Le Japon depuis l’ouverture de ses ports (Alfred Jacobs)
- I. La Chine et le Japon, mission du comte d’Elgin de 1857 à 1839, par M. Laurence Oliphant, S vol. ; Paris 1860. — II. Die Expedition in die Seen von China, Japan und Ochotsk, von Wilhelm Heine, 3 vol. ; Leipzig 1858. — III. Personal narrative of a Voyage to Japan, Kamtschatka, etc., in H. M. S. Barracouta, by J. M. Tronson ; London 1859. — IV. Correspondence with Her Majestés envoy extraordinary in Japan, 1860. — V. Introduction à l’étude de la langue japonaise, par M. L. de Rosny. — VI. Mémoire sur la Chronologie japonaise, par le même. — VII. Correspondance inédite de M. Casimir Leconte.
Lorsqu’on étudie la Chine et le Japon, ce n’est pas sans un vif étonnement que l’on mesure toute la distance qui sépare dans leurs habitudes et dans leur génie ces deux peuples géographiquement voisins. D’une part règne un esprit mesquin et chétif, sans curiosité intelligente, plein de dédain pour tout ce qui n’est pas sanctionné par ses lointaines traditions, enfantin et misérable dans les œuvres les plus vantées de sa littérature, étranger à la marche et aux progrès du monde, tout à ses petites épargnes, isolé, toujours semblable à lui-même dans les milieux bruyans où le transporte aujourd’hui son besoin d’acquérir, et qui certes semblerait condamné à s’effacer et à disparaître dans le tumulte et le choc des sociétés contemporaines, s’il n’avait pour lui deux armes qui lui promettent une large participation à l’histoire de l’avenir : son invincible patience et l’excessive supériorité du nombre. — A côté de ce peuple, séparée par un simple bras de mer et rattachée à de communes origines par plus d’un trait physique, vit une nation fière, active, intelligente. Si les bruits de son existence se sont éteints à la limite de ses rivages, si elle s’est avec tant d’opiniâtreté préservée de tout contact, ce n’était de sa part, ni mépris des étrangers, ni impuissance de s’élever jusqu’à eux. Elle a donné jadis un touchant spectacle : la première fois qu’elle vit venir ces Européens qu’elle devait tant repousser depuis, elle admira la supériorité de leurs armes, de leurs vaisseaux, des instrumens de leur industrie ; elle les accueillit avec une curiosité bienveillante, se prêta avec docilité à leurs enseignemens. Bientôt même elle sembla prête à donner un exemple à peu près unique dans l’histoire, celui de la soumission à des croyances nouvelles, sans conquête, sans luttes, par la seule autorité de la tolérance, de la conviction, par l’intelligence facile et vraiment surprenante d’une morale et d’une loi supérieures. Malheureusement, à la suite des apôtres de paix et de charité qui avaient su éveiller tant de généreux instincts dans les esprits et dans les cœurs, se présentèrent des prêtres avides et turbulens, venant prendre possession des riches évêchés au nom de bulles datées de Rome, s’efforçant de faire entrer la société japonaise dans les liens dont Loyola prétendait enserrer le monde. Qu’y a-t-il d’étonnant dès lors à ce qu’une terrible réaction se soit produite au Japon ? Ce pauvre peuple se voyait trompé dans sa bonne foi et dans ses espérances ; la piété, la charité, la vertu, toutes les promesses du ciel pouvaient ne plus lui sembler que des fourberies au moyen desquelles des étrangers ambitieux et hautains venaient s’arroger les profits de sa terre. Il exerça des représailles dans lesquelles périt un million d’hommes. Le Papenberg, d’où fut précipitée une partie des victimes, premier sommet qui se présente aux bâtimens abordant l’archipel par le sud, rappelle le souvenir de cette terrible histoire.
Dès lors le Japon s’est comme replié sur lui-même, se suffisant, n’empruntant et n’échangeant avec personne les élémens de sa vie et de son bien-être. Il a poursuivi ses destinées, en dehors de toute action étrangère, sans que l’énergie et la prospérité de ses habitans semblent avoir souffert de cet isolement. S’il paraît aujourd’hui faire un pas vers une voie nouvelle, ce n’est pas qu’il ait secoué sa défiance deux fois séculaire ; il ne fait que céder difficilement, et de mauvaise grâce, à la pression des forces américaines, anglaises, russes, françaises, et l’on va voir qu’il n’est pas du tout certain encore que le grand mouvement qui rapproche et mêle aujourd’hui tant d’hommes de races et de mœurs diverses réussisse à l’entraîner hors de ce petit coin du Pacifique où il s’obstine à vivre seul. Cependant, depuis que les vaisseaux européens ont fait tonner leur artillerie jusque dans la rade même de la capitale du Japon, tous les esprits se sont mis en éveil ; curieux et marchands ont conçu d’égales espérances, ceux-ci de s’ouvrir des débouchés nouveaux et de faire de larges profits, ceux-là de récolter une ample moisson d’observations scientifiques et de notions intéressantes. Des relations de voyage ont été publiées dans presque toutes les langues de l’Europe par de simples officiers qui ont eu la fortune, naguère si rare, d’entrer dans Yédo. Un fait qui ressort du témoignage unanime de ces visiteurs, c’est la bienveillance constante de leurs hôtes, la dignité et la finesse de leur esprit, leur obéissance envers leurs chefs, l’inaltérable respect qu’ils portent à la loi. Cela ne veut pas dire que le Japon soit un pays parfait ; on verra que, sous le rapport du gouvernement et des mœurs, il présente d’étranges contradictions. Il est encore très semblable au portrait qu’en ont tracé Kaempfer et Charlevoix. Il faut d’ailleurs reconnaître que beaucoup des notions récemment acquises sur le Japon restent superficielles, parce que les renseignemens sont puisés à des sources extérieures et peu complètes, aucun Européen n’ayant jamais pénétré dans l’intimité japonaise. Toutefois le point d’observation n’est plus concentré à cet îlot étroit où quelques marchands hollandais ont, durant deux siècles et demi, traîné leur misérable existence ; il y a aujourd’hui trois principales stations, au midi, au centre, au nord, par lesquelles on peut entrevoir le Japon. Le spectacle est attrayant, et ce n’est pas non plus une petite satisfaction, par-delà les populations avilies ou arriérées de l’extrême Asie, que de pouvoir enfin, dans cet archipel retiré du Grand-Océan, saluer des hommes.
Les points de la côte où les Européens et les Américains sont autorisés par les derniers traités à se mettre en communication avec les Japonais se trouvent répartis le long du vaste archipel dans trois îles différentes. Ce sont d’abord, comme par le passé, Nagasaki à la pointe ouest de Kiou-siou, l’île la plus méridionale du groupe principal ; puis Kanagawa, récemment ouvert en remplacement de Simoda, accordé lors des premières négociations. Ce port est situé au fond même de la baie de Yédo, à très peu de distance de cette capitale, sur la côte est de la grande île de Nippon, longue de trois cents lieues, large de soixante à quatre-vingts, dont le nom défiguré est devenu, dans notre langue, Japon. On dit qu’il signifie soleil levant. Au nord, nous a été ouvert Hakodadi sur le rivage méridional de l’île Yéso. À partir de janvier 1860 a dû s’ouvrir Néé-é-gata sur la côte ouest de Nippon ; mais nous n’avons encore aucun renseignement sur ce point. Enfin, le 1er janvier 1863, un nouveau port d’une extrême importance sera accessible aux étrangers : c’est Hiogo, près de la grande ville d’Osaka, à la pointe sud de Nippon, situé à vingt lieues de Miako ou Kioto, résidence du souverain spirituel.
Les ports rendus accessibles aux Européens s’étendent environ du 32° au 42e degré de latitude nord : c’est à peu près la hauteur des régions comprises, de notre côté, entre Rome et Tripoli ; mais il s’en faut que cette partie de l’hémisphère boréal soit aussi favorisée que la nôtre, et le froid y descend à une latitude beaucoup plus méridionale. La température du Japon, assez rude en hiver, surtout à cause des montagnes, est chaude en été, mais tempérée alors par les brises rafraîchissantes de la mer. Les îles sur lesquelles sont situés les nouveaux comptoirs sont de beaucoup les plus importantes de l’archipel japonais ; mais elles ne sont pas les seules qui le composent : il y a encore l’île de Sikokf, à l’est de Nippon et de Kiou-siou, longue de cinquante lieues, large de vingt-cinq, et que jamais Européen n’a visitée. Entre ces trois îles s’étend la mer orageuse de Suwonada, parsemée d’écueils et d’îlots qui ne figurent pas sur nos cartes. Elle baigne Osaka, et une tradition du pays nous montre les Japonais s’efforçant, mais en vain, d’établir un brise-lame pour protéger le port de cette ville importante : la mer en furie renversait chaque nouvel ouvrage ; enfin on reconnut que le génie terrible de Suwonada réclamait une victime et ne s’apaiserait que lorsqu’un homme aurait été muré vivant dans la digue. On dit que le Curtius japonais ne se fit pas attendre. À ces quatre grandes îles s’en rattachent de moins considérables : Sado, sur la côte ouest de Nippon, fameuse par ses mines d’or ; la noble Firado, lieu d’exil pour les princes disgraciés ; les groupes Oki, Goto ; enfin, plus au sud, les Lou-tchou, composant, avec deux autres petits archipels, un royaume qui semble dépendre à la fois de la Chine et du Japon. Tout ce chaînon d’îles forme un long arc de cercle qui se développe, sur environ huit cents lieues, de la riche Formose à la froide Sakhalian, voisine elle-même du Kamtchatka, c’est-à-dire des ardeurs du tropique presque aux glaces du pôle.
Depuis les derniers traités, beaucoup des petites vexations imposées aux étrangers lorsqu’ils entraient dans le port de Nagasaki ont disparu : ainsi on n’exige plus la remise des bibles et autres livres de piété qui étaient soigneusement cloués dans des caisses pour n’être restitués aux équipages qu’à leur départ. On a aussi supprimé la ligne de bateaux qui coupait le passage et l’estacade de pieux qui empêchait les barques japonaises s’approcher de Décima. Ordinairement une jonque amène à bord du vaisseau nouveau-venu des employés japonais parlant fort bien le hollandais et quelquefois même l’anglais ; ils sont vêtus d’une robe de gaze, de larges pantalons, chaussés de guêtres, et munis des deux épées que porte tout fonctionnaire au Japon. Sur le port et dans les jonques, les hommes du peuple ne sont couverts que d’un étroit morceau d’étoffe autour des reins et quelquefois d’un autre au milieu de la figure, afin, disent-ils, de se protéger le nez. Cette habitude de la nudité est tout à fait générale pour les hommes dans les basses classes du Japon méridional. Le sentiment de la pudeur, si naturel aux Européens, semble échapper complètement à ce peuple, et c’est un sujet unanime d’étonnement pour les voyageurs que l’aspect des bains publics, où les sexes et les âges sont confondus pêle-mêle dans une nudité absolue.
Les employés qui montent à bord ont mission de savoir des étrangers le motif de leur visite, mais ils ne s’opposent plus à ce que ceux-ci descendent à terre et circulent librement. On prétend que le gouvernement veut adopter dans le port de Nagasaki des mesures plus libérales que dans les autres pour y attirer de préférence les étrangers. Décima, tout près de Nagasaki, n’a plus autant qu’autrefois l’aspect d’une prison ; on y trouve plus d’activité et de mouvement. L’îlot dans lequel les Hollandais ont si longtemps végété, à la porte du Japon, est traversé par une rue unique, longue de deux cents mètres, propre et bien soignée ; les maisons ont deux étages et sont ornées de volets verts. Le poste des ottonas, espions chargés de surveiller les moindres mouvemens des employés de la factorerie, a été supprimé ; mais le soir on ferme encore les grilles, et il est toujours interdit aux femmes autres que les prostituées de les franchir. Les enfans nés de ces femmes à Décima étaient considérés comme Japonais ; l’agent hollandais a récemment obtenu qu’il fût permis de les élever en Hollande, à la condition toutefois que s’ils revenaient au Japon, ils seraient traités en étrangers. À une extrémité de l’îlot se dresse un large bazar bien approvisionné, mais dont les marchandises, fabriquées pour l’exportation et en vue des Européens qui visitent ce port, sont de qualité fort inférieure à celles que l’on se procure dans les autres parties de l’archipel. Si les Hollandais de Décima sont moins durement traités aujourd’hui que naguère, en revanche ils ont le déplaisir de n’être plus seuls ; ils ont vu les Russes obtenir la concession d’un emplacement vis-à-vis d’eux, de l’autre côté de la rade, où s’élèvent déjà de nombreux travaux d’installation. Des hauts-fourneaux y ont été construits, et un colonel du génie y réside à poste fixe avec quelques officiers. Le général Montauban, dans une rapide excursion qu’il a faite à Nagasaki et à Osaka après l’expédition de Chine, a personnellement vu cet établissement naissant, où les Russes paraissent se proposer d’établir un dépôt de houille et d’exploiter quelques-unes des richesses métallurgiques du pays. Quant à notre commerce, il n’est pas complètement nul sur ce point du Japon ; il y est représenté par deux négocians français[1].
Nagasaki est une ville bien tenue, avec des rues alignées et spacieuses, bordées de jolies maisons généralement à deux étages, recouvertes de toits en tuiles ou en bois ; le milieu des rues est pavé, les côtés sont sablés, et deux larges ruisseaux d’eau courante coulent à droite et à gauche. Il y a très loin de la physionomie d’une ville japonaise à celle d’une ville chinoise : pas de ruelles, de détours tortueux ni d’immondices ; les boutiques ont un aspect engageant ; on y vend tous les produits de l’industrie indigène, des parasols, des éventails, de la vannerie, des bronzes dont les dessins et le travail sont de beaucoup supérieurs à ceux des Chinois, des ornemens et des jouets en verre ; cependant c’est surtout dans les bazars hollandais et russes qu’il faut aller chercher les laques et les fines porcelaines appelées coquilles d’œuf ; là aussi on trouve de beaux télescopes, des microscopes fabriqués dans le pays, des pendules, des imitations d’étoffes européennes. Les maisons sont généralement entourées de vérandahs ; de légers paravens en bois, recouverts du fort papier qui est fabriqué avec la deuxième écorce du mûrier, et glissant dans des coulisses, en protègent l’entrée ; souvent ils sont repliés dans le jour, et l’on peut alors jeter un coup d’œil sur l’intérieur japonais. Derrière une ou deux chambres légèrement exhaussées au-dessus du sol et recouvertes de nattes parfaitement propres se trouve une sorte de cour ou de jardin animée par le feuillage des arbres et rafraîchie par une fontaine ; quelque femme japonaise vaque aux soins de son ménage pendant que des enfans nus jouent autour d’elle. On ne voit guère dans les rues de véhicules ni de bêtes de somme ; les piétons sont nombreux et actifs, excepté durant la chaleur des jours d’été ; toute cette population porte un cachet général de contentement et de bienveillance ; la présence des étrangers n’attire plus son attention, c’est un spectacle auquel elle semble faite aujourd’hui. La ville compte environ 80,000 âmes ; ses rues se coupent à angles droits, et elle est traversée par une rivière sur laquelle sont jetés de trente à quarante ponts, la moitié en pierre. Soixante-deux temples, grands et petits, sont consacrés tant au culte des ancêtres appelé synsin qu’à celui du Bouddha. Le long des pentes des montagnes qui enveloppent la ville sont répandus en nombre considérable de ces lieux de plaisir appelés maisons à thé ; on s’y rend par de larges escaliers qui dans tous les faubourgs facilitent l’ascension des pentes, et de là on jouit d’une vue admirable sur la ville et ses vastes alentours. Les maisons à thé sont de légères constructions en bois, très élégantes, semées dans les plis de la montagne ou sur des pointes de rochers, entourées de bosquets touffus, de jardins en terrasses admirablement dessinés, arrosés par des eaux jaillissantes et des sources limpides. Des individus isolés, plus souvent des familles, se rendent dans ces lieux de plaisance pour prendre le thé ou faire un repas. Quelques membres de l’expédition de lord Elgin visitèrent ces maisons et se firent servir, dans l’une d’elles, un dîner sur lequel M. Oliphant donne d’assez curieux détails. « Le dîner est servi par terre, dans des bols de laque, et occupe une grande partie de la chambre. Il a été promptement et adroitement arrangé par des jeunes filles proprement vêtues, qui s’assoient à l’entour et nous invitent à en faire autant. Il y a longtemps que nous avons ôté nos souliers (les Japonais ont l’usage de les laisser à la porte d’entrée), et maintenant nous nous accroupissons en rond sur le plancher, et nous regardons avec une curiosité mêlée d’effroi le repas étalé devant nous. Voilà du poisson cru en boulettes minces, du gingembre salé ; voici des crevettes, des œufs conservés, des sangsues de rocher, des grillades provenant d’un animal inconnu qu’on mange avec de la sauce, et des ignames et des poires, et diverses espèces de fruits et de légumes arrangés parfois d’une manière assez appétissante ; mais l’expérience est hasardeuse, et nous sommes soulagés en voyant un plat de riz comme pièce de résistance. » Survient ensuite une autre troupe de jeunes filles avec des luths et des tambourins ; mais il paraît que les oreilles européennes ne sont pas faites pour goûter la musique japonaise : M. Oliphant ne semble pas la trouver supérieure à la musique chinoise. La boisson consiste, outre le thé, en une liqueur faite avec le riz fermenté que l’on appelle saki ; elle est agréable, et la couleur rappelle celle du vin de Xérès. On la boit froide et chaude ; en ce dernier état, elle porte assez promptement à la tête.
C’est au bazar russe, sorte de vaste caravansérail situé dans la ville même et bien approvisionné de toute sorte de marchandises, que sont installés les fonctionnaires chargés de régler le paiement des objets achetés par les étrangers. Il ne faut pas croire qu’il suffise dans les villes japonaises, comme chez nous, de donner aux marchands le prix convenu en échange des objets qu’ils fournissent ; un ordre supérieur leur interdit d’accepter des espèces étrangères, et nul n’oserait y contrevenir. Lorsque l’acheteur a choisi un objet, le marchand lui tend un carré de papier et un pinceau très fin imbibé d’encre ; l’acheteur écrit son nom et le prix, puis il prononce son nom au Japonais, qui reproduit dans sa langue ce que son oreille lui fournit de plus semblable aux sons étranges qu’il a entendus. à la fin de la journée, on se retrouve dans une espèce de bureau où tous les objets sont réunis, soigneusement étiquetés, avec l’indication du prix ; les employés font l’addition et prennent au poids l’argent étranger. La plus grosse monnaie d’or japonaise est l’obang, qui, de même que le talent dans l’antiquité grecque et latine, est de trop de prix et de poids pour avoir plus qu’une existence nominale ; chaque pièce est longue de six pouces, large de trois et demi, et ce lingot vaut 20 livres sterling. Ensuite vient le cobang, plus maniable, qui représente 1 livre 10 shillings, puis les itzibus de différente valeur en or et en argent, petites pièces ovales et rondes, valant de 7 shillings 6 pence à 1 shilling 10 pence ; ensuite il n’y a plus que la menue monnaie de cuivre et de fer. Tout cela porte l’empreinte du coin de la monnaie : une fleur et des caractères japonais. Il est interdit de céder des pièces du pays aux étrangers. Durant son excursion au Japon à travers Nagasaki, Simoda et Yédo, M. Oliphant ne put se procurer qu’un seul itzibu. La mission française régla assez facilement ses comptes avec des piastres mexicaines admises au prix de 5 fr. 35 cent, et répondant à trois itzibus de 1 fr. 78 cent. D’après le traité, l’or européen est admis pour l’équivalent de son poids en or japonais ; mais celui-ci est beaucoup plus pur, et c’est en ne tenant pas compte de cette différence que les négocians européens ont réalisé sur le change des profits illicites qui les ont fait justement accuser de mauvaise foi par les Japonais. Les piastres, les dollars et autres monnaies de l’Europe ou des États-Unis ne conservent pas longtemps leur physionomie étrangère : on les fond pour en faire non des pièces japonaises courantes, mais une monnaie particulière, appelée nickon, de la valeur environ d’un demi-dollar, et dont les Japonais prétendent limiter l’emploi aux échanges avec les Européens. Ceux-ci protestent et soutiennent que ce procédé n’est pas conforme aux stipulations des récens traités qui portent : « Les sujets de telle ou telle nation et les sujets japonais pourront faire librement usage de l’argent étranger ou de l’argent japonais dans leurs paiemens. » De là des différends qui, dans ces derniers temps, ont beaucoup aigri les relations.
L’agent chef du comptoir hollandais, M. Donker Curtius, a obtenu, il y a deux ans, la permission d’accomplir par terre le trajet qui sépare Nagasaki de Yédo, et s’il écrit la relation de son voyage de deux mois à travers le Japon, il pourra nous donner sur l’intérieur de ce pays, et particulièrement sur la grande ville d’Osaka, des renseignemens que l’on attendrait vainement d’ailleurs. Un tel voyage est un fait encore exceptionnel ; il faut toujours, pour se rendre de Nagasaki à la capitale, reprendre la mer, doubler la pointe méridionale de Kiou-siou et prolonger la côte de Sikokf. Les rares bâtimens qui ont accompli ce parcours s’arrêtent à deux étapes voisines du but de leur voyage, Simoda et Kanagawa.
L’approche de la côte de Nippon, où sont situées Simoda et la capitale, est annoncée de loin en mer par le Fusi-yama, pic volcanique haut de plus de 4,000 mètres, dont le sommet, couvert de neiges éternelles, se perd dans les nuages. Ce pic gigantesque, baignant ses dernières pentes dans la mer, et prolongeant au loin sa masse et ses ramifications à travers l’île, forme, à ce que disent les voyageurs qui l’ont contemplé, un spectacle d’une étonnante magnificence. Il est entouré de pics moins élevés, dont plusieurs sont en ébullition. L’archipel japonais est, comme les groupes d’îles des mers de la Sonde, couvert de volcans. Kiou-siou seule en compte cinq en état de permanente éruption. L’un d’eux, le Wunsen-take, grande montagne connue par ses sources chaudes, causa en 1793 une catastrophe dont le souvenir est demeuré profondément gravé dans l’esprit des insulaires : le sommet de la montagne s’éboula, des torrens de lave et d’eau bouillante jaillirent de sa large crevasse, surmontée des flots d’une immense vapeur ; la ville de Simabarra fut engloutie, et l’on dit que trente-cinq mille personnes périrent. Des sources d’eau chaude et sulfureuse bouillonnent dans presque toutes les provinces, et le Japon peut fournir une production de soufre inépuisable. Des terreurs superstitieuses s’attachent naturellement dans l’esprit des indigènes à ces terribles manifestations d’un sol en travail. Le Fusi-yama surtout leur inspire une crainte pieuse. Les pentes du volcan sont habitées par une secte de prêtres mendians, et de tous les points de l’archipel on y vient en pèlerinage.
Le ministre plénipotentiaire anglais au Japon, M. Rutherford Alcock, a fait l’ascension de cette haute montagne au mois de septembre 1860, en compagnie du vice-consul, M. Eusden, de quelques officiers et d’un botaniste, en tout huit Anglais. Ils avaient avec eux un des vice-gouverneurs de la capitale, l’interprète de la légation et quelques employés japonais. La petite expédition se dirigea, en quittant Yédo, le long de la mer, sur une route large et magnifique, bordée de cèdres dont plusieurs étaient hauts de cent cinquante à cent quatre-vingts pieds, et de ceps de vigne gigantesques. Après avoir suivi pendant une cinquantaine de milles cette voie qui mène à Nagasaki, elle fit un détour, s’enfonça dans l’intérieur et parvint après huit heures d’ascension au sommet du Nahoni, chaîne de montagnes qui se dresse comme une avant-garde entre la mer et le Fusi-yama. Là, à une hauteur de 2,000 mètres, s’étend un lac hanté, dit-on, par de mauvais esprits, et dont jamais on n’a pu mesurer la profondeur. On redescend le Nahoni, et l’on parvient au village de Muri-yama, situé à cent milles de Yédo. À partir de ce point, l’autorité séculière fait place à celle des prêtres, qui ont la montagne sainte sous leur juridiction ; deux de ces sortes de moines se détachèrent pour guider l’expédition. On gravit les pentes à pied, armé d’un bâton. Le sentier est rapide et rocailleux ; de demi-mille en demi-mille se dressent des huttes où les pèlerins peuvent se reposer et boire du thé servi dans des tasses lilliputiennes. à la neuvième de ces stations, les difficultés de l’ascension redoublent, tant les pentes, de plus en plus escarpées, sont jonchées de débris de lave, de scories et de cendres. En même temps la raréfaction de l’air commence à oppresser les poitrines. La neige ne se présente qu’à une grande hauteur, et s’étend alors en nappes considérables. Enfin, dans la seconde journée de cette ascension, on arrive au sommet. Les bassins d’eau autour du temple sont profondément gelés ; toutefois les voyageurs ne trouvèrent pas le froid aussi intense qu’on pouvait s’y attendre : le thermomètre, à midi, à l’ombre, marquait 58 Fahrenheit.
Le temple de Fusi-yama est une simple hutte renfermant des dieux en lave et des ornemens de métal brillant. Le cratère éteint, qui s’ouvre près du temple, a une lieue de tour et dix-huit cents pieds de profondeur. La hauteur du sommet a été fixée par les observations de M. Robinson à quatorze mille pieds anglais (4,270 mètres). « Le temps était radieux, dit le narrateur de cette importante excursion[2], et la pureté de l’atmosphère nous permit de jouir pleinement de la vue magnifique qui se déroulait à nos yeux : de nombreux promontoires s’avançant dans la mer, des chaînes de montagnes traversant l’île dans toute sa longueur, des rivières serpentant au fond de vallées couvertes de la plus riche verdure… Nulle part on ne saurait voir de paysages plus variés, plus enchanteurs que ceux que l’on rencontre entre Yédo et le Fusi-yama. On passe d’une avenue d’arbres majestueux à des champs de blé, à des buissons couverts de fleurs, d’une épaisse forêt à un chemin bordé de haies de chèvrefeuille, derrière lesquelles de jolis cottages blancs apparaissent dans les touffes de verdure. Le pays est bien cultivé ; on voit des champs nombreux de blé et de millet, quelques plantations de coton, de tabac et de thé ; les légumes et les fruits abondent. Une chose cependant nous frappa : c’est l’absence presque complète d’animaux. Nous ne vîmes ni bétail, ni oiseaux, ni gibier, seulement des chiens, des poules et quelques chevaux servant de bêtes de somme. On nous assura néanmoins que les montagnes au-delà du Fusi-yama abondent en petits chevaux sauvages, en daims et en sangliers. » L’autorité japonaise avait préparé des relais, des rafraîchissemens, des bains ; partout la petite expédition était reçue par les autorités, qui l’escortaient jusqu’à la limite de leurs gouvernemens respectifs. Les populations étaient affables, curieuses sans importunité, pleines d’empressement et de respect. C’est une remarque faite par tous les voyageurs que la bienveillance et la gaieté semblent le caractère général des physionomies japonaises.
Ce n’est que de loin en loin que le Fusi-yama témoigne sa colère dans de grandes éruptions. La dernière méritant d’être signalée se produisit en 1707 : le volcan lança des débris à plusieurs lieues de distance ; d’énormes masses de rocher, de la lave, du sable, se répandirent sur ses pentes, et Yédo fut couverte d’une couche de cendres. Depuis ce temps, le sol a plusieurs fois tremblé au pied de la montagne ; c’est dans une de ces convulsions que la ville de Simoda a été détruite en décembre 1854 et que la frégate russe la Diane a été brisée[3]. Ce terrible tremblement de terre ne limita pas ses ravages à la côte orientale de Nippon ; il se fit sentir dans toute l’île : trente-quatre heures après la destruction de Simoda, une vague immense, semblable à celles qui avaient submergé cette ville, se précipita sur le port et sur la partie inférieure de la riche cité d’Osaka ; Yédo et toutes les villes bâties sur le littoral de sa baie éprouvèrent de grands dommages. Enfin, quelques semaines plus tard, le palais du micado, à Miako, fut consumé dans un incendie avec toutes ses richesses sacrées. Dans ce même moment, Russes, Anglais, Américains, Français se montraient à la fois du sud au nord, de Nagasaki à Hakodadi. Les Japonais s’écriaient avec une profonde terreur que c’était le châtiment d’une terre profanée par l’invasion étrangère.
Simoda a été rebâtie, cependant elle ne s’est pas relevée de sa ruine. L’expédition anglaise qui la visita cinq ans après son désastre était frappée de son aspect de misère et de solitude. Elle n’a conservé d’autres habitans que de pauvres pêcheurs. Les maisons n’ont été rebâties qu’en bois, en prévision de quelque nouveau désastre. De plus, la baie n’est pas sûre ; aussi cette ville a-t-elle cédé sa place de port franc à Kanagawa, beaucoup plus importante et munie d’un bon port. De ce point à Yédo il n’y a que dix-huit milles.
La capitale du Japon s’élève au fond de la baie à laquelle elle a donné son nom, et sur les bords du Togadawa, au point où ce fleuve débouche dans la mer. Un riche paysage que domine majestueusement le Fusi-yama lui sert de cadre. C’est, au dire de tous ceux qui l’ont visitée, une ville magnifique, dont la population paraît pouvoir être évaluée, en dehors de toute exagération, à deux millions d’habitans. Elle est fameuse par son luxe, par l’activité de son commerce, par ses temples et par le palais du syôgoun, souverain temporel, qui y réside. L’archipel japonais compte un très grand nombre de villes riches et florissantes, les cités de cent mille âmes, dit-on, n’y sont pas rares ; mais il en est deux surtout qui partagent avec Yédo l’admiration publique : ce sont Osaka et Miako. On les a rapprochées des plus grandes cités de l’Europe. La première, à cause de la puissance de son mouvement commercial, est comparée à Londres ; la seconde, riche en théâtres, en palais, en institutions littéraires, est le Paris du Japon, et la troisième, où réside le micado, souverain spirituel, en est la Rome.
Cinq forts, bâtis sur des îlots de la baie, protègent les approches de Yédo, et dans ces derniers temps de nouvelles batteries ont été construites tout le long de la côte entre la capitale et sa succursale Kanagawa. Les rues de Yédo sont larges, droites et parfaitement propres, mais sans prétentions architecturales. Beaucoup de maisons sont construites en bois, à deux étages, entourées de vérandahs soutenues par des colonnes en bois garnies de cuivre et recouvertes en tuiles ; les Japonais sont de très habiles maçons et charpentiers. Çà et là, un bâtiment plus élevé, en briques à peine cuites, muni de volets en fer, interrompt l’uniformité de la rue ; ce sont des sortes d’entrepôts à l’épreuve du feu, où l’on peut déposer les meubles au premier bruit de la cloche à incendie. Les rues sont coupées par des barrières qui, dans les grandes fêtes et cérémonies, servent à contenir la foule. Lorsque les ambassades anglaise et russe parcouraient les rues de la ville, la population sortait de ses demeures pour s’attacher aux pas des étrangers, sans malveillance, sans cris, mais en quantité considérable. Arrivés aux extrémités des rues, les agens chargés d’escorter les étrangers fermaient les barrières, et le peuple qui avait suivi jusque-là le cortège s’arrêtait à la limite imposée, laissant se former derrière les visiteurs une foule nouvelle. Divers modes de locomotion sont en usage pour parcourir la ville. Les gens riches montent des chevaux généralement petits et vifs, dont on enveloppe la queue dans des espèces de sacs tombant à terre, et qui, au lieu de ferremens, ont des brodequins de paille qu’il faut souvent renouveler. On se fait aussi transporter dans une espèce de palanquin particulière au Japon, et que l’on appelle norimon. Ces véhicules diffèrent des palanquins ordinaires, oblongs, par une forme carrée qui les rend fort incommodes aux étrangers, parce qu’il est impossible de s’y étendre ; on s’y accroupit, les jambes croisées. Il paraît que les gens des classes inférieures n’ont pas le droit de monter à cheval et de faire usage des norimons. Quand ils ne veulent pas aller à pied, ils se font porter par deux hommes dans une espèce de cage des plus incommodes, qui les oblige à s’accroupir les genoux sous le menton. On ne voit qu’en très petit nombre des charrettes traînées par des bêtes de somme. Des chiens sans maîtres errent librement à travers les rues. Ces animaux, sortes d’épagneuls king-charles, semblent jouir d’une immunité particulière : on ne les maltraite pas, on les nourrit à frais communs. M. Oliphant assure même qu’ils ont des gardiens spéciaux et des hôpitaux où on les traite dans leurs maladies. Le soir, de jolies lanternes peintes, aux dessins bizarres, aux couleurs éclatantes, sont disposées en grappes au-dessus des boutiques et à la façade des maisons, ou se balancent à des cordes suspendues en travers des rues. Des promeneurs se font aussi escorter par des hommes portant de ces lanternes fixées à l’extrémité d’une perche. L’effet de ces lumières est fort original. La ville est bien éclairée et très vivante dans les quartiers commerçans. On y voit un grand nombre de boutiques bien approvisionnées d’objets supérieurs en qualité à ceux qui se débitent à Nagasaki et à Simoda. Ces boutiques ont leurs enseignes inscrites en caractères chinois sur un poteau ou s’étalant sur une pièce d’étoffe. Des bandes de coton noires ou bleues désignent les maisons de bains. À Yédo, les deux sexes ne sont pas aussi complètement mêlés qu’à Simoda ou à Hakodadi ; il y a quelquefois un paravent dressé entre les hommes et les femmes. Cette séparation n’a cependant rien d’obligatoire, et il n’y a pas plus de pudeur dans la capitale que dans les autres villes. Pendant que lord Elgin et son cortège défilaient à travers les rues, hommes et femmes sortaient des nombreux établissemens de bain, sans le moindre vêtement, pour se mêler à la foule des curieux. Les indigènes ne semblent attacher aucune importance à cette nudité, dont ils ont pris l’habitude dès l’enfance, et des Européens qui ont assisté à leur toilette dans le bain, où ils s’entassent pêle-mêle, assurent que c’est avec la plus complète innocence que rangés en cercle, dans la vaste cuve commune, ils se frottent mutuellement, voisins et voisines, jeunes et vieux, et se rendent de bons offices de propreté. Beaucoup fréquentent les bains deux et trois fois par jour ; d’ailleurs rien de plus minime que le prix : il est évalué à moins d’un centime.
Le quartier opulent, celui où logent les princes, a un aspect beaucoup plus froid que la ville commerçante : il se compose de rues élégantes, mais tristes, larges d’une trentaine de mètres. De chaque côté coule un ruisseau profond de quatre pieds. Les demeures somptueuses que protègent ces sortes de petits fossés sont enfermées par des murailles dont la partie inférieure est faite de gros blocs de pierre brute et de maçonnerie blanchie et ornée de moulures. Au centre s’ouvre une porte peinte en rouge ou en quelque autre couleur voyante, avec un auvent et des ornemens de laque. Ces palais n’ont d’ailleurs rien de remarquable que leur vaste étendue. L’intérieur n’en saurait être décrit, aucun étranger n’ayant encore pénétré dans l’intimité de l’aristocratie japonaise. Le château qu’habite le syôgoun forme à lui seul comme une ville dans la capitale, l’extrémité du grand quartier. Il est situé sur une terrasse qui domine la capitale, et d’où la vue s’étend sur un vaste et magnifique horizon. Un fossé artificiel, large de plus de 50 mètres, l’entoure, et il est enfermé par un mur énorme de blocs de pierre de dimensions presque cyclopéennes, surmonté lui-même d’une palissade en bois au-dessus de laquelle des cèdres gigantesques projettent leur sombre feuillage. C’est à peu près tout ce que l’on en peut voir, car il va sans dire que la présence d’un étranger ne saurait profaner la demeure du souverain. Le circuit de l’enceinte du château a, dit-on, 8,000 mètres de circonférence ; il abrite quarante mille personnes, et renferme des palais, d’immenses jardins et des demeures champêtres.
Un quartier tout entier est réservé aux mœurs libres des Japonais. On sait que l’immoralité est générale au Japon, bien que, par une contradiction assez étrange, les liens de la famille semblent aussi y être serrés avec beaucoup de vigueur. En effet, les lois punissent l’adultère par la mort des deux coupables. Il est notoire que les pères aiment beaucoup leurs enfans, et les femmes, qui sont dans l’usage de se déformer en s’arrachant les sourcils et en se noircissant les dents aussitôt après le mariage, passent pour manquer très rarement à la fidélité conjugale. Malgré cela, les Japonais, ne sachant sans doute pas se créer dans leur intérieur un attachement et des distractions suffisantes, le quittent fréquemment pour aller s’installer dans des maisons de plaisir, où les rafraîchissemens leur sont servis par des filles qui ne se sont pas mutilé la figure. La prostitution a pris dans toutes les grandes villes des proportions considérables : on dit qu’à Nagasaki elle embrasse près d’un quart de la population féminine ; il est à remarquer que les femmes qui s’y adonnent sont musiciennes, et que souvent elles ont reçu une éducation distinguée. Les maîtres de la plupart des grands établissemens ouverts à la débauche s’appliquent, assure-t-on, à former des sujets dès l’enfance ; on cultive l’esprit en même temps que l’on développe les charmes physiques de jeunes filles recueillies parmi les pauvres et les orphelins ; elles sont instruites dans la poésie, dans les arts de la danse, du chant, et il en est qui savent se faire rechercher, comme les courtisanes de l’ancienne Grèce, pour l’agrément de leur entretien. Ce métier est loin d’être réputé aussi infâme au Japon que chez nous, et il n’empêche pas un certain nombre de ces femmes d’entrer par le mariage dans la vie régulière. Les hommes de toute condition et de tout âge qui fréquentent les lieux dits de plaisir n’y mettent d’ailleurs ni discrétion ni respect humain ; ils vont à l’administration chercher un billet, qui leur est délivré bleu, jaune ou rouge, suivant qu’ils ont l’intention de passer dans l’établissement un ou plusieurs jours, ou seulement quelques heures. À Yédo, le faubourg de Sunagawa est tout entier consacré à ces établissemens, organisés pour la plupart sur une vaste échelle, et offrant les raffinemens les plus recherchés du luxe et de la débauche. Il semble même qu’au Japon, comme chez plusieurs peuplés de l’antiquité, le libertinage se soit introduit jusqu’au sein des rites du culte et des mystères de la religion. À Hakodadi, des marins français, violateurs d’un tabernacle, en ont extrait, non sans étonnement, l’antique phallus, et au fameux temple du dieu Quanon les compagnons de lord Elgin ont pu voir étalée dans le sanctuaire même une galerie d’images obscènes.
Ce temple Quanon, qui à la réputation d’être une des merveilles de Yédo, est situé dans la partie de la ville qui se trouve sur la rive gauche du Togadawa, et l’on passe pour s’y rendre le pont célèbre de Nippon-bas, qui est jeté entre les deux parties inégales de la ville, presque à l’embouchure du fleuve. Il est soutenu par des piliers et occupe un espace considérable ; c’est de ce point que l’on compte les numéros des bornes milliaires qui marquent les distances sur tous les chemins de l’empire. Aux abords du temple et dans ses jardins se tient en permanence une foire où d’innombrables petites boutiques, fréquentées par une foule qui ne tarit pas, offrent à leurs visiteurs des laques, des ornemens, des figurines, des jouets ingénieux et bizarres, des fleurs, des oiseaux, des chiens. Il y a des théâtres, des exercices d’adresse, des tirs à l’arc, des échoppes à thé et à rafraîchissemens, tout cela animé par le bruit continu des flûtes et des tam-tams. Le dieu aux cent bras du temple semble être joyeusement fêté. Il est d’origine bouddhique. Le bouddhisme ne s’est introduit qu’assez tardivement au Japon, vers le milieu du VIe siècle de notre ère ; mais, grâce à l’admirable tolérance de ce pays, il y a fait de nombreux prosélytes, dans ses pratiques au moins, sinon dans ses doctrines ; car ce sont les cérémonies, bien plus que l’esprit et la morale de la religion de Çâkyamouni, qui ont pénétré dans l’archipel. Il n’a pas tardé à se scinder en sectes, qui sont aujourd’hui très nombreuses. Les temples bouddhiques, que l’on appelle yasiros et miyas, sont répandus dans les jolies campagnes et sur le penchant des montagnes ou des collines auxquelles s’adossent les villes. La porte d’entrée consiste ordinairement en deux monolithes supportant un long bloc. De là une avenue conduit à un perron au sommet duquel se trouve le sanctuaire de la divinité. De nombreux bosquets offrent aux visiteurs de frais ombrages. Le bouddhisme japonais a donné naissance à quelques corporations qui vivent d’aumônes ; mais il n’a pas engendré ces myriades de mendians qui contribuent tant à la dégradation de Ceylan, de la Chine et du Thibet.
À côté de la religion de Bouddha, et en bonne intelligence avec elle, subsiste le culte primitif, appelé la religion de synsin, la foi aux dieux, le culte des ancêtres. Les fidèles s’appellent sintos, et c’est de cette religion que le micado est le chef suprême. Les honneurs que ce souverain spirituel continue de recevoir nous montrent bien que le bouddhisme ne s’est pas introduit violemment et n’a pas amené de révolution religieuse au Japon. Les deux religions semblent même, en certains points, s’être fondues ensemble et avoir modifié mutuellement leurs pratiques extérieures. La mythologie des sintos remonte à une époque très reculée. Elle raconte qu’à l’origine une dynastie de génies célestes régna sur les îles pendant un nombre d’années considérable. Les deux derniers d’entre eux, mâle et femelle, s’étant aimés d’un amour terrestre, une fille sortit de leur péché, appelée Ama-pérasou-oho-kami, ce qui signifie le grand génie qui brille au ciel. Elle-même inaugura une dynastie de génies terrestres ou demi-dieux qui régnèrent, dit la tradition, durant plus de deux millions d’années. Le dernier d’entre eux eut quatre fils ; un d’eux prit le titre de micado, chef suprême, empereur. Il est connu sous le nom de Sin-mou, et c’est en effet lui qui, le premier, revêt une physionomie vraiment historique, 660 ans avant Jésus-Christ.
La religion des sintos est donc essentiellement nationale, puisqu’elle se lie intimement aux origines de l’histoire japonaise, et c’est l’antique aïeule de Sin-mou, Ama-pérasou, appelée aussi Tensyô-dai-sin, qui est la divinité protectrice du Japon et le principal objet du culte des sintos. D’elle, prétend descendre, par Sin-mou, la longue série des micados. Ces souverains, qui furent longtemps puissans, ont fini par être dépossédés de toute autorité réelle par les syôgoum ou tycouns ; il ne leur reste aujourd’hui que de vains honneurs, une suprématie purement nominale et l’exercice de quelques pouvoirs religieux ; par exemple ils décernent le titre de kami, c’est-à-dire de saint, qui donne le privilège, en dehors de ce monde, d’intercéder pour autrui auprès de la déesse protectrice. L’avantage que les kamis tirent dans ce bas monde de leurs fonctions futures, c’est d’être adoptés comme patrons par les Japonais sintos, qui placent leur image à leur foyer, comme les anciens y plaçaient celle des dieux lares.
Les temples sintos contiennent beaucoup de ces images de kamis, ainsi qu’un grand nombre d’ex-voto offerts dans les momens de péril et de foi. Ils diffèrent par leur, simplicité des pagodes et des temples somptueux du bouddhisme ; leur principal ornement est un miroir représentant, dit-on, la pureté de l’âme ; à droite, en entrant, se trouvent une fontaine, à gauche une cloche et une boîte où les fidèles déposent leurs aumônes. Ils font des ablutions à la fontaine, et prient ensuite devant le miroir. Cette religion, autant qu’on en peut juger avec le peu de renseignemens que nous possédons sur elle, semble être une sorte de déisme élevé dans ses préceptes et pur dans sa morale.
Les environs de Yédo sont d’une grande beauté ; au-delà des faubourgs s’étendent dans toutes les directions des champs admirablement cultivés, des bosquets, des allées de cèdres, de chênes, de platanes, des collines semées de maisons à thé. Le magnolia avec ses larges fleurs blanches et pourpres, le paulownia aux branches couvertes de bouquets, des pêchers dont la fleur au printemps égale le volume de la rose, tous nos arbres fruitiers, des plantes grimpantes, des arbustes en fleur, prêtent leur parfum et leur ombrage à ces maisons de plaisir, toujours situées, comme à Nagasaki, dans des positions d’où la vue embrasse les plus charmantes perspectives, quelquefois au-dessus d’un torrent ou au bord d’un ruisseau.
La ville septentrionale du Japon dont le port nous est ouvert, Hokodadi, commence aussi à être assez bien connue par les relations anglaises, américaines, et par la visite qu’y fit en 1855 le capitaine de vaisseau français Tardy de Montravel ; elle n’offre en réalité qu’un intérêt secondaire. Cette ville est située sur le détroit de Sangar, qui sépare l’île de Yeso de Nippon. La presqu’île sur laquelle elle est bâtie est reliée à la grande terre par un isthme sablonneux et bas où s’élèvent quelques dunes recouvertes de broussailles. C’est un massif de mornes ardus, à crêtes tourmentées, descendant au rivage en pentes rapides. On voit de loin, en mer, les mâtures des navires et des jonques à l’ancre dans le port, et Hakodadi apparaît comme une île. Son mouillage est bon et sur ; ses rues, comme dans toutes les villes japonaises, sont droites et régulières ; les maisons y sont construites en bois, et la plupart à un seul étage, avec des espèces de greniers qui servent de magasins ; de larges baquets d’eau sont placés sur les toits en cas d’incendie, et ceux-ci s’étendent au-delà de la muraille, offrant une double protection contre la pluie et le soleil. La plupart des maisons ont des boutiques où l’on vend du charbon, toute sorte de poteries, des sandales, des ombrelles, des pièces de calicot, des livres d’images, des jouets, des pipes, du tabac, de la coutellerie, des laques, des vêtemens de soie commune et de papier huilé. Le marchand est accroupi au milieu de tous ces objets, fumant ces petites pipes japonaises qui ne tiennent qu’une ou deux bouffées, et prenant du thé. Quelquefois une demi-douzaine d’enfans se pressent autour de lui ; si un acheteur se présente, ils l’assaillent de leur petit vocabulaire anglais : Good day, English ! how you do, English ! Derrière la boutique sont confinées la chambre à coucher et la cuisine où l’on prépare le riz et le thé. Les amateurs ne s’accordent pas bien sur la qualité du thé japonais : les uns le vantent comme bien supérieur au thé chinois, tandis que d’autres le déclarent inférieur à celui-ci. La culture est cependant la même dans les deux pays ; le thé japonais provient de semences et pousse sur les flancs des collines. Les feuilles sont arrachées trois fois l’an : au printemps, encore en bouton (le thé provenant de cette première cueillette répond au poudre à canon chinois) ; au mois de mai, quand les feuilles sont encore tendres ; enfin en juillet, quand elles ont acquis tout leur développement. Cette dernière récolte est la plus abondante de l’année ; ses produits répondent aux thés noirs de Chine. Le thé japonais ne suffit pas à la consommation de l’archipel ; aussi cette denrée est-elle un des rares objets de l’importation chinoise. On prépare ce breuvage de plusieurs manières : par la simple décoction, en faisant une espèce de purée de poudre de feuilles (c’est ce que l’on appelle koïtscha, ce mode de préparation est réservé pour les gens des classes supérieures) ; enfin dans les auberges, sur les routes, on met dans un vase une quantité de thé suffisante pour la journée, et qu’on laisse constamment bouillir.
Les magasins de soieries, moins importans qu’à Yédo, sont, cependant bien approvisionnés. Leurs propriétaires appartiennent à la classe la plus riche et la plus élevée des marchands ; aussi leurs maisons sont-elles tenues avec un luxe particulier : des peintures ornent la salle publique, et derrière le magasin se trouve habituellement un petit jardin où des plantes naines croissent autour de laques en miniature, sur des terrasses et dans des grottes ; les sentiers sont couverts de sable fin. Les soieries japonaises passent pour être inférieures en qualité, mais supérieures par le travail à celles de la Chine ; chacun de ces magasins présente le plus riche assortiment de nuances, depuis le franc écarlate jusqu’au bleu pâle le plus délicat. Il y a des soies blanches ornées de dessins brodés, des soies crues, des soies affinées, filées, tissées. À Yédo, les magasins de soieries peuvent être comparés en importance et en étendue aux établissemens du même genre de Londres et de Paris. M. Oliphant en visita un dont le rez-de-chaussée, ouvert sur la rue, avait 60 mètres de long sur vingt de profondeur ; il était traversé par des comptoirs couverts de nattes et entourés d’étagères et de tiroirs contenant des marchandises. Les salles de vente occupaient tout le premier étage. Les acheteurs, assis sur des divans rouges, recevaient du thé, des pipes, des rafraîchissemens, puis le sol autour d’eux était jonché de soieries, de châles de crêpe, de gazes, de broderies de toutes nuances et de tous dessins. Les broderies sont faites sur satin et très supérieures à celles de la Chine ; elles témoignent, aussi bien que l’agencement des couleurs, de beaucoup de goût ; on évite les dessins éclatans, les tons criards, et toutes ces étoffes présentent à la fois beaucoup d’élégance et de simplicité. Les Japonais sont de très fins marchands ; ils possèdent au plus haut degré l’art d’exciter la convoitise de leurs acheteurs par l’habileté avec laquelle ils disposent leurs marchandises. Ce qui est de choix est soigneusement empaqueté dans de petites caisses ; le reste est simplement enveloppé dans de grandes feuilles de papier de bambou ou de mûrier.
À Hakodadi, il n’est pas permis d’acheter directement les marchandises dans les boutiques ; il faut les faire transporter au bazar, qui a été institué comme entrepôt entre les marchands et les étrangers ; c’est là que se tiennent les changeurs chargés de percevoir le prix des objets achetés. Ce bazar est lui-même abondamment approvisionné. On y trouve un choix remarquable de ces porcelaines coquille d’œuf, si fameuses par leur légèreté et par la variété de leurs formes et de leurs dessins. On y vend aussi, comme à Yédo et à Nagasaki, de curieux vêtemens de papier d’écorce de mûrier. On taille sur patrons de grandes feuilles que l’on coud et que l’on gomme pour les réunir ; on les met en double, la partie supérieure est huilée et peinte en noir ou en vert, la doublure est également huilée. Les par-dessus ainsi fabriqués font un très long usage et sont imperméables.
Avant qu’Hakodadi ne vit augmenter son importance par l’ouverture de son port, la capitale de l’île de Yeso était Matsmaï, aussi appelée Matzumae, située plus à l’ouest, à l’entrée même du détroit de Sangar. Les Européens n’ont pas visité Matsmaï ; ils ont pu seulement entrevoir de la mer ses maisons, ses temples et son palais, bâtis en amphithéâtre sur des hauteurs qui bordent la côte. On dit que c’est une ville importante, qui a des princes pour gouverneurs. L’île de Yeso n’est pas tout entière occupée par les Japonais ; ceux-ci se sont bornés à jeter des établissemens sur les côtes et dans la partie méridionale ; les froides régions du nord sont abandonnées aux Ghiliacks et aux Aïnos, populations de pêcheurs qui se rattachent à la grande famille des races sibériennes et boréales.
Après avoir examiné ce que le Japon nous laisse entrevoir aujourd’hui de son territoire et de ses villes, il nous reste à étudier, d’après les renseignemens que nous possédons, son organisation politique, quelques-unes de ses habitudes, ses origines, sa langue et ses nouvelles relations extérieures. Le gouvernement japonais est à la fois despotique, oligarchique et féodal. On sait qu’il a deux chefs nominalement suprêmes, le micado, appelé quelquefois aussi dairi, et le tycoun ou syôgoun. Nous avons déjà vu les origines du micado et la nullité complète dans laquelle il est tombé. De fait, son pouvoir n’existe plus, et l’on ne conserve dans son titre et dans sa personne que les souvenirs de l’ancienne histoire et de la religion. Voici bientôt sept siècles que s’est accomplie la révolution qui a forcé le micado d’échanger l’activité du commandement contre l’existence passive et misérable d’une idole. De Sin-mou (660 avant Jésus-Christ), le premier micado, jusqu’à Gotoba (1186 de notre ère), le quatre-vingt-deuxième, qui fut réduit à subir le joug du syôgoun, ces chefs ont régné seuls durant une période de dix-huit siècles et demi. Ils étaient à la fois suprêmes pontifes et chefs des armées ; mais il semble que peu à peu le caractère guerrier se soit effacé chez eux devant celui du prêtre à la suite de révolutions et de discordes sur lesquelles il ne nous est encore parvenu que des notions incomplètes et confuses, on voit la puissance militaire passer aux mains des grands officiers appelés syôgouns. Ceux-ci s’arrogent ensuite tout le pouvoir politique, au milieu de luttes intestines qui paraissent s’être longtemps prolongées, jusqu’à l’époque où le général Mina-monoto-yori-tomo réduit le micado à quelques simples prérogatives spirituelles. Il le confine dans son palais, et devient de fait empereur, tout en conservant son titre modeste de syôgoun (général), auquel s’est ajouté celui de tycoun (grand prince). Ainsi se trouve inauguré, en l’an 1186 de notre ère, le régime qui prévaut encore au Japon.
Le micado vit donc, isolé de tous les intérêts terrestres, dans son palais de Miako, avec une douzaine de femmes et un nombre considérable de serviteurs. De loin en loin, il reçoit la visite et les hommages du syôgoun. On sait que le syôgoun a sa principale résidence à Yédo, et qu’il n’est, suivant les conventions de l’étiquette japonaise, accessible qu’à un très petit nombre de grands personnages. Sa dignité est héréditaire ; à défaut de descendans directs, son successeur est choisi dans certaines familles princières très limitées. Il ne lui reste aujourd’hui que peu de chose de ce pouvoir que ses prédécesseurs ont enlevé au micado ; la plus grande part en est passée aux mains d’un conseil d’état qui est le véritable moteur de l’empire. Ce conseil est composé de cinq membres de l’aristocratie, choisis par le tycoun lui-même parmi les damios, c’est-à-dire les princes du plus haut rang. Chacun d’eux préside à un département particulier, et ils ont la direction des affaires intérieures et extérieures. Huit autres princes forment un second conseil, inférieur au premier et chargé des objets de moindre importance. Suivant le mode japonais, tous ces dignitaires, depuis le micado et le tycoun, sont, comme tous les sujets, même les moindres, soumis à la stricte surveillance d’espions. Les divers corps exercent donc les uns sur les autres un contrôle réciproque, et tout ce qui se passe dans l’empire parvient promptement à la connaissance du gouvernement. Les espions officiels adressent leurs rapports au conseil. C’est lui qui nomme les gouverneurs et secrétaires pour l’administration des provinces ; il exerce une certaine influence sur les princes, sans doute surtout en entretenant leurs discordes. Toutefois ceux-ci réussissent aussi à peser sur lui. Les dissensions entre le conseil et l’aristocratie sont fréquentes ; on en signale en ce moment même de très vives au sujet de l’introduction des étrangers, à laquelle les princes se montrent plus obstinément hostiles que le gouvernement. Un autre corps jouit aussi d’une grande autorité, c’est celui des princes du sang. Trois de ces hauts personnages servent d’arbitres entre le tycoun et. son conseil en cas de désaccord. S’ils donnent tort au tycoun, celui-ci doit abdiquer ; s’ils ont blâmé le conseil, ses cinq membres sont invités à se donner la mort.
Le mépris de la vie est commun aux Japonais. À la guerre, leur bravoure ne recule devant aucun péril. Leur pénalité est des plus sévères : elle porte pour la plupart des cas la mort, et les Européens ont appris jadis, avec un étonnement qui subsiste encore, que ces hommes, sur un simple ordre, à la suite d’une querelle, dans le regret d’une faute, ou pour éviter une disgrâce, n’hésitent pas à s’ouvrir le ventre. Tout Japonais attaché à des fonctions publiques porte à son côté deux sabres, dont l’un n’est employé qu’à ce sanglant sacrifice, qui s’appelle le kara-kiri. C’est avec cette arme tranchante, de l’acier le plus fin, et longue environ de dix pouces, que le Japonais s’ouvre le ventre, et il, est toujours préparé, pour des causes qui nous sembleraient le plus souvent bien futiles, à ce sacrifice de son existence. Cependant on dit que les cas de ce genre de suicide deviennent de plus en plus rares, et qu’une sorte d’adoucissement y a été apportée : la victime ne se fait qu’une légère incision ; au moment où le terrible fer entame le ventre, un ami dévoué qui se tient près du blessé lui abat la tête. S’il en est ainsi, si le Japonais a commencé à reculer devant l’horreur de porter le couteau dans ses entrailles, il est probable que le kara-kiri, même sous sa seconde forme, ne tardera pas à disparaître.
Les nobles de la première classe portent généralement ce titre de kami que nous avons vu décerné par le micado aux futurs élus du ciel, et qui, suivant M. Oliphant, n’a plus guère au Japon qu’une valeur analogue à celle du titre de lord en Angleterre. On appelle saimios la seconde classe de la noblesse ; ensuite viennent les prêtres, puis les classes de soldats et de fonctionnaires qui ont droit à porter les deux épées. Les industriels, les marchands, les paysans forment des classes inférieures, derrière lesquelles se trouvent encore les malheureux qui exercent des métiers réputés méprisables, par exemple les tanneurs.
Les princes ou damios ont été autrefois beaucoup plus puissans qu’ils ne le sont aujourd’hui. Leur importance territoriale et leur autorité ont été successivement amoindries par plusieurs syôgouns ; cependant ils sont encore possesseurs de territoires considérables. On trouve plus d’une analogie entre ces puissans seigneurs et les grands vassaux de notre moyen âge. Il y eut primitivement au Japon soixante-huit principautés, et plus d’un prince put rivaliser avec les syôgouns en force et en richesse ; mais ceux-ci saisirent toutes les occasions d’augmenter le nombre de leurs feudataires et de diminuer en même temps leur puissance ; peu à peu le chiffre des princes s’est élevé à trois cent soixante. Outre les principautés, il y a encore trois cents divisions territoriales moins importantes, en sorte que l’empire embrasse une totalité de près de sept cents fiefs. On ne connaît pas la nature précise des obligations réciproques du gouvernement avec ses vassaux : certains princes, tels que ceux de Stasuma, de Fizen, de Tskiuzen, sont tellement riches et puissans qu’ils ne permettent peut-être pas au conseil d’état lui-même de se mêler de leurs affaires ; mais ce n’est pas la condition générale, et la plupart sont contraints de subir la surintendance de deux secrétaires du gouvernement qui surveillent alternativement l’administration de leurs territoires.
L’impôt au Japon est essentiellement territorial et foncier : les cultivateurs tiennent leurs terres directement de la couronne ou des princes et des nobles qui ont été investis par le gouvernement des droits territoriaux et qui, en retour, doivent une redevance et observent certains devoirs féodaux. Les tenanciers relevant directement de la couronne paient aux intendans impériaux quatre dixièmes du produit du sol en nature, et peuvent garder le reste pour leur usage ; ceux qui relèvent d’un prince paient six dixièmes et n’en conservent que quatre. L’inégalité de ces partages doit faire beaucoup préférer la condition de serviteur de la couronne à celle de tenancier féodal. Dans les villes, un impôt est perçu sur les maisons qui ont plus de quatre-vingt-dix pieds de longueur. Les anciens auteurs qui ont décrit les mœurs du Japon au temps où il était encore permis d’y séjourner vantent beaucoup l’équité des jugemens, et s’accordent à reconnaître dans les Japonais un peuple fier, honnête, rempli d’aversion pour le vol et la fourberie. L’administration municipale dans les villes semble fort bien réglée : elles ont un gouverneur, sorte de maire, assisté de lieutenans ; une classe particulière d’employés sert d’intermédiaire entre la population et les autorités, avec charge de présenter et de soutenir les réclamations. Chaque rue a un magistrat pour régler les querelles et tenir un registre exact des naissances, des morts et des mariages ; ce fonctionnaire est, à ce qu’il paraît, élu par tous les habitans de sa rue : c’est un essai rudimentaire du suffrage universel. Les hommes sont divisés en petites compagnies dont le chef répond de la conduite de ses subordonnés. La nuit, un certain nombre de ces citoyens, ainsi que les agens chargés de la police, se promènent par les rues pour prévenir ou réprimer le désordre. Qu’on joigne à tout cela l’espionnage réciproque, et l’on verra combien profondément l’autorité japonaise pénètre au cœur des populations. L’individu est par tous les côtés surveillé, contenu, dirigé, et il faut vraiment que les Japonais aient une énergie bien virtuelle pour qu’un tel système ne les ait pas absorbés et qu’il ait laissé subsister en eux une si vivante personnalité.
Les princes fournissent un contingent qui s’ajoute aux troupes impériales. La condition militaire est estimée, et nous avons vu que les soldats appartiennent à une des classes supérieures. Ils ont des terres données à titre de fiefs, en récompense de leurs services, par le gouvernement ou par les seigneurs dont ils dépendent. On évalue l’armée impériale, sans les forces des princes, à 100,000 fantassins et 20,000 cavaliers. Bien que depuis des siècles il n’y ait point eu de guerres extérieures, l’armée passe pour être animée d’un bon esprit ; depuis plusieurs années elle est exercée avec soin, et le gouvernement a pris des mesures pour l’armer à l’européenne. Des corps entiers sont munis de fusils a percussion et à baïonnettes ; on a récemment fabriqué un grand nombre de canons et de revolvers, et on écrit de Kanagawa que dans ces derniers mois on a dépensé en exercices autant de poudre qu’il en faudrait pour une campagne. Dans l’automne de 1859, un envoyé français remettait au gouvernement japonais des présens parmi lesquels se trouvait un canon ; on lui fit demander si cette pièce était rayée, ce qui indique que les Japonais s’étaient tenus au courant des événemens survenus en Europe, car cette invention était alors récente.
Ils ont aussi construit une escadre à vapeur. Lorsque lord Elgin pénétra avec Furious et Rétribution dans la baie de Yédo, il ancra à côté de quatre vaisseaux de guerre japonais. Tout récemment un de leurs steamers, fait sans précédent, a traversé le Pacifique ; leurs ingénieurs l’ont manœuvré eux-mêmes, sans assistance étrangère, et ils ont accompli le trajet dans le court espace de trente jours, avec une relâche à Honolulu. On sait combien ces Japonais ont étonné les États-Unis par leur intelligence, leur curiosité, leur fierté et leur supériorité manifeste sur tout ce que l’on a jamais vu de Chinois de San-Francisco à Washington. L’école des ingénieurs instituée à Nagasaki a été transportée à Yédo, où elle se passe maintenant du secours de ses maîtres européens. Enfin depuis le commodore Perry, qui apporta le premier dans l’archipel un télégraphe électrique, les Japonais ont très bien appris à se servir de cet instrument. Les jonques indigènes sont massives, munies de mâts trop longs, de lourdes vergues, de gouvernails incommodes ; mais ces modèles, difficiles à manier et qui leur furent imposés, dit-on, lors de l’expulsion des étrangers, dans le XVIIe siècle, pour leur interdire les longs voyages et les relations lointaines, sont aujourd’hui délaissés ; les Japonais, familiarisés avec la mer par l’immense développement de leurs côtes, sont d’excellens marins ; on les rencontre par de gros temps, à une distance considérable en mer, maniant avec beaucoup de dextérité leurs jonques grossières.
Nous avons pu juger déjà, par les objets exposés sur les marchés des villes, des développemens que l’industrie a acquis au Japon. On y travaille aussi les métaux avec un art supérieur. Les seuls ornemens que portent les hommes s’appliquent à leurs pipes et à leurs épées ; les pipes, attachées au vêtement sur la poitrine, sont garnies, comme chez nous les chaînes de montres, de petits objets ingénieux et délicats. Quant aux épées, elles ont de riches poignées d’or ou d’un très beau métal appelé syakfdo, qui est un composé d’or, de cuivre et d’autres métaux. Ces poignées représentent soit un oiseau, soit un autre animal, toujours exécuté avec un art parfait. Les fourreaux sont en cuir ou en bois recouvert d’une laque très fine, et l’acier des lames est, à ce qu’il paraît, d’une qualité sans rivale. On dit qu’une épée japonaise, de la plus fine trempe, coupe en deux, sans s’émousser, une épée européenne. Le baron Gros a dû rapporter en France une collection de ces armes excellentes ; mais le prix en est très élevé. C’est également d’acier que sont faits les miroirs. Les Japonais travaillent le verre avec une légèreté et une adresse étonnantes ; cependant ils n’ont pas eu l’idée d’en fabriquer des glaces, mais leurs miroirs d’acier sont parfaitement polis et souvent encadrés dans des sculptures très délicates.
L’agriculture n’est pas dans une moindre prospérité que le commerce intérieur et l’industrie. Les visiteurs s’accordent à dire que, dans les endroits où la côte ne descend pas brusquement à la mer en rochers et en falaises, l’œil est enchanté du riche déploiement des cultures ; les plantations s’allongent en bandes égales qui de loin zèbrent le dos et les pentes des collines, tandis que des bois aménagés savamment, les uns en vue de la construction, les autres pour le chauffage, couronnent ces riantes campagnes. Dans l’intérieur du pays, il en est de même ; une loi veut que toute terre produise, et, comme en Chine, on voit se succéder, les unes près des autres, à de courts intervalles, les cultures les plus variées. Il y a de riches propriétaires ; mais le terrain est morcelé et affermé par étendues peu considérables, depuis un demi-arpent, dit-on, jusqu’à deux ou trois au plus. Il en résulte que la moisson n’excite pas un grand mouvement dans les campagnes : chaque propriétaire ou fermier, armé d’une lame attachée à un manche en bois long d’un pied, car ils ne se servent pas de faux et de faucilles, vient aisément à bout de sa besogne. Ces petites pièces de terre sont fumées, arrosées ou drainées avec un soin minutieux. On y sème alternativement du blé, du seigle et de l’orge ; plusieurs espèces de ces céréales viennent également bien : le blé barbu et non barbu, l’orge à longs et à courts épis. Le procédé pour battre le blé est très simple : on se contente de frapper les gerbes sur une poutre pour dégager le grain de la paille. Le procédé de vannage n’est guère plus compliqué : les marins européens ont pu voir, du haut de leurs vaisseaux qui longeaient la côte, des femmes s’aligner en longues files sur le rivage et secouer dans des corbeilles, au-dessus de leur tête, le blé, dont le vent de la mer entraîne la légère écorce. Pour moudre les grains, on se sert quelquefois de mortiers et de pilons à main, mais plus souvent de meules mues par l’eau. La principale production du pays est le riz ; il y en a de toutes les espèces et de toutes les couleurs, depuis le jaune clair jusqu’au brun foncé, au rouge et au pourpre éclatant. Les Japonais font un très grand usage des irrigations ; ils arrosent leurs terres de façon à les rendre humides pour les ensemencer. Leur charrue consiste en une large pièce de bois attachée obliquement à un timon, et creusée à l’extrémité de façon à recevoir un morceau de fer qui sert de soc. Un bœuf ou un cheval est attelé au timon ; un homme mène l’animal, tandis qu’un autre manie la charrue. Cet instrument manœuvre assez bien dans les terrains légers et humides ; il fouille convenablement le sol, mais ne fait pas un sillon profond. Dans les terrains gras et argileux, où l’irrigation est difficile, on se sert de houes en bois dur dont le tranchant et les côtés sont garnis de fer. Après ce labourage fait à la main, on arrose la terre jusqu’à ce qu’elle soit saturée d’eau ; puis une herse munie d’une longue rangée de dents est promenée par un bœuf tenu à la corde, de façon à dessiner des sillons croisés et transversaux. Sur les hauteurs, on cultive des roseaux d’une grande espèce qui servent à faire aux maisons des toits légers et solides ; on y récolte aussi de mauvaises herbes qui servent d’engrais, et le long de la côte, surtout dans l’île de Yeso, on ramasse une algue, le fucus saccharinus, qui trouve un emploi utile dans l’alimentation des classes inférieures. Toutes les espèces de fèves, de haricots, de lentilles, les pommes de terre abondent dans l’archipel ; on y voit aussi des plantations de maïs. Du Fusi-yama à la mer et dans beaucoup d’autres parties des îles s’étendent de magnifiques plants de vignes donnant des raisins d’excellent goût, mais dont le vin serait, dit-on, inférieur à celui des raisins d’Europe. La plupart de nos fruits se retrouvent là en compagnie de la vigne : prunes, abricots, pêches, poires, pommes, figues, oranges, framboises, cerises ; mais la canne à sucre manque à l’archipel japonais, il faut aller plus au sud, jusqu’au petit groupe des Lou-tchou, pour trouver un climat convenable à cette production. On a déjà vu à quels usages sert l’écorce intérieure du mûrier : on en fabrique ce papier fort et léger qui sert à faire des paravens, des vêtemens, des mouchoirs, des éventails, des abat-jour et bien d’autres objets ; on en forme parfois des tissus fins découpés comme la dentelle et couverts d’images coloriées. On sait que le mûrier n’est pas le seul arbre au Japon qui nourrisse le ver à soie : l’ailante ou vernis entretient sous toute cette latitude une espèce de ver facile à élever, qui fournit aux Japonais la ouate ou bourre de soie dont ils doublent leurs vêtemens d’hiver. À ces nombreux produits il faut encore ajouter le camphre, la cire végétale provenant du rhus succedanea, et le rhus verinx, qui donne, au moyen d’incisions pratiquées sur son tronc, la sève précieuse dont on fait le vernis du Japon. Enfin les richesses minérales de l’archipel sont immenses, et les dépôts de houille paraissent y être abondans et étendus.
On conçoit qu’avec les ressources que nous venons d’énumérer en fleurs et en fruits, les Japonais soient d’habiles jardiniers : ils excellent en effet dans l’horticulture ; mais ils ont un tort grave et un goût qui semble plus chinois que japonais : celui de déformer la nature pour créer des arbres avortons et des arbrisseaux nains. Ils mutilent le tronc et les branches, leur donnent les formes les plus capricieuses, ou les réduisent aux proportions les plus exiguës. On cite des poiriers de douze à dix-huit pouces chargés de fruits, et une caisse longue de trois pouces et large de deux qui fut vendue 1,200 dollars à Décima ; elle contenait un sapin, un bambou et un prunier en fleur.
Il est assez singulier que les animaux soient peu nombreux au Japon ; peut-être est-ce la grande extension de la culture qui a fait exclure les pâturages : il n’y a que très peu de bêtes de somme et pas de moutons. Les Japonais étaient bien étonnés, lorsqu’en leur montrant leurs vêtemens de drap les Européens leur disaient qu’ils étaient fabriqués avec de la laine. Les porcs sont aussi en très petit nombre ; ce n’est pas que leur chair répugne aux Japonais, car ils mangeaient très volontiers de toute espèce de viande à bord des vaisseaux étrangers. Le fond de leur nourriture consiste, avec le riz, les céréales et les légumes, en volaille et surtout en poisson. Les prescriptions qui interdisent aux sintos et à plusieurs sectes bouddhiques de recourir à une nourriture animale ont pu aussi contribuer à cette rareté du bétail. Quant au poisson, il abonde, et une grande partie de la population demande les ressources de son existence à la mer, près de laquelle elle est née. On raconte qu’il est d’usage encore parmi les plus hauts et les plus riches personnages, lorsqu’ils s’envoient des billets, d’y joindre un morceau de poisson salé, ce qui veut dire : « Si nous voulons rester sages et puissans, rappelons-nous la vie et la sobriété de nos pères, qui n’étaient que de pauvres pêcheurs ! »
D’où donc est-elle venue, cette race intelligente, fière et laborieuse, plus civilisée qu’aucune de celles qui se sont formées en dehors du contact de l’Europe, isolée dans son archipel, satisfaite d’elle-même, ne demandant rien au reste du monde et ne voulant rien lui donner ? De quelque côté que l’on regarde auprès d’elle, aucune des familles humaines qui l’entourent ne semble digne de sa parenté. Ce ne sont pas ces pêcheurs aïnos, errans et pauvres, qui s’en vont de rivière en rivière à la poursuite du phoque et du saumon, ce ne sont pas les Chinois à l’esprit rapace et mesquin, au dos servile, aux idées puériles et attardées, ce ne sont pas non plus les Malais fourbes, farouches et si peu sociables, qui ont pu communiquer à cette nation vivante et pleine d’intérêt son mélange original de qualités et de défauts. La physionomie des Japonais s’écarte du type chinois : le nez est moins large et moins plat, les yeux moins obliques et plus proéminens ; les hommes ont plus de vigueur et de santé ; leurs cheveux noirs sont rasés sur le devant et ramenés en touffe sur le sommet des côtés et de derrière. Ils ne portent pas de barbe, mais seulement de petites moustaches. Malgré les différences très sensibles que l’on saisit entre les Chinois et les Japonais, on ne peut cependant nier que ceux-ci, avec leurs pommettes saillantes et les caractères généraux de leur physionomie, offrent aussi les traits caractéristiques du type mongol. Les femmes sont d’une stature en général inférieure à celle des Européennes et supérieure à celle des Chinoises ; elles n’ont pas les pieds et les hanches mutilés comme celles-ci ; leurs cheveux noirs et longs sont rejetés en arrière sur les tempes et sur le front, et ramenés en nœud ; leur peau est blanche et légèrement colorée à la face ; elles ont de belles dents et un visage fort gracieux tant qu’elles ne sont pas mariées. Les jeunes femmes, dont il est très facile d’observer les formes dans les bains, ont la poitrine et les hanches bien faites, beaucoup de prestance et de facilité dans la démarche. Toutes ont un air affable, gracieux, et on vante beaucoup leurs qualités d’épouses, de mères et de femmes de ménage. Elles ne portent pas, du moins dans les classes inférieures de la société, un costume avantageux ; elles sont vêtues d’une espèce de fourreau étroit de coton bleu, de la même largeur aux hanches qu’à la cheville. La partie supérieure du corps est couverte d’une jaquette de même étoffe, lâche à la poitrine, mais serrée à la taille par une ceinture, avec de larges manches descendant sur les poignets. Des sandales de paille ou des sabots leur servent de chaussures. Il est vraisemblable que les femmes des classes supérieures sont autrement vêtues et qu’elles participent au luxe qui les entoure ; mais elles sortent peu, et aucun étranger n’a pénétré assez avant dans l’intimité japonaise pour nous décrire leur toilette. Toutefois il ressort de l’examen des magasins que les bijoux d’or sont très rares, et que les femmes même se contentent d’ornemens de verre auxquels on donne, il est vrai, les formes les plus gracieuses et les plus légères. Les Japonaises les remplissent d’un liquide coloré et en ornent surtout leurs cheveux. Elles savent aussi se parer très agréablement de fleurs. Il existe au Japon un code de lois somptuaires, sévèrement observé, qui interdit certains objets de luxe et définit minutieusement le genre de costume que doit porter chaque classe sociale. Pour les hommes, ce costume varie, suivant les circonstances : leur tenue habituelle consiste dans une espèce de tunique en gaze fine rayée, de couleur sombre et couverte, dit M. Casimir Leconte, d’inscriptions indiquant au premier coup d’œil le nom, la famille et la qualité du porteur. L’étiquette exige d’ailleurs que le vêtement varie suivant les circonstances. Pour rendre visite à des supérieurs, on porte des pantalons plus ou moins longs, et en signe de respect on laisse pendre de longues jambes, de manière à ce qu’en marchant sur les pieds on soit censé se traîner sur les genoux. Le haut du corps est vêtu d’une espèce de robe recouverte d’une bande de gaze formant des ailes sur les épaules et retombant sur le devant. Dans les saluts de cérémonie, il est d’usage de se baisser jusqu’à ce que le bout de cette écharpe touche la terre, et la longueur en est proportionnée à la condition de celui qui la porte. En hiver, les Japonais se couvrent de robes de soie doubles. Hommes et femmes ne portent de chapeaux que quand il pleut ; ils regardent l’éventail comme une protection suffisante contre les ardeurs du soleil. Cet éventail se voit à la main ou à la ceinture de tout le monde sans exception. Les hommes chargent l’éventail d’écriture et s’en servent pour prendre des notes, les femmes pour s’offrir mutuellement des sucreries. À cheval, les hommes portent un petit chapeau plat, bizarrement fixé par des lanières de cuir qui passent sur la figure. On a déjà vu que, malgré l’immoralité reprochée aux hommes, les femmes ne sont pas vis-à-vis d’eux dans la même infériorité que les femmes de la plupart des autres nations de l’Orient. La polygamie n’existe pas ; elles ne sont pas soumises à la réclusion ; elles vont au théâtre, et souvent même accompagnent leurs maris dans les maisons à thé ; elles jouent de la guitare et dansent agréablement ; leurs enfans héritent des titres et des biens communs, sans que les fils des concubines puissent être admis au partage. Enfin, avec beaucoup d’autres contradictions, les Japonais présentent encore celle-ci, non moins singulière que les autres : absence de moralité et, malgré cela, solide constitution de la famille.
Plus que les indications de type et d’usages, c’est l’étude de la langue d’un peuple qui peut servir à pénétrer le secret de ses origines. La langue japonaise présente des difficultés d’une nature particulière et qui n’ont été abordées que par un nombre encore très restreint de savans. Là, comme sur plusieurs autres points, les premières apparences ont cru pouvoir signaler un rapport intime entre les Chinois et les Japonais : en effet, comme leurs voisins, les Japonais possèdent une langue idéographique, et usent familièrement d’un chinois prononcé à la japonaise et appelé sinico-japonais. Toutefois la science n’a point tardé à reconnaître que sous cette apparence de relation étroite n’existait aucun fond solide. Il en a été de la langue comme de la religion : avec leur étonnante facilité d’assimilation et leur tolérance sans exemple, les Japonais ont accepté de leurs voisins une langue ; mais ils en avaient une, fort supérieure, et, de même que le bouddhisme a vécu à côté de la religion des sintos, de même la langue monosyllabique, idéographique des Chinois a trouvé bon accueil auprès de la langue syllabique et phonétique des Japonais. Il ne faut donc, suivant toute vraisemblance, voir dans cette introduction du chinois au Japon, qui eut lieu vers la fin du me siècle de notre ère, que l’indice de relations commerciales entre les deux peuples. Un Anglais qui séjourne en ce moment même au Japon, M. Alcock, fait judicieusement observer que cette nation est la seule qu’on ait jamais vu accepter volontiers, sans y être forcée par la conquête ou par quelque autre pression extérieure, la langue et les croyances d’un peuple étranger fort différent, tout en possédant elle-même une nationalité et un esprit d’indépendance très développés.
La langue japonaise, par ce fait qu’elle est polysyllabique et phonétique, est donc radicalement différente de la langue chinoise, et il est à peine utile de faire remarquer combien, par l’existence seule de ces caractères, elle lui est supérieure. Où se retrouvent les affinités de cette langue ? M. A. Maury, résumant les opinions de la science, dit qu’elle appartient à la famille des langues altaïques ou ougro-japonaises, d’où procèdent, entre autres, les idiomes mongol, turc, magyar, mandchou, et qu’à côté du japonais le coria ou coréen apparaît comme un autre rameau de la même branche[4]. M. L. de Rosny, un des savans qui s’attachent spécialement à l’étude de cette langue, confirme la parenté du coréen et du japonais dans leurs grammaires, sinon dans leurs vocabulaires. Donc, s’il n’est pas encore possible de déterminer avec certitude la provenance des Japonais, du moins cependant entrevoit-on leur parenté avec les races qui sont sorties des plateaux féconds de l’Asie supérieure. Seulement, plus favorisés que les Mandchoux ou les Mongols, ils se sont élevés à une civilisation et à un développement intellectuel bien supérieurs.
Longtemps après avoir accepté l’écriture idéographique des Chinois et sans pour cela l’abandonner, les Japonais se sont composé un alphabet ou plutôt un syllabaire, car leur système graphique est essentiellement syllabique, composé de quarante-sept signes. C’est ce qu’ils appellent l’irofa. Les signes de l’irofa peuvent être exprimés par des formes très différentes ; ainsi il y a le kata-kana, composé de quarante-sept élémens ou débris de caractères chinois, le man-yô-kana, le fira-kana, le yamato-kana, le zyak-seô, et d’autres encore. Ces signes différens ont généralement des applications distinctes. Ainsi le fira-kana est l’écriture employée pour l’histoire, les romans, la poésie ; d’autres écritures doivent être appliquées à la philosophie, aux sciences, à la religion ; cependant il n’y a pas de règle formelle à ce sujet, et il arrive souvent que l’écrivain japonais mêle plusieurs de ces caractères, ce qui rend plus difficile encore l’étude de la langue. Les Japonais écrivent de haut en bas, par colonnes verticales qui se suivent parallèlement de droite à gauche. Comme les Chinois, ils se servent d’un pinceau qu’ils tiennent tout droit, de façon à ce que l’extrémité seule de la pointe soit en contact avec le papier. Les grands changemens que le japonais a subis dans le cours des siècles constituent en réalité deux langues : la vieille langue conservée par les poètes, qui s’est maintenue très pure à la cour du micado, à Miako, et qui est désignée sous le nom de yamato-kotoba, « langue de la province de Yamato. » On assure qu’elle est régulière, savante et bien ordonnée. L’idiome actuellement parlé s’est scindé en plusieurs dialectes dont les plus dissemblables sont ceux du nord et du midi. Kiou-siou, et surtout Nagasaki, ont subi, par le contact des étrangers, des influences chinoises et même hollandaises et portugaises. « À l’époque actuelle, dit M. L. de Rosny, la langue japonaise présente encore un ensemble varié de lettres simples et de composés euphoniques. Elle possède cinq voyelles (a, e, i, o, ou) qui se combinent entre elles pour former des sortes de diphthongues. L’u, dont on rencontre le son chez les Chinois, manqué chez ces insulaires. Quant aux consonnes, la presque totalité de celles qui existent dans l’alphabet latin se retrouvent également dans le syllabaire japonais : l’l et l’r s’y confondent fréquemment. » Les substantifs ne possèdent pas de genres ; mais on y ajoute deux particules, o et me, pour désigner les sexes : o-ousi, taureau, me-ousi, vache. Des noms de nombre, les dix premiers seulement appartiennent au japonais ; le reste a fait place, dans l’usage journalier, aux noms chinois. Les pronoms personnels sont le plus souvent remplacés par des expressions humbles pour la première personne et élogieuses pour les autres ; par exemple, au lieu de : je, nous, on dira : être sans talent, corps grossier, vil bonze, vieillard insensé, celui qui est à votre discrétion, votre serviteur, etc. Pour la seconde personne, on dit l’homme noble, la noble place, l’illustre vieillard, etc. La ponctuation consiste en des petits cercles blancs et noirs et en une espèce de virgule retournée. Il faut ajouter que les Japonais disposent leurs livres en sens contraire des nôtres, c’est-à-dire que leur première page serait la dernière dans les ouvrages européens. Leurs pages, au lieu d’être comme chez nous pliées au dos du livre et rognées à la marge, sont pliées du côté de la tranche et rognées vers le dos, de façon à former chacune un paravent de deux feuilles ; elles ne sont imprimées que d’un côté. On les relie en cahiers plus ou moins épais au moyen d’un fil de soie que l’on pique à l’extrémité opposée de la pliure, en sorte que le côté non imprimé se trouve renfermé dans les plis opérés à chaque page. Le titre est inscrit en haut des pages, la pagination en bas. Les noms de l’auteur, de l’éditeur, du lieu de l’impression, sont en caractères chinois. Les dates se marquent à l’aide des noms donnés par les empereurs aux années de leur règne et par les caractères cycliques de l’ère sexagénale.
En effet, les Japonais ont plusieurs façons de compter le temps. Ils font usage de l’ère de Sin-mou, le premier micado, 660 avant notre ère ; puis ils se servent des ères impériales dites nengo. Le trente-deuxième micado eut l’idée d’attacher certaines épithètes à l’année commençant son règne : la paix céleste, la vertu éternelle. Ses successeurs suivirent son exemple, et ces phrases servent à désigner des époques. C’est ainsi que le traité du baron Gros a été signé le troisième jour du neuvième mois de la cinquième année du nengo Anchei, « l’année du cheval » (9 octobre 1858). Quant au cycle sexagénal, également employé en Chine et au Siam, il date de l’année 2637 avant Jésus-Christ ; par conséquent Sin-mou appartient au trente-troisième cycle. Depuis ce temps, il y en a eu soixante-quinze, et le soixante-seizième commencera en 1864 pour finir en 1923[5]. Chacune des années de ce cycle a un nom particulier. La littérature japonaise comprend, au dire des Hollandais, des ouvrages historiques, géographiques, des descriptions de l’archipel, des poésies, des pièces de théâtre, des encyclopédies, des biographies, des traités de morale et de religion. Il y a aussi des romans illustrés avec des gravures sur bois, et des livres ne contenant que des gravures. Une sorte de lithochromographie, où les pierres sont remplacées par des bois, est depuis longtemps connue au Japon, et on y pratique l’imprimerie depuis les premières années de notre XIIIe siècle. L’instruction est très générale ; on affirme que les enfans des deux sexes, de toutes les conditions, apprennent, dans des écoles publiques, la lecture, l’écriture et les élémens de l’histoire nationale. Les Japonais ont généralement un vif désir de s’instruire. Tous les visiteurs européens témoignent de cette intelligente curiosité : leurs hôtes les interrogeaient, inscrivaient les mots anglais sur leur éventail, et les retenaient assez aisément. On enseigne le hollandais à Yédo et à Nagasaki. Les élèves qui ont étudié dans ce dernier port les récentes inventions de la mécanique et des sciences vont à leur tour enseigner ces notions nouvelles à la capitale. Les Japonais sont fiers de leur facilité à apprendre et très persévérans. M. Oliphant rapporte qu’à Tien-tsin on eut la plus grande difficulté pour amener les Chinois à accepter l’anglais comme langue diplomatique. Au contraire, les Japonais allèrent au-devant de cette demande. « Combien de temps ne vous faudrait-il pas, dit un des commissaires, pour apprendre à rédiger une correspondance en japonais ! Donnez-nous au contraire cinq ans, et nous serons bien en état de Correspondre en anglais. »
C’est depuis six années seulement que le Japon a commencé à renouer quelques relations avec les peuples étrangers après plus de deux siècles d’interruption. On sait que ce sont les États-Unis qui ont eu l’initiative des nouvelles négociations. En 1854, le commodore Perry a pénétré dans le port de Simoda. De 1853 à 1856, une escadre américaine a parcouru les mers d’Okhotsk, de la Chine et du Japon, visitant les ports qui venaient d’être ouverts. En 1858, le comte russe Poutiatine et lord Elgin se rencontrèrent à Yédo pour traiter au nom de la Russie et de l’Angleterre. La même année, au mois de septembre, le baron Gros, envoyé avec le Laplace, le Prégent et le Rémi, ouvrit, au nom de la France, des négociations semblables. Enfin le Portugal a aussi obtenu son traité, et la Prusse a en ce moment même deux bâtimens dans la rade de Yédo. Naturellement la Hollande est entrée dans le partage des droits nouveaux[6]. Quelle sera l’influence de ces conditions nouvelles sur ce pays vraiment unique et qui s’est fait une place à part dans le monde ? Il serait difficile de le préjuger. Ce qui est certain, c’est que le Japon ne doit qu’à lui-même son éducation et son existence, sans que l’isolement l’ait affaibli ou rendu dédaigneux de ce qu’il ne connaissait pas. Son peuple intelligent, laborieux, brave, honnête, garde, par une étrange contradiction, à côté de ces qualités, des vices qui chez nous ruineraient la plus ferme société : l’absence de toute pudeur, l’extrême dissolution des mœurs et le gouvernement le plus despotique, enfermant les individus dans un cadre étroit où il ne leur reste ni action personnelle ni liberté. Le Japon s’est développé dans ce mélange singulier de défauts et de qualités ; il se montre à nous sans aucun signe de décrépitude, et il a l’honneur, seul entre toutes les nations qui se sont formées en dehors de la civilisation blanche, de pouvoir lui faire ses conditions et de traiter sur un pied d’égalité avec elle. Toutefois le Japon ne s’offre pas à nous seulement comme un curieux sujet d’études ; on a vu aussi quelles vastes ressources l’abondance et la richesse de ses productions offrent à notre commerce et à notre industrie. Dans ces derniers temps, les bonnes relations ont été menacées ; une partie de la nation, les princes et les nobles, se montre hostile aux étrangers. Ceux-ci ont eu le tort de s’attirer des reproches mérités par la mauvaise foi qu’on a vue reparaître dans certaines transactions ; des rixes ont eu lieu, le sang même a coulé, et toutes les récentes nouvelles nous présentent les Japonais comme préparant activement la guerre. C’est un malheur qu’il importe par-dessus tout d’éviter : un grand esprit de conciliation, une probité sévère doivent régler nos rapports avec le Japon. Il importe de ne pas oublier que nous sommes en présence d’une crise qui va décider si ce pays justement défiant ne se refermera pas encore, ou si les traités conclus pourront enfin inaugurer une ère de relations durables.
ALFRED JACOBS.
- ↑ Dans le compte-rendu de sa courte visite, le général Montauban représente la mer de Suwonada comme un bassin calme, assez semblable au lac de Genève. Entre cette appréciation et les précédens récits, il y a une contradiction que de prochains visiteurs ne tarderont sans doute pas à éclaircir.
- ↑ M. de Fonblanque, attaché au consulat anglais ; — lettre du 20 septembre 1860 dans le Bulletin de la Société de Géographie de Genève, décembre 1860.
- ↑ Voyez sur le naufrage de la Diane la Revue du 1er septembre 1858.
- ↑ La Terre et l’Homme, pages 412-416.
- ↑ Ces renseignemens sont dus aux indications de M. L. de Rosny, qui a débrouillé avec beaucoup de soin le chaos de cette chronologie. Voyez Mémoire sur la chronologie japonaise.
- ↑ Tous ces traités ont la même teneur et portent les mêmes conditions. En voici les dispositions essentielles : faculté d’entretenir un agent diplomatique à Yédo et des consuls dans les porte ouverts, autorisation à l’agent étranger de voyager dans toutes les provinces de l’empire. Par réciprocité, l’empereur japonais doit envoyer un ambassadeur dans la capitale du souverain avec lequel il traite. Les Français, Anglais, Russes, etc., pourront librement s’établir dans les ports ouverts, et les limites qu’ils ne peuvent dépasser sont : dix ris autour de Hakodadi (le ri vaut 3,910 mètres) ; du côté de Kanagawa, la rivière Locoo, qui se jette dans la baie de Yédo ; pour Hiogo, dix ris dans toutes les directions, excepté du côté de la ville sainte de Kioto ou Miako, dont il est interdit de s’approcher à plus de dix ris. Quant à Nagasaki, on à la faculté de s’étendre sur tout le domaine impérial des environs. À partir de janvier 1862, les étrangers pourront s’établir à Yédo, et, à partir de janvier 1863, à Osaka, mais seulement pour y commercer. — Les étrangers auront le libre exercice de leur religion, et pourront élever dans des lieux désignés des églises, chapelles, cimetières. — Dans les cas de culpabilité, ils seront traduits devant leurs consuls respectifs, et les Japonais devant leurs tribunaux ordinaires. — Libre usage des monnaies étrangères et japonaises ; celles-ci, à l’exception du cuivre, pourront être exportées. — Tout bâtiment, à son entrée, paiera à la douane japonaise un droit de 81 francs. — Tous les articles japonais exportés paieront 5 pour 100, à l’exception de l’or, de l’argent monnayés, et du cuivre en barres. — Défense expresse d’importer de l’opium ; forte amende et confiscation pour les contrevenans. Le traité avec la France est valable jusqu’au 15 août 1872, à laquelle date il pourra, sur la proposition de l’une des parties contractantes, être révisé.