Le Japon en 1867
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 73 (p. 855-885).
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LE
JAPON EN 1867

II.
LE REGIME POLITIQUE ET L'ETABLISSEMENT DES EUROPEENS.

C’est aux États-Unis que revient l’honneur d’avoir ouvert le Japon aux étrangers. Jusqu’en 1853, époque à laquelle parut l’escadre du commodore Parry, nous ne le connaissions que par les récits des Hollandais renfermés dans l’île de Décima, où ils avaient obtenu le droit exclusif de commerce. L’Europe recevait d’eux les produits indigènes, et le Japon s’initiait par leur intermédiaire aux progrès de notre vieille civilisation. Pour le peuple japonais, après les Chinois, il n’y avait d’autres étrangers que les Hollandais. Leur langue était la seule répandue dans le pays, les caractères et les chiffres européens étaient des caractères et des chiffres hollandais. Du reste les deux peuples vivaient en parfaite intelligence et ne s’occupaient absolument que de trafic ; de temps à autre, quelques marchands hollandais traversaient le Japon, se rendant à Yeddo ; on les montrait aux indigènes comme des objets de curiosité, et eux-mêmes, n’ayant aucun caractère officiel qui pût leur donner une dose exagérée d’amour-propre, se pliaient avec insouciance aux fantaisies de leurs cicérones. Pendant nos guerres de l’empire, alors que la Hollande avait cessé d’exister, on la retrouvait intacte avec son pavillon et son autonomie dans l’île de Décima. Rien dans les habitudes des indigènes ne se ressentait du passage des missionnaires catholiques, jadis conduits sur cette terre par François-Xavier, rien ne trahissait leur ancienne influence ; le nom de christians (chrétiens) servait à désigner une classe abjecte de la société, des misérables, rebut de leurs compatriotes. La persécution avait tout emporté, hommes et souvenirs. C’est à peine si dans la langue quelques mots rappelaient les anciennes relations d’amitié et de commerce qui avaient autrefois existé entre le Japon et le Portugal.

Les Hollandais avaient reconnu au Japon deux capitales et deux souverains. Se fiant aux apparences et raisonnant d’après le principe des gouvernemens européens, ils avaient baptisé, un peu trop à la légère, l’un de prince spirituel, l’autre de prince temporel. Les deux pouvoirs, quoique invisibles, trahissaient extérieurement des personnalités bien tranchées. L’un d’eux, celui du mikado, sans armée, sans territoire, paraissant n’avoir à sa disposition aucune force matérielle, empruntait immédiatement aux yeux d’Européens du XVIIIe siècle un caractère religieux. La puissance du taïcoun au contraire, avec sa pompe militaire, ses navires, ses soldats, semblait représenter le Japon dégagé de toute essence mystique. Si nous, sceptiques d’un autre temps, malgré les événemens qui ont déchiré peu à peu le voile mystérieux de cette organisation, nous hésitons encore à reconnaître l’autorité là où elle ne s’appuie pas exclusivement sur la force brutale, combien doivent nous paraître logiques les Hollandais, jugeant alors le Japon avec les simples données que pouvaient recueillir les insulaires de Décima ! Les Américains, venant en 1853, négligèrent donc complètement le pontife des Hollandais, et frappèrent hardiment aux portes de Yeddo, capitale du souverain temporel. A l’arrivée du commodore Parry, le pouvoir taïcounal était depuis une dizaine d’années aux mains de Yeoshi. Le pays jouissait d’une tranquillité parfaite ; nobles et gouvernement n’avaient aucun motif sérieux de dissensions. La question étrangère devint le signal de la guerre civile. Autour du taïcoun, les partis s’agitèrent pour ou contre l’admission des étrangers, et, tandis que le chef du pouvoir établi à Yeddo leur montrait des dispositions favorables, en face même des bâtimens mouillés sur la rade de Kanagawa des princes hostiles roulaient des pièces d’artillerie comme pour s’opposer à un débarquement. L’officier américain remit au taïcoun, le 1er juillet 1853, la lettre du président des États-Unis, et, fort’ de ce premier triomphe, il accorda de bonne grâce une année de réflexion aux hésitations des Japonais. La mort de Yeoshi suivit immédiatement le départ du commodore Parry. Un officier gagné par le prince d’Etzizen se chargea d’empoisonner son maître, auprès duquel des fonctions domestiques lui donnaient journellement accès. On dit que le taïcoun eut des soupçons, qu’en buvant ses yeux rencontrèrent ceux du coupable, qu’il y lut le crime et jeta le vase à la tête de l’assassin. Celui-ci ne survécut pas à son forfait, il se suicida sur le cadavre de la victime. Quelques jours après, sentant qu’il ne pouvait braver l’opinion publique, désigné et montré partout au doigt comme le premier instigateur du meurtre, le prince d’Etzizen mettait lui-même fin à ses jours.

Le prince Yésada succédait à son père ; c’était un enfant faible d’esprit et chétif de santé, derrière lequel se tenait le véritable maître, le prince d’Ikammon, nommé régent et accepté d’un commun accord par tous les partis. Le régent, poursuivant la politique du règne précédent, se montra disposé à faire un accueil favorable aux étrangers ; il convainquit les faibles et les indécis, leur montra que la lutte à main armée était impossible, que pour éloigner les dangers d’une guerre extérieure il fallait céder, au moins provisoirement, quitte à rentrer plus tard dans ses droits absolus, lorsque le pays serait armé et que les chances d’une lutte seraient devenues égales. Cette politique plaisait aux Japonais, elle n’engageait rien, réservait l’avenir, et était empreinte de cette duplicité si chère au caractère oriental ; elle fut cependant attaquée par le prince de Mito, un des hommes qui, par leur naissance et leurs qualités, se trouvaient de droit à la tête de la noblesse. Il exprima nettement sa haine contre les étrangers et proposa de mourir les armes à la main dans un effort héroïque. Le régent triompha : Simoda et Hakodadé s’ouvrirent au commerce américain ; M. Harris, nommé consul-général, vint représenter dans le premier de ces ports la puissance des États-Unis. Il n’y avait dans ces concessions rien d’humiliant pour les Japonais. Hakodadé était perdu dans les neiges et les brouillards de l’île Yesso ; Simoda, entouré de montagnes, ne correspondait que difficilement avec la grande route de l’empire. Comme à Décima, les seuls indigènes en face desquels se trouvaient les étrangers étaient des marchands et des ouvriers. Les deux peuples pouvaient donc vivre en bon voisinage, entretenant des relations d’amitié et de commerce dans la mesure de ce que voudrait permettre le taïcoun.

Il ne paraît pas que de 1854 à 1858 les Américains aient profité de leur séjour à Simoda pour obtenir des renseignemens politiques importans. En 1858, ils en sont au même point. L’idée ne leur est pas venue d’aller réveiller le pape de Kioto, ils ne soupçonnent pas sa puissance, et quand les forces réunies de France et d’Angleterre ont tiré vengeance de l’affront reçu en Chine, lorsque M. Harris à Simoda sent que les puissances occidentales vont employer leur prépondérance maritime pour forcer l’entrée du Japon, lorsqu’il prévoit que le monopole exercé par les Américains va disparaître, c’est au gouvernement de Yeddo qu’il s’adresse. Il ne possède derrière lui ni armée ni flotte, mais il exploite avec habileté la présence de nos soldats et montre au taïcoun qu’il va être écrasé, s’il ne consent immédiatement à faire de larges concessions aux Européens. Il déchire le traité de 1854, et tend aux Japonais une nouvelle convention seule capable d’arrêter les puissances occident taies. En obtenant pour son pays le traité de 1858, il se fait fort d’empêcher la France et l’Angleterre d’aller au-delà. Plus tard, l’amiral Hope pourra écrire avec raison à son gouvernement : « Le ministre des États-Unis a fait un adroit usage des avantages que les forces anglaises et françaises viennent de remporter en Chine[1]. »

Les représentans des puissances occidentales négociaient à Yeddo les dernières clauses de leur traité, et déjà le taïcoun Menamotto-Yésada, au nom duquel se concluaient ces arrangemens, avait disparu empoisonné, sans que rien de particulier eût révélé aux plénipotentiaires ce grave événement. Autour de ce trône vacant, les partis s’agitaient de nouveau. Les assassins du taïcoun, arrêtés, avouaient leur crime dans les souffrances de la torture et jetaient aux bourreaux le nom de leur complice, le prince de Mito, qui mettait par la fuite sa vie en sûreté. Yésada, idiot, ne laissait ni enfant légitime ni enfant d’adoption. L’élection d’un nouveau taïcoun était préparée avec soin ; les princes et les adhérons de la famille de Mito étaient, sous divers prétextes, exclus du vote, et un enfant de la famille de Ki était appelé à monter sur le trône de Yeddo.

Dès le début des relations, il devint évident que les engagemens pris par les Japonais étaient inexécutables, et qu’insister sur certaines clauses d’un traité dont nous étions fiers, et à juste titre, c’était rabaisser l’amour-propre indigène et allumer la guerre entre les deux pays. Tout était nouveau pour les deux peuples, et des deux côtés les étonnemens et les réclamations commençaient. Le gouvernement du taïcoun, en ouvrant Yokohoma, n’avait entendu qu’une chose : permettre à quelques trafiquans tranquilles de bâtir d’humbles maisonnettes sur le bord de la mer et de se livrer à un commerce d’échange. Au lieu de marchands, il rencontrait des grands seigneurs, aussi préoccupés de leurs plaisirs que de leurs affaires, usant largement des privilèges qu’au Japon on n’accorde qu’à la noblesse, chassant, galopant sur la grande route de Yeddo, le Tokaido, sans égard pour les officiers des princes qu’ils rencontraient journellement. Le plus obscur négociant, sans s’en douter, violait les coutumes les plus respectables du pays. Les Européens, la plupart Anglais, gâtés par un long séjour dans l’Inde ou dans la Chine, étaient trop disposés à traiter les Japonais comme des gens inférieurs. Les difficultés devaient surgir et surgissaient à tout instant. Le gouvernement du taïcoun, qui paraissait redouter pardessus tout notre contact avec la grande noblesse, nous faisait prévenir des jours où, par suite du passage sur le Tokaïdo d’une escorte de prince, la route devait nous être fermée. L’avis avait quelquefois une nuance altière. Il était toujours mal accueilli de la part de gens qui, mûris par l’expérience politique de la Chine, ne croyaient ni aux raisonnemens ni aux usages, et se rappelaient que dans l’empire du Milieu toutes les questions avaient été uniquement résolues par la force.

A l’ennui des tracasseries intimes suscitées par l’autorité locale était venue se joindre la préoccupation des assassinats dans les rues mêmes de la ville. Les représentans des nations européennes protestaient, menaçaient de la vengeance de leurs gouvernemens, faisaient de vains efforts pour amener la punition des coupables. Sous un régime aussi despotique, avec une police aussi nombreuse, il leur paraissait facile d’arriver à la découverte de la vérité. Le gouvernement encourageait-il ces meurtres ? était-il d’accord avec les assassins ? À ces soupçons, les agens qui représentaient à nos yeux l’autorité taïcounale ne répondaient que par d’interminables condoléances ; poussés à bout, ils se rejetaient sur les difficultés intérieures du moment, parlaient vaguement d’ennemis nombreux qui voulaient la ruine de leur maître, et nous laissaient entrevoir une organisation politique étrange, dont les traits principaux avaient quelques rapports avec notre moyen âge européen. Le 29 janvier 1860, un indigène tombait frappé d’un coup de poignard à la porte de la légation d’Angleterre. C’était un Japonais, interprète particulier du ministre. Trouvé en mer par un navire américain, sur une barque à demi submergée par la tempête et déjà loin de toute terre, il avait été élevé aux États-Unis, et avait grandi au milieu de notre civilisation, dont il avait pris les mœurs. Pour les Japonais, c’était un renégat ; pour le ministre anglais, c’était un auxiliaire dévoué, propre à dénouer le réseau inextricable dans lequel il se trouvait engagé. La douleur qu’il ressentit de cette mort se traduisit par une exigence impolitique peut-être, mais excusable à coup sûr, et qui, dans l’état des choses, relevait au moins le caractère des Européens. Le gouverneur de Yokohama, en dépit des usages et de l’étiquette, fut obligé de suivre avec ses officiers le cercueil de Denkoutchi, et aux yeux de toute une population étonnée affecta, par l’ordre de l’Angleterre, des regrets évidens sur l’assassinat d’un misérable pêcheur. L’insulte devait augmenter les haines ; mais au point où l’on en était, qu’importait un peu plus ou un peu moins d’hostilité entre les deux races ?

A Yeddo, les événemens trahissaient une situation intérieure très tendue. La nouvelle venait de se répandre que le régent, le prince d’Ikammon, avait été assassiné ; des officiers du prince de Mito l’avaient attendu à la sortie de son palais et l’avaient mis à mort au milieu de ses gardes, malgré une lutte tardive, mais acharnée, dans laquelle plusieurs des agresseurs avaient perdu la vie. C’était la revanche du vieux prince exilé en 1858 par le régent ; rentré dans ses états, il avait abdiqué en faveur de son fils et s’était retiré de la scène politique ; des serviteurs zélés s’étaient chargés de venger cette grande douleur. L’autorité du taïcoun perdait sensiblement de son prestige ; quelques impatiens disaient déjà que l’on n’avait pas traité avec le pouvoir réel ; d’autres, cherchant toujours dans notre histoire des analogies de situation, faisaient du taïcoun un maire du palais. Des éclairs de vérité apparaissaient de temps à autre ; les vieux textes hollandais en main, on commençait à refaire une histoire plus réelle du taïcounat et à comprendre les droits de la féodalité.

Dans la nuit du 19 janvier 1861, tombait en pleine rue de Yeddo, sous le sabre des assassins, M. Heusken, interprète du ministre des États-Unis. Dans la personne d’Heusken, on frappait un homme mêlé à toutes les questions politiques du jour, un agent dont le caractère, mélange de raillerie et de hauteur, avait donné aux autorités japonaises dès motifs cachés de ressentiment. Chacun avait présentes à l’esprit ses querelles avec l’ex-gouverneur de Yokohama, qui, devenu plus tard ministre à Yeddo, n’avait pas oublié qu’un jour la fermeté des étrangers avait forcé sa fierté japonaise à s’humilier devant le cadavre d’un homme du peuple. Une correspondance irritante avait été échangée entre Heusken et lui. Enfin l’on savait que le fonctionnaire japonais s’était suicidé, et l’opinion publique voulait absolument voir dans le meurtre de l’interprète américain l’accomplissement religieux d’un devoir sacré de vengeance par des officiers témoins de l’acte solennel de leur maître, qui, en s’enlevant volontairement l’existence pour ne pas survivre à un déshonneur, invitait ses serviteurs à ne pas laisser sa mort impunie. Le meurtre d’Heusken amena la retraite momentanée des représentans européens. A défaut du châtiment des coupables, il leur fallait une réparation morale, des garanties de sécurité, une escorte responsable des attentats qui pouvaient se commettre sur le personnel de leurs légations. L’escorte obtenue, les réparations morales accordées, il fut facile de s’apercevoir que, si la sécurité individuelle y gagnait peu, la dignité du moindre Européen se trouvait singulièrement amoindrie au contact plus que misérable d’une garde dont l’extérieur formait un bien singulier contraste avec le calme, la propreté et la déférence des cortèges de seigneurs que l’on croisait chaque jour dans la ville officielle. Ainsi tournaient contre nous les mesures les plus simples. Il est vrai de dire que le gouvernement du taïcoun n’en profitait guère : les insultes qui pleuvaient journellement dans les rues de Yeddo sur nos gardes du corps ne nous donnaient pas une haute opinion du respect que montrait à son endroit la noblesse japonaise.

En juin 1861, le ministre d’Angleterre, sir R. Alcock, revint de Chine ; ayant débarqué à Nagasaki, il se rendit à Yeddo par la voie de terre, refaisant le voyage des Hollandais et traversant du sud au nord le plus magnifique pays que l’on puisse voir. Le 3 juillet au soir, il venait d’entrer à Yeddo, ses compagnons de route se retiraient dans leurs appartemens, quand un domestique chinois donna l’alarme. La légation était attaquée. Les assaillans paraissaient ne pas connaître leur terrain ; ils erraient à tâtons, on entendait des pas dans le jardin, et dans les étroits corridors le bruit toujours plus rapproché des sabres brisant les faibles cloisons de lattes et de papier qui séparent les appartemens. Ils arrivaient ainsi peu à peu, rendus de plus en plus furieux par leur œuvre de destruction, jusqu’à la chambre du ministre, lorsque parurent les soldats d’escorte. Étaient-ils complices ? avaient-ils fermé les yeux pour quelques instans ? était-ce un sentiment de remords, de crainte, qui avait armé tardivement leurs bras ? Une fois engages, ils se battirent avec courage. Les recherches faites sur les victimes de ce combat ne fournirent aucun indice suffisant pour amener la découverte des instigateurs de l’attentat. Le gouvernement du taïcoun en accusa quelques princes, ses ennemis personnels, parla comme d’habitude d’un parti hostile aux étrangers, et contre les manœuvres duquel il luttait avec persévérance. En résumé, ses explications n’eurent rien de précis. Le coup était peut-être parti de trop haut pour qu’il pût en faire connaître l’origine sans se perdre aux yeux de ses compatriotes. Il resta chez les Européens l’idée que nous avions bien des luttes à entreprendre avant de vaincre la répugnance que montrait la noblesse japonaise pour les traités de 1858, et c’est sous cette impression que sir R. Alcock, au lendemain de l’attentat contre la légation anglaise, écrivait à lord John Russell : « Mus par différentes considérations suggérées d’abord par les Hollandais et plus tard par les Américains, les seigneurs du Japon, dans un moment malheureux, ont été amenés à accepter un fait contraire à leurs usages, c’est-à-dire à admettre les étrangers dans leur pays et avoir avec eux des relations diplomatiques et commerciales. » Ainsi, après deux ans et demi d’expérience, nous en étions presque à regretter, dans un intérêt général, notre triomphe diplomatique amené par l’expédition de Chine ; nous étions acceptés à peine comme marchands et à la condition de nous faire humbles, de vivre loin de la capitale et des regards de la noblesse. La considération qui s’attachait aux représentans de l’Europe ne s’élevait pas au-delà de la crainte. et la sympathie que nous inspirions aux hautes classes de la société se traduisait par un attentat audacieux, commis en pleine capitale du taïcoun, dans un édifice confié à la garde de ses soldats. Les ministres étrangers essayèrent, pendant une année encore, de dominer la situation, et firent défendre les légations par des soldats de leur propre pays. En juin 1862, à la suite d’une attaque nocturne attribuée au bras d’un fanatique et qui coûta la vie à deux soldats de la reine, sentinelles placées à la porte du colonel Neale, chargé d’affaires de sa majesté britannique, ils abandonnèrent définitivement Yeddo, annonçant l’intention d’y revenir lorsque seraient terminées les constructions européennes qui s’élevaient au Gottenyama, et qui devaient, d’après les traités, devenir les demeures des représentans de l’Europe.

Le 14 septembre 1862, le prince de Satzouma passait sur la grande route avec une suite de plusieurs milliers de serviteurs armés. Il quittait la cour de Yeddo,. avec laquelle il ne sympathisait pas, et retournait dans ses états, à l’extrémité sud du Japon. A la vue des hérauts d’armes marchant en tête du cortège, les habitans rentraient chez eux ou se prosternaient à terre. Les marchands de toute nature qui encombraient le Tokaïdo dissimulaient à droite et à gauche dans les maisons les chevaux et les bœufs servant à leurs attelages. Un hasard malheureux mit tout à coup en présence les uns des autres ce grand prince de l’empire et quatre Anglais amenés là par les charmes de la promenade. C’était la première fois que se produisait ce fait, si redouté des autorités locales. Les quatre promeneurs s’efforcèrent de rester calmes et polis, il n’y eut de leur part aucune provocation ; mais leur présence seule constituait une insulte. Ils étaient là fièrement à cheval, et, quand le peuple entier se prosternait le front dans la poussière, ils regardaient, avec une curiosité qui devenait de l’impertinence, passer un prince devant lequel tout devait plier. Le prince de Satzouma n’avait conclu aucun traité avec les étrangers, il ne reconnaissait pas au taïcoun le droit de leur concéder des privilèges sur une- grande route de l’empire ; pour lui, les lois japonaises, que rien n’était venu amender, ordonnaient l’expulsion et la mort des Européens. Il n’y eut de part et d’autre ni réflexion ni parti pris. Dans l’escorte, les yeux se cherchèrent un moment comme pour se consulter, les mains se portèrent aux poignées des armes, et les sabres sortirent du fourreau ; Le prince lui-même donna-t-il l’ordre ? On ne l’a jamais su. L’injure était pour tous, elle s’adressait aussi bien à ses inférieurs qu’à lui-même ; son consentement n’était pas nécessaire, il était acquis sous peine pour lui d’être déshonoré. Des quatre promeneurs, trois regagnèrent Yokohama plus ou moins grièvement blessés ; M. Lennox Richardson, lui, tomba pour ne plus se relever.

La mort de M. Richardson, suivant d’aussi près l’assassinat des deux sentinelles de la légation britannique, allait amener infailliblement l’intervention armée de l’Angleterre. L’attitude du colonel Neale indiquait que la solution de la question japonaise était maintenant laissée aux soins de la métropole. Pour la première fois, le coupable, l’instigateur du crime était connu. Irait-on lui demander justice directement, ou bien, continuant à se représenter un gouvernement japonais calqué sur le modèle uniforme des gouvernemens européens, persévérant d’ailleurs dans l’esprit des traités de 1858, rendrait-on responsable de l’événement le souverain de Yeddo, officiellement admis par nous comme le souverain du Japon ? Les ministres du taîcoun tâtaient le terrain ; pressés d’ailleurs vivement par des embarras intérieurs de plus en plus graves, il leur était indispensable d’entrer dans la voie des révélations. Ils allaient inaugurer cette politique à double face que le gouvernement de Yeddo n’a jamais abandonnée depuis, politique mêlée de réticences et de faiblesses, de mensonges et d’aveux, et qui laisse des doutes sur le genre de sympathie qu’elle comporte à l’égard des étrangers. L’agent du taîcoun chargé des rapports avec les ministres européens s’appelait alors Takemoto ; c’était un homme fin, d’apparence aimable, de beaucoup de calme et de moins de morgue que la plupart des gens de sa classe, en un mot un des rares Japonais capables de maintenir sans les rompre des rapports journaliers de plus en plus difficiles.

Le but des ouvertures de Takemoto paraît avoir été de nous mettre en garde contre les lonines qui rôdent autour de la ville dans de mauvais desseins. Il ne s’agit plus de quinze ou vingt assassins, ce sont des bandes nombreuses qui nous menacent ; ce, n’est plus la ivle de-quelque promeneur qui est en jeu, c’est l’existence même de la ville de Yokohama. Les révélations de Takemoto sont importantes, quoique la situation qu’elles accusent n’étonne plus personne. Le taîcoun est toujours notre ami ; mais il n’est plus l’empereur du Japon. Il n’est plus l’arbitre de notre cause, il en est seulement l’avocat. Takemoto, en nous parlant des dangers d’incendie ou de meurtre qui nous menacent, des lonines qui battent le pays avec l’intention de le débarrasser des étrangers, ne manque jamais d’insinuer adroitement qu’il serait prudent d’évacuer Yokohama. Pour le moment, le taïcoun a une autre concession considérable à obtenir de nous : il nous demande l’abandon des terrains du Gottenyama et des constructions qui s’y élèvent par les soins des ministres étrangers dont elles doivent devenir les résidences. Veut-il ainsi consacrer notre expulsion de la capitale, ou bien, au moment de partir pour Kioto, désire-t-il emporter comme gage de sa fidélité au souverain la preuve d’un triomphe important sur les Européens ? La légation de France ne sort pas encore de terre, mais celle de la Grande-Bretagne est presque terminée. Takemoto reparaît le 28 janvier et met tout en œuvre pour réussir. Il est aidé dans sa tâche par l’opinion publique. Depuis six mois, la presse anglaise blâme sir R. Alkock d’avoir exigé des Japonais l’emplacement du Gottenyama pour la résidence des ministres. On connaît maintenant les souvenirs historiques qui s’y rattachent. C’est sur le Gottenyama que les anciens taïcouns venaient à cheval à la rencontre des princes souverains. Depuis l’abolition de cette coutume, le Gottenyama a été abandonné au peuple ; ce n’est donc pas la noblesse, c’est le peuple japonais en masse qui souffre de cette concession. Ainsi s’explique ce billet trouvé sur un lonine coupable d’attentat contre la personne du ministre Ando : « il leur a abandonné le Gottenyama, c’est comme s’il les autorisait à voler tout l’empire. » Cependant le temps des concessions est passé. Le colonel Neale, intérimaire, ne peut prendre une décision contraire à celle de son prédécesseur. Il rappelle la manière dont sont exécutés les traités : les droits politiques sont lettre morte pour les ministres, obligés de défendre leur vie menacée à Yeddo, les droits commerciaux sont foulés aux pieds ou escamotés par les tracasseries et les difficultés que sèment les autorités locales. Takemoto échoue devant cette inflexibilité, et deux jours après la légation anglaise devient la proie des flammes, sans qu’il soit possible de douter que l’incendie n’ait été allumé par la malveillance, qui se trahit grossièrement par des indices de toute nature.

Le 21 mars 1863, le taïcoun se mettait en route pour la cour du mikado. Quelques jours après, l’escadre anglaise venait demander le supplice des coupables de l’assassinat de Richardson et une indemnité pécuniaire pour les parens des victimes des attentats de juin et de septembre 1862. Le 14, le 18 et le 28 avril, elle adressait aux autorités de Yeddo des ultimatums de même nature, auxquels on-ne répondait que par des fins de non-recevoir. Les coupables étaient des officiers du prince de Satzouma ; ce n’était pas à Yeddo qu’il fallait les chercher. Quant au paiement de l’indemnité, on devait attendre la réponse du taïcoun et la conclusion des affaires pendantes à la cour de Kioto. La vue de l’escadre anglaise ne paraissait pas avoir jeté le découragement dans les esprits. Plus que jamais nous étions menacés. Presque chaque jour les autorités de Yokohama se faisaient un jeu de nous avertir de la présence de malfaiteurs envoyés par différens princes pour brûler les établissemens européens. Les nouvelles qui arrivaient de Kioto étaient de plus en plus mauvaises ; le taïcoun y était mal reçu, le parti de la guerre triomphait ; à l’ultimatum de l’Angleterre on répondait en discutant la question de chasser les Européens du Japon. L’amiral Kuper, qui commandait l’escadre anglaise, se voyant à la veille d’éventualités qui pourraient, par suite du rejet de ses demandes, éloigner de Yokohama une partie de ses forces et laisser ses concitoyens en butte à la haine des Japonais, ne crut pas pouvoir répondre de la sécurité de ses nationaux. L’amiral Jaurès, commandant l’escadre française, venait d’arriver. Sans chercher à approfondir des difficultés politiques d’une nature aussi compliquée que celles qui surgissaient au Japon, et, laissant le débat extérieur se poser entre ce pays et l’Angleterre, il pensa ne pouvoir pas rester inactif. Il vit du premier coup d’œil que l’audace des Japonais allait dépasser toute limite, que les attaques annoncées devenaient inévitables, qu’il n’y aurait pas de nationalité reconnue dans les luttes nocturnes qui s’annonçaient, enfin que la marche des événemens allait amener l’évacuation générale de Yokohama après une grande effusion de sang et provoquer dans la suite une guerre fatale avec toutes les puissances européennes. Restait une dernière chance, dont il s’empara, celle de prendre Yokohama sous sa protection, et de neutraliser cette place en cas de guerre entre l’Angleterre et le Japon. Cette mesure répondait au caractère énergique de l’amiral, elle avait la sympathie avouée du ministre de France, M. Duchesne de Bellecour, nature essentiellement chevaleresque.

Le gouvernement du taïcoun, après avoir essayé quelque temps encore du système d’intimidation, passant tout à coup d’un extrême à l’autre, semble se jeter dans nos bras, et de lui-même transmet à l’amiral français une commission officielle de commandant en chef de la ville de Yokohama, avec pleins pouvoirs sur les troupes japonaises. Cependant les Anglais n’ont encore que des promesses au sujet du paiement de l’indemnité, et de Kioto les nouvelles sont déplorables. Il est question de déposer le taïcoun, qui ne veut décidément pas entreprendre de nous chasser du Japon. Satzouma, dit-on, est l’instigateur du complot ; l’ordre de nous expulser est positif, et Stotsbachi, le fils du prince de Mito, est chargé de le mettre à exécution. Le mikado lui a conféré tous les droits du taïcoun ; il est arrivé le 31 mai à Yeddo, muni de pleins pouvoirs. Les uns croient le taïcoun mort, d’autres le disent dépossédé ; il est pour le moins captif, sa volonté n’est plus libre. Aussi ses amis s’apprêtent-ils à le délivrer. Malheureusement les campagnes sont remplies de lonines aux gages des princes du parti hostile ; il y a des seigneurs bloqués dans leurs palais par ces maraudeurs. Les autorités de Yeddo, qui nous avouent ces faits et qui font, avec un air de mystère auquel personne ne se laisse tromper, tous les préparatifs d’une petite expédition militaire, ont la naïveté de vouloir nous emprunter des bâtimens de guerre pour porter leurs troupes à Kioto. La comédie se mêle au drame dans tous ces événemens.

Enfin l’indemnité est payée le 24 juin ; mais cet acte si longtemps attendu n’est pas plus tôt accompli que le ministre Ongasawara remet officiellement aux représentais des diverses puissances ce fameux décret d’expulsion, auquel le taïcoun a donné son consentement. Il semble d’ailleurs que ce soit l’accomplissement pur et simple d’une formalité, car notre refus d’obéissance suit immédiatement l’ordre d’expulsion, et aucune mesure coercitive ne paraît devoir être prise. Du reste, cette situation nous donne une grande liberté d’allures. Les traités étant déchirés par les Japonais eux-mêmes, nous pourrions à la rigueur nous considérer comme amenés dans ce pays par droit de conquête. Le gouvernement du taïcoun, pour ne pas paraître menacer en vain, nous prie instamment de ne pas exécuter son ordre d’expulsion, qui ne peut être valable, le taïcoun ne jouissant pas de son entière liberté lorsqu’il y a consenti. Un état de choses pareil ne peut cependant se prolonger. Chaque jour, on s’attend à un nouvel incident, goutte d’eau qui fera déborder le vase et amènera une rupture complète. Pendant que les regards se portent de Yokohama à Nagasaki, que l’on s’interroge sur les événemens qui se passent dans ces-deux villes, que l’on recueille avec anxiété les moindres indices de nature à éclaircir une situation aussi étrange, le premier coup de canon part, tiré par une main presque inconnue.

Lorsque l’on se rend par eau de Yokohama à Osaka, après deux jours de marche, l’on entre dans un bras de mer très large d’abord et qui, se resserrant à mesure, donne enfin naissance à la rade d’Osaka. Ce bras de mer disparaît ensuite au milieu d’une infinité d’îles, et se divise en une foule de petits canaux, longeant les uns l’île de Nipon, les autres l’île de Sikok, pour venir former tous ensemble, après une soixantaine de lieues, un goulet étroit et sinueux qui donne accès dans la mer de Chine. C’est le détroit de Simonoseki, du nom d’une grande cité commerciale, désormais historique, bâtie sur le côté nord du passage, dans la province de Nagato. Qui connaissait auparavant le prince de Nagato ? Au milieu de tous ces nobles, amis ou ennemis du taïcoun, dont les noms reviennent dans les confidences des agens du gouvernement de Yeddo, qui se rappelait ce nom-là, caché qu’il était sous le titre de Matzdaïra Daizen-No-Dabou, titre sans rapport aucun avec l’appellation de ses états ? Cependant, en cherchant dans les événemens qui ont précédé le fameux décret d’expulsion, on trouve partout la main, dont on a jusqu’alors trop négligé l’action, du prince de Nagato. Les renseignemens officiels de Yeddo nous le désignent comme un des aspirans au taïcounat ; il est à côté de Satzouma quand celui-ci dénonce au mikado le traité conclu avec les étrangers ; ce sont ces deux princes qui, pour se rendre sympathiques au pouvoir, offrent à l’empereur dix mille piculs de riz de la part de son peuple de Kioto ; enfin Nagato est un des quatre daïmios chargés de veiller à la sûreté du mikado, lorsque le taïcoun est mandé dans la capitale pour rendre compte de ses actes. De Ha-kodadé on le peint commue un homme très hostile aux étrangers ; quelques jours avant l’attentat, une lettre officieuse de Nagasaki, rendant compte des bruits qui circulent à ce moment d’effervescence générale, s’exprime en ces termes : « Satzouma et Matzdaïra Daizen ont obtenu du mikado de destituer le taïcoun actuel pour donner sa place à l’un d’eux. Ils ont aussi persuadé au mikado que le meilleur moyen d’arriver à ce résultat était d’enjoindre au taïcoun de déclarer la guerre aux étrangers, en assurant qu’il ne voudrait point le faire, qu’il préférerait abdiquer lui-même plutôt qu’adopter une pareille mesure. »

C’est le 24 juin que le décret d’expulsion a été officiellement remis aux représentans étrangers par Ongasawara ; le 25, les forts de Simonoseki et les navires de Nagato ouvrent le feu sur un petit vapeur américain, le Pembroke, qui rebrousse chemin devant ce formidable concert d’artillerie. Successivement la France, la Hollande et les États-Unis ont à venger l’insulte faite à leur pavillon et s’en acquittent avec succès. Dans l’état des choses, le détroit de Simonoseki est fermé au commerce ; convient-il d’admettre sans mot dire ce procédé ? Faut-il que chaque bâtiment de guerre soutienne son combat particulier contre les batteries japonaises jusqu’au jour où un accident malheureux de navigation, une avarie ou un échouage, toujours à craindre dans des parages aussi difficiles, viendra exalter le moral de l’ennemi en lui livrant une proie d’aussi grande valeur ? Chacun de ces combats, quelque honorables qu’ils soient pour nos armes, a coûté des vies précieuses ; ce serait folie que de ne pas s’entendre pour mettre fin à une pareille situation. Un dernier scrupule, respectable sans doute, retient encore les puissances européennes, qui ont reconnu dans le taïcoun le représentant du Japon, et qui ne veulent pas agir à son insu contre un prince de son empire. Encore une fois on s’adresse à Yeddo, où vient de rentrer, à la suite d’événemens qui demeurent inconnus, le taïcoun, prisonnier jusqu’alors à Kioto, et l’on prête l’oreille pour quelques mois du moins aux promesses de son gouvernement, qui proclame tout haut la rébellion du prince de Nagato et annonce que, sommé par la volonté de son maître, ce vassal rebelle va paraître à Yeddo.

C’est ce moment d’éclaircie politique que mettent à profit les Anglais pour aller demander au prince de Satzouma satisfaction de l’assassinat de Richardson. L’amiral Kuper se présente avec sa flotte devant la ville de Kagosima, et le 15 août, par un temps affreux, lorsque les ouvertures pacifiques ne sont pas encore rejetées, mais que l’amiral, cherchant à intimider les Japonais, vient de mettre sous le séquestre trois vapeurs appartenant au prince de Satzouma, le feu s’ouvre brusquement de toutes les batteries à la fois contre la flotte anglaise. Il est difficile de se prononcer sur le combat de Kagosima. La lutte fut vive de part et d’autre. L’incendie des factoreries et de la plus grande partie de la ville, la destruction de cinq grandes jonques loukiennes richement chargées, sont autant de témoignages de la vigueur des coups de l’artillerie anglaise ; mais, lorsque le lendemain la flotte, suffisamment maltraitée, fit route pour quitter la baie, les coups de canon la saluèrent jusqu’à sa sortie[2]. Cependant le 9 novembre les envoyés du prince de Satzouma, auxquels personne ne songeait, arrivèrent volontairement à Yokohama, offrant de payer les indemnités demandées et cherchant par tous les moyens possibles à entamer directement des relations commerciales avec les Européens. De part et d’autre on n’eut qu’à se louer des procédés employés, et ce fut dans les meilleurs termes que se terminèrent les premiers et seuls rapports officiels entre la diplomatie étrangère et le provocateur du meurtre de Richardson.

A la fin de l’année 1863, s’il paraît y avoir un moment de repos relatif dans la crise que nous traversons, notre situation politique ne s’est pas améliorée. Le décret d’expulsion existe dans toute sa teneur. Des fanatiques inconnus, prenant en main l’exécution des lois, ont mis à mort le 14 octobre un officier d’infanterie française, M. Camus. Le meurtre a été commis en plein jour, sur une route, au milieu d’un village ; suivant l’habitude, les voisins n’ont rien vu et déposent comme des gens qui ne veulent pas s’immiscer dans une question aussi délicate, A Yokohama, les habitans parlent avec terreur des lonines qui ont consommé le meurtre, et les autorités feignent de chercher parmi les princes ennemis du taïcoun quel est l’instigateur du crime. L’événement réveille dans toute son aigreur la question de notre séjour au Japon. Les ministres de Hollande et des États-Unis, qui ont été attirés sournoisement à Yeddo pour y entendre, dit-on, des communications de la dernière importance, se trouvent en face d’agens du taïcoun qui offrent complaisamment de la part de leur maître de retirer la lettre d’expulsion du ministre Ongasawara, si les Européens consentent à faire de Nagasaki et d’Hakodadé leurs uniques résidences. De pareilles propositions ne sont pas discutables. Une modification quelconque à des traités consentis par les gouvernemens européens ne pouvant être introduite qu’avec l’assentiment de ceux-ci, il ne paraît même pas aux ministres étrangers qu’il y ait lieu de démontrer l’absurdité des prétentions japonaises. Au mutisme dédaigneux des représentans européens, les Japonais répondent par le projet d’une ambassade auprès de leurs gouvernemens. Cette idée est du goût de tout le monde. Elle est très en faveur chez les officiers et les employés subalternes, aux yeux desquels une promenade à travers l’Europe se présente comme une délicieuse partie de plaisir. Les représentans étrangers n’ont aucune objection à faire contre ce projet. Pour se concilier les bonnes grâces de la France, il est d’ailleurs spécifié que le premier soin des envoyés sera de présenter à l’empereur les regrets du taïcoun pour le meurtre commis sur l’un des officiers de son armée, et d’offrir à son gouvernement, pour la famille de la victime, telle indemnité qu’il jugera convenable. Une seule question arrête pendant longtemps le départ de l’ambassade, le choix du principal personnage, de celui sur lequel tombera la responsabilité. Chacun se récuse ou se cache. Tant qu’il ne s’agit que de voyager, c’est à qui intriguera parmi ces nombreux désœuvrés pour faire partie de l’expédition ; mais, en face d’une mission politique et d’un échec probable, personne ne paraît désirer l’honneur de diriger l’ambassade. C’est à grand’peine que l’on parvient à compléter le personnel de la mission par on seigneur de la famille d’Ikeda, dont les fonctions auprès du taïcoun nous sont du reste inconnues. L’ambassade japonaise part en février 1864 sur la corvette à vapeur le Monge avec la mission toujours avouée de demander à l’Europe l’abandon de Yokohama. Son insuccès est prévu d’avance, et le décret d’expulsion a eu pour résultat immédiat chez les étrangers d’accroître les moyens de défense à raison d’un danger croissant. La Prusse, l’Amérique et la Hollande ont successivement ajouté leur contingent de troupes à la garnison française. L’Angleterre, qui s’est prononcée pour l’occupation aussitôt après avoir réglé son différend avec le prince de Satzouma, a envoyé de l’Inde un régiment d’infanterie et de la métropole un bataillon de troupes de marine. Dorénavant le commerce européen est à l’abri de tous les décrets d’expulsion. On peut reprendre sans arrière-pensée la question du détroit de Simonoseki, et, si le taïcoun ne nous donne pas de garanties suffisantes, les forces dont disposent les chefs militaires sont assez considérables pour faire face aux éventualités d’une expédition sur le territoire du prince de Nagato, combinée avec l’occupation de Yokohama. Le gouvernement de Yeddo ne paraît pas avoir plus d’influence sur le prince de Nagato que sur le prince de Satzouma. Le vassal rebelle n’a fait jusqu’ici que des réponses peu respectueuses, et, malgré les espérances que cherchent encore à nous faire concevoir les autorités japonaises, il est évident qu’il n’y a d’autre solution que celle que nous irons nous-mêmes chercher dans le détroit de Simonoseki.

L’expédition, menée vigoureusement par les amiraux Jaurès et Kuper, fit tomber dans nos mains toutes les défenses du détroit. Le prince envoya un de ses ministres pour demander grâce, rejeta la faute de ses agressions sur des ordres du taïcoun, ordres authentiques d’ailleurs, puisqu’ils étaient la reproduction du décret d’expulsion, et signa avec nous de la meilleure volonté du monde une convention par laquelle, reconnaissant tous ses torts, il s’engageait non-seulement à laisser circuler les navires européens à travers le détroit de Simonoseki et à leur fournir au besoin aide et protection, mais encore à ne plus posséder sur son littoral la moindre apparence d’artillerie. Il n’était pas possible de rêver plus magnifique résultat. Quant aux ambassadeurs du taïcoun, porteurs d’un traité inacceptable qu’ils avaient eu la faiblesse de signer en France, ils disparurent au bout de quelques heures. A l’exception d’un interprète dont les services sont encore utilisés, tout ce personnel de la mission de 1864, depuis le chef jusqu’au dernier officier, expie probablement dans l’exil le malheur de ne pas avoir accompli une tâche impossible. Le gouvernement du taïcoun se confondit en félicitations sur l’heureuse issue de notre expédition contre le prince de Nagato. Jamais il n’avait affiché envers nous une aussi sympathique tendresse. Il ne se borna point d’ailleurs à des démonstrations. Les palais du vaincu tombèrent par ordre du souverain de Yeddo sous la pioche des démolisseurs ; tout ce qui pouvait rappeler dans la capitale du taïcoun le nom ou les titres du daïmio rebelle fut détruit avec empressement.

Dès les derniers mois de 1864, il n’était bruit à Yeddo que de préparatifs de guerre contre le prince de Nagato, à qui les griefs les plus graves étaient imputés. Il avait travaillé à la déposition du taïcoun, on disait même qu’il avait essayé de s’emparer de vive force de la personne du mikado, sans doute pour s’en faire une arme et arriver par là au pouvoir qu’il convoitait. Il avait, devant les étrangers, accusé le taïcoun d’être l’auteur de toutes les difficultés pendantes au Japon ; c’est par l’ordre du taïcoun, il l’affirmait encore, qu’avaient eu lieu les attaques de 1863. Appelé à Yeddo pour donner des explications sur sa conduite, il s’était refusé à y paraître, et on allait jusqu’à prétendre qu’il avait fait mettre à mort des envoyés du taïcoun, que ses troupes avaient battu les soldats expédiés pour le faire rentrer dans le devoir. Il était difficile de découvrir la vérité au milieu de tous ces bruits de la ville. La seule chose évidente était l’intention du taïcoun de faire la guerre au prince de Nagato ; il s’occupait activement de réunir son armée, de préparer ses approvisionnemens et de contracter un emprunt. Il y avait même de l’affectation dans le soin avec lequel on nous tenait au courant de cette expédition. Quelques prophètes de mauvais augure voyaient néanmoins dans ce mouvement autre chose qu’une guerre contre le prince de Nagato et prédisaient un déplacement entier du gouvernement, dont la présence à Yeddo n’avait point de raison d’être, les tracasseries que lui donnait notre voisinage n’étant plus compensées par l’influence politique qu’apportait au taïcoun le séjour obligé des daïmios de l’empire dans sa capitale. D’ailleurs une guerre contre le prince de Nagato était une grave affaire. Ce prince comptait de nombreux amis ; il avait deux proches parens, les princes de Tosa et d’Awa, parmi les dix-huit daïmios indépendans, et tels autres qui paraissaient indécis ou se faisaient neutres pourraient bien se retourner contre le taïcoun en cas d’insuccès pour ses armes.

Plusieurs mois s’écoulèrent sans apporter des nouvelles de la guerre. Le taïcoun, qui avait pris lui-même le commandement de son armée, s’était arrêté à Kioto, et, par suite de difficultés survenues auprès du mikado, il était moins question de combats que d’une réconciliation prochaine dont le prince de Nagato devait faire tous les frais. Ainsi s’exprimaient les autorités de Yokohama ; mais les navires étrangers qui avaient l’occasion de passer dans le détroit de Simonoseki ne remarquaient chez les officiers de Nagato ni humilité ni inquiétude. Ils parlaient fort mal du taïcoun et annonçaient qu’ils l’attendaient de pied ferme. Du reste, l’opinion générale au Japon était que la noblesse ne se prêterait point à l’anéantissement complet d’un de ses membres. Pour tout le monde enfin, l’autorité du taïcoun, le pouvoir auprès duquel nous avions des agens accrédités, avait cessé d’exister à Yeddo, et, si nous voulions entretenir avec lui des rapports directs et journaliers, c’était à Osaka ou mieux à Kioto qu’il fallait le chercher.

Sous l’empire de ces impressions se décida l’expédition toute pacifique d’ailleurs de novembre 1865. Elle avait deux buts avoués : obtenir du mikado la ratification des traités, concession politique féconde en heureux résultats, si nous entrions en relations avec la puissance impériale de Kioto ; — ouvrir immédiatement le port d’Osaka au commerce étranger, avantage commercial demandé par les résidens étrangers, las de ne pouvoir s’entendre directement avec d’autres Japonais que les sujets du taïcoun. De ces deux objets, le premier fut atteint en partie ; dans une lettre aux armes impériales, le mikado reconnut pour la première fois la légalité de notre présence au Japon, mais sans en admettre la moindre conséquence politique, et, comme prix de cette quasi-ratification, nous consentîmes à réduire nos demandes à la stricte exécution du traité de Londres, aux termes duquel l’ouverture du port d’Osaka était reculée jusqu’au 1er janvier 1868.


II

Ce qui ressort le plus clairement des événemens qui ont marqué nôtre séjour au Japon depuis la conclusion des traités de 1858, c’est la situation fausse dans laquelle nous nous trouvons. Nous n’avons pas traité avec le souverain du pays ; le taïcoun n’avait pas le droit de prendre les engagemens qu’il a signés. C’est lui-même qui nous l’affirme, et les faits prouvent surabondamment que cette fois il est sincère. Ne trouvant rien d’analogue dans l’organisation des gouvernemens européens et sentant le besoin de résumer en un mot la position politique des pouvoirs auxquels nous allions avoir affaire, nous avons distribué aux intéressés des rôles un peu de fantaisie. Le mikado est devenu le souverain spirituel, le taïcoun le souverain temporel. L’histoire de ces dernières années proteste contre ce partage de l’autorité. Il n’y a jamais eu qu’un empereur, le mikado, empereur sans troupes, dont le siège de gouvernement, Kioto, est placé consécutivement sous la garde de chacun des princes indépendans chargés de protéger la vie du souverain, mais enfin empereur dictant des ordres à chacun, puissance sans conteste dont les moindres volontés sont des lois et à la voix duquel accourent sur-le-champ daïmios et taïcoun.

Le taïcounat est une institution moderne datant de la fin du XVIe siècle. A force d’énergie et de ruses, d’un côté par des victoires, de l’autre par des alliances de famille habilement ménagées, Hiéas parvint à dominer le Japon, à faire plier sous sa volonté tous les seigneurs ses rivaux, enfin à imposer à l’empereur la création du taïcounat actuel. Entre les daïmios et l’empereur fut signée la constitution connue sous le nom de loi de Gongensama, pacte sacré auquel notre présence au Japon est venue porter un coup mortel. D’une manière générale on peut dire que dix-huit des grands princes de l’empire étaient indépendans dans leurs états, mais qu’ils reconnaissaient la supériorité du taïcoun en habitant Yeddo pendant plusieurs mois de l’année et en y laissant comme otages pendant leur absence un certain nombre de parens ou de serviteurs. Ainsi le taïcoun voyait sa capitale prendre le premier rang au Japon, son autorité et son influence politique grandir par la vassalité officiellement reconnue des autres princes, son influence commerciale augmenter par le séjour forcé d’une population flottante dont le chiffre s’élevait par momens à près d’un million d’âmes. A Yeddo, autant qu’on peut en juger, se tenaient les conseils de l’empire, se débattaient les règlemens généraux de police intéressant à la fois tous les seigneurs du Japon. Quand il s’agissait de circonstances graves, de modifications à la constitution, de guerre, de dissensions entre princes indépendans, alors seulement le mikado réunissait les intéressés dans sa capitale, et reprenait un pouvoir pour l’exercice duquel, en temps de calme, il s’en remettait au taïcoun ou plutôt au conseil appelé gorodjo, la nomination des membres du gorodjo étant d’ailleurs sanctionnée par sa main impériale. Nous avons de la peine, on le comprend, à saisir une situation établie sur de pareilles bases ; nous n’avons pas l’habitude d’un souverain aussi dégagé des minuties administratives du gouvernement, vivant à l’écart et conservant intact, sans aucun appui de force armée, son prestige et son autorité de chef suprême. Aussi avons-nous fait du mikado un pape, un souverain spirituel.

Le fils d’Hiéas, en mourant, nommait un prince de Ki pour son successeur, et disposait d’une façon absolue du pouvoir en y destinant les princes de Ki, d’Owari et de Mito, qui devenaient ainsi les chefs de trois familles dites Gosankés, appelées, à l’exclusion de toutes les autres, à occuper le trône taïcounal. Seulement deux des branches héréditaires, Owari et Ki, se maintenant étroitement unies par des liens de famille et d’amitié, étaient parvenues jusqu’ici à écarter du pouvoir tous les compétiteurs de la famille de Mito. Le dernier taïcoun était un prince de Ki ; Owarisama commandait son armée lorsqu’en 1865 il se rendait à Kioto[3]. La discorde est née de cet arrangement même, qui laissait dans la famille de Mito un prétendant éternel, rival puissant et implacable, toujours en opposition avec le taïcoun. Nous avons vu en 1860 cette lutte sourde entre le régent et le vieux prince de Mito aboutir successivement au meurtre de l’un et de l’autre ; de 1862 à 1865, le bruit des rivalités du taïcoun et de Stotsbachi a défrayé les conversations des Japonais, qui, connaissant les traits généraux de leur histoire, prêteront toujours les intentions les plus criminelles au prince régnant de Mito, Pendant les deux voyages du taïcoun de Yeddo à Kioto en 1862 et en 1865, des rumeurs sinistres circulaient chaque semaine, presque chaque jour, dans le peuple. On disait le taïcoun assassiné, et la voix publique ne soupçonnait qu’un seul coupable : c’était Stotsbachi qui avait préparé le crime. Quand son père vivait encore, au moment des assassinats dans les rues de Yokohama, les autorités japonaises elles-mêmes, répondant à nos pressantes sollicitations, déclaraient que les coupables étaient des lonines du prince de Mito, et, d’accord avec l’opinion générale, faisaient entendre que le désir du prétendant était d’amener entre l’Europe et le taïcoun une situation difficile, peut-être la guerre, dans les péripéties de laquelle il avait la chance de conquérir le trône.

En dehors de cette rivalité, le taïcoun avait encore, lors de notre arrivée au Japon, bien d’autres ennemis naturels. Si les lois de Gongensania, en réduisant la puissance des seigneurs, avaient mis à la discrétion du souverain de Yeddo une foule de princes et créé une petite noblesse vassale du taïcoun, relevant directement de lui, elles avaient laissé debout dix-huit grands feudataires indépendant chez eux, mais réduits par momens à faire plier leur orgueil devant l’autorité nouvelle. Nous savons que dans les premiers temps le taïcoun, pour ménager des amours-propres aussi violemment froissés, venait avec déférence au-devant des daïmios entrant dans sa capitale, et descendait de cheval pour les recevoir sur la colline du Gottenyama ; mais nous savons aussi combien, malgré toutes ces formes extérieures de politesse, le levain de la haine germait dans le cœur de l’aristocratie. La méfiance que l’on remarque encore entre les officiers de différens princes, lorsqu’ils se rencontrent à Yeddo, est une conséquence de cette situation.

Aujourd’hui le pacte est rompu ; depuis la fin de l’année 1862, les dix-huit daïmios indépendans ont quitté Yeddo, donnant pour prétexte qu’ils ne pouvaient vivre à côté d’étrangers, d’ennemis dont ils n’avaient pas autorisé la présence, et qui devaient, aux termes des lois de l’empire, être expulsés du pays. Ainsi notre arrivée est venue donner le signal d’une désobéissance qui était dans tous les cœurs. Réunis aux pieds de l’empereur, l’accablant de doléances et surtout de récriminations contre leur ennemi juré, le taïcoun, les daïmios ont réussi d’abord à faire lancer l’ordre d’expulsion qui nous a été communiqué en 1863, puis à exciter contre le pouvoir de Yeddo toutes les méfiances et les colères du mikado. Au bout de deux ans de luttes, insulté par le prince de Satzouma, traité d’imposteur par le prince de Nagato, seul d’ailleurs dans sa capitale, privé des avantages commerciaux que lui donnait la présence de la noblesse, ruiné comme autorité politique par la conspiration permanente établie à Kioto, craignant peut-être une disgrâce, une destitution, le taïcoun est parti, emmenant ministres et armée, et cherchant à nous tromper en annonçant bruyamment des projets guerriers contre le prince de Nagato. « Le gouvernement entier se déplace, qu’on ne s’y trompe pas, et nous serons obligés d’aller le chercher, » écrivait en mai 1865 un diplomate européen à son gouvernement, alors que la masse croyait sincèrement à une simple et courte expédition de guerre.

En apparence nous avons donc à lutter contre une noblesse pour laquelle notre séjour au Japon est une insulte : c’est sous cet aspect que la question se présente encore en Europe. Voyons si l’expérience de ces dernières années ne renverse pas ces assertions. Deux fois seulement la force des événemens nous a mis en face des princes de l’empire et les armes à la main, à Kagosima devant le prince de Satzouma, à Simonoseki devant le prince de Nagato. La lutte terminée, nous n’avons trouvé dans l’attitude des deux princes rien de cette méfiance farouche à laquelle nous nous attendions. Les agens du prince de Satzouma, en venant volontairement payer dans les mains du ministre d’Angleterre l’indemnité que l’escadre n’avait pu d’abord obtenir par la force, témoignaient de leur désir d’entrer en relations commerciales avec l’Europe, visitaient les bâtimens de guerre, demandaient à en acheter de semblables, et cherchaient même, au nom de leur prince, à séduire les officiers anglais par des offres brillantes. Plus tard le même prince s’adressait à l’industrie européenne pour lui fournir les moyens de se livrer sur une grande échelle à la fabrication du sucre ; aujourd’hui enfin, par l’intermédiaire d’agens officieux en Europe, il s’efforce de se tenir au courant du mouvement de la civilisation. Le prince de Nagato a depuis plusieurs années des officiers en Angleterre chargés d’étudier les arts, la langue et les divers procédés de fabrication. Il a refusé, il est vrai, d’accepter dans ses démêlés avec le taïcoun le concours que lui offraient quelques aventuriers sans place depuis la pacification de la province de Shanghaï, en Chine ; mais il a prêté son assistance à un bâtiment anglais gravement échoué dans le détroit, et maintes fois il a autorisé le ravitaillement dans Simonoseki des navires de passage. A Nagasaki, où les officiers de Satzouma et de Nagato se mêlent plus facilement avec la population, où d’ailleurs les deux princes ont des représentans chargés des achats qu’ils font chez les négocians européens, le langage de tous est le même, sympathique à notre égard. Nul doute qu’officiellement chacun des grands seigneurs du Japon ne se défende de vouloir entrer en relations avec les étrangers, nul doute que chacun dans les conseils de l’empire tenus à Kioto ne propose à l’envi les moyens les plus violens pour nous expulser. Vis-à-vis les uns des autres, ils doivent moins que jamais abdiquer, en ce qui nous concerne, leur antipathie originelle. Il est probable également que, si en 1858 ils avaient pu s’opposer à notre introduction dans leur pays, ils l’auraient fait de grand cœur et avec conviction, obéissant aux lois de l’empire et à une répugnance que justifient des habitudes diamétralement opposées, une organisation politique en désaccord complet avec la nôtre. Aujourd’hui le mal est accompli, ils n’ont pu l’empêcher ; ils souffrent des conséquences, mais ils veulent profiter des avantages qui s’y rattachent.

Notre traité avec le taïcoun, en n’ouvrant que trois ports confiés à sa garde, trois ports impériaux, lui a donné le monopole exclusif du commerce, et c’est par son intermédiaire que sont apportés sur les marchés européens la soie et le thé qu’expédient l’industrie et l’agriculture indigènes. Les armes et les étoffes que nous importons sont également vendues dans les ports impériaux, et pas plus que les exportations elles ne franchissent les limites des domaines du taïcoun sans avoir été frappées de taxes considérables. De toute façon le taïcoun fait le marché et le limite suivant les nécessités du moment. Quand il n’est pas négociant lui-même, il est banquier ou changeur. Dans l’empire, une seule monnaie d’argent a cours, la monnaie japonaise, tandis que sur les trois places d’échange la piastre mexicaine apportée de Chine par les Européens, seule monnaie qu’aient encore voulu admettre les habitans du Céleste-Empire, sert à tous les besoins du commerce. Le rapport entre la piastre et la monnaie japonaise, l’itchibou, est variable malgré les prescriptions du traité de 1858 ; il change au gré du gouvernement. Celui-ci veut-il faire une grande opération commerciale, il suspend momentanément l’entrée de la soie et fait monter le cours de la monnaie indigène ; puis, laissant entrer tout d’un coup une certaine quantité de marchandises, lors d’un départ de paquebot par exemple, il impose comme toujours aux producteurs indigènes l’obligation de changer dans les banques de l’état la piastre qu’ils ont reçue de l’acheteur européen, et qui n’aurait pas cours au-delà d’un rayon de quelques lieues ; il réalise donc un bénéfice considérable, lorsque quelques jours après les choses ont repris leur cours normal. D’une pareille situation résulte chez les princes japonais une haine non dissimulée pour le taïcoun, chez celui-ci une politique cauteleuse dont nous connaissons les suites. Trop faible pour détruire la puissance des autres daïmios, trop intéressé à continuer avec nous dans de pareilles conditions des relations commerciales, il louvoie péniblement au milieu des orages politiques, trompant l’empereur, trompant les princes et nous trompant nous-mêmes, donnant d’une main, retirant de l’autre, faisant tout pour nous retenir, mais tremblant de nous voir entrer en rapports directs avec ses voisins.

Si ce n’est pas dans la noblesse que notre introduction au Japon doit rencontrer de grands obstacles, faut-il admettre qu’il y ait à notre égard dans le peuple et dans la bourgeoisie une antipathie telle que les deux races ne puissent vivre côte à côte ? Sur ce point-là, nous sommes sans inquiétude. Depuis trois ans, nous entretenons à Yokohama des garnisons nombreuses dont les rapports journaliers avec la population sont des plus pacifiques ; à Hakodadé et à Nagasaki, nos négocians et nos équipages vivent dans la meilleure intelligence avec les indigènes ; à Yeddo, les voyageurs européens n’ont jamais rencontré de la part de la foule qu’une sympathique curiosité ; dans les autres ports de l’empire, partout où nos marins se sont trouvés en face de la population japonaise, l’entente la plus parfaite n’a cessé d’exister ; à Simonoseki, après la soumission du prince de Nagato, les habitans, autorisés à rentrer dans la ville, sont venus avec empressement visiter les flottes alliées ; à Hiogo et à Osaka enfin, nous savons de source certaine combien l’on se réjouissait dans la classe marchande, lorsque l’on croyait à l’ouverture prochaine de ces ports de commerce. Des assassinats nombreux ont, il est vrai, ensanglanté nos rapports avec le Japon, et, si les meurtres de Heusken et de Richardson ont été la conséquence, l’un d’une vengeance personnelle, l’autre d’une rencontre fortuite avec un prince de l’empire, on doit reconnaître que presque toutes les autres victimes sont tombées sous le coup du fanatisme. Faut-il s’en étonner outre mesure ? Espérons-nous du jour au lendemain changer les habitudes d’un peuple, froisser impunément des préjugés respectables, obtenir sur l’heure des résultats qu’on nous a refusés pendant plusieurs siècles en Turquie, et que nous n’atteindrons peut-être jamais au Maroc ? Sans doute dans la classe armée il se trouvera encore des hommes pour lesquels notre présence sera une insulte, ou qui, jaloux de notre influence sur le peuple, inquiets peut-être des idées nouvelles que nous propageons, jureront notre perte ; sans doute nous aurons encore à déplorer la mort de quelques malheureux qui tomberont au coin d’une route ou d’un bois, sans qu’aucun indice, aucune mesure de prudence ait pu leur faire soupçonner le danger, sans même qu’aucune preuve puisse plus tard livrer les meurtriers à la justice. Dans un pays où une partie de la population vit le sabre au côté, les vengeances personnelles et les haines de races, sont promptes à se satisfaire. Tout en plaignant le sort des victimes, nous nous garderons de rejeter sur les Japonais, même sur la noblesse, la responsabilité du crime de quelques-uns. L’intérêt chez les grands, la sympathie chez les petits, nous appellent au Japon et nous y feront pénétrer tôt ou tard.

Ouvrir le pays, voilà le but. Pour l’obtenir, n’ayons recours qu’à des moyens pacifiques, laissons de côté la violence. Les résultats de toute guerre avec une puissance européenne seraient nécessairement funestes au Japon ; très braves individuellement, connaissant la pratique des armes européennes, les soldats japonais ne tiendraient cependant pas devant une troupe d’infanterie marchant en ordre. Les privations, les campemens, les marches, feraient fondre leur armée. Au point de vue du succès, il n’y a donc aucune crainte à concevoir ; mais il est des pays dont l’aspect seul éloigne toute idée de guerre, et le Japon est de ce nombre. On arrive le cœur rempli de vengeance, et l’on hésite à la vue d’une campagne admirablement cultivée, de villages où tout respire le bien-être, de populations honnêtes, laborieuses, dont la figure est empreinte de gaîté et de sympathie. Pour atteindre une aristocratie invisible, à l’abri dans des châteaux inconnus, il faut brûler, ravager, détruire de toute manière, et devant soi l’on ne rencontre que la cordialité. Involontairement on se sent désarmé. Il faut d’ailleurs rendre justice aux divers chefs militaires qui, placés en face de crimes dont leurs officiers avaient été victimes, ont su néanmoins fermer l’oreille à des ardeurs précipitées et repousser loin d’eux la responsabilité de représailles sanglantes et moins glorieuses que faciles.

A notre point de vue européen, la question pour pénétrer dans le pays se résume en un traité avec l’autorité suprême, le mikado ; mais on s’aperçoit bien vite des difficultés que présente une solution aussi simple en apparence. Pour aller à Kioto, il faut la guerre, et, le succès obtenu, pouvons-nous penser qu’à moins de vouloir renverser brusquement des usages séculaires nous soyons en droit d’obtenir auprès d’une autorité aussi mystérieuse une introduction qui, malgré toutes les formes extérieures de respect, sera une injure pour le pays ? Pouvons-nous espérer voir des relations s’établir entre la personne sacrée, presque divine de l’empereur et les représentans européens, que rien ne distingue de la foule et auxquels nous ne rendons aucun de ces signes apparens de déférence qui marquent au Japon la position des personnes ? Pour ouvrir le Japon, il y a un moyen aussi sûr que les relations diplomatiques, le commerce. Le coin est enfoncé depuis huit ans, il ne tient qu’à nous de frapper de façon à faire brèche. D’obstacles, il n’y en a point d’insurmontables ; du moins l’attitude prise par les princes de Satzouma et de Nagato nous donne-t-elle lieu de le croire et nous fait-elle supposer que, si les hasards nous rapprochaient d’autres daïmios, nous trouverions chez beaucoup d’entre eux les mêmes dispositions. Afin de nous en assurer, il nous faut nous-mêmes tâter le terrain. Les renseignemens que nous retirerons des indigènes ne nous fourniront aucune indication sérieuse ; placés en face d’une population d’ouvriers et de paysans, nous n’apprendrons rien de ce qui pourrait nous intéresser, et l’insuccès qui a couronné nos efforts depuis que nous habitons le pays en est la meilleure preuve. Nous en serons encore dans dix ans à ne connaître de la cour du mikado que ces dessins populaires représentant l’empereur entouré de douze femmes habillées de rouge, les cheveux dénoués sur les épaules, limite extrême des notions que possède la classe bourgeoise sur cet auguste personnage. N’est-il pas plus probable qu’en créant entre les divers princes un antagonisme d’influence nous devons arriver, sinon à découvrir la vérité, au moins à recueillir les moyens les plus sûrs pour la chercher ? Cet antagonisme, le commerce seul peut nous le procurer sans danger.

Il semble de prime abord qu’un pays qui a vécu à l’écart pendant des siècles peut se passer de nous. La vue du sol, la multiplicité et la variété des produits confirment cette opinion, et l’on peut dire avec justesse que, si le Japon n’avait pas goûté de notre progrès, il n’aurait aucun besoin d’entrer en relations commerciales avec les Européens. Par sa forme allongée et étroite, il touche, avec une surface relativement peu considérable, d’un côté aux frimas du nord et de l’autre aux chaleurs des tropiques. Dans Yeso, nous trouvons le climat de la Norvège, ses neiges continuelles de l’hiver, sa nature sauvage, ses arbres résineux et aussi les grandes pêcheries de saumons dont les produits se répandent à profusion au sein des provinces les plus reculées de l’empire. Le détroit de Tsangar franchi, nous sommes sur la grande île de Nipon, au milieu d’une végétation semblable à la nôtre, mais qui pousse beaucoup plus hardiment, grâce aux ardeurs excessives du soleil et aux pluies torrentielles de l’été. Le riz, la vigne, le mûrier, croissent en abondance, et sont cultivés avec un soin extrême ; le blé, qui a remplacé le riz aux environs de quelques grandes villes, s’étend en sillons étroits, délivré par la main du cultivateur de toutes les plantes parasites qui pourraient l’étouffer ; sur les montagnes, boisées du haut en bas, les plus belles essences se touchent dans des fouillis qui prennent parfois des aspects sauvages de toute beauté. Les marronniers et les camphriers atteignent des dimensions considérables. Le long des habitations et des routes, des bois de bambous fournissent à l’industrie les matières premières de mille objets d’art et d’ameublement, tandis que pour le voyageur ils s’unissent aux arbres résineux, aux camphriers, aux camélias, et donnent à la campagne un aspect des plus rians pendant l’hiver. Partout le sol est riche, couvert d’une épaisse couche de terre végétale produite par les détritus de toute nature que les pluies entraînent des plateaux boisés. Aux alentours des villes, la culture maraîchère prépare pour le marché tous nos légumes d’Europe sous des formes et des dimensions quelquefois différentes. En descendant sur les rivages de la mer intérieure, les plantations de thé s’étagent le long des collines, le tabac et le coton s’étendent au loin dans les plaines ; sur l’île de Kiusiu, l’oranger domine avec ses variétés infinies ; enfin à l’extrémité de l’empire, chez le prince de Satzouma, le riche propriétaire des îles Lioutchiou, se cultive la canne à sucre, dont les produits, peu recherchés aujourd’hui, acquerraient une parfaite pureté sous l’action énergique de nos raffineries. Les richesses minéralogiques abondent dans l’ouest. La houille y est commune, et, si la qualité en est médiocre, ce défaut tient surtout à l’exploitation actuelle, qui n’attaque encore que les couches supérieures. L’argent suffit et au-delà à tous les besoins de la circulation monétaire ; l’or, dont on a trop poussé l’extraction au dire des Japonais, n’avait à poids égal, à notre arrivée dans le pays, que six fois la valeur de l’argent ; le cuivre enfin est à bas prix et entre comme matière première dans une foule de fabrications. Cette variété et cette abondance de produits, cette diversité et cette richesse de sol donnent naissance à un commerce intérieur considérable qui se fait principalement par cabotage. Les jonques arrivent chaque jour par centaines dans la mer intérieure ; il y a des momens où le détroit de Simonoseki en est tellement couvert qu’elles se poussent l’une l’autre. Elles échangent leurs produits contre ceux des riches contrées que baigne cet immense lac, puis viennent alimenter Osaka, la grande cité commerciale, à quelques lieues de Kioto, la capitale de l’empire.

Il est impossible de fournir une évaluation approximative de la production du pays. Depuis que la paix survenue en Amérique a mis fin à cet immense commerce de coton qui s’était établi en quelques mois avec l’extrême Orient, les thés et la soie sont devenus les seuls objets de valeur qui s’exportent du Japon, les thés par pavillon américain, à destination des ports des États-Unis, la soie à destination de l’Europe par les paquebots français et anglais qui desservent régulièrement trois fois par mois la place de Yokohama. Rien ne peut donner l’idée de ce que deviendrait le commerce d’exportation, si, au lieu de n’avoir qu’un débouché, les pavillons européens pouvaient traiter directement avec tous les princes de l’empire possesseurs du littoral. Personne ne soupçonne la richesse du pays ; en dehors d’un cercle très circonscrit de quelques lieues autour des trois places d’échange, les renseignemens manquent complètement, et les rapports des Japonais eux-mêmes ne sont que des suppositions plus ou moins exactes. Lorsque la victoire de Simonoseki obligeait en 1864 le gouvernement du taïcoun à permettre l’exportation des graines de vers à soie, la spéculation faisait au hasard ses contrats, comptant au plus sur une production de cent mille cartons, et se trouvait complètement déroutée, lorsque l’arrivée facile d’un nombre triple et quadruple de cartons renversait tous les calculs de la vente. Il en serait de même probablement pour la soie et le thé, si l’Europe se décidait à nouer des relations commerciales avec les grands feudataires de l’empire.

Cet aperçu de la richesse des produits que fournit le sol du Japon explique l’isolement dans lequel les habitans ont vécu pendant plusieurs siècles. Au premier abord, rien ne leur manque, et eux-mêmes le croyaient encore avant notre arrivée. Notre contact n’a nullement altéré l’état prospère que présentaient alors l’agriculture et l’industrie, suffisamment développées pour satisfaire aux besoins généraux du peuple ; mais il a donné naissance à des désirs nouveaux. Si, au point de vue philanthropique, on peut regretter pour les indigènes les effets contagieux d’un bien-être qui leur donne des aspirations permises au plus petit nombre, au point de vue commercial il faut se réjouir d’avoir créé un nouveau marché vers lequel les produits européens trouvent un écoulement facile. Nous commençons à peine, nous ne traitons que difficilement et par intermédiaires avec les princes japonais, et déjà depuis 1865 le chiffre des importations a dépassé celui des exportations, l’argent est tombé si bas que pas une banque ne consent à accepter de placemens avec intérêts. Nos tentations pour le bas peuple consistent en objets de peu de valeur ; mais, à mesure que l’on pénètre au sein des classes bourgeoises, on est étonné de voir combien nos draps et nos laines sont utilisés. Dans un pays où les hivers sont rigoureux, où le coton et la soie seuls sont employés comme matières premières, nous offrons des séductions énormes par le seul aspect de nos produits les plus communs, et comme l’amour du changement a partout de l’attrait, après la laine et le drap, les Japonais se sont mis à aimer nos cotonnades et nos soieries. Nous ne faisons pas mieux que leurs fabricans, seulement nous apportons des dessins nouveaux et nous fabriquons à meilleur marché ; il y a moins de solidité, mais plus d’attrayante originalité : aussi depuis quinze mois les grands marchands japonais passent-ils avec les négocians européens des contrats considérables pour des achats d’étoffes de toute nature. De Suisse, de Hollande, d’Allemagne, il arrive des cargaisons de ces marchandises achetées à l’avance, et pour le paiement desquelles les indigènes vont jusqu’à donner leurs balles de soie en nantissement. Ce sont pour la plupart des marchandises de qualité inférieure ; mais les prix en sont minimes, et dans le pays il n’y a pas encore assez de points de comparaison pour que les Japonais puissent apprécier les défauts de fabrication.

Ainsi, partout où nous avons pénétré, notre présence a modifié singulièrement les conditions de l’existence ; d’un côté la vie a renchéri par suite de la facilité avec laquelle nous avons accepté les yeux fermés des prix exorbitans, et de l’autre nous avons apporté des produits de toute nature, depuis nos étoffes jusqu’à nos liqueurs, qui sont devenues des tentations pour les indigènes. L’ouvrier et le marchand ne s’en plaignent pas ; ils gagnent, s’ils le veulent, dix fois plus qu’auparavant : c’est la situation des petits fonctionnaires de l’administration qui a empiré, et le résultat le plus clair de notre contact a été une corruption dont le germe existait sans doute, mais qui a pris par le fait de notre présence un développement considérable. Aucune des inventions modernes, ni le télégraphe électrique, ni les chemins de fer, ni même l’éclairage public, n’ont pénétré au Japon. Il ne s’y est monté aucune de ces grandes fabriques marchant à la vapeur et économisant par une force mécanique intelligemment appliquée le travail de plusieurs centaines de bras. Ces progrès sont connus des princes japonais sans qu’ils en saisissent le besoin immédiat. Leur esprit semble n’avoir qu’une pensée, la guerre, et autant dans la crainte d’être anéanti par le voisin que dans l’espérance de l’écraser un jour chacun se hâte de se pour voir auprès des Européens de fusils, de canons et d’équipemens militaires. Autrefois on achetait à la légère, coûte que coûte ; tout était bon ; les fusils démodés et les armes de rebut trouvaient au Japon un écoulement aussi facile qu’en Chine. Aujourd’hui, après les fraudes dont ils ont été victimes, les Japonais ont suffisamment d’expérience. Il s’est produit dernièrement ce fait extraordinaire, que lorsqu’en Europe, avant les batailles sanglantes de Bohême, on mettait encore en doute les qualités du fusil à aiguille prussien, les Japonais possédaient déjà plusieurs milliers de ces armes que les négocians allemands leur avaient vendues. Sans doute il leur serait possible de se passer pour leur armement du concours de l’Europe ; ils ont à d’autres époques fabriqué des fusils et fondu des canons. Les pièces prises à Simonoseki étaient d’origine japonaise, et l’on peut juger de la qualité du métal et du fini du travail par les deux spécimens aux armes du prince de Nagato qui ont été placés comme trophées dans la cour des Invalides. Nous les avons vus rayer eux-mêmes des pièces de quatre, les monter sur des affûts de campagne et fabriquer tous les objets d’armement. Aujourd’hui cependant chacun va au plus pressé et désire à tout prix être à la hauteur de son voisin, pour repousser, le cas échéant, une tentative d’agression.

L’engouement qu’ont excité chez les princes du Japon les engins de guerre s’est étendu aux navires à vapeur, quoique la spéculation n’ait fourni jusqu’ici, sous le nom de bâtimens de guerre, que des instrumens de commerce nullement propres au combat et accusant pour la plupart, par leurs formes anciennes, une méconnaissance complète des progrès de l’architecture navale. Les Japonais voient très bien cette infériorité, qui ressort pour eux d’une comparaison journalière avec les types des bâtimens de guerre français et anglais. Aussi est-il probable, lorsque l’un des princes aura réussi à se procurer un vrai navire de combat, que ses voisins se hâteront de suivre son exemple. N’est-il pas étonnant que ce peuple ait pu, du jour au lendemain et sans réclamer les leçons d’un seul Européen, utiliser la vapeur comme moyen de marche sur mer ? La conduite des feux, l’emploi des chaudières, le fonctionnement des machines, rien ne paraît l’avoir surpris, ni avoir nécessité chez lui de longues réflexions. Un pareil fait est certainement la plus grande preuve de l’intelligence de la race et de la richesse de ses aptitudes, mais il trahit ce qui lui manque, l’esprit d’application, et ce serait rendre service aux Japonais que de remplacer les éloges exagérés qu’on leur adresse souvent sur leur promptitude intuitive par quelques leçons sévères sur leur légèreté. Maintenant ils s’aperçoivent que, faute de précautions, ils usent très vite, et que, faute d’études, ils réparent mal ; après s’être dispensés de notre expérience pour la conduite de leurs machines, ils réclament nos lumières pour les entretenir.

Ainsi le résultat de nos relations avec le Japon nous montre que deux transformations se sont opérées par le fait de notre présence dans le pays. L’une, légère encore, qui touche à l’existence matérielle de l’indigène, se traduit par une extension de commerce dont nous bénéficions, et s’accuse fatalement par le débordement de la corruption sur les points où nous sommes légalement admis ; l’autre, considérable, qui renouvelle de fond en comble les moyens de défense et d’attaque et nous fournit également de grands débouchés commerciaux, se traduit par un excès de précautions, de mesures défensives, d’arméniens, par un état de trouble et toutes les apparences de guerres civiles prochaines. Comme science et comme industrie particulière, nous n’avons rien changé, rien introduit, et nous n’avons rien emprunté. En politique, l’édifice qui se dresse devant nous est presque aussi mystérieux que par le passé. Comment prévoir l’avenir du Japon ? Cette féodalité qui étreint ce magnifique pays, qui en retire de si beaux produits au point de vue de l’industrie et de l’agriculture, doit-elle se courber prochainement sous la main de l’un de ses chefs ? Si nous avons eu cette illusion en 1863, alors qu’un mot du taïcoun pouvait lier sa cause à la nôtre, l’expérience des deux dernières années et surtout l’impuissance du souverain de Yeddo dans sa lutte contre le prince rebelle de Nagato sont aujourd’hui des indices suffisans pour nous donner l’assurance contraire. Notre présence, loin d’amener l’unité, a semé la désunion. L’autorité taïcounale, affaiblie, détruite pour ainsi dire par le départ des princes de Yeddo en 1862, en est réduite à s’abriter à Kioto derrière le trône de l’empereur, et l’on entend quelquefois parler de la rupture du lien féodal par la séparation des daïmios de l’île de Kiusiu, qui sont complètement à l’abri d’une menace de guerre, et ne tiennent, comme les autres princes, à l’état général du pays que par leur respect tout de principe pour la personne du mikado. Si le système féodal ne doit pas périr dans des luttes armées entre daïmios, peut-il disparaître dans une convulsion sociale, et les idées modernes que l’Europe apporte avec elle seront-elles le levier destiné à changer l’état des choses ? Ici le doute n’est plus possible, notre système social n’a pas le moindre charme aux yeux des Japonais ; il effraie par momens la noblesse, qui craint de voir diminuer le respect dont elle est entourée, mais il effraie davantage le peuple, qui ne veut à aucun prix de notre égalité. Son bonheur est de n’avoir rien à démêler dans les affaires publiques, de ne pas être soldat, de n’être assujetti à, aucune convenance extérieure, enfin, par cela même qu’il n’est rien, de passer inaperçu et de jouir d’une liberté extrême.

Laissons donc de côté les rêves de régénération qui ont pu entrer dans nos esprits ; restons convaincus que nos idées politiques ne sont goûtées de personne au Japon, que le seul moyen d’acquérir de l’influence est d’accepter les hiérarchies sociales que nous rencontrons, telles qu’elles sont acceptées par les intéressés eux-mêmes ; avant tout, occupons-nous du pays au point de vue de la géographie, des ressources agricoles, des procédés manufacturiers, des exportations, et avouons-nous franchement que de ce côté nous avons tout à apprendre. Que l’avenir fasse tomber plus tard le régime féodal sous les coups d’un despotisme encore ignoré ou d’une démocratie dont les germes n’existent même pas, notre rôle politique doit être tout d’abstention, sous peine de voir détruire en un instant des relations qui ont demandé, pour s’établir, tant de tact et de prudence. Par intérêt et par calcul, notre seule mission est de nous initier commercialement aux besoins du pays et de nous lier avec lui de telle sorte qu’au milieu des événemens de toute nature que le temps fera naître nous restions indispensables au point d’être sacrés. Nous avons atteint ce but dans les états du taïcoun, nous devons chercher à l’atteindre chez les autres princes au fur et à mesure que nous sentirons le terrain assez solide sous nos pieds.


J. LAYRLE.

  1. Dépêche du 20 août 1861.
  2. Les pertes éprouvées par l’escadre anglaise furent très sérieuses. L’amiral Kuper vit tomber son capitaine de pavillon et son capitaine de frégate tués tous les deux à ses côtés sur la passerelle de l’Euryalus.
  3. Depuis notre départ du Japon, l’Europe a appris que le taïcoun était mort à Kioto d’une maladie chronique, selon, les versions officielles, du poison que lui ont versé ses ennemis, si l’on s’en rapporte aux bruits populaires. Stotsbachi, qui lui succède, nous a toujours été dépeint comme un homme hostile aux étrangers, mais doué d’une grande énergie de caractère et d’une haute intelligence. Il est le fils du vieux prince de Mito mis à mort par les officiers du prince d’Ikammon en 1860 ; c’est lui qui a été chargé par le mikado de nous chasser du Japon au mois de mai 1863, lorsque le taïcoun était retenu prisonnier dans Kioto ; c’est lui encore qui, au moyen de ses lonines, a fomenté pendant ces dernières années les luttes intestines qui ont ensanglanté la province de Yeddo. Depuis longtemps, il est considéré au Japon comme un des conseillers les plus intimes de la cour de Kioto. Nous devons, pour le juger, attendre ses actes ; mais, sans nous avancer beaucoup, nous pouvons prédire qu’il cherchera par tous les moyens a ne pas rompre avec les étrangers. Ses haines des années précédentes n’étaient que de la jalousie contre le taicoun. Devenu taïcoun lui-même, il se gardera de modifier une situation qui lui assure de grands avantages commerciaux et de puissans moyens d’action au détriment des autres princes. Stotsbachi est un homme de 37 ans environ. Sa nomination est un événement capital pour le Japon, parce qu’avec lui la branche des Mito arrive au pouvoir pour la première fois.