Le Japon et les États-Unis

Revue des Deux Mondes5e période, tome 43 (p. 326-361).

LE
JAPON ET LES ÉTATS-UNIS


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Le 7 juillet 1833, sous le règne de l’empereur Komeï-Tenno, le commodore américain Perry arriva, avec quatre vaisseaux, sur les rives japonaises, à Ouraga, en Sagami. Une antique coutume nationale fermait aux navires étrangers l’accès de tous les ports, hormis celui de Nagasaki. Les Américains refusèrent de se soumettre à la loi japonaise, et ils réclamèrent un traité de commerce et d’amitié qui leur ouvrît le pays. L’année suivante, le Japon cédait et livrait aux étrangers venus sur les « vaisseaux noirs » le droit de débarquer dans ses ports. Un peu plus d’un demi-siècle a passé depuis lors, et aujourd’hui ce sont les Américains, ou du moins beaucoup d’entre eux, qui rêvent de fermer leur territoire à l’immigration japonaise. Entre ces deux termes extrêmes, l’histoire des deux peuples s’est développée, modifiant, dans l’ordre politique et dans l’ordre économique, la position de l’un et de l’autre, réveillant par des intérêts nouveaux les passions anciennes, ranimant, en dépit de sympathies politiques, les conflits ataviques, posant sous une forme inattendue cette question du Pacifique, nœud moderne de l’éternel problème qui s’appelle la maîtrise des mers.

Nulle opinion ne fut, au cours des derniers mois, plus répandue que celle d’une lutte, sinon immédiate, du moins inévitable, entre le Japon et les États-Unis. Cette lutte n’a pas éclaté, et cela prouve qu’elle était d’une nécessité moins proche que l’on ne pensait. Mais des causes de difficultés subsistent, dont il convient de préciser l’origine et d’apprécier la gravité. Elles sont à la fois matérielles et morales. Elles plongent dans le passé et pèseront sur l’avenir. Les polémiques, un moment apaisées, peuvent demain se déchaîner de nouveau. D’où viennent-elles ? et où vont-elles ? C’est ce que je me propose d’examiner ici.

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Si l’on considère les vingt années qui ont vu s’épanouir à la fois l’industrie américaine et la puissance japonaise, une amitié naturelle et sincère paraît être la loi constante des relations des deux peuples.

Le Japon admire les Américains comme les dépositaires les plus complets et les plus audacieux de ce qui, dans la civilisation blanche, sollicite son effort. Les États-Unis, c’est pour eux le grossissement de l’Europe. Aux États-Unis, ils trouveront les leçons qu’ils cherchent. Aux États-Unis ils demanderont les contremaîtres de leurs usines et les répétiteurs de leur enseignement. Cette période d’adaptation est la lune de miel des rapports nippo-américains. A la faveur d’une amitié partagée, le commerce se développe au profit commun des deux voisins. Si l’on étudie les ventes des États-Unis au Japon, on constate qu’elles ont, en moins de dix ans, sextuplé. Elles ont suivi en effet la marche que voici :

1896..............16 373 000 yen[1]
1897..............27 030 000 —
1898..............40 001 000 —
1899..............38 216 000 —
1900..............62 761 000 —
1901..............42 769 000 —
1902..............48 653 000 —
1903..............42 274 000 —
1904..............58 116 000 —
1905..............104 287 000 —

Le Japon, de son côté, a vendu de plus en plus aux Etats-Unis, c’est à savoir :

1896..............31 532 000 yen
1897..............52 436 000 —
1898..............47 311 000 yen
1899..............63 919 000 —
1900..............52 566 000 —
1901..............72 309 000 —
1902..............80 233 000 —
1903..............82 724 000 —
1904..............101 251 000 —
1905..............94 009 000 —

Le Pacifique, loin de les séparer, rapproche l'acheteur et le vendeur. Et le peuple américain s’accoutume à ressentir une secrète tendresse pour les « chers petits Japs. » Il aime en eux des imitateurs de ses propres vertus, — et de ses propres défauts, — l’audace, l’énergie, l’esprit de suite, le bluff. Il les loue de leur passion pour toutes les nouveautés. Il se félicite de trouver, par delà l’Océan, pour les produits de sa métallurgie, pour ses conserves, pour ses tissus, un débouché qui longtemps sera sûr et d’où nulle concurrence ne paraît à redouter.

Cependant, à y regarder de plus près, il y a entre les deux pays autant d’intérêts contradictoires que d’intérêts concordans. La loi de leur expansion porte les Américains de l’Est à l’Ouest. Du jour où, protégée par de hauts tarifs, leur industrie a eu besoin de marchés extérieurs, c’est vers le Pacifique, jusqu'en Asie, qu’elle a été obligée de les chercher. Et du jour où, vers leur côte occidentale, ils ont lancé leurs chemins de fer transcontinentaux, c’est à devenir commercialement les maîtres du Pacifique qu’ils se sont naturellement appliqués. Ils ont commencé par peupler la Californie et le Far West. Puis, d’un mouvement instinctif, ils ont regardé plus loin. Ils ont rêvé d’un Pacifique qui fût « une Méditerranée américaine[2]. » Et du rêve ils ont passé aux actes : « Notre situation géographique dans le Pacifique est de nature, disait M. Roosevelt en 1903, à assurer dans l’avenir notre domination pacifique dans ses eaux, si nous saisissons seulement avec une fermeté suffisante les avantages que comporte cette situation. » Suffisante ou non au gré du président, cette fermeté s’est manifestée déjà. Les Hawaï, les Samoa, une partie des Mariannes, les Philippines sont dans le Pacifique les jalons de la puissance américaine. Et comme « le fer appelle l’or, » le commerce américain n’a point tardé à se développer à l’abri du pavillon étoilé. En Chine notamment, les importations des États-Unis ont rapidement progressé, puisqu’elles ont été en chiffres ronds de 7 millions de dollars en 1896, 12 millions en 1897, 10 millions en 1898, 14 millions et demi en 1899, 15 millions en 1900, 10 millions en 1901, 24 millions en 1902, 17 millions en 1903, 12 millions en 1904, 53 millions en 1905. En Corée, l’importation américaine est passée de 398 000 dollars en 1903, à 1 823 000 en 1904, et 1 979 000 en 1905. Au Japon enfin, on a vu le progrès du commerce américain, qui, dans tous les pays d’Extrême-Orient, vend beaucoup plus qu’il n’achète. C’est pour cela que le percement du canal de Panama prend, au regard des États-Unis, une si capitale importance. C’est pour cela que ce percement « ne doit être accompli par nulle autre nation que par eux-mêmes ; » pour cela enfin, qu’après la conclusion des traités qui leur assurent le contrôle du futur canal, M. Shaw, secrétaire à la Trésorerie, s’écriait aux applaudissemens de ses concitoyens : « Nos produits, sans égaux, seront transportés à travers toutes les mers, et les États-Unis deviendront de fait, comme ils le sont par nature, les maîtres du plus grand des Océans. »

Que ce langage tint trop peu de compte de la puissance japonaise, il suffit de regarder une carte pour n’en point douter. Même économiquement, nul ne peut se flatter d’être maître du Pacifique que dans la mesure où le Japon le permettra. Et c’est ce dont les Américains ont dû s’apercevoir lorsqu'en 1904, leurs produits ont été systématiquement boycottés dans toute la Chine, sous l’influence, parfois manifeste, des Japonais. Au Japon même la volonté de s’affranchir de l’intervention commerciale des étrangers est évidente, incontestable. L’histoire de la Compagnie américaine pour le Tabac en est la preuve éclatante[3]. Il y a quelques années, cette Compagnie avait installé au Japon des factoreries. L’entreprise, bien menée, promettait de beaux résultats, quand, la guerre avec la Russie ayant éclaté, le gouvernement japonais résolut d’augmenter ses revenus en instituant le monopole de la fabrication et de la vente du tabac. Avertie seulement deux mois à l’avance, la Compagnie américaine fut sommée de vendre ses factoreries au gouvernement japonais à un prix fixé par celui-ci. Ce prix était équitable, si l’on considérait la valeur actuelle des manufactures. Il ne constituait pas en revanche une suffisante compensation à l’abandon d’une entreprise importante, et qui se croyait sûre du lendemain. D’autre part, les produits des manufactures créées au Japon par la Compagnie avaient une large vente en Chine, en Corée, au Japon même : l’expropriation empêcha l’exécution des ordres reçus, mettant ainsi la société dans une situation inférieure vis-à-vis du gouvernement japonais qui, pour un temps, ne trouvait point de concurrence en face de lui. Le préjudice fut grand pour l’industrie américaine.

Ce n’est pas le seul cas du reste où elle se soit plainte du Japon. Tout le monde connaît aux États-Unis les récriminations provoquées par la mauvaise foi des planteurs de thé ou des fabricans de nattes japonaises[4]. De ces incidens naquit une naturelle défiance, qui se manifesta à diverses reprises. C’est ainsi, par exemple, que les industriels américains refusèrent de participer à l’Exposition d’Osaka dans la crainte que leurs produits ne fussent copiés et contrefaits par les fabricans nippons. C’est pour cette même raison qu’ils ont coutume d’interdire aux Japonais l’accès de leurs factoreries. On avait espéré à de certaines heures que les Japs seraient dans tout l’Extrême-Orient les placiers des produits américains, qu’ils joueraient à leur profit, selon l’expression habituelle des marchés asiatiques, le rôle de comprador, c’est-à-dire de courtier. Mais on oubliait que les Japonais sont devenus et deviendront de plus en plus des concurrens pour les Américains et, d’une façon générale, pour tous les pays industriels. Cela est d’autant plus vrai que, depuis le fiasco de la concession du chemin de fer américain-chinois, la diplomatie américaine n’a su déployer dans le Céleste Empire qu’une médiocre activité et que, tandis qu’augmente à Pékin l’influence japonaise, l’influence américaine y paraît décliner.

La guerre russo-japonaise, qui, à son début, avait fourni aux sympathies nippo-américaines une occasion de s’affirmer, a eu pour effet final d’accuser entre les deux pays les antinomies d’intérêts. Depuis sa victoire, le Japon est la première force morale du Pacifique, comme il en est la première force matérielle. Le sentiment de cette supériorité a provoqué chez un peuple naturellement orgueilleux un regain d’exaltation nationaliste. Dans les hautes classes de la société, cette superbe patriotique ne se manifeste guère, contenue qu’elle est par une extrême courtoisie. Dans les bases classes, chez les garçons de café ou les pousse-pousse, elle s'étale impudemment. M. Millard, qui a visité le Japon depuis la guerre, a été frappé du changement. « Aujourd’hui, dit-il, mieux vaut dans ce pays subir, s’il est tolérable, un préjudice causé par les indigènes que de recourir aux tribunaux[5]. » Et il ajoute que les résidens étrangers répètent couramment : « Il nous faudra partir d’ici. » N’oublions pas d’ailleurs que, même depuis les traités qui ont aboli au Japon l’exterritorialité en faveur des étrangers, les droits des Européens et des Américains sont restés dans ce pays sensiblement inférieurs à ceux dont les Japonais jouissent à l’étranger : le droit de posséder la terre, de diriger des exploitations agricoles ou minières, ou même d’y participer leur est notamment refusé. Enfin, la moralité générale du pays aggrave ces inégalités. Sur bien des points, les paroles fameuses que prononçait le marquis Ito, le 9 décembre 1899, sont restées vraies. Le peuple japonais n’attache qu’une médiocre importance à la pratique de ces « devoirs envers les étrangers, » que lui prêchaient alors l’éminent homme d’État et le mikado lui-même[6]. Les Américains sont les plus vifs à se plaindre de ces défauts nationaux, sans doute parce qu’ils sont plus que d’autres exposés à en souffrir.

Ce n’est point là cependant le vrai, le profond grief qu’ils élèvent contre les Japonais. Concurrence japonaise en Chine, nationalisme japonais au Japon, contrefaçon et discourtoisie, ils supporteraient tout cela, s’ils ne rencontraient pas les Japonais chez eux, sur le territoire de l’Union. Ce n’est pas à la prospérité, ce n’est pas à la richesse, ce n’est pas à la puissance japonaise qu’ils s’en prennent : c’est à l’immigration japonaise, chaque année plus importante et chaque année plus gênante, c’est à l’intensité, à la méthode, aux conséquences de cette immigration. Les chiffres qui dénombreraient exactement la population japonaise des États-Unis nous manquent actuellement et ne nous seront fournis que par le prochain recensement qui aura lieu en 1910. Mais, chaque année, le bureau d’immigration enregistre le nombre des arrivans. Il en est venu en chiffres ronds 5000 en 1901, 14000 en 1902, 20000 en 1903. La guerre de Mandchourie a, deux ans de suite, fait fléchir la courbe : 14000 en 1904 et 10000 en 1903. Mais le progrès s’est manifesté de nouveau dès la conclusion de la paix avec 17000 immigrés en 1906. La moyenne est supérieure à celle de l’immigration annuelle des Chinois avant l’exclusion dont ils ont été atteints, il y a vingt-cinq ans. De plus, cette immigration considérable se concentre sur une terre d’élection, la Californie, C’est en Californie que viennent s’installer presque tous les Japs. Combien sont-ils dans la riche région dont San Francisco est la capitale ? 40000 ou 50000 au minimum. Ce n’est donc point par une simple métaphore que, lorsqu’on parle à Tokyo de la Californie, on l’appelle le « Nouveau Japon. »

Économiquement, les Japonais immigrés sont des concurrens redoutables. Ils ont d’abord pour eux la force du nombre, car la densité de la population au Japon est près de quinze fois supérieure à celle de la population californienne. Cette force se double de la médiocrité des salaires dans leur pays d’origine. « Le paysan japonais ne ménage pas sa peine ni celle de sa famille. S’il a besoin d’ouvriers, ils coûtent peu, 0,74 en moyenne la journée pour la culture ordinaire, 0,94 pour la culture du thé[7]. » Le salaire moyen d’un mécanicien japonais varie de 1 fr. 50 à 3 francs. Il est rare qu’il atteigne 6 francs. Les Japonais offrent par conséquent une main-d’œuvre non seulement abondante, mais peu coûteuse, un peu moins productive peut-être que la main-d’œuvre blanche quant à la quantité et quant à la qualité, mais si peu rémunérée, qu’on trouve, quand même, avantage à l’utiliser. Ils ont un autre mérite encore : c’est de ne pas faire partie de ces « unions, » de ces syndicats tyranniques, qui font régner sur la Californie une véritable terreur économique et dont les exigences sont devenues légendaires. La frugalité, la propreté, la docilité sont des valeurs aussi avec lesquelles il faut compter. Les capitalistes américains qui ont grand’peine à recruter du travail ne se plaignent pas, — tant s’en faut ! — de l’immigration japonaise. Et ils sont si suspects de la favoriser que M. Hearst lui-même, le meneur de la presse anti-japonaise, a dû se laver du grief d’employer sur ses terres des coolies japonais.

La haine des ouvriers blancs groupés en puissans syndicats contre la concurrence des Japonais immigrés se nourrit d’autres argumens encore. Si les Japonais ne se livraient qu’aux travaux élémentaires, laissant aux blancs les opérations plus compliquées et mieux payées, la rancune de ceux-ci serait peut-être moins amère. Mais le Jap, d’abord agriculteur, maraîcher, domestique, ne s’est pas arrêté là. On le rencontre maintenant dans le petit commerce. Bien mieux, certains Japonais d’Amérique sont de véritables capitalistes qui possèdent et qui dirigent d’importantes exploitations. La Californie, en 1906, comptait près de 600 magasins, près de 700 restaurans ou auberges dirigés par des Japonais. On assure qu’ils possèdent déjà une étendue de terre considérable. Ceux des villes ont leurs clubs où ils se réunissent[8]. Cette infiltration continue fournit matière à des accusations de toute sorte. On reproche aux Japonais de pratiquer l’espionnage, espionnage commercial tendant à la contrefaçon, espionnage politique aussi ou même militaire. On s’étonne de voir beaucoup d’entre eux accepter des fonctions manifestement inférieures à leur culture, de rencontrer des domestiques dans la chambre desquels on découvre par hasard des livres de mathématiques ou d’histoire. Qui ne connaît, à ce sujet, l’anecdote classique de l’officier de marine américain retrouvant sous les espèces du commandant d’un cuirassé japonais son ancien boy ? On note d’autre part que cette immigration japonaise se poursuit avec l'aveu et presque sous le contrôle du gouvernement du mikado : car si, depuis six ans, les autorités de Tokyo détournent le prolétariat de l’émigration d’aller aux États-Unis, elles laissent partir chaque année plusieurs milliers de coolies pour les Hawaï[9], colonie américaine d’où, sans difficulté aucune, ils pénètrent ensuite sur le territoire de l’Union. Quelles arrière-pensées, se demande-t-on, cache cette invasion pacifique ?

La façon de vivre des Japonais aggrave les ressentimens qu’ils inspirent. D’après de nombreux témoignages, il est permis de penser que ceux qui passent aux États-Unis ne sont pas l’élite de leurs compatriotes. Souvent, d’ailleurs, le séjour aux Hawaï, sous le dur régime de la plantation, corrompt les meilleurs d’entre eux. Ceux-là mêmes enfin, contre la probité desquels nul reproche ne peut être élevé, ont des allures inquiètes, partant suspectes, et cela par la force des choses. Ils n’ignorent pas qu’entre les Américains et eux, la fusion est impossible ; qu’ils ne seront jamais naturalisés. Les Américains assimilent toutes les races d’Europe. Mais la couleur est un obstacle sur lequel ils ne passent pas, et c’est pourquoi les Japonais seront toujours considérés comme des intrus, parfois traités comme des ennemis. Sous le poids de cette exclusion morale, ils vivent entre eux. Ils forment des communautés fermées et leur solidarité est resserrée par les vexations qu’ils subissent. Ainsi se constitue un bloc japonais qui ne dit rien qui vaille, aux Californiens surtout, quand des journaux nippons formulent ce vœu téméraire : « Ah ! quand pourra-t-on fêter l’anniversaire de la fondation d’un nouveau Japon ? »

Ce « nouveau Japon, » les Américains, — et qui les en blâmera ? — entendent qu’il reste américain. L’aversion qu’inspirait le Chinois, qu’il inspire encore, même depuis la loi d’exclusion, se réveille contre le Japonais. Comme on raille le nègre qui s’habille à la mode des blancs, on accable de sarcasmes le Jap déguisé en Yankee. Les syndicats mènent la partie, et, comme ils sont les maîtres de la mairie de San Francisco, ils n’ont point de peine à mettre la loi au service de leurs passions. Beaucoup d’ailleurs, sans approuver leur méthode, pensent que leur thèse est juste. Pourquoi le travail national, pourquoi la main-d’œuvre nationale seraient-ils moins protégés que l’industrie nationale ? On a élevé contre les marchandises étrangères une barrière de tarifs. Que ne dresse-t-on contre les ouvriers étrangers une barrière d’exclusion ? Pour combattre l’immigration japonaise, l’accord est fait du moins en Californie entre les républicains et les démocrates. La Japanese and Corean Exclusion League réunit tous les partis. Seuls les gens de l’Ouest, à l’époque de l’engouement japonophile, réagissaient contre la tendance générale. Ils déclarent aujourd’hui, fidèles à eux-mêmes, que leurs pronostics n’étaient que trop justifiés. Et ils invoquent à l’appui de leurs craintes ce qui se passe aux Hawaï[10].

Ils montrent ces îles envahies par les coolies japonais qui, en 1905, constituaient 66 pour 100 de leur population ; l’expropriation progressive des blancs par les Japs qui, d’abord concentrés dans les plantations, monopolisent maintenant tous les métiers tant urbains qu’agricoles, le petit commerce et la petite industrie ; l’arrivée des femmes qui peu à peu transforment en une population stable une population jusqu’alors toute mobile ; l’évolution des écoles presque exclusivement fréquentées par des enfans japonais, qui, nés dans les îles, pourront se faire naturaliser ; les achats de terre de plus en plus nombreux qui fourniront une base aux naturalisés de la veille pour une action politique, dont, à coup sûr, l’Amérique ne sera pas l'inspiratrice. Ils montrent surtout, s’élançant des Hawaï, sans limitation et sans contrôle, l’armée des Jaunes qui, de là, se répand sur le sol de la Californie, où une vie plus douce, des salaires plus hauts les attirent. Et ils demandent avec angoisse si la Californie subira quelque jour le sort des Hawaï : — américaines en apparence, japonaises en réalité, « nouveau Japon, » base stratégique pour de plus ambitieux desseins.

Une politique d’interdiction, une politique de fermeture est la seule qui réponde aux aspirations de la Californie. Mais le peuple, qu’il s’agirait d’atteindre, est l’un des plus justement orgueilleux du monde. Tout son effort, admirable d’intensité et de suite, a tendu depuis quarante ans à obtenir droit de cité et traitement égal parmi les nations occidentales. Il a voulu s’approprier d’abord de la civilisation européenne tout ce qui fait la force. Il a conquis par une négociation qui a duré un quart de siècle sa libération juridique et son assimilation internationale aux autres puissances. Il a mérité, gagné et conservé l’alliance de l’Angleterre. Il a soutenu contre la Russie avec un plein succès une guerre formidable. Il est, — il sera pendant quelques semaines encore[11], — la seule puissance navale de l’océan Pacifique. Longtemps méconnu, il est doublement susceptible et ne permettrait pas qu’on lui appliquât les procédés sommaires que la Chine est obligée de subir. Ce pays, c’est le Japon moderne, prodigieusement attentif à la défense de ses droits, singulièrement armé pour les soutenir, lié jusqu’ici au gouvernement de l’Union par des relations d’intime amitié. San Francisco contre Tokyo, — et peut-être contre Washington, — tels sont les trois termes du débat que le monde a suivi depuis quinze mois.

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Les événemens politiques ne sont que la traduction des crises morales dont l’âme humaine est le théâtre. Les incidens survenus entre les États-Unis et le Japon sont la conséquence nécessaire du conflit d’intérêts et de passions dont nous venons d’examiner les causes.

Au début du mois d’août 1906, M. Sims, l'inspecteur américain chargé d’appliquer la loi qui interdit aux étrangers la pêche des phoques à fourrure dans les eaux de l’Alaska, informait le gouvernement de Washington que le garde-côte Mac-Cullock avait surpris, aux îles Aléoutiennes, des Japonais qui, montés sur quatre goélettes, chassaient les phoques et les écorchaient dans la limite des eaux territoriales. Le braconnage était flagrant. Les Américains sommèrent les Japonais de se rendre. Ceux-ci, au lieu de céder, essayèrent de s’enfuir. Les Américains ouvrirent alors le feu. Cinq Japonais furent tués, deux blessés, vingt-deux faits prisonniers, les goélettes et la pêche saisies. C’était un délit indiscutable, une violation certaine des règlemens internationaux qui régissent la pêche des phoques à fourrure. Il n’y avait pas dans tout cela matière à difficulté. Le secrétaire d’État américain expliqua au chargé d’affaires du Japon ce qui s’était passé et que les prisonniers seraient déférés aux tribunaux sous l’inculpation de braconnage, violation des eaux territoriales et infraction aux traités. Le chargé d’affaires reconnut que le cas n’était pas douteux. Plusieurs journaux cependant donnèrent à l’incident une singulière importance et si, au même moment, le meurtre de M. Stanford White par M. Harry Thaw n’avait pas absorbé la presse des États-Unis, — et d’ailleurs, — les commentaires auraient à coup sûr aggravé les choses. Déjà, la nervosité sincère ou factice s’accumulait ; elle était prête à éclater à la première étincelle.

C’est, comme on pouvait s’y attendre, à San Francisco même que le choc se produisit. Le 11 octobre, les autorités scolaires de la ville décidaient qu’à partir du 15 octobre suivant, les directeurs d’écoles devraient envoyer tous les écoliers chinois, coréens ou japonais à « l’école orientale publique sise entre Powell et Mason Streets sur la façade Sud de Clay Street. » Il est superflu de remarquer que la mesure répondait au vœu des Californiens. Depuis plusieurs mois, la question des écoles était à l’ordre du jour de la « ligue anti-japonaise. » On invoquait volontiers, comme le principal argument, l'âge des écoliers : il est exact que plusieurs d’entre eux d’origine japonaise étaient sensiblement plus âgés que leurs camarades américains des mêmes cours. Mais la rédaction même de l’arrêté du 11 octobre prouvait que c’était la race, et non point l’âge, que le Board of Education s’était proposé d’atteindre[12]. Cette mesure était injuste : car on ne relevait contre les petits Japonais aucun fait précis. On pouvait même penser qu’elle violait le traité nippo-américain du 22 novembre 1894 qui, fixant les « droits de résidence et de voyage, » garantissait aux sujets ou citoyens des deux pays « les mêmes privilèges, libertés et droits, et les mettait à l’abri de tout impôt ou charges plus lourdes que ceux imposés aux nationaux, sujets ou citoyens de la nation la plus favorisée. » Sans doute, en cet article, le régime scolaire n’était pas mentionné. Mais comment justifier, au regard de la clause qu’on vient de lire, les restrictions imposées aux Japonais ? En réalité, les autorités de San Francisco passaient outre au traité Gresham-Kurino, d’abord parce que cette violation était agréable à la majorité de l’opinion californienne, — il suffisait, pour s’en assurer, de parcourir les journaux locaux, — ensuite, parce que c’était une façon d’imposer au gouvernement de l’Union l’examen de la question japonaise. L’affaire des écoles, si intéressante qu’elle fût en elle-même, était surtout un prétexte, une amorce. Elle constituait l’entrée de jeu d’une partie préparée de longue date et que les Californiens allaient diriger de main de maîtres.

Dès la fin d’octobre, le vicomte Aoki, ambassadeur du Japon, appela l’attention de M. Root, secrétaire d’État, sur les événemens de San Francisco. Rien de plus naturel. Mais tout de suite, la « presse jaune » américaine déclara que le vicomte Aoki avait parlé d’un ton singulièrement vif. Et le Times lui-même s’appropria cette information inexacte. En réalité, l’ambassadeur du Japon s’était borné à résumer des faits et à rappeler un texte ; des faits : le boycottage scolaire de San Francisco et la décision du Board of Education ; un texte : l’article du traité Gresham-Kurino qui a été rappelé plus haut. A Tokyo, le ministère s’employait en même temps à calmer l’opinion et à modérer la presse. Le Jipi Shimpo publiait un article d’explications, qui excusait presque les États-Unis et affirmait que l’incident n’avait pas d’importance internationale. Néanmoins, la presse d’opposition et une partie du public demeuraient nerveux. Très nettement, mais très courtoisement, le vicomte Aoki exposa à M. Root cette situation en lui demandant de prendre des mesures pour que les autorités scolaires de San Francisco respectassent les engagemens internationaux qui assuraient aux Japonais, sur le sol des États-Unis, l’égalité des droits avec la nation la plus favorisée. A dire vrai, la démarche de l’ambassadeur était presque superflue : car, au même moment, la publication de la dépêche envoyée à Tokyo par M. Root précisait les vues du gouvernement de l’Union, et ces vues semblaient faites pour apaiser toutes les craintes du Japon. « Vous pouvez, écrivait le secrétaire d’État, donner au gouvernement japonais, dans les termes les plus positifs, l’assurance que le gouvernement des États-Unis ne se proposerait jamais d’appliquer aux Japonais un traitement autre que celui qui est accordé aux nationaux du pays étranger le plus ami, et qu’il n’y a nullement lieu de supposer que le peuple des États-Unis désire voir le gouvernement adopter une autre politique. Le Président a invité le ministre de la Justice à procéder immédiatement à une enquête rigoureuse et à prendre les mesures qui pourront être nécessaires pour assurer le respect de tous les droits acquis par traité aux sujets japonais dans l’esprit d’amitié et de respect que notre peuple nourrit depuis si longtemps pour eux. » En même temps, M. Metcalf, secrétaire d’État du Commerce et du Travail, partait pour San Francisco, afin d’y faire une enquête sur l’agitation anti-japonaise.

La bonne volonté du gouvernement de Washington était indiscutable. Le respect des traités d’abord, ensuite le souci d’éviter soit dès représailles politiques, soit des rétorsions économiques analogues au boycottage des marchandises américaines en Chine, enfin le prix qu’il attachait par tradition et par raison à ses bonnes relations avec le Japon, tout garantissait sa sincérité. Sur un seul point, M. Root se trompait ; c’est quand il écrivait : « Il n’y a nul lieu de supposer que le peuple des États-Unis désire voir le gouvernement adopter une autre politique. » Cela était vrai sans doute des États de l’Est et du Centre ; ce ne l’était point de la Californie. Dans l’instant même que l’ambassadeur du Japon protestait contre les mesures scolaires, il était obligé de signaler aussi, toujours à San Francisco, la mise à l’index des restaurans japonais, mise à l’index d’autant plus intolérable qu'elle était accompagnée de menaces de violences contre les biens et contre les personnes. Sur la question scolaire, les Californiens affirmaient très haut leur résolution de ne point céder. Ils n’ignoraient pas, disaient-ils, que la Constitution fédérale oblige les États à respecter dans leur législation particulière les traités conclus par l’Union. Mais ils ajoutaient que le traité Gresham-Kurino leur accordait précisément la liberté dont on prétendait leur enlever le bénéfice. En effet, disaient-ils, l’article 2 du traité portait : « Il est entendu que les stipulations contenues dans cet article et dans le précédent (articles par lesquels le traitement de la nation la plus favorisée est accordé au Japon) ne peuvent en aucune manière affecter l’application des lois qui ont été votées jusqu’ici ou peuvent être votées dorénavant dans les deux pays concernant la réglementation du commerce, l’immigration des ouvriers et les questions de police et de sécurité publique. » D’après eux, la législation scolaire pouvait être assimilée à cette réglementation. Ils invoquaient ce sens d’autonomie si développé dans tous les États américains, surtout dans ceux de l’Ouest. Et M. Metcalf dans ses premières communications au gouvernement ne se montrait pas optimiste. San Francisco était enfiévré. Les protestations des Japonais, résolus à ne pas se laisser assimiler aux Chinois et aux Coréens, excitaient cette haine de race qui, entre les Jaunes, d’où qu’ils viennent, ne veut pas distinguer.

À ce moment, des deux parts, du côté japonais comme du côté américain, on essaya, dans un dessein d’apaisement, de faire appel à l’opinion. Le 30 octobre, M. Kurino, ambassadeur du Japon à Paris, affirma, tout en exposant les revendications de son pays, que la situation n’était point grave. Un mois après, comme une réponse à cet appel amical, paraissait le message du Président. Il était impossible de concevoir désaveu plus net au fond, dans la forme plus cordial pour le Japon, de la politique californienne. « Il nous faut spécialement, disait M. Roosevelt, nous rappeler nos devoirs envers les étrangers qui sont nos hôtes. C’est le signe certain d’une société peu avancée que d’offenser en quelque manière que ce soit l’étranger entré aux États-Unis sous l’égide de la loi et se conduisant selon la loi. Ces devoirs de bonne hospitalité incombent à tout citoyen américain et spécialement à tout fonctionnaire des États-Unis. Je me sens poussé à parler ainsi par l’attitude hostile que l'on a prise çà et là dans ce pays contre les Japonais. » Le Président rappelait ensuite l’amitié du Japon et des États-Unis ; l’expansion « vraiment formidable » de l’empire du Mikado ; son glorieux passé ; son antique civilisation ; sa grandeur « dans les arts de la guerre et dans les arts de la paix. »

Il ajoutait : « Le fait d’exclure les Japonais des écoles américaines est tout à la fois odieux et ridicule, quand on considère qu’il n’est pas de collège en Amérique, d’un rang si élevé soit-il, et cela même en Californie, qui n’accueille volontiers les étudians japonais et à qui ces étudians ne fassent honneur. Nous avons autant à apprendre du Japon que le Japon de nous... Partout au Japon les Américains sont bien traités. Si donc nous traitons moins bien chez nous les Japonais, ce n’est rien de moins qu’un aveu de l’infériorité de notre degré de civilisation. » Faisant front au préjugé courant, M. Roosevelt montrait ensuite que, si les États-Unis doivent travailler à jouer « un rôle toujours plus important dans le Pacifique, » ils doivent, pour y compter sur un « développement durable, » traiter avec bienveillance les nationaux des autres pays. Et il concluait avec une singulière énergie : « Je demande un traitement équitable et convenable pour les Japonais comme je le demanderais pour les Allemands, les Anglais, les Français, les Russes ou les Italiens. Je demande que les lois fondamentales de l’Union en matière criminelle et civile soient modifiées et complétées de façon à permettre au président, agissant au nom du gouvernement des États-Unis, responsable des relations extérieures du pays, de faire respecter les droits consentis par traités à des étrangers. Même dans l’état actuel de nos lois, le gouvernement peut faire quelque chose dans ce sens, et dans le cas qui nous occupe, celui des Japonais, tout ce qui est en mon pouvoir sera fait ; toutes les forces, tant militaires que civiles, des États-Unis seront employées.... »

Jamais chef d’État n’avait parlé plus franc. Le discours du Président devait produire et produisit une forte impression. Au Japon, il rencontra, comme on pouvait s’y attendre, le plus sympathique accueil et l’on y vit en général la promesse d’une prompte solution. A San Francisco, il provoqua de violentes colères qui trouvèrent leur écho dans la presse et même au Congrès. A examiner de plus près les affirmations présiden-tielles, force était cependant de reconnaître qu’elles ne changeaient rien à la situation. M. Roosevelt donnait aux Japonais une haute satisfaction d’amour-propre : mais quoi de plus ? Il reconnaissait son impuissance en face de l’autonomie des États et il demandait au Congrès de lui fournir un moyen d’agir. C’était avouer implicitement que ce moyen n’existait pas. Sans doute, il ne renonçait pas à l’action ; il l'annonçait ; il parlait même d’employer toutes les forces civiles et militaires dont il pourrait « légalement » se servir ; il promettait de « faire quelque chose. » Quoi ? Nul ne le savait. Et déjà l’on donnait aux députés californiens l’assurance qu’il ne s’agissait pas de faire forcer par les troupes les portes des écoles. Le Président flétrissait l’attitude des autorités de San Francisco au regard de la conscience morale. Mais, au moins par prétérition, il confessait ne rien pouvoir contre elles. Il fallait donc, si des paroles on voulait passer aux actes, chercher, par des expédiens, à défaut d’une solution directe, une solution détournée.

Cette solution pouvait être d’ordre judiciaire. Déjà des enfans japonais avaient formé devant la Cour suprême de l’État de Californie un recours contre l’application qui leur était faite de la décision du Board of Education. Déjà le département fédéral de la justice avait chargé le juge Walberton, de la « Cour de circuit » de San Francisco, d’inviter le Board à expliquer les motifs de sa décision. M. Roosevelt, dès l’envoi de son message, insista pour que ces deux procédures suivissent rapidement leur cours. C’était « quelque chose, » pour reprendre l'expression du message ; ce n’était pas grand’chose. C’était d’autant moins que, peu de jours après, en communiquant au Congrès le rapport de M. Metcalf, sur la mission dont il l’avait chargé, le Président était amené à souligner le caractère rigoureusement arbitraire des mesures prises à San Francisco. De ce rapport, — d’autant plus critiqué par les Californiens que M. Metcalf était Californien lui-même, — il résultait que, sur les quatre-vingt-quinze Japonais exclus des écoles, douze seulement avaient plus de dix-sept ans ; que les petits Japonais étaient intelligens, propres et de bonne conduite ; que l’obligation d’aller à une seule école était de nature à les gêner gravement en raison de leur dispersion dans, toute la ville. Le rapport citait ensuite nombre d’exemples de boycottage ou de mauvais traitemens : pierres lancées dans les vitres des magasins japonais ou même sur un savant japonais, M. Omori, venu en Californie pour étudier les causes du tremblement de terre. M, Roosevelt répétait ce qu’il avait déjà dit de l’emploi de toutes les forces de l’Union pour protéger les Japonais, si la police de « Frisco » n’y suffisait pas. Et, au même moment, le discours du vicomte Aoki à la Société américaine asiatique de New- York dénotait de sa part un vif désir de réduire l’incident au minimum. Mais il était aisé de constater qu’aucun résultat n’était acquis, qu’aucun résultat n’était à prévoir. Et tout ce que pouvait le Président, c’était d’obtenir d’un des représentans de la Californie, M. Hayes, qu’il ne déposât pas, au moins momentanément, un bill tendant à restreindre l’immigration japonaise presque aussi sévèrement que l’immigration chinoise.

Loin de s’apaiser, les gens de l’Ouest étaient de plus en plus excités. On signalait à Adler, dans l’État de Washington, au nord de la Californie, des violences commises contre douze Japonais. Près de Tacoma, dans le même État, des sévices analogues étaient constatés. A San Francisco, le Board of Éducation poursuivait son argumentation juridique : il exposait notamment que les écoles réservées aux Japonais, aux Chinois et aux Coréens avaient les mêmes privilèges, les mêmes droits, les mêmes avantages que les autres écoles publiques ; qu’il n’y avait par conséquent pas lieu de parler d’inégalité. Dans les journaux, on dénonçait avec colère les « fortunes excessives » faites par les Japonais depuis le tremblement de terre. Enfin, sur la foi de personnages plus ou moins autorisés, on faisait circuler la nouvelle d’un accord nippo-américain, tendant, d’une part, à régler juridiquement la question des écoles, d’autre part, à restreindre l’immigration japonaise en la dirigeant, non plus sur les Hawaï et la Californie, mais sur la Mandchourie. Ces rumeurs prêtaient au Japon une résignation peu conforme à ses habitudes. Malgré plusieurs démentis, elles persistèrent. Le 7 décembre, le département d’État et le sénateur Bacon, autorisés par le Président, crurent nécessaire d’y couper court. La « Ligue pour l’exclusion des Japonais et des Coréens » convoqua alors un meeting pour protester contre les « grossières insultes » dirigées par M. Roosevelt contre le peuple californien. Elle envisageait de nouvelles interdictions à l’usage des Japonais : celle par exemple de voyager, en chemin de fer et en tramway, dans les mêmes wagons que les blancs. Partout, à Auckland, aux Philippines, l’agitation anti-japonaise augmentait. Le 8 janvier 1907, le gouverneur de la Californie, M. Pardee, dans son message annuel à la législature locale, critiquait amèrement le message de M. Roosevelt. Il reprochait au Président d’ignorer la situation vraie des États du Pacifique. Et il ajoutait : « Les Japonais ne peuvent pas devenir de bons citoyens américains. Il est inutile d’essayer de les transformer. » Au Congrès fédéral, un sénateur de l’Orégon demandait la fermeture absolue des frontières américaines aux coolies japonais, proclamait le droit souverain des États de diriger leurs écoles à leur gré et s’écriait : « L’immigration asiatique est une malédiction pour le travail américain. » Le sénateur Tillman, ancien gouverneur de la Caroline du Sud, disait : « Le niveau intellectuel des Japonais n’est guère plus élevé que celui des nègres. » Le 30 janvier, le Sénat de Californie adoptait à l’unanimité une résolution requérant le gouverneur et l’attorney général de « protéger et sauvegarder les droits de l’État souverain de Californie. »

Les députés californiens au Congrès, malgré plusieurs entrevues avec MM. Roosevelt, Root et Metcalf, soutenaient énergiquement la même thèse qu’une délégation spéciale était venue défendre à Washington. Seul le président de la grande université Stanford en Californie osait qualifier de « politique d’apaches » l’exclusion des Japonais. Cette voix isolée retentissait dans le désert, ou, plus exactement, elle était étouffée par les clameurs populaires. Même, le commissaire de l’immigration, sur des instructions provisoires, venues de Washington, empêchait de débarquer à San Francisco 200 ouvriers japonais qui arrivaient des Hawaï. La visite annoncée en novembre d’une escadre japonaise à San Francisco était décommandée. On assurait enfin que quatre cuirassés détachés de l’escadre de l’Atlantique seraient à bref délai transférés dans le Pacifique. Et pendant ce temps, le Japon consacrait à son budget militaire plus de 200 millions de yen.

Il y eut dans ce mois de janvier 1907 une véritable tension, non point, semble-t-il, une tension diplomatique : car les deux gouvernemens ne cessèrent pas un instant d’affirmer leurs bons rapports, mais cette tension morale qui pèse sur les foules, quand leur instinct leur révèle l’existence d’une question mal posée, mal engagée, mal conduite. L’équivoque, le malentendu apparaissaient aux yeux les moins exercés, comme aussi l’insuffisance et l’impropriété des remèdes appliqués au mal. Le gouvernement de l’Union avait mobilisé contre les gens de San Francisco tout un arsenal de moyens judiciaires destinés à trancher la question des écoles. Mais alors même que ces moyens douteux eussent été théoriquement efficaces, qu’aurait-on gagné contre une résistance pour laquelle l’affaire scolaire n’était qu’un prétexte, la haine du travail jaune étant la vraie et profonde raison ? Sans doute il y avait deux procès engagés. Et ces procès pouvaient intéresser les jurisconsultes. L’un, pendant devant la Cour suprême de l’État de Californie, était ouvert au nom d’un enfant japonais pour lequel on réclamait l’admission dans une école publique ; l’autre était intenté devant la Cour de circuit fédérale par le gouvernement de l’Union au Board of Education de San Francisco. Mais les Californiens, battus sur ces deux points, — et d’ailleurs seraient-ils battus ? — s’avoueraient-ils vaincus ? On craignait que non. Et une sorte d’agacement s’emparait de l'opinion , favorisant l’éclosion de toutes les légendes, de toutes les fantaisies.

Un jour, c’était le capitaine Richmond Pearson Hobson, le héros du Merrimac, « l’embouteilleur » de Santiago, qui déclarait gravement au New-York Herald avoir vu, — mais de ses yeux vu, ce qui s’appelle vu, — un ultimatum remis à M. Root par le vicomte Aoki. Les intéressés démentaient aussitôt. Mais bien des gens ne les croyaient pas. On parlait de la guerre « nécessaire, » de la guerre « fatale. » M. Perkins, sénateur de Californie, la prédisait à brève échéance : « Les Japonais, disait-il, sont plus agressifs, plus tenaces, plus déterminés que les Chinois. Et il ne se passera pas longtemps avant que nous ne soyons obligés de régler une fois pour toutes nos comptes avec eux. » Les pessimistes n’avaient point de peine à découvrir, sous les incidens de surface, les motifs graves de conflit, rivalité entre le travail américain et le travail asiatique, lutte pour la maîtrise du Pacifique. La presse anglaise, habituellement mieux informée et qui, en l’espèce, n’aurait pas dû jouer ce rôle alarmiste, se faisait l’écho de ces rumeurs, parlait, elle aussi, d’ultimatum, et, à Paris, l’opinion s’accréditait d’une guerre inévitable et proche.

A distance de perspective, on se prend à douter de l’entière sincérité de cette agitation, à se demander si, par une ruse des plus honorables, le président Roosevelt et le gouvernement de l’Union ne favorisaient pas les bruits alarmistes pour avoir vis-à-vis de la Californie, sinon vis-à-vis du Japon, une plus large liberté d’action, et une autorité plus grande, pour préparer aussi le mouvement tournant d’où devait sortir la solution. Notez en effet ce singulier contraste : presque en même temps, le sénateur Cullorn, président de la Commission des Affaires extérieures du Sénat, qualifiait d’absurde l’inquiétude générale, et le président Roosevelt, d’après le World, il est vrai, disait n’être pas certain qu’une rupture pourrait être évitée avec le Japon, si les autorités californiennes ne modifiaient pas leur attitude à l’égard des Japonais. Du côté japonais, on ne cessait pas d’être parfaitement calme, comme si d’avance on eût prévu l’issue de la tempête. La presse répétait qu’elle avait confiance en M. Roosevelt. Le baron Kaneko, envoyé en Amérique pour une enquête économique, parlait avec quelque dédain des « incidens locaux » de San Francisco. Tout à coup, — nous sommes le 1er février, — un bruit, d’abord discret, puis plus net, circule : les bases de l’entente seraient trouvées ou à la veille de l’être. Les Californiens céderaient sur la question des écoles, mais, en revanche, ils obtiendraient une satisfaction économique sous la forme de mesures restrictives de l'immigration des coolies japonais. C’était enfin poser franchement le problème, s’assurer par conséquent des chances de le résoudre. Le président Roosevelt et M. Root, dès ce moment, ne cachent pas qu’ils n’ont aucune confiance dans la solution judiciaire : c’est donc qu’ils comptent sur une autre. Leurs entretiens avec le maire de San Francisco et les délégués californiens se multiplient. Enfin, le 12 février les nouvelles se précisent. M. Root, au nom du Président, a proposé au speaker de la Chambre des représentans et aux présidens des comités d’immigration de la Chambre et du Sénat l’insertion dans le bill d’immigration à l’étude devant le Congrès d’une clause restrictive contre la main-d’œuvre des coolies japonais aux États-Unis. Dès le lendemain, M. Schmitz, maire de San Francisco, avec une crâne franchise, déclare dans une interview, que, s’il on est ainsi, peu importe l’affaire des écoles : ce qu’on veut, c’est la fermeture de la Californie au travail japonais. M. Roosevelt voit, dès lors, nettement le but : pour l’atteindre, il faut triompher de deux obstacles possibles, l’obstacle californien, l’obstacle japonais.

L’obstacle californien d’abord : il ne paraît pas très sérieux. Le speaker et les présidens des comités d’immigration adoptent l’amendement dont le texte est alors rendu public : aux termes de cet amendement, les personnes ayant un passeport délivré par leur gouvernement pour aller dans les îles soumises aux États-Unis, la zone du canal de Panama ou d’autres pays tels que le Mexique, si elles désirent venir aux États-Unis, pourront s’en voir refuser l’entrée, quand leur venue sera jugée nuisible aux travailleurs blancs par le président des États-Unis. Le 15 février, les représentans du gouvernement fédéral et la délégation californienne se réunissent à la Maison Blanche et acceptent les bases de l’accord. En échange de l’amendement annoncé, le Board of Education de San Francisco abandonnera les mesures scolaires auxquelles, la veille encore, il tenait si âprement. Il est entendu que, si la loi sur l’immigration n’est pas votée au cours de la session, une session extraordinaire sera convoquée. Comme les sénateurs des États du Sud protestent contre le bill au nom des régions qu’ils représentent et qui ont besoin de l’immigration, M. Roosevelt, qui tient sa solution et qui y tient, déclare qu’il fera tout pour obtenir le vote de la loi, parce qu’au sort de la loi est lié le sort de l’amendement et que l’amendement est la seule façon de sortir d’un inextricable conflit. Le 16 février, le Sénat adopte à mains levées la loi et l’amendement. Le 18, la Chambre des représentans suit cet exemple. A la suite de ce double vote. M, Schmitz télégraphie de Washington à ses administrés la note suivante : « Tous les enfans de race étrangère âgés de moins de seize ans et parlant anglais peuvent être admis dans les écoles des blancs de San Francisco. Des écoles spéciales seront créées pour les enfans d’origine étrangère qui ne connaîtront pas suffisamment l’anglais. » Il refuse d’ailleurs d’admettre que le traité Gresham-Kurino ait aucunement été violé par les décisions antérieures du Board of Education. Il tient bon sur le principe et transige avec un geste d’un hautain opportunisme. N’a-t-il pas au surplus toutes raisons de triompher ? Il a cédé sur le prétexte, mais il l’emporte sur le fond.

Après l’obstacle californien restait l’obstacle japonais. Et celui-ci risquait d’être plus malaisé que celui-là. La cote mal taillée adoptée par M. Roosevelt était loin d’être pour le gouvernement du Mikado aussi satisfaisante que pour les Californiens. Dès le 15 février des journaux américains avaient annoncé que le cabinet de Tokyo acceptait la transaction. Mais deux jours après, on avait donné une note contraire. Sans doute l’amendement Roosevelt n’était pas directement opposé aux désirs du gouvernement japonais, puisque, depuis plusieurs années déjà, celui-ci refusait à ses coolies des passeports pour le territoire continental des États-Unis et ne leur en accordait que pour les Hawaï, les Philippines, la zone américaine du canal de Panama, d’où ils pouvaient ensuite, il est vrai, entrer librement aux États-Unis. Le pouvoir conféré au Président de refuser l’accès du territoire continental de l’Union aux personnes qui emploieraient, pour y entrer, des passeports non destinés à ce territoire n’avait par conséquent d’autre effet que de faire respecter à la lettre, étroitement et rigoureusement, le texte même des passeports délivrés par le Japon. C’était, en somme, théoriquement du moins, une mesure intérieure de police américaine, l’exercice strict par les États-Unis d’un droit que le Japon leur reconnaissait implicitement lorsqu’il libellait les passeports des coolies « pour les Hawaï » ou « pour les Philippines. » Enfin cette solution aurait pour conséquence de pousser vers la Corée de nouveaux émigrans. Et cela encore était conforme aux vœux du cabinet de Tokyo.

Il n’en restait pas moins que, pratiquement, au regard de l’opinion, l’entrée des Japonais aux États-Unis allait se trouver désormais plus difficile qu’auparavant. Certes, comme le télégraphiait le correspondant du Times à Tokyo, le gouvernement japonais n’avait pas eu à souscrire à une restriction de l’immigration japonaise aux États-Unis. Mais cette restriction, bien que se produisant en dehors de lui par le jeu rectifié d’une règle antérieure, n’en était pas moins certaine. Et l’impression, à ce titre, était pénible. L’ambassade du Japon à Washington, si prodigue jusqu’alors de communiqués rassurans, gardait un complet silence. Enfin les Japonais des Hawaï protestaient avec violence contre une réglementation qui, disaient-ils, faisait d’eux à perpétuité les esclaves des capitalistes hawaïens. Depuis plusieurs années, les coolies japonais ne faisaient que traverser les îles. San Francisco était le but réel de leur voyage. On les privait donc de leur débouché le plus fructueux en les condamnant à rester à tout jamais employés dans les plantations. Néanmoins, le 22 février, on annonçait à Washington que le département d’État avait reçu, — on ne disait pas sous quelle forme, — l’adhésion du Japon au bill sur l’immigration. Le 9 mars, un télégramme de Tokyo rendait compte d’un discours conciliant du vicomte Hayashi, ministre des Affaires étrangères. Le 13 du même mois, le Board of Education de San Francisco retirait les arrêtés prohibitifs. Les poursuites dirigées contre lui étaient interrompues. Le 15, les petits Japs reprenaient leur place dans les écoles. Et le 19, M. Roosevelt faisait entrer en vigueur l’article fermant l’accès des États-Unis aux coolies non munis de passeports pour le territoire continental de l’Union.

C’était la fin de cette grande querelle, — querelle qui, à dire vrai, avait été moins entre les deux puissances intéressées qu’entre le gouvernement fédéral et l’État de Californie ; querelle qui, cependant, avait mis au jour, sous une lumière crue, les raisons profondes et durables du conflit nippo-américain ; querelle enfin dont l’issue était pour les Californiens, en dépit de la haute impartialité du président Roosevelt, un encouragement à persister dans leur politique d’exclusion. M. Roosevelt avait dû le proclamer : il était, de par la Constitution, désarmé en face des États de l’Ouest. Ceux-ci, à coup sûr, ne l'oublieraient pas.

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Le printemps de 1907 marqua cependant un effort réciproque vers une politique de bon et sincère accord. Au début de mai, le baron Ozawa, membre de la Chambre des pairs japonais, alla aux États-Unis pour se rendre compte des causes des difficultés des mois précédens. Sa mission avait un caractère officiel : il en profita pour multiplier les déclarations rassurantes, pour exprimer même l’opinion que la conclusion d’une alliance entre le Japon et les États-Unis serait infiniment désirable. M. Roosevelt et M. Root firent le meilleur accueil à l’envoyé japonais. L’ambassadeur du Japon à Washington se préparait au même moment à se rendre en Californie, où il voulait visiter les sociétés japonaises. Le calme paraissait rétabli.

Cependant, quelques jours après les déclarations optimistes du baron Ozawa, le 21 mai, trois maisons japonaises de San Francisco, un établissement de bains et deux restaurans, furent attaquées par la populace. D’après un document officiel, les émeutiers étaient au nombre d’une cinquantaine environ. A la suite de ce premier assaut, des incidens analogues éclatèrent. Et d’autres restaurans japonais se virent également menacés soit directement, soit dans la personne de leurs cliens. Les faits furent aussitôt portés à la connaissance du gouvernement japonais par son consul à San Francisco, et l’ambassadeur du Japon reçut l'ordre de faire à Washington les démarches que les circonstances imposaient. « Sans perdre un instant, » le gouvernement de l'Union prescrivit à l’attorney de San Francisco d ouvrir une enquête. Il prescrivit en même temps au gouverneur de la Californie de prendre toutes les mesures nécessaires. L’enquête établit que les grèves nombreuses par lesquelles San Francisco avait été troublé tout le mois de mai avaient absorbé la police urbaine en l’empêchant de protéger, comme elle aurait dû le faire, les commerçans japonais.

Ce récit apaisant communiqué au début de juin à la presse, par l’ambassade du Japon à Londres reproduisait fidèlement le schéma des événemens ; il n’en donnait pas la physionomie vivante. Sans doute, les bagarres de San Francisco n’avaient pas en elles-mêmes une extrême gravité ; mais l'impression produite était considérable. La presse officieuse de Tokyo et le gouvernement lui-même continuaient à exprimer leur confiance dans le président Roosevelt ; mais l’opposition parlait d’un ton plus vif et reprochait au ministère de manquer d’énergie. Une dépêche, peut-être exagérée dans ses termes, annonçait le 10 juin que le vicomte Tani, chef de l’opposition à la Chambre des pairs, avait dit : « La persécution des Japonais à San Francisco est intolérable. Si la diplomatie ne réussit pas à obtenir une solution satisfaisante, le seul recours possible sera un appel aux armes. Nous y sommes fermement décidés. Il est certain que l’Amérique cédera : car elle est une nation de sentimens essentiellement commerciaux. » Le même jour, la commission exécutive du parti progressiste adoptait la résolution suivante : « Les actes anti-japonais ne sont pas passagers. Le gouvernement de Washington doit être tenu pour responsable de ne pas empêcher de pareils attentats. L’attitude du gouvernement japonais à l’égard du gouvernement américain n’a pas été jusqu’ici ce qu’elle aurait dû être. Il est nécessaire de prendre des mesures convenables pour maintenir la dignité nationale et assurer de façon permanente la sauvegarde des droits et des biens de nos nationaux en Amérique. » Les journaux de l’opposition exprimaient un sentiment pareil et disaient qu’il fallait exiger des excuses du maire de San Francisco. Les intellectuels, les professeurs qui, à la veille de la guerre contre la Russie, avaient mené une ardente campagne belliqueuse, étaient de nouveau fort excités. On annonçait des conférences, des meetings de protestation.

Pour comble de disgrâce, d’autres complications surgirent presque aussitôt. À la fin de juin, on découvrit dans six grandes caisses faisant partie de la cargaison d’un vapeur qui venait de Yokohama, six jeunes Japonaises qu’on essayait d’introduire en fraude : ce n’était qu’un fait divers, mais la presse californienne en mena grand tapage. Aux îles Pribiloff, un cutter américain captura vingt-neuf Japonais contrebandiers, dans des conditions dont la légalité fut discutée. Puis ce fut le refus d’autorisation opposé par la municipalité de San Francisco à cinq bureaux de placement japonais qui demandaient simplement le renouvellement de leur licence. Ce refus fit à lui seul une impression plus forte que tous les incidens précédens. Le comité de police de San Francisco prétendait que, si le droit de tenir des bureaux de placement existe réellement, il est soumis aux lois et règlemens de l’État comme tout ce qui concerne la police et l’hygiène. Les Japonais répliquaient en demandant pourquoi, seuls de tous les étrangers, ils étaient exclus du bénéfice de ce droit. « Il s’agit, disaient-ils, d’empêcher les domestiques japonais de se placer en supprimant les bureaux de placement de leur nationalité. C’est donc une fois de plus une mesure d’exception dirigée contre le Japon et contre ses nationaux au mépris du traité de 1894. » C’était une sorte de récidive aggravée de l’affaire des écoles. Et l’émotion était plus vive encore.

Peu de jours après, les Chambres de commerce japonaises adressaient aux principales Chambres de commerce américaines une circulaire dans laquelle elles les priaient de s’employer de tout leur pouvoir à faire disparaître les motifs de discorde qui pesaient sur les bons rapports des deux pays : et en Amérique on n’hésitait pas à voir, un peu témérairement peut-être, dans cette démarche une menace déguisée de boycottage. Par action et par réaction, les griefs s’accumulaient. Les représailles commerciales prêchées par certains journaux japonais étaient interprétées à San Francisco comme une provocation. On répandait en même temps la nouvelle que 4000 Japonais, fixés au Mexique, guettaient une occasion de pénétrer aux États-Unis : et l’on dénonçait une fois de plus la fourberie des « singes jaunes. » Sans doute le département d’État et l’ambassade du Japon à Washington continuaient à déclarer que l’accord était complet entre les deux gouvernemens. On annonçait une prochaine visite au Japon de M. Taft, secrétaire d’État à la Guerre. On fêtait aux États-Unis le général Kuroki. A Tokyo, on remettait au point les exagérations de la presse d’opposition. Des deux parts enfin, on s’en prenait aux journaux, non sans raison d’ailleurs, de l’excitation croissante. Cette excitation n’en existait pas moins, et son existence seule constituait un danger.

Ce danger parut soudain aggravé par une nouvelle inattendue, d’abord démentie, puis rectifiée et finalement confirmée, l’envoi dans le Pacifique de la flotte américaine de l’Atlantique composée de 16 cuirassés et de nombreux croiseurs cuirassés. C’est le 1er juillet que cette information, bien faite pour impressionner le public, fit dans la presse son apparition. On assurait que l’escadre de croiseurs cuirassés, à ce moment en croisière dans les eaux asiatiques, et composée du West Virginia, du Maryland, du Colorado et du Pensylvania, serait rappelée à bref délai à San Francisco où elle serait rejointe par le Tennessee et le Washington qui se trouvaient alors à Bordeaux. Puis les seize cuirassés de l’Atlantique, Connecticut, Louisiana, Maine, Missouri, Virginia, Georgia, New-Jersey, Alabama, Rhode-Island, Illinois, Kentucky, Kearsage, Ohio, Indiana, Minnesota, Vermont, partiraient, — à une date non encore déterminée, — de New York ou de Hampton-Road. Ils contourneraient l’Amérique du Sud en s’arrêtant dans les principaux ports, et ils iraient se concentrer sur la côte californienne avec les deux autres groupes. Le contre-amiral Evans aurait le commandement de cette énorme force navale. Si l’on considérait en elle-même cette « redistribution » des escadres de l’Union, on n’y pouvait opposer aucune objection. Les États-Unis ont une flotte. Deux océans baignent leurs côtes. Comment leur contester le droit d’employer cette flotte dans celui des deux océans qu’il leur convient de choisir ? La « redistribution » de la flotte anglaise, en 1904 et 1905, était, elle aussi, de nature à provoquer des inquiétudes dans certaines capitales. Mais des inquiétudes ne sont pas des argumens. Et le Japon ne pouvait pas plus invoquer de raisons valables contre la décision de l’amirauté américaine, que l’Allemagne n’avait pu en élever trois ans plus tôt contre celles de l’amirauté britannique.

Dans les circonstances où il se produisait, le déplacement de la flotte devait apparaître comme une mesure de précaution militaire. Mais comment nier que cette précaution ne fût légitime ? Les guerres que l’on désire ne sont pas les seules auxquelles on doive se préparer. Et comme nul ne peut connaître la secrète pensée d’un adversaire éventuel, il est d’une élémentaire prudence de se préparer, en tout état de cause, en vue de l’hypothèse la moins favorable. Comme l’observait la Morning Post, la décision du gouvernement des États-Unis était parfaitement naturelle. Et s’il y avait en cette affaire matière à s’étonner, c’était que cette décision eût été aussi tardive. Étant donné, d’une part, l’importance qu’à la suite d’un des auteurs les plus lus des États-Unis, le capitaine Mahan, l’opinion américaine attache à la maîtrise du Pacifique ; étant donné, d’autre part, le soudain et prodigieux essor de la puissance navale du Japon, il était aisé de prévoir qu’un jour viendrait à Washington, où, de l’Atlantique, on déciderait d’amener tout ou partie de la flotte dans le Pacifique. Tant que le canal de Panama ne sera pas ouvert, ce déplacement d’une force considérable sera difficile : il demandait donc à être étudié.

Il est probable au surplus que, malgré l’énervement qu’entretenaient les journaux, l’envoi de la flotte dans le Pacifique aurait paru moins suspect au Japon, si, dès le premier jour, M. Roosevelt avait tenu publiquement le langage plein de fermeté et de franchise qu’il devait faire entendre quelques semaines plus tard. Malheureusement, cette affaire de la flotte fut mal engagée. Le secrétaire du président, M. Lœb, commença par démentir qu’on eût jamais songé à opérer ce transfert,tout en reconnaissant cependant que le conseil naval l’avait recommandé. Le ministère de la Marine publia une note analogue. Mais les journaux maintinrent leurs informations. Alors parut un communiqué qui disait en substance : « La destination des cuirassés n’est pas fixée. Ils peuvent aussi bien aller dans la Méditerranée, ou dans le sud de l’Atlantique, que dans le Pacifique. S’ils se rendent dans le Pacifique, ce sera tout simplement pour y faire des manœuvres navales. En tout cas, cette croisière n’aura aucune signification politique, et il est faux que le gouvernement se soit laissé influencer par la tension survenue entre des particuliers américains et japonais. » Quelques jours après, la croisière était officiellement confirmée : on la présentait toujours comme une croisière d’instruction, absolument pacifique.

C’est ce que disait avec beaucoup de mesure l’amiral Evans, aussitôt interviewé : « Il est absurde, déclarait-il, de voir dans le voyage de l’escadre une démonstration destinée à peser sur un gouvernement ami tel que le gouvernement japonais. Le fait que quelques voyous ont saccagé un restaurant japonais à San Francisco ne peut pas être un motif de guerre avec le Japon. Des incidens locaux de ce genre et de cette importance sont toujours faciles à régler. » L’amiral Brownson, dans un discours prononcé à Oyster Bay, tenait le même langage : « La marine américaine, disait-il, se propose de donner au monde la preuve qu’elle est capable de protéger les deux côtes des États-Unis. Mais il ne saurait y avoir, pour faire cette démonstration, d’époque plus propice que celle où nous sommes, les États-Unis étant en paix parfaite avec toutes les nations. » L’amiral Dewey, avec des sous-entendus qui pouvaient sembler menaçans, déclarait lui aussi que la mission de la flotte était toute pacifique. Il ajoutait seulement : « Alors même que la paix n’est pas en danger, il est préférable d’être prêts... La présence de notre escadre dans le Pacifique peut être utile à tous les points de vue. » Enfin M. Metcalf, devenu ministre de la Marine, affirmait que l’envoi des cuirassés dans les eaux orientales ne se rapportait en aucune manière aux questions débattues amicalement entre les États-Unis et le Japon.

Malgré certains mouvemens de nervosité, ces raisons et ces assurances eurent un meilleur effet qu’on ne l’avait d’abord espéré. Il y eut bien, dans des journaux japonais, des attaques contre la marine des États-Unis, ou contre leur politique. Le journal du marquis Ito notamment publia un article assez vif. Mais dans l’ensemble, le calme de l’opinion fut vite rétabli, et il est juste de reconnaître que le gouvernement japonais ne négligea rien pour y contribuer. Pendant un séjour qu’il fit à New-York à cette époque, l’amiral Yamamoto, dans un toast applaudi, s’écria : « Les Japonais se rappelleront toujours la sympathie que leur ont témoignée les Américains durant la dernière guerre. Je suis convaincu que les relations cordiales existant depuis cinquante années entre les deux pays ne peuvent pas être ébranlées par des incidens sans importance. » Simultanément, le vicomte Aoki faisait publier la déclaration suivante : « Entre les gouvernemens japonais et américain n’existent ni querelle ni mauvais sentimens d’aucune sorte : tout ce bavardage au sujet d’une lutte possible entre deux peuples si dévoués l’un à l’autre n’est que l’œuvre d’imaginations déchaînées. Les relations américano-japonaises ne justifient aucune anxiété. Si cette anxiété existe, elle est provoquée exclusivement par les propos d’une presse démagogique qui tend à lancer dans des transports de rage les gens les plus pacifiques. » Certains journaux anglais ayant de nouveau propagé le bruit d’un ultimatum japonais, la nouvelle fut démentie par le département d’État et l’ambassade japonaise. Puis le vicomte Hayashi, ministre des Affaires étrangères, affirma que les négociations engagées entre les deux pays se poursuivaient « dans un esprit de parfaite concorde. » Dans la seconde quinzaine d’août, la première division de la flotte américaine du Pacifique, composée des croiseurs Pensylvania, Colorado, Virginia et Maryland, qui revenait des Philippines, vint passer six jours à Yokohama et y fut très correctement reçue. La « parfaite concorde » dont avait parlé le vicomte Hayashi n’allait pas jusqu’à la cordialité. Mais un homme d’État américain, dont on s’accorde à reconnaître le sympathique entrain, M. Taft, allait se charger, en se rendant à Tokyo, de briser la glace des préventions réciproques au milieu de la chaleur, — communicative, comme on sait, — des banquets officiels.

M. Taft, secrétaire d’État à la Guerre, est un homme de pacifique humeur, qui séduit par sa rondeur, sa franchise et sa bonne grâce. Il s’en allait aux Philippines, qu’il connaît bien pour les avoir naguère administrées. Il décida de faire aussi une visite au Japon, d’aller voir par lui-même ce qu’on disait là-bas des États-Unis, et, si possible, ce qu’on en pensait ; d’expliquer enfin en quelques paroles nettes ce que voulait le cabinet de Washington. Arrivé au Japon à la fin de septembre, il y fut accueilli de la façon la plus flatteuse. Une foule respectueuse le salua, quand il débarqua à Yokohama. Et comme il fut accueillant à tous les reporters empressés à sa rencontre, il eut une presse excellente, qui rendit hommage, en sa personne, à la loyauté du gouvernement de l’Union. Il eut ensuite une série d’entretiens avec des personnalités notables, d’abord avec son collègue, le général Teraoutchi, ministre de la Guerre, puis avec le comte Hayashi, ministre des Affaires étrangères, enfin avec le Mikado. Aussi aimable pour les journalistes américains que pour leurs confrères japonais, il accorda au New-York Herald une interview qui fit du bruit. Il y disait qu’il était criminel de parler d’une guerre entre les États-Unis et le Japon, et qu’au surplus, il traiterait à fond la question dans l’un des banquets auxquels il devait assister.

Le 1er octobre, le télégraphe répandait par le monde la parole de M. Taft : « Il n’y a eu, avait-il dit, qu’un petit nuage sur notre amitié de cinquante ans. Mais le plus grand tremblement de terre du siècle lui-même ne pourrait ébranler cette amitié… Les événemens de San Francisco peuvent recevoir et recevront de la diplomatie une solution honorable. Une guerre entre les États-Unis et le Japon serait un attentat contre la civilisation. Aucun des deux peuples ne la désire. Les deux gouvernemens feront l’impossible pour l’empêcher. » Il avait flétri, dans sa conclusion, les menées belliqueuses de certains journaux et renouvelé à ses auditeurs l’assurance de la vive amitié que le Japon inspire aux Américains. Après ce discours retentissant, s’engagèrent de nouvelles causeries avec le ministre des Affaires étrangères. À dire vrai, on ne sait guère à quoi elles aboutirent ; il est seulement indiscutable qu’il y fut question de l’immigration et de la naturalisation des Japonais aux États-Unis, peut-être de l’éventualité d’un traité sur cette matière. Puis ce fut le Mikado qui, de nouveau, reçut M. Taft et le convia, ainsi que Mme Taft, à déjeuner. Ce déjeuner, particulièrement solennel, fut suivi d’une dernière entrevue avec le comte Hayashi. Le soir même, le marquis Katsoura, dans une déclaration publique, répondit aux politesses de M. Taft : « Rien n’est plus absurde, disait-il, que de parler de guerre entre les États-Unis et le Japon. Rien, j’en suis persuadé, ne peut ébranler les relations historiques des deux nations. Par son discours, M. Taft a scellé d’une manière indélébile les liens de cordiale amitié et de parfaite entente qui existent entre elles. » C’était, si l’on ose ainsi dire, le voyage Lamourette.

Par une curieuse répercussion, M. Roosevelt, au même moment, était vivement pris à partie par une fraction de la presse américaine qui lui reprochait de « provoquer le Japon, » d’armer les Philippines, de faire travailler nuit et jour les chantiers, de jouer avec le feu en envoyant l’escadre dans le Pacifique. Le Président, quand on l’attaque, a l’habitude de faire front. Il n’y manqua pas, et coup sur coup, prononça deux discours, le premier à Saint-Louis, — sous une pluie battante, — le second à Cairo, dans l'Illinois. Dans l’un comme dans l’autre, il expliqua pourquoi le déplacement de la flotte avait été décidé et il l’expliqua lumineusement. Il montra comment au développement de leur marine étaient liés pour les États-Unis le maintien de leur rang de grande puissance, l’intégrité de la doctrine de Monroe, l’avenir du canal de Panama. Et il ajouta : « Dans quelques mois notre flotte de gros navires cuirassés partira pour le Pacifique, la Californie, l’Orégon et le Washington ont une ligne de côtes qui est nôtre au même titre que celle des États de New-York et du Maine, de la Louisiane et du Texas. Notre flotte va se rendre dans nos eaux territoriales du Pacifique et, après y avoir séjourné quelque temps, retournera dans nos eaux territoriales de l’Atlantique. La meilleure place où un officier de marine puisse apprendre son métier, c’est la mer... »

A Cairo, le Président alla plus loin et provoqua même, par son ton, quelque inquiétude : « Nous avons, dit-il, sur deux océans des côtes très étendues. Pour repousser toute attaque qui serait dirigée contre ces côtes, les fortifications, non la marine, devraient être employées. Mais le meilleur moyen, c’est de parer l’attaque en frappant soi-même. Aucun combat ne fut jamais gagné sans frapper et nous ne pouvons frapper qu’avec notre marine. C’est en temps de paix que nous devons construire des vaisseaux et entraîner nos équipages. Une fois que la guerre a éclaté, il est trop tard pour rien faire. » De là à conclure que l’orateur était partisan d’une politique offensive contre le Japon, il n’y avait qu’un pas, — surtout pour ses adversaires. Ils ne manquèrent point de le franchir, mais ils trouvèrent peu d’écho. A la veille de prendre son commandement, l’amiral Evans, fêté dans un banquet d’adieux par le Lotos Club, répéta ses déclarations pacifiques. M. Root les confirmait, le 28 octobre, de la façon la plus nette. Le 5 novembre, les croiseurs Washington et Tennessee, avant-garde de l’escadre, arrivaient à Rio-de-Janeiro et informaient le gouvernement brésilien que le gros de la flotte passerait dans ce port vers le 10 janvier. Le 16 décembre, la flotte entière appareillait après avoir été passée en revue par le Président. Quelques jours avant, le comte Hayashi, dans une interview malheureusement trop brièvement résumée par le télégraphe, disait que la question de l’immigration était « virtuellement réglée, » semblant indiquer que le Japon était aussi peu désireux de voir ses nationaux partir pour les États-Unis que ceux-ci de les voir entrer sur leur territoire.

Depuis lors, aucune nouvelle précise n’est venue confirmer ou infirmer cet espoir.

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La question nippo-japonaise est par conséquent une question ouverte. Nul ne peut prétendre, à l’heure où nous sommes, en établir le bilan. Le présent, en cette affaire, est le fils du passé. Mais, suivant le mot d’Herbert Spencer, il est aussi le père de l’avenir.

Une lutte prochaine entre le Japon et les Etats-Unis n’est pas vraisemblable. Au point de vue naval, les forces des deux peuples se balancent sensiblement. Les États-Unis disposent en tout de 23 cuirassés, de 12 croiseurs cuirassés et de 21 croiseurs protégés. La flotte japonaise est moins nombreuse. Elle compte 15 cuirassés, 10 croiseurs cuirassés et 21 croiseurs protégés. Mais elle a l’avantage d’être tout entière groupée dans les mêmes eaux, comme l’est en Europe la flotte allemande. Elle est de plus admirablement entraînée, et la guerre russo-japonaise a démontré la remarquable valeur des officiers autant que l’endurance des soldats. La cohésion et l’unité morale doivent être chez les Japonais plus fortes que chez les Américains, comme aussi la discipline. Bref, aucun des deux pays ne pourrait, en cas de conflit, compter sur un indiscutable avantage maritime, condition nécessaire d’un débarquement des Japonais sur les côtes américaines : et c’est là une raison pour qu’ils n’aient nulle hâte d’engager la lutte. Du côté américain, on n’y songe pas davantage, et pour beaucoup de motifs. Le premier, c’est que les États-Unis commettraient une folie s’ils s’aventuraient de leur plein gré dans une guerre, dont le Pacifique serait le théâtre, avant l’achèvement du canal de Panama. Or cet achèvement n’est pas prochain à en juger par les résultats obtenus. Si l’on compare les travaux de l’ancienne compagnie française à ceux de l’entreprise américaine, on constate en effet qu’en huit ans de travail, la première a dépensé 782 000 000 francs et excavé 55 000 000 de mètres cubes, tandis que la seconde en trois ans de travail, a dépensé 235 000 000 francs et excavé 4 400 000 mètres cubes. En moyenne, par an, les États-Unis ont donc dépensé 80 500 000 fr.[13] et excavé 1 510 000 mètres cubes. À cette vitesse, que de temps passera avant que les deux mers communiquent librement ! Dans un autre ordre d’idées, la crise financière, avec ses conséquences économiques et sociales, est un gage de paix, puisqu’elle absorbe l’attention des Américains à l’intérieur de leurs frontières et les détourne de l’action extérieure. Au reste, d’une façon générale, la grande république est sincèrement et profondément pacifique. Elle a besoin de calme pour développer, en le régularisant, son merveilleux essor industriel et commercial. Elle a besoin de calme pour se doter de la marine marchande qui lui manque. Elle a besoin de calme pour consolider les bases de sa magnifique fortune.

Du côté japonais, les raisons qui militent en faveur d’une politique pacifique ont également beaucoup de force[14]. Le gouvernement du Mikado a un intérêt primordial à réduire, aussi vite que possible, sa dette étrangère et à améliorer sa balance commerciale. Pour cela, la paix lui est nécessaire. Elle lui est nécessaire aussi pour réaliser son projet de rachat des chemins de fer, pour achever la pacification de Formose, pour organiser la Corée, pour transformer les voies ferrées d’Antoung à Moukden et de Moukden à Sin-Min-toung, pour créer en Mandchourie et en Corée de nouvelles voies de communication. La guerre contre la Chine n’avait imposé au Japon que des charges peu pesantes. Au contraire, la guerre contre la Russie a rendu permanens des impôts qui devaient être provisoires et a exigé d’autres sacrifices encore. Il est impossible que, dans ces conditions, les Japonais désirent la guerre. Il est improbable qu’ils la provoquent. Il est juste d’ajouter que leurs hommes d’État, d’accord en cela avec les hommes d’État américains, déclarent hautement que c’est folie de croire à une guerre ; que les incidens récens ont été grossis par les journaux dans un intérêt de parti ; que jamais il n’y a eu un désaccord grave, un risque sérieux de rupture ; que l’entente est acquise et sera durable.

Toutefois, les causes des difficultés récentes sont des causes permanentes. Et, par cela même, l’invraisemblance d’une guerre prochaine n’équivaut pas à la certitude d’une paix définitive. A considérer les points spéciaux qui ont été débattus depuis un an, on peut dire qu’aucun d’eux n’a fait l’objet d’une solution complète. S’agit-il des écoles ? Les deux procès destinés à fixer le droit ont été abandonnés avant qu’un jugement intervînt. S’agit-il de l’immigration ? Un expédient implicitement accepté par le Japon, un artifice diplomatique, a permis de la restreindre, mais non de la supprimer : et c’est à cette suppression que visent les Californiens. S’agit-il du texte même qui préside aux relations nippo-américaines, du traité Gresham-Kurino et de son interprétation ? Cette interprétation est controversée : les Japonais attendent de lui plus d’avantages qu’il ne leur en confère au gré des Californiens.

Cette discussion comporte des apaisemens passagers, mais aussi de brusques réveils. À ces réveils ultérieurs les occasions ne manqueront pas. Tout prouve en effet que la haine du travail jaune n’a pas, en Amérique, dit son dernier mot. A quelques mois de distance, la Colombie britannique a connu les mêmes troubles que la Californie américaine et toujours pour les mêmes causes. Un jour viendra où, le problème se généralisant, c’est sur toute l’étendue des deux Amériques que l’immigration japonaise inquiétera les États-Unis. A l’heure présente, l’immigration japonaise dans l’Amérique du Sud est encore peu considérable ; mais elle commence déjà, repoussée au Nord, à prendre cette direction. Au Mexique, dans l’Argentine, au Brésil, on manque de main-d’œuvre : la main-d’œuvre japonaise s’offrira et on l’acceptera jusqu’au jour où l’on trouvera qu’elle tient trop de place[15]. De même aux Hawaï, aux Philippines, dans l’Alaska, les deux races se heurtent ou se heurteront. Et ni l’une ni l’autre n’est disposée à céder. Les Américains, forts de leurs intérêts menacés et de leur orgueil blessé, déclarent qu’ils ne se laisseront pas « manger par des singes jaunes. » Ils remarquent d’autre part que les Japonais sont mal venus à se plaindre des précautions que l’on prend contre eux, alors qu’eux-mêmes, sur leur propre territoire, donnent l’exemple des mesures prohibitives. Ils rappellent le décret du Mikado de 1899 qui interdit à tout étranger, qu’il soit Européen, Américain ou Chinois, de travailler comme ouvrier dans l’agriculture, dans les pêcheries, dans les mines, dans les usines, sauf en vertu d’une autorisation spéciale des fonctionnaires locaux, autorisation qui toujours est refusée. Ils relisent aussi, en le méditant, le livre du capitaine Mahan[16], bréviaire de leur patriotisme : « L’apparition du Japon comme un puissant État ambitieux, reposant sur de solides fondations politiques et militaires, mais qui a à peine atteint une condition d’équilibre sur le terrain international, a joliment secoué le monde. Nous nous trouvons à l’ouverture d’une période où la question doit être posée de façon décisive, bien que l’issue en puisse être longtemps différée, — celle de savoir si c’est la civilisation occidentale qui doit dominer d’un bout à l’autre de la terre et en contrôler l’avenir. »

Ce « contrôle de l’avenir, » sur le terrain des idées et sur celui des intérêts, peut mettre un jour aux prises Américains et Japonais. Le gouvernement du Mikado, dans sa forme actuelle, n’est point capable d’entraînemens et ne fera pas de guerres inutiles ou dangereuses. Mais de même que s’est transformé dans le passé l’outillage du Japon, de même ses conditions politiques peuvent se modifier dans l’avenir. L’entraînement irréfléchi des foules peut l’emporter sur l’action réfléchie des « Anciens. » Que la population, d’un progrès colossal dans sa continuité, s’accroisse jusqu’à saturer les débouchés immenses ouverts par les dernières guerres, en faudra-t-il plus pour que les Hawaï et les Philippines soient convoitées comme l'ont été ou Formose ou la Corée ? Mais, — sans parler de la difficulté de saisir ces proies nouvelles, — bien des années passeront avant qu’il en soit ainsi. Et ces années peuvent, de part et d’autre, n’être pas perdues pour la paix. Il semble actuellement qu’on cherche à prévenir un nouveau conflit en négociant au sujet des deux questions couplées de l’immigration et de la naturalisation. Restreindre l’entrée des coolies japonais, conférer la nationalité américaine à ceux des sujets du Mikado qui se sont établis aux États-Unis de façon permanente, tels seraient les deux termes de cette solution. Rien, il est vrai, n’autorise à croire qu’elle ait fait jusqu’ici l’objet de pourparlers officiels, et alors même que ces pourparlers s’engageraient, alors même qu’ils aboutiraient, le problème, dans ses élémens essentiels, subsisterait encore : résolu partiellement aux États-Unis, il risquerait de se poser de nouveau sur quelque autre point du continent américain.

Réelle sincérité des gouvernemens dans leurs efforts pacifiques ; permanence des intérêts et des passions qui les divisent ; voilà ce qui ressort de notre analyse. Pour le présent, point de risque apparent ; pour l’avenir, un danger possible qui pèsera, non seulement sur les États-Unis et le Japon, mais sur l’ensemble des puissances : voilà les probabilités qui se dégagent. La France, en cette affaire, doit souhaiter et souhaite le triomphe des solutions pacifiques. Elle est unie aux États-Unis par des liens moraux plus forts que bien des traités, et elle a constaté, au cours de la crise marocaine, qu’elle pouvait compter à Washington sur une ferme et active amitié. Elle entretient avec le Japon des relations anciennes, qui, inquiétées un moment par la guerre de Mandchourie, ont trouvé dans l’accord de 1907 une confirmation explicite. Il ne nous appartient pas, dans un débat où sont en jeu ces forces de la nature qu’on appelle la natalité et le travail, de décider qui a tort, qui a raison. Nous ne pouvons que désirer l’adoption de mesures régulatrices, qui, en corrigeant des inégalités trop accusées, faciliteront les réconciliations du lendemain.


André Tardieu.
  1. Le yen vaut 2 fr. 55.
  2. Voyez la Lutte pour le Pacifique, par M. René Pinon.
  3. Voyez Th. F. Millard, The New Far East. London, 1906.
  4. Voyez Félix Martin, le Japon vrai. Fasquelle, éditeur.
  5. Millard, op. cit.
  6. Voyez Henry Dumolard, le Japon économique et social.
  7. Voyez Weulersse, le Japon d'aujourd’hui.
  8. Voyez Achille Viallate, Américains, Japonais et Californiens.Revue Bleue, 16 avril 1907.
  9. Voyez Aubert, la Maîtrise du Pacifique ; les Hawaï.Revue de Paris, 1er février 1907.
  10. Cf. Aubert, op. cit.
  11. L’escadre américaine n’arrivera dans le Pacifique qu’à la fin de l’hiver.
  12. Dès le mois de mai 1905, le Board of Education avait annoncé son intention de créer des écoles spéciales pour les Chinois et les Japonais.
  13. Voyez Philippe Bunau Varilla, le Détroit de Panama.
  14. Voyez à ce sujet l’excellent livre de M. Edmond Théry, la Situation économique et financière du Japon.
  15. Voyez Aubert, le Japon, le Canada et l’Amérique du Sud, — Revue de Paris, 1er novembre 1907.
  16. Voyez Mahan, le Salut de la race blanche et l’Empire des mers (traduction Izoulet).