne suivit pas mes plans ; mais il avait la charge et la disponibilité des fonds, et petit à petit on oublia et je laissai oublier mes plans de Trianon ; il resta toujours quelque impulsion en ma faveur, dont un autre eût tiré parti ; mais ce n’était pas mon genre. » La Reine envoya son portrait sur une boîte enrichie de diamans à son collaborateur bénévole, qui se rendit à Versailles, le 13 mai 1775, pour la remercier ; c’est apparemment à cette date que prirent fin ses services de jardinage. Il préférait d’ailleurs en rendre d’autres, et le Roi, qui l’avait apprécié, le nomma lieutenant général en 1780.


Au commencement de 1776, les sommes destinées à Trianon étant près d’être épuisées, on évaluait encore à deux cent mille livres ce qui restait à faire. Malgré les difficultés des temps, Angiviller, meilleur courtisan que Turgot, se mettait tout entier au service des projets de la Reine. Il lui adressait, au début d’avril, un mémoire propre à faire valoir son zèle : « Si les fonds ordinaires de mon département n’étaient pas toujours trop inférieurs à ses besoins, je ne me permettrais pas d’occuper Votre Majesté de l’espèce d’embarras dans lequel je me trouve, pour les vingt mille livres à peu près qu’exige le jardin. Mais, puisque les circonstances s’opposent à mon vœu le plus cher, celui de prévenir les désirs de Votre Majesté, je La supplie très humblement de vouloir bien m’autoriser à rendre compte, de sa part, au Roi de l’état actuel des choses et à prendre ses ordres... : Peut-être Votre Majesté préférera-t-Elle de parler Elle-même au Roi, et je me permettrais volontiers de L’y engager. Si Elle daignait m’en laisser le soin, ce sera me réserver un moyen de plus de Lui marquer et mon respect et mon zèle. » Marie-Antoinette permit au Directeur général de parler au Roi et de solliciter ensuite du ministre de la finance l’assignat des sommes à dépenser. On avait alors affaire à M. Necker, qui songeait aussi aux économies ; il manifesta peu d’empressement, puis finit par accorder, en deux annuités, les fonds jugés nécessaires. Mais l’excellent Mique n’était point au bout de ses peines, car Angiviller ne lui pardonnait pas son titre, trop semblable au sien, d’intendant et contrôleur général des Bâtimens de la Reine.

Les rivalités d’attributions, les relations tendues, l’aigreur dans les correspondances font l’histoire ordinaire des administrations aux frontières mal définies. On retrouve en souriant, dans les dossiers d’archives, les phrases de ton vif ou de forme perfide, échangées en des momens de colère ou d’amertume, qui ont ému plus que de raison de bons serviteurs du Roi, trop soucieux de faire apprécier leurs mérites. L’architecte émancipé avait beau se sentir soutenu par la Reine, il devait s’incliner, au moins pour la forme, devant l’important personnage de qui dépendait toute l’activité des arts en France. Il venait justement d’être placé au rang de ses collaborateurs les plus directs, en étant élevé à la fonction de premier architecte du Roi, vacante par la démission de Gabriel. La protection de Marie-Antoinette la lui avait fait obtenir, et sa commission, datée du 21 mars 1775, n’excluait des attributions antérieures de Gabriel que le directorat de l’Académie royale d’Architecture conservé au premier architecte démissionnaire, sa vie durant. Presque aussitôt, pour être plus sûr de tenir Mique sous sa dépendance, Angiviller édictait un règlement qui supprimait ces fonctions de premier architecte, devenues trop importantes aux dépens de sa propre charge, et réduisait le nouveau nommé à l’honorariat. Mais, pour ce qui regardait Trianon, la Reine persistait à ne vouloir de lui que de l’argent et non des conseils. Elle l’obligeait à écrire à Mique, le 4 avril 1777 : « Sa Majesté m’a fait l’honneur de me dire qu’il est dans ses intentions que tout ce qui concerne l’établissement de son jardin soit traité et suivi par vous. » L’administration abandonnait donc le contrôle des créations nouvelles ; et, pour faire sa cour avec d’autant plus d’empressement qu’il avait paru jusqu’alors un peu tiède, Angiviller multipliait les facilités, faisait fléchir les règlemens, trouvait de l’argent quand il n’y en avait pas, en un mot s’arrangeait de façon à ne plus mécontenter l’impatiente souveraine, même quand les fantaisies répétées et coûteuses venaient rompre brusquement l’équilibre de ses comptes.

Il n’y réussissait pas toujours ; Marie-Antoinette était exigeante, voulait être servie sur-le-champ et ne comprenait pas qu’on hésitât à commencer un travail, parce qu’on manquait de fonds pour payer les fournisseurs ou les entrepreneurs. Ceux-ci se plaignaient sans cesse des retards accumulés et des règlemens irréguliers, qui pour Trianon laisseront encore, en 1791, une dette approchant le demi-million. Le public en apprenait quelque chose, et ses premières récriminations sont mentionnées, dès le 17 septembre 1776, dans un des rapports de Mercy : « Le public a vu d’abord avec plaisir que le Roi donnait Trianon à la Reine ; il commence d’être inquiet et alarmé des dépenses que Sa Majesté y fait. » Et l’ambassadeur, encore insuffisamment renseigné, parle de cent cinquante mille livres nécessaires à la fantaisie anglaise, pour laquelle « on a culbuté les jardins. » Bientôt l’opinion, portée à exagérer, se figurera que le déficit, qui menace depuis tant d’années les finances royales, est sérieusement aggravé par ces dépenses de Trianon ; des commis mécontens propageront ce bruit, et les ennemis de Marie-Antoinette auront beau jeu à lui en faire un grief. Ainsi, de tous côtés, ont grossi contre elle les motifs de mécontentement, par la méchanceté des gens intéressés à la perdre, par sa propre faute et par l’esprit courtisan de ceux qui la servent.


L’artiste ni l’historien des arts n’ont à se préoccuper de telles conséquences politiques ; ils ne s’intéressent qu’à l’œuvre réalisée et aux efforts accomplis afin d’en assurer la beauté. Rien n’a été épargné pour satisfaire une maîtresse difficile et qui ne manque point de goût naturel. Pour le paysage, le plan ne laisse aucune place à la critique. Un grand rocher, muni d’une source, s’élève au bout d’un petit lac creusé entre deux collines et qui se prolonge par la rivière. Traversée d’abord par un pont en maçonnerie, voisin d’un îlot, la rivière décrit une courbe élégante au nord du jardin, redescend en s’élargissant autour d’une grande île, et finit en deux bras formant presqu’île dans la pelouse devant le château. Plusieurs bouquets de bois d’essences variées sont disposés parmi les allées, où la ligne droite n’apparaît qu’une seule fois pour une avenue d’arbres de Judée, qui longe un instant la rivière. Tel est le dessin harmonieux et sobre qui sera exécuté.

Les fabriques prévues pour orner les perspectives subiront, au cours de l’exécution, des modifications nombreuses, toujours dans le sens de la simplification. La Reine en élimine quelques-unes, qu’il n’y a pas lieu de regretter. Elle écarte d’abord la pièce principale, la fausse ruine qui sévit dans tant de parcs célèbres et qu’impose presque partout l’imitation anglaise. On lui a proposé un temple ancien dressé sur le grand rocher et « entouré de débris supposés tombés du frontispice ; » mais elle a lu les moqueries de Chabanon et pense à ce sujet comme son ami le prince de Ligne : « Point de ces abatis de temples, que l’on voit d’abord n’avoir jamais existé. L’image de la destruction est toujours affreuse, et tous ces airs de tremblemens de terre sont de fort mauvais airs. » Elle rejette un parc de moutons « à la chinoise » et un ermitage avec sa cloche ; elle néglige surtout de parti pris, à la grande surprise de Mique, qui en a pris l’idée aux châteaux du roi Stanislas, le salon hydraulique formé de pilastres et de colonnes d’eau jaillissante, où l’on eût respiré l’air frais pendant les grandes chaleurs. Ce qui sera conservé témoigne d’un goût irréprochable. C’est d’abord un temple de l’Amour, substitué heureusement au temple ruiné, et conforme au précepte de Ligne : « Les temples doivent inspirer la volupté. » Puis vient un rocher artificiel, d’où sortent des cascades, à la vérité assez menues : « Si l’on veut tirer beaucoup de parti d’un petit volume d’eau, écrit encore le prince, qu’on fasse un rocher ; l’eau en y circulant, se reproduisant plusieurs fois et s’opiniâtrant à vaincre les petits obstacles qu’on lui opposera, fera plus d’effet que les plus belles cascades de l’Italie. » Il doit y avoir enfin un belvédère, construit sur une des collines bordant le lac et d’où l’on embrassera l’ensemble de la composition.

Pour ces divers projets, l’architecte fit établir des modèles en relief très minutieux, où tous les détails apparaissaient avec précision. C’était un usage qui remontait au temps de Louis XIV, et qui permettrait de se rendre compte de l’effet attendu et des défauts à éviter dans l’exécution. Le modèle du temple et celui du belvédère présentés à Marie-Antoinette devaient être des objets charmans, qu’on regrette de n’avoir pas conservés ; dans le premier, les colonnettes de bois portaient des chapiteaux modelés en cire ; celui de la montagne et du lac formait un petit paysage complet, où les eaux, parmi les buttes en miniature, étaient imitées avec des morceaux de miroir, les arbres et les gazons avec de la laine, de la raclure de corne teinte en vert et de la mousse. Aussitôt approuvé par la Reine, le travail commença par le lac, puis par le Temple de l’Amour,


Le charmant édifice, dédié à la divinité du siècle, s’éleva au milieu de la grande île, que deux ponts reliaient aux pelouses. Il fut inauguré lors d’une fête que la Reine offrit au Roi, le 3 septembre 1778. C’est une colonnade ronde de douze fûts corinthiens, en marbre blanc, supportant un entablement décore de rinceaux fleuris et une coupole en pierre de Conflans. Le pavé est à compartimens de marbre blanc encadrés de marbre rouge. On posa au centre une statue de Bouchardon, terminée depuis 1746, et qui représente l’Amour taillant son arc dans la massue d’Hercule. (Il n’y a plus aujourd’hui qu’une copie de l’original, qui est au Louvre.) Le haut de la coupole porte un grand trophée, formé des attributs de l’Amour, carquois, flèches liées de rubans et de guirlandes, torches, couronnes de roses. L’Ile fut plantée d’une quantité d’arbustes odoriférans et de rosiers ; on y remarquait les pommiers de paradis et les rosiers pelote-de-neige. Les ponts de planches étaient garnis de caisses de fleurs, et quelques grands arbres, dans l’île même, jetaient leur ombrage autour des colonnes. Le Temple de l’Amour, à Trianon, est le meilleur exemple de ces sortes de monumens ; il nous apparaît encore comme une vivante évocation de l’Antiquité, telle qu’un temps frivole aimait à se l’imaginer.

Aussitôt après le Temple, Mique commença le bâtiment du Théâtre. En 1780, les communs furent transformés et agrandis, pour faciliter les séjours de la Reine. Cependant continuaient sous ses yeux, autour du lac, les aménagemens les plus importans. Le rocher avait été très difficile à édifier. Marie-Antoinette n’exigea pas moins de quatorze modèles avant d’en approuver un. On y travailla pendant toute l’année 1781 et une partie de l’année suivante, probablement sur un projet d’Hubert Robert, qui fut encore plusieurs fois remanié. Derrière le décor, réunies dans un réservoir qu’on a conservé, les eaux pouvaient descendre en torrent dans le lac ; les descriptions comme celles du chevalier Berlin, les estampes, les dessins l’indiquent et il serait sans doute avantageux de rétablir ce qui faisait la vie de ce petit paysage artificiel. La roche s’ombrageait de pins, de thuyas, de mélèzes, et le pont rustique avait l’ambition de rappeler, nous apprend le comte d’Hézecques, ceux qu’on rencontre u dans les montagnes de la Suisse et les précipices du Valais. » Les plantations voisines du rocher étaient alors disposées pour qu’on pût voir, des fenêtres du château, tout le motif, de même qu’on apercevait le Temple de l’Amour d’une autre façade.

On avait mis successivement sous les yeux de la Reine sept modèles pour la Grotte. L’état d’abandon où se présente aujourd’hui cette construction singulière, enfouie sous une butte voisine du lac, ne permet guère de juger des agrémens qu’elle pouvait offrir. Elle est fort étroite, d’une importance bien moindre que la grotte de Mesdames à Bellevue ou celle de Mme de Balbi dans son jardin de Versailles, qui existent encore. Des roches couvertes de mousse en révèlent les approches ; mais on a quelque peine à en découvrir l’accès. On y retrouve cependant les arrangemens essentiels, qu’indiquent à notre curiosité certains recueils de dessins sur Trianon commandés par Marie-Antoinette : l’entrée basse auprès de laquelle tombe une petite cascade, l’emplacement du banc de mousse où l’on ne risque point d’être surpris, car une baie pratiquée dans le rocher laisse voir les arrivans, enfin l’étroit escalier d’une dizaine de marches donnant accès au-dessus de la butte et permettant de se dérober par la fuite aux indiscrets. Voilà des détails ingénieux, usités en bien d’autres grottes et qui montrent que l’architecte a pensé à tout ; mais ils ne sont pas sans donner matière aux médisances, qui visent tout ce que la Reine fait à Trianon.

Posé au bord du lac sur le plus haut point de la colline, le Belvédère clôt à merveille le paysage. Il domine l’embarcadère où des bateaux légèrement pavoises, menés par des matelots du Grand Canal, conduisent les compagnies pour un simulacre de navigation ou quelque essai de pêche à l’entrée de la rivière poissonneuse. On y doit monter, si l’on veut embrasser d’un coup d’œil les mouvemens heureux du terrain et les bouquets d’arbres espacés pour guider le regard jusqu’à la rotonde du Temple. Le Belvédère est un petit édifice octogone élevé de quelques degrés, que gardent quatre couples de sphinx de pierre. Ces sphinx, aux visages de femme, sont de délicats morceaux de sculpture ; ils varient leur sourire, les uns sous des cheveux nattés et couronnés de fleurs, d’autres sous une coiffure de roseaux ; un groupe est drapé à l’antique, et le quatrième seulement, couvert d’une housse à glands, se trouve coiffé « à l’égyptienne. » Les sculpteurs de la Reine l’ont orné avec soin et de beaux bas-reliefs y évoquent les Quatre Saisons.

L’intérieur est pavé d’une mosaïque de marbre bleu-turquin, rouge, vert et blanc-veiné. Le dôme est un ciel parcouru de légers nuages et d’amours jouant avec des fleurs. Le décorateur Le Riche termina en 1781 les peintures qui couvrent les murs revêtus de stuc. Des trépieds alternent avec des tables et portent comme elles des coupes de forme élégante ou de riches brûle-parfums ; d’aimables fantaisies y sont mêlées : ici, un écureuil grignote des fruits ; là, un singe essaie d’atteindre des poissons dans un vase de cristal. L’artiste a disposé çà et là un éventail, un chasse-mouches, une écharpe, puis un flacon de vin, un verre, une assiette de biscuits. Dans le haut des compositions, sont suspendus des trophées fleuris. On y voit des outils de jardinage et des instrumens de pêche, de musique, des cages, des corbeilles, des chapeaux de paille, le caducée, l’aigle d’Autriche, surtout d’amoureux emblèmes, carquois, cœurs percés de flèches et colombes se becquetant. Cette profusion de petits motifs très ordonnés est d’un aspect agréable, et l’on en jouirait mieux aujourd’hui, si l’on avait continué l’usage, établi au temps de la Reine, d’allumer des brasiers pendant l’hiver pour empêcher l’humidité de se condenser sur les stucs. Elle a, depuis bien des années, altéré les fraîches couleurs et jeté un voile d’effacement sur tout cet amusant caprice pictural du XVIIIe siècle. Nul souvenir ne demeure du mobilier délicat qui le complétait. Une lettre à ce sujet de M. de Fontanieu à Mique garde, parmi les papiers officiels, la saveur d’une confidence : « La Reine, écrit l’intendant du garde-meuble du Roi, m’a ordonné de meubler le petit pavillon du rocher à Trianon. J’ai répondu à Sa Majesté qu’il fallait que je vous voie et que nous arrangerions cela ensemble. Ainsi, mon cher ami, voyez si vous voulez me donner un moment pour prendre un parti, car vous connaissez notre maîtresse : elle aime bien à jouir promptement. »


Avec le Belvédère, le nouveau Trianon est achevé, le terrain où s’élèvera plus tard le Hameau restant en dehors de ses limites. On est porté à préférer pour sa composition exquise le Petit-Trianon aux autres jardins de l’époque. Ils furent le grand luxe du siècle et, dans bien des créations célèbres d’alors, de simples particuliers ont jeté plus d’argent et multiplié plus de caprices que Marie-Antoinette elle-même. L’abbé Delille, le grand poète de l’heure, a tiré de cette mode contemporaine le sujet d’un ouvrage que nous parcourons encore, parce qu’il nous rend tout vivant un enthousiasme du passé. Le poème des Jardins, qui va paraître en 1782 et que l’auteur lit dans les salons à mesure qu’il l’écrit, contient vers son début la louange des nobles habitations du temps. Elles attirent les artistes et les écrivains, et les sociétés élégantes s’y retrouvent à la belle saison, pour goûter la paix des champs et l’illusion de la vie naturelle. Ce sont bien des asiles pour les disciples de Rousseau que le nouveau parc de Chantilly, au prince de Condé, le Raincy, au duc d’Orléans, Ermenonville, au marquis de Girardin, Bâville, à M. de Lamoignon, Maupertuis, au marquis de Montesquieu a Delille met à part les jardins de Boutin à Tivoli, sur les pentes de Montmartre, dont il désigne ainsi l’importance historique :


L’aimable Tivoli d’une forme nouvelle
Fit le premier en France entrevoir le modèle ;


il énumère la maison de M. de Monville, au Désert, sur le bord de la forêt de Marly, celles de la comtesse de Brionne à Limours, de la comtesse de Boufflers à Auteuil. Malgré leur éloignement de la capitale, il ne veut point omettre Chanteloup, illustré par son glorieux exilé, ni Belœil, « tout à la fois magnifique et champêtre, » et il saluera dans un autre chant le princier Monceau et le rustique Moulin-Joli. Un mot charmant (« Les Grâces en riant dessinèrent Montreuil ») suffit à caractériser le jardin créé par les Guéméné aux portes de Versailles, et que Louis XVI, après leur fameuse banqueroute, achète pour sa sœur, Madame Elisabeth ; puis, avant de finir par un compliment à l’aimable maître de Bagatelle, le Comte d’Artois, le poète offre à sa souveraine trois vers comme un bouquet :


Semblable à son auguste et jeune déité
Trianon joint la grâce avec la majesté.
Pour elle il s’embellit, et s’embellit par elle.


L’abbé Delille n’est pourtant point le poète du jardin de la Reine. Ce n’est pas non plus Lebrun-Pindare, qui proclame seulement, dans son ode sur les paysages, que la « pompe étonnée » de Versailles « cède aux grâces de Trianon ; » mais c’est assurément le chevalier Bertin, le mieux doué, avec Parny, des rimeurs de poésies fugitives de l’école de Dorat. Le jeune écrivain vit à la Cour ; il est écuyer du Comte d’Artois, et Marie-Antoinette le protège. Que de fois dut-il être admis à Trianon pour en savourer si bien les « riches tableaux, » en connaître si complètement les détails, et précisément ceux qui devaient flatter le mieux l’amour-propre de la créatrice ! Il donne à l’Almanach des Muses de 1780, puis aussitôt dans le recueil de ses Amours, une élégie intitulée Les jardins du Petit-Trianon. Elle débute par une allusion à Gluck, le musicien favori de la Reine :


J’ai vu ce désert enchanté
Dont le Goût même a tracé la peinture ;

J’ai vu ce jardin si vanté
Où l’Art, en l’imitant, surpasse la Nature...
Aimable Trianon, que de transports divers
Vous inspirez aux âmes amoureuses !
J’ai cru voir, en entrant sous vos ombrages verts,
Le séjour des Ombres heureuses...
Du haut du Belvéder mon œil au loin s’égare,
Et découvre les bois, la verdure et les flots...
Là, parmi des rochers de structure inégale.
Que Neptune a produits d’un coup de son trident,
Un torrent écumeux tombe et route en grondant.
Et bientôt lac tranquille au pied des monts s’étale...
Vois ce ruisseau qui, dans sa pente.
Mollement entraîné, murmure à petit bruit.
Se tait, murmure encore, se replie et serpente.
Va, revient, disparait, plus loin brille et s’enfuit,
Et, se jouant dans la prairie
Parmi le trèfle et les roseaux.
Sépare à chaque instant ces bouquets d’arbrisseaux
Qu’un pont officieux à chaque instant marie.


Berlin décrit, en les magnifiant un peu, les diverses parties de ce « nouveau Tempe, » et même, se rappelant la tropicale végétation de Bourbon, son île natale, il dresse avec une évidente complaisance un catalogue des plantations exotiques des jardiniers Richard. Ce morceau prend une valeur de témoignage ; le tour, au reste, en est aisé et la lecture supportable ;


Quel art a rassemblé tous ces hôtes divers,
Nourrissons transplantés des bouts de l’univers,
La persicaire rembrunie
En grappes suspendant ses fleurs.
Le tulipier de Virginie
Étalant dans les airs les plus riches couleurs,
Le catappas de l’Inde, orgueilleux de son ombre,
L’érable précieux, et le mélèze sombre.
Qui nourrit les tendres douleurs ?
De cent buissons fleuris chaque route bordée
Conduit obliquement à des bosquets nouveaux.
L’écorce où pend la cire, et l’arbre de Judée,
Le cèdre même y croît au milieu des ormeaux :
Le cytise fragile y boit une onde pure ;
Et le chêne étranger, sur des lits de verdure,
Ploie en dais arrondi ses flexibles rameaux...


Rencontrant ici la blanche colonnade du Temple de l’Amour, le poète s’arrête complaisamment devant la statue de Bouchardon et le sourire malin du dieu qui règne en ces jardins. Quel rimeur élégiaque, désirant en des lieux si propices la présence de sa maîtresse, n’évoquerait pour elle les habituelles images ! D’autres coins de Trianon appellent la chère « Catilie, » et voici des vers où la grotte, les chemins qui y mènent, la cascade en miniature qui l’avoisine, sont peints avec les couleurs du temps :


O vous qui craignez son empire,
Fuyez, fuyez ! l’Amour anime ces beaux lieux ;
Dans ce vallon délicieux
C’est lui qu’avec l’air on respire.
De ces sentiers étroits la douce obscurité,
Ces trônes de gazon, cet antre solitaire.
Ces bosquets odorans qu’habite le mystère.
Tout par le de l’Amour, tout peint la volupté,
Sous des lilas, dont la tige penchée
Du midi même amortit les chaleurs,
Du haut des monts une source cachée
Tombe en cascade et fuit parmi les fleurs.
J’approche ; quels objets ! L’herbe à demi couchée
Des débris d’un bouquet était encor jonchée ;
Et deux chiffres, plus loin sur le sable enlacés.
Par le souffle des vents n’étaient point effacés...


De ce jardin amené à sa perfection bien d’autres contemporains ont parlé, mais deux seulement avec la compétence et le ton de connaisseur qui donnent quelque prix à leur jugement. L’un est le prince de Ligne, le créateur de Belœil, celui à qui Delille décerne son plus vif hommage, et qui s’est fait le théoricien des parcs anglais, précisément en ces années où l’engouement qu’on a pour eux atteint le degré suprême. L’autre amateur est le duc de Croy, qui, sans avoir autant de renommée, ne le cède à personne pour l’observation juste et raisonnée d’un beau jardin. Le prince lui-même louait son parc de l’Hermitage, « la noblesse de ses projets, la beauté de ses étoiles, » et les bosquets, berceaux et réduits ajoutés à la majesté de sa forêt. Le duc de Croy note en son journal, au 21 avril 1780, après avoir été revoir la Ménagerie de Versailles, les surprises qu’il éprouva dans sa visite à Trianon : « J’allai au Grand-Trianon. On venait de raccommoder comme à neuf le bâtiment ; c’est le plus riche et charmant morceau d’architecture du monde. Tous les marbres étaient comme étant sortis des mains de Louis XIV. La vue de l’entrée de la Cour est admirable ; le reste n’y répond pas. J’allai ensuite chez mon ami Richard, au Petit-Trianon, cédé alors à la Reine. Je n’y avais pas été depuis l’avant-veille de la mort du Roi, où j’en avais été prendre congé, le cœur si gros. Richard et son fils me menèrent, et je crus être fou ou rêver, de trouver à la place de la grande serre chaude, qui était la plus savante et chère de l’Europe, des montages assez hautes, un grand rocher et une rivière. Jamais deux arpens de terre n’ont tant changé de forme, ni coûté tant d’argent ! La Reine y faisait finir un grand jardin anglais du plus grand genre et ayant de grandes beautés, quoiqu’il me paraissait choquant qu’on y mêlât ensemble tout le ton grec avec le ton chinois. À cela près, la grande montagne des fontaines, le superbe palais de l’Amour en rotonde, de la plus riche architecture grecque, et des parties de gazon sont au mieux. Les ponts, les rochers, et quelques parties me parurent manquer. C’était un genre mêlé auquel les amateurs de jardins anglais auront peine à se prêter. »

Trianon est resté, au temps de Marie-Antoinette, un centre d’études botaniques, mais tout autrement que sous Louis XV. Ce sont les arbres employés dans les nouvelles perspectives, qui servent à continuer les essais d’acclimatation de jadis. Le duc de Croy devient ici un témoin précieux, car il donne des détails que personne n’a songé à recueillir et qui sont de grand intérêt : « Ce qui est superbe, c’est que M. Richard, se livrant à son goût et talent, y mettait de grands arbres rares de toutes sortes, et, comme je lisais alors avec enthousiasme le cahier de l’admirable M. Besson sur les Alpes, qu’il fait enfin connaître en naturaliste excellent, M. Richard, qui en a fait le voyage exprès, me montra en nature tous les arbres et arbustes par gradation, qui sont sur les Alpes jusqu’où cesse la végétation. C’est surtout pins, mélèzes superbes, puis, en s’élevant, grands sapins, puis sapins rabougris à petite feuille… et enfin un petit rosier et un petit genévrier rampant… Il était bien curieux, pour un zélé amateur, de voir en nature ce que je venais de lire avec tant d’intérêt. M. Richard plantait une allée tournante, avec de chaque côté un arbre de toutes les espèces et les variétés possibles. Il en réussira bien peu ; mais, avec ce qu’il y a déjà, si cela grandit et est remplacé et soigné, ce sera les deux jardins des Reines de France et d’Angleterre (à Kew) qui auront ce qu’il y aura de mieux en grands arbres. »

Au cours d’une seconde visite, deux ans plus tard, au lendemain des fêtes en l’honneur du comte du Nord, le même écrivain, homme de l’ancien règne, s’attarde à ces nobles curiosités de la science ; il rend encore justice aux travaux de Richard et aux « recherches du feu Roi ; » il regrette une fois de plus ce qui a disparu et de trouver, « à la place des serres chaudes, le fameux rocher, et l’Anglais et la Chine partout... et un peu de tous les genres à choisir. » Bien qu’il sache apprécier « de très beaux morceaux, surtout la rotonde, » on sent qu’il ne prend point son parti de ce manque d’unité, qui l’a déjà choqué. Il continue à préférer Versailles, où c’est à peine si la plantation du nouveau parc « commence à consoler de l’ancien, » mais où tout est « bien plus noble que le ton anglais ; » et il admire une fois de plus « celui de Le Nôtre pour accompagner des palais. » Rien ne vaut de tels documens pour ressaisir l’esprit d’autrefois et pour reconstituer par la pensée les conversations et les controverses de nos pères.

Les jugemens du duc de Croy sur Trianon, si raisonnables qu’ils nous semblent, ne reflètent pas l’opinion la plus générale ; elle apparaît beaucoup mieux dans les pages du prince de Ligne. Celui-ci n’est pas seulement le plus expert des jardiniers grands seigneurs ; c’est un ami de la Reine et le plus empressé de ses sujets, car, s’il reste Autrichien en France, il se dit Français à Vienne, et chacun lui reconnaît cette qualité, en écoutant sa conversation piquante, en lisant ses lettres étincelantes d’esprit et toutes baignées de sentiment. Dans le curieux livret intitulé Coup d’œil sur Belœil, sa description de Trianon commence par une évocation badine des Grâces, sur le ton voltairien qu’il affectionne et qui ne déplaît nullement à la Reine : « Cette Trinité plus gaie, plus aisée à concevoir que l’autre, ne formant qu’une seule Divinité que je ne nommerai pas, travaille au Petit-Trianon. » Il y respire lui-même « l’air du bonheur et de la liberté. Le gazon semble plus beau, l’eau paraît plus claire... On se croit à cent lieues de la Cour ; cependant, la vue des environs de ce joli jardin est si bien ménagée qu’on dirait qu’ils y tiennent et qu’il est dix fois plus grand qu’il n’est. Les grands arbres du parc de Versailles en forment, sans la moindre régularité, un cadre précieux. La Divinité, dont je ne dirai pas le nom, a l’air de régner sur une grande étendue de terrain qui ne lui appartient pas, comme elle règne sur ceux qui ne sont pas nés sous ses lois. Il y a peut-être de la magie. » La « magicienne, » qui est en même temps une « divinité, » pourrait souhaiter des complimens plus précis ; les voici qui se pressent sous l’aimable plume : « Je ne connais rien de plus beau et de mieux travaillé que le Temple et le Pavillon (Belvédère). La colonnade de l’un et l’intérieur de l’autre sont le comble de la perfection du goût et de la ciselure. Le Rocher et les chutes d’eau feront un superbe effet dans quelque temps, car je parie que les arbres vont se presser de grandir pour faire valoir tous les contrastes de bâtisse, d’eau et de gazon. La rivière se présente à merveille, dans un petit moment de ligne droite vers le Temple ; le reste de son cours est caché ou vu à propos. Les massifs sont bien distribués et séparent ces objets qui seraient trop rapprochés. Il y a une grotte parfaite, bien placée et bien naturelle. Les montagnes ne sont pas des pains de sucre, ni de ridicules amphithéâtres ; il n’y en a pas une qu’on ne croirait avoir été là du temps de Pharamond. »

La flatterie ne serait pas complète, si quelque critique introduite ingénieusement n’en venait rehausser le prix. Le prince assure que, parmi des plates-bandes de fleurs « placées partout agréablement, » il y en avait une à qui il trouvait « l’air un peu trop ruban. » « On doit la changer, ajoute-t-il ; c’était le seul défaut que j’eusse remarqué. » Dans une précédente visite, il avait aussi observé que la rivière coulait avec cette lenteur qu’elle a reprise depuis, et qui rend aujourd’hui son lit souvent vaseux et sa surface stagnante : « Elle avait de la peine à s’y mettre ; si l’on n’y eût employé la force, il semblait qu’elle n’aurait pu se résoudre.)k L’auteur comptait bien la railler de sa paresse et, « comme la louange est fade, » se permettre « cette petite gaieté. » Mais, là encore, les jardiniers de la Reine ont enlevé à l’écrivain l’occasion de les blâmer : « Je viens de Trianon. Pour mon malheur, l’eau y arrive en abondance et se fait entendre à merveille. Son murmure, auquel je ne m’attendais pas, vient donc de ne pouvoir plus s’arrêter dans cet asile heureux qu’on ne peut abandonner sans regret. »

Rappelons un dernier témoignage, recueilli cette fois parmi les simples curieux que la Reine admettait à visiter son habitation et qui n’en jugeaient point d’après des principes. Il vient, à vrai dire, d’une femme de grande distinction, mais chez qui l’art des jardins n’intéresse que la sensibilité et qui sait mieux jouir d’un ciel de printemps que d’une ligne d’architecture. La baronne d’Oberkirch, accompagnant à la Cour de France son amie la grande-duchesse Marie, se réserve un matin de liberté pour visiter « ce Petit-Trianon de la Reine ; » elle y arrive de bonne heure, alors que personne encore ne s’y promène : « Les jardins sont délicieux, dit-elle, surtout la partie anglaise que la Reine vient de faire arranger. Rien n’y manque : les ruines, les chemins contournés, les nappes d’eau, les cascades, les montagnes, les temples, les statues, enfin tout ce qui peut les rendre variés et très agréables. La partie française est dans le genre de Le Nôtre et des quinconces de Versailles. Au bout se trouve une mignonne salle de spectacle, où la Reine aime à jouer elle-même la comédie avec M. le Comte d’Artois et des amis intimes. » Sauf les « ruines, » qui n’ont jamais existé, la baronne a fort bien vu les curiosités de Trianon et, pour achever de le peindre, son journal déborde d’enthousiasme : « Mon Dieu ! la charmante promenade ! que ces bosquets parfumés de lilas, peuplés de rossignols, étaient délicieux ! Il faisait un temps magnifique ; l’air était plein de vapeurs embaumées ; des papillons étalaient leurs ailes d’or aux rayons de ce soleil printanier. Je n’ai de ma vie passé des momens plus enchanteurs que les trois heures employées à visiter cette retraite. »

Marie-Antoinette avait donc ajouté à Versailles des beautés nouvelles et inattendues, et cet enrichissement du domaine royal, dû à sa fantaisie personnelle autant qu’aux goûts de son époque, procurait déjà aux contemporains les délicats plaisirs que nous y cherchons encore. A cette Reine charmante, l’art français doit bien peu de chose ; si dans la musique elle n’avait soutenu l’œuvre de Gluck, on pourrait passer son rôle sous silence. Mais elle a créé un jardin parfait.


PIERRE DE NOLHAC.

  1. Sources de cette étude : Mémoires inédits du comte de Caraman, appartenant à M. le duc de Caraman. Album de plans et dessins, exécuté sur l’ordre de Marie-Antoinette pour l’archiduc Ferdinand, et conservé à la bibliothèque d’Este, à Modène. Journal du duc de Croy, publié par le vicomte de Grouchy et Paul Cottin : le Petit-Trianon, par Gustave Desjardins ; le Sentiment de la nature de J.-J. Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre, par D. Mornet ; Essai sur l’architecture, par le P. Laugier. Ouvrages du prince de Ligne, du marquis de Girardin, de Watelet, Morel, Duchesne, Chabanon, Delille, Bertin, etc.