Le Jardin de Bérénice/02
CHAPITRE DEUXIÈME
philippe retrouve dans arles bérénice,
dite petite-secousse
La conversation de ces messieurs m’éclaira brusquement sur mon besoin d’activité et sur les moyens d’y satisfaire.
Ayant fait les démarches convenables et discuté avec les personnes qui savent le mieux la géographie, c’est la circonscription d’Arles que je choisis.
Le lendemain de mon arrivée dans cette ville, comme je dînais seul à l’hôtel, une jeune femme entra, vêtue de deuil, d’une figure délicate et voluptueuse, qui, très entourée par les garçons, alla s’asseoir à une petite table. Tandis qu’elle mangeait des olives d’un air rêveur, avec les façons presque d’une enfant : « Quel gracieux mécanisme, ces êtres-là, me disais-je, et qu’un de leurs gestes aisés renferme plus d’émotion que les meilleures strophes des lyriques ! »
Puis soudain, nos yeux s’étant rencontrés :
— Tiens, m’écriai-je, Petite-Secousse !
J’allai à elle. Elle me donna joyeusement ses deux mains.
— Mon vieil ami !
Mais aussitôt, songeant que ce mot de vieil ami pouvait m’offenser, avec sa délicatesse de jeune fille qui a été élevée par des vieillards, elle ajouta :
— Vous n’avez pas changé.
Elle m’expliqua qu’elle habitait Aigues-Mortes, à trois heures d’Arles où elle venait de temps à autre pour des emplettes.
— Mais vous-même ? me dit-elle.
J’eus une minute d’hésitation. Comment me faire entendre d’elle, qui lit peu les journaux. Je répondis, me mettant à sa portée :
— Je viens, parce que je suis contre les abus.
Quand elle eut compris, elle me dit, un peu enrayée :
— Mais vous ne craignez pas de vous faire destituer ?
Voilà bien la femme, me disais-je ; elle a le sentiment de la force et voudrait que chacun se courbât. Il m’appartient d’avoir plus de bravoure civique.
— D’ailleurs, ajoutai-je, je n’ai pas de position.
Je vis bien qu’elle s’appliquait à ne pas m’en montrer de froideur.
— Je vous disais cela, reprit-elle, parce que M. Charles Martin, l’ingénieur, ne peut pas protester, quoiqu’il reconnaisse bien qu’on me fait des abus : ses chefs le casseraient.
— Charles Martin ! m’écriai-je, mais c’est mon adversaire !
Et je lui expliquai qu’étant allé, dès mon arrivée, au comité républicain, j’avais été traité tout à la fois de radical et de réactionnaire par Charles Martin, qui s’était échauffé jusqu’à brandir une chaise au-dessus de ma tête en s’écriant : « Moi, Monsieur, je suis un républicain modéré ! »
— Vous m’étonnez, me répondit-elle, car c’est un garçon bien élevé.
Nous échangeâmes ainsi divers propos, peu significatifs, jusqu’à l’heure de son train, mais quand je la mis en voiture, elle me rappela soudain la petite fille d’autrefois, car dans la nuit, elle m’embrassa en pleurant :
— Promets-moi de venir à Aigues-Mortes, disait-elle tout bas. Je te raconterai comme j’ai eu des tristesses.