Le Japon depuis l’abolition du taïcounat, les réformes et les progrès des Européens

Anonyme
Le Japon depuis l’abolition du taïcounat, les réformes et les progrès des Européens
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 104 (p. 472-491).
LE JAPON
DEPUIS L'ABOLITION DU TAICOUNAT

Au moment où éclata la rupture entre la France et l’Allemagne, les personnes que l’approche d’une lutte funeste ne détournait pas de l’étude des questions internationales ne songeaient pas sans de vives appréhensions à nos rapports avec les contrées de l’extrême Orient. La nouvelle du massacre de Tien-Tsin causait une émotion profonde ; on y voyait un sinistre présage, et l’on se demandait avec inquiétude si le fanatisme qui avait fait explosion dans la ville chinoise ne se répandrait pas sur d’autres points de ces lointaines régions. La France, forcée de faire face à de si grands périls sur sa propre frontière, pourrait-elle exercer à l’autre extrémité du monde l’influence nécessaire à la protection de son commerce ? Les gouvernemens asiatiques n’allaient-ils pas profiter des difficultés avec lesquelles nous nous trouvions aux prises pour réagir contre des résultats si laborieusement obtenus ? Grâce à Dieu, de pareilles craintes ne se sont pas réalisées. Les événemens de Tien-Tsin n’ont eu nulle part leur contre-coup, nos relations avec la Chine se sont maintenues sur un bon pied ; notre marine a conservé son renom, l’activité de notre commerce ne s’est pas ralentie, et nos désastres, loin de nous nuire auprès de ces peuples, ont peut-être contribué à nous les concilier, en dissipant chez eux les appréhensions que notre puissance leur avait d’abord inspirées. Ils ont peut-être enfin compris que nous sommes en définitive leurs amis véritables, et qu’au lieu d’entretenir des projets égoïstes ou des arrière-pensées ambitieuses, nous n’avions d’autre but que de nous créer avec eux des rapports sincèrement pacifiques.

C’est au Japon surtout que nous pouvons constater cet heureux symptôme. Depuis 1868, année où le taïcounat fut renversé, on a vu se produire au Japon un ensemble de faits qui constituent certainement une des révolutions morales les plus curieuses de notre époque. Les vieilles murailles s’abaissent, non plus sous les coups du canon, mais sous l’action puissante des intérêts et du commerce. A des antipathies traditionnelles et séculaires, on voit succéder dans l’empire japonais une sorte d’engouement pour les coutumes étrangères, et la civilisation européenne semble maintenant inspirer à cette race intelligente et industrieuse autant de sympathie qu’elle y excitait autrefois de répulsion. Il n’y a pas vingt ans que le Japon était encore le dernier pays inexploré de l’extrême Orient, que ses côtes inhospitalières, semées d’écueils, éloignaient les navires, que, lorsqu’un bâtiment de guerre ou de commerce s’aventurait à venir mouiller sur une des rades japonaises, une flottille d’embarcations armées l’entourait sur-le-champ d’un cordon sanitaire, les canons de batteries menaçantes étaient braqués sur lui, et des officiers venaient à bord notifier les décrets impériaux qui, depuis des siècles, fermaient le pays aux étrangers. Yokohama n’existait point avant 1858 ; il n’y eut là d’abord qu’un village, une agglomération de quelques cabanes de pêcheurs sur un terrain marécageux. Voici que cette bourgade est devenue en quelques années une grande ville de 80 à 100,000 âmes, où près de 2,000 étrangers se livrent à un commerce aussi profitable à eux-mêmes qu’aux divers pays dont ils sont originaires. Il y a vingt ans, les transactions entre le Japon et l’étranger étaient à peu près nulles, et voici que les échanges se sont élevés au chiffre de 200 millions par an, chiffre dans lequel le commerce français figure pour plus de 60 millions. Le moment est venu pour l’Europe d’étudier dans tous leurs détails l’organisation intérieure, les ressources, les besoins des pays de l’extrême Orient. C’est pour elle le moyen de se tracer à leur égard une ligne de conduite rationnelle et de développer par les voies pacifiques les progrès qu’elle n’avait dus d’abord qu’à l’intimidation et à la force des armes. La Revue a déjà publié de nombreux travaux sur le Japon ; elle en a retracé la physionomie générale[1]. Les études de M. Layrle[2] et de M. Roussin[3] ont fait connaître les heureux efforts de nos stations navales et les événemens qui ont fini par amener la suppression de l’autorité taïcounale et le système de centralisation fortement établi par le gouvernement du mikado. Cet événement décisif, dont les conséquences se sont produites si rapidement, a été l’inauguration d’une politique qu’il importe d’examiner dans ses origines, dans ses développemens et dans ses résultats.

I

C’est aux États-Unis que revient l’honneur d’avoir ouvert le Japon aux étrangers. Jusqu’en 1853, époque à laquelle parut devant les côtes japonaises l’escadre du commodore Perry, nous ne connaissions ce lointain empire que par les récits des Hollandais enfermés dans l’îlot de Décima, où ils avaient obtenu le droit exclusif de commerce. Toutes les transactions s’effectuaient par l’intermédiaire des autorités indigènes et à travers une série de formalités, de restrictions qui les rendaient aussi difficiles qu’onéreuses ; la Revue a exposé le détail des négociations qui amenèrent en 1858[4] l’ouverture des ports de Kanagawa, de Hakodadé et de Nagasaki. Les traités signés par M. Harris au nom, des États-Unis, par le comte Poutiatine, par lord Elgin et par le baron Gros au nom de la Russie, de l’Angleterre et de la France, furent le point de départ d’une période nouvelle. Ce sont les conventions qui régissent encore nos rapports avec le gouvernement japonais ; elles doivent être l’objet d’une prochaine révision qui sera faite à Yeddo, mais dont l’ambassade extraordinaire envoyée par le mikado en Europe prépare en ce moment même les bases principales. Faculté d’entretenir des missions diplomatiques à Yeddo et des consulats dans les ports ouverts aux étrangers, reconnaissance de la juridiction consulaire, permission de faire les achats et ventes directement avec les Japonais sans l’intervention du gouvernement, admission des monnaies étrangères, droit pour les agens diplomatiques et consuls généraux de voyager librement dans tout le territoire de l’empire japonais, telles étaient les clauses principales des traités de 1558. Ils ouvraient immédiatement les ports de Kanagawa, de Hakodadé et de Nagasaki, et stipulaient pour les étrangers l’autorisation de résider à Yeddo à partir du 1er janvier 1862, et à Osaka à partir du 1er janvier 1863. On se rappelle les difficultés de tout genre que rencontra la mise en vigueur de ces traités, l’hostilité dont firent preuve contre les étrangers tantôt le mikado, tantôt le taïcoun, tantôt les daïmios, les assassinats commis sur divers étrangers, le pillage de la légation anglaise de Yeddo en 1863. — On se souvient des actes de vigueur auxquels les puissances signataires des traités de 1858 se crurent obligées de recourir, le bombardement de Kagosima par l’amiral anglais Kuper et la brillante expédition navale dirigée en 1864 contre le prince de Nagato par l’escadre combinée de l’Angleterre, de la France et des Pays-Bas. La prise des forts de Simonoseki dissuada le Japon de l’idée d’une plus longue résistance. Jusque-là, les choses étaient restées dans un état précaire, et les ambassades japonaises envoyées à l’Europe en 1862 et en 1864 n’avaient abouti qu’à des atermoiemens et à des hésitations. Les traités ne passaient encore au Japon que pour l’œuvre du taïcoun, et la sanction du véritable souverain, le mikado, n’y était pas encore donnée. Ce monarque avait même lancé un décret d’expulsion contre les étrangers. Les conventions de 1858 n’étaient point acceptées par les princes dont l’autorité constitue la féodalité japonaise : elles rencontraient l’opposition d’une grande partie du peuple, animé d’un sentiment de défiance et même d’hostilité invétérée contre tout ce qui n’est pas indigène. Les agens diplomatiques et les consuls n’avaient pour auxiliaire que le gouvernement du taïcoun, auxiliaire mécontent et tiède, obligé de se défendre contre les protestations nationales. A partir de 1865, les choses commencèrent à changer de face ; le mikado donna sa sanction officielle aux traités. Le paiement de 18 millions de francs imposé au prince de Nagato, après l’affaire de Simonoseki, fit faire des réflexions aux autres daïmios. Le prince de Nagato avait eu l’imprudence de lutter simultanément contre les étrangers et contre le mikado lui-même, dont il avait fait attaquer la capitale. Cet incident amena une communauté d’intérêts entre le mikado, le taïcoun et les représentans étrangers, tous ennemis à titres divers de l’audacieux daïmio. D’autre part, les puissances devaient profiter de la jalousie qu’inspirait l’autorité taïcounale à l’aristocratie japonaise. Seul, le taïcoun traitait avec les cours de l’Europe, seul il signait des conventions par lesquelles il prétendait engager le Japon tout entier, et, en n’ouvrant au commerce étranger que les ports situés sur le territoire taïcounal, il s’arrogeait le monopole des produits japonais.

Les amiraux et les agens diplomatiques européens profitèrent des jalousies excitées par cet état de choses. Après les affaires de Kagoaima et de Simonoseki, ils n’avaient pas trouvé dans l’attitude des princes de Satzouma et de Nagato cette méfiance farouche à laquelle on se serait attendu, et il fut dès lors facile de se convaincre que les grands daïmios se rapprocheraient volontiers des étrangers le jour où ils y verraient leur intérêt. L’hostilité contre les puissances européennes avait été de la part des chefs de l’aristocratie un moyen de flatter les passions nationales et surtout débattre en brèche le pouvoir du taïcoun. Les fausses notions que l’Europe s’était d’abord formées sur la situation intérieure du Japon commençaient d’ailleurs à faire place à une appréciation plus exacte des hommes et des choses. On reconnaissait enfin que le mikado, loin d’être, comme on l’avait cru d’abord, une sorte de souverain théocratique nanti d’une autorité purement religieuse, était en réalité le seul souverain véritable du pays, que son prestige était à la fois religieux et politique, et que le taïcoun, loin d’être le souverain temporel de l’empire, n’avait d’autre caractère que celui d’un agent du pouvoir exécutif exercé au nom du mikado. Sans doute les taïcouns, dont l’autorité remonte, dit-on, au XVIe siècle, avaient fini par dominer l’aristocratie japonaise en forçant les dix-huit grands daïmios à venir habiter pendant plusieurs mois de l’année Yeddo, capitale du territoire taïcounal, et à y laisser comme otages pendant leur absence un certain nombre de parens et de serviteurs. Les taïcouns étaient devenus une sorte de maires du palais ; mais le mikado actuel, qui a de l’intelligence et de l’audace dans le caractère, refusa d’accepter le rôle d’un roi fainéant. Il choisit avec habileté le moment opportun pour réduire le taïcoun à la situation d’un simple daïmio, et pour organiser en face de la féodalité japonaise une autorité incontestable et une puissante centralisation.

Ce fut en 1868 que cette révolution importante s’opéra. Le taïcounat était alors aux mains de Stotsbachi, qui avait succédé à Yémoutchi au mois d’août 1866. Hardi et entreprenant, le taïcoun avait pour but d’établir sa domination absolue sur les grands daïmios, et, dans cet espoir, il cherchait à s’attirer les sympathies des puissances maritimes, celles de la France surtout. Il abrogeait la loi fondamentale de la constitution japonaise qui interdisait aux indigènes, sous peine de mort, de sortir du territoire de l’empire ; il prodiguait aux chefs des légations étrangères des témoignages d’amitié et de confiance ; il secondait de tout son pouvoir l’établissement d’une société franco-japonaise, composée de capitalistes des deux nations ; enfin il envoyait à Paris en 1867 son jeune frère, que nous avons vu figurer, à côté des princes de l’Europe, dans toutes les solennités de notre exposition universelle. Le caractère de Stotsbachi, ses projets, ses tentatives pour constituer d’importantes forces navales et militaires, ne tardèrent point à soulever les jalousies et les défiances des grands daïmios, et il se trouva devant eux dans une situation analogue à celle des maires du palais à l’égard des grands vassaux carlovingiens. L’un des plus riches et des plus puissans daïmios du sud, le prince de Nagato, qui avait déjà envahi le nord de la frontière du territoire taïcounal au moment de la mort de Yémoutchi, reprit les hostilités à l’expiration des six mois de trêve que l’étiquette japonaise impose en signe de deuil aux belligérans. Les autres princes du sud suivirent son exemple, et, déclarant qu’ils n’agissaient que dans l’intérêt du mikado, dont l’indépendance et la souveraineté étaient, disaient-ils, menacées par le taïcoun, ils quittèrent tous à la fois Yeddo, chef-lieu du territoire taïcounal, pour se rendre à Kioto, résidence du mikado, et pour décider ce monarque à se prononcer contre le taïcoun. Ce dernier, laissé ainsi dans l’isolement, abdiqua, en septembre 1867, et annonça qu’il s’en remettait à la justice du mikado pour statuer entre lui et les princes du sud. Cette abdication n’était peut-être qu’une ruse de guerre. Ce qui est certain, c’est que, peu de semaines après, Stotsbachi, sans tenir compte de la décision que pourrait prendre le souverain, lançait ses troupes contre les daïmios ; mais son armée était battue, à la fin de 1867, entre Kioto et Osaka, et il était forcé lui-même de s’embarquer nuitamment pour revenir en toute hâte à Yeddo. Il ne put y rester longtemps. Le mikado déclara que, prenant en considération les services d’une famille illustre, il voulait bien lui pardonner et lui accorder la vie, mais que le château de Yeddo devait être rendu, ainsi que les armes et les navires de guerre. Stotsbachi n’hésita plus à se soumettre. Le 3 mai 1868, il se mit en marche, à pied, pour sortir de son ancienne capitale, et se rendit dans la province de Sourounga, où, cessant d’être taïcoun pour n’être plus que le chef de la famille de Tokoungawa, il vécut comme un simple daïmio.

Enfermé dans un palanquin qui le tenait caché à tous les yeux, le mikado, accompagné des grands daïmios et de sa cour, fit son entrée solennelle à Yeddo le 25 novembre 1868. Le taïcoun était décidément vaincu ; mais les difficultés ne se trouvaient pas encore aplanies. Les daïmios du nord, qui à l’origine n’avaient pas pris part à la lutte, allaient la recommencer pour leur compte. Le prince de Aidzou et ses confédérés, levant l’étendard de la révolte, déclaraient en principe qu’ils respectaient l’autorité du mikado, mais qu’à leurs yeux ce souverain n’était plus libre, que les daïmios du sud, à la tête desquels se trouvait le prince de Satzouma, exerçaient une influence pernicieuse sur ses actes, et qu’en cet état de choses les daïmios du nord se voyaient dans l’obligation de se tenir sur leurs gardes. Au milieu d’une situation si confuse et si imparfaitement connue, les représentans des puissances étrangères eurent la sagesse d’observer une attitude impartiale et prudente dont tous les partis en lutte au Japon apprécièrent le caractère correct. Ils annonçaient hautement qu’ils n’interviendraient pas dans les démêlés intérieurs du pays, mais ils affirmaient en même temps de la manière la plus énergique l’intention de ne tolérer, quel que fût le parti qui l’emportât, aucune infraction à des traités reconnus successivement par le taïcoun et par le mikado. Cette déclaration produisit une impression salutaire, augmentée encore par l’apparition de forces navales imposantes. Les auteurs de violences partielles dont des sujets anglais, français et américains avaient été victimes subissaient un châtiment exemplaire. Enfin le mikado, loin de témoigner de l’hostilité aux étrangers, leur ouvrait la ville de Yeddo, ainsi que les ports d’Osaka et de Niegata. Ceux des anciens partisans du taïcoun qui, même après sa déchéance, avaient continué la lutte étaient complètement dispersés ou battus. Le prince de Aidzou et les autres daïmios du nord n’essayaient plus de combattre. Les princes du sud se groupaient fidèlement autour du trône du mikado. La tranquillité se rétablissait partout dès le commencement de 1869, et à la fin de la même année le gouvernement de ce souverain amnistiait le prince de Aidzou et tous les daïmios qui avaient pris part à l’insurrection du nord, ainsi que tous leurs officiers et tous leurs adhérens. Énergiquement appuyé par les quatre grands chefs de l’aristocratie du sud, les princes de Satzouma, de Nagato, de Hizon et de Tosa, le mikado était devenu absolument le maître de la situation. Ce fut à partir de ce moment qu’il inaugura avec une vigueur remarquable la politique réformatrice qui s’est développée depuis trois ans.


II

La première pensée du gouvernement après la chute du taïcounat fut d’accomplir une réforme complète dans l’organisation politique et administrative du Japon. Le mikado et ses ministres se proposèrent de réaliser l’unification, non pas nominale, mais réelle de l’empire, en centralisant les pouvoirs entre les mains du souverain dont personne ne conteste la légitimité, mais qui en fait, sinon en droit, avait laissé échapper au profit du taïcounat une partie des prérogatives impériales. Le taïcoun une fois renversé, il fallait reconstruire sur les débris de son autorité toute celle du mikado. Ce n’était point là d’ailleurs une tâche très facile. On devait agir avec une prudente lenteur, tenir compte des élémens hétérogènes du pays, ne pas heurter de front les coutumes féodales, et ne pas froisser les susceptibilités des grands daïmios. La suprématie religieuse et politique du mikado a toujours été reconnue en principe ; il s’agissait de la faire entrer en pratique. La plupart des daïmios remirent leurs pouvoirs entre les mains du chef de l’état, et firent abandon en sa faveur d’une grande partie de leurs revenus. C’était là le point de départ d’une centralisation des finances publiques. Il fallait ensuite organiser une force militaire compacte. Ce fut à la création de cette armée impériale que tendirent les efforts du gouvernement. Il pensa que le moyen le plus pratique pour arriver à ce but était de faire appel au concours de ceux des daïmios qui avaient déjà des troupes organisées, et le prince de Satzouma, donnant l’exemple, consentit à fournir les quatre bataillons qui devaient former le noyau de la nouvelle armée. En 1871, le mikado avait écrit à ce prince une lettre où il lui disait dans le style figuré de l’extrême Orient : « Deviens le soutien de mon pouvoir. Sois pour moi ce que sont les ailes d’un oiseau à ses jambes. Viens prêter à mon autorité ce qui lui manque. Sois d’accord avec les serviteurs qui sont à mon côté, et joins ta force à la leur. Travaille à la gloire de mon gouvernement, et fais en sorte que je réussisse à accomplir jusqu’au bout l’œuvre de la réforme. » La réponse du prince de Satzouma se ressentait du prestige que le mikado exerce sur les grands feudataires. « C’est en me prosternant, disait le daïmio, que j’ai écouté la parole impériale. Des questions d’une pareille importance ne sont-elles pas bien au-dessus de l’obscure intelligence d’un serviteur tel que moi ? » Il exprimait ensuite ses vœux sincères pour le succès de la réforme. Le prince Tosa et le prince de Nagato suivirent l’exemple du prince de Satzouma, et fournirent chacun trois bataillons de leurs troupes pour former le noyau de l’armée impériale. Il s’agissait de fondre ces divers détachemens en un seul corps, sans distinction de clan ou d’origine, de leur donner une tenue et des règlemens uniformes, en laissant le choix des officiers au gouvernement du mikado et en appliquant aux nouvelles troupes l’instruction militaire française. Chose bien digne de remarque, nos derniers revers ne portèrent point atteinte à la sympathie des Japonais pour notre armée. Le ministre des affaires étrangères du mikado disait à notre représentant après notre lutte fatale contre l’Allemagne : « Nous connaissons les malheurs que la guerre a infligés à la France, mais cela n’a changé en rien notre opinion sur les mérites de l’armée française, qui a montré tant de bravoure contre des troupes supérieures en nombre. » On aurait pu croire que les Japonais, comme tant de courtisans de la fortune et d’adorateurs du succès, n’auraient plus désormais d’admiration que pour la Prusse, et que tout dans leur armée se ferait à la mode prussienne. Ce fut précisément le contraire qui arriva. Le mikado nous demanda une mission militaire française, et voulut que notre langue fût la langue du commandement de ses troupes. N’est-il pas curieux qu’au moment où tant de Français blasphèment contre leur patrie, elle trouve dans l’extrême Orient des peuples qui lui rendent justice et qui respectent ses malheurs ?

Le gouvernement du mikado fit acte d’autorité. Il procéda rigoureusement à de nombreuses destitutions. Un des principaux daïmios, le prince de Tchikouzen, fut relevé de ses fonctions par décret, en juillet 1871, et remplacé par un oncle du mikado. Peu de jours après, un décret bien autrement radical encore transformait tous les han ou daïmiats en simples ken ou départemens. Jusqu’à nouvel ordre, ces circonscriptions territoriales conservaient l’ancien nom du clan, mais le gouvernement central se réservait le droit d’y envoyer des gouverneurs. Le mikado annonçait cette résolution aux divers daïmios par un message en date du 29 août 1871, dans lequel il manifestait formellement l’intention de placer son empire au niveau des civilisations étrangères les plus perfectionnées. « Nous avions la conviction, ajoutait le souverain, que, pour atteindre ce résultat, il fallait que ce qui existait de nom existât de fait, et que l’autorité gouvernementale émanât d’un même centre. »

Il ne faudrait pas croire cependant que la suppression de la féodalité japonaise fût complète. On a beau changer le nom des daïmiats, les grands chefs de l’aristocratie nationale, surtout dans les provinces du sud, conservent, dit-on, tout leur prestige et toute leur influence. A la fin de l’année dernière, le prince de Satzouma a été nommé généralissime des troupes du mikado. Ce choix paraît avoir eu pour objet de donner une satisfaction au clan que le prince représente, et qui ne compte pas moins de 8 millions d’individus. Le mikado ne semble pas oublier les services que lui ont rendus les grands daïmios du sud dans sa lutte contre le taïcoun, et il compte, dit-on, sur leur concours pour faire prévaloir la politique inaugurée depuis 1868.

Suivant certains observateurs, le Japon, bien loin de suivre une voie rétrograde, paraît tomber dans un excès contraire au système de routine qui est reproché au Céleste-Empire, et se jette dans les réformes et les idées européennes avec une ardeur qui ne serait peut-être pas suffisamment tempérée par un sentiment exact des besoins du pays. Ce qui est certain, c’est que le gouvernement japonais entreprend beaucoup de choses à la fois, et que chaque branche de l’administration semble rivaliser d’efforts pour s’assimiler les bienfaits de la civilisation occidentale. Le ministre de l’instruction publique juge avec raison qu’il faut introduire la connaissance des langues étrangères pour élever le niveau des études. Aussitôt on se met à la recherche de professeurs, et presque tous ceux qui se présentent sont bien accueillis. Le ministère des travaux publics, à l’instigation d’un Anglais, décide d’introduire au Japon des voies de communication rapides. Aussitôt on déploie une carte, et, séante tenante, on fait des contrats pour 150 ou 200 lieues de chemins de fer. Le grand conseil, désireux de lutter contre les préjugés qui existeraient encore à l’égard des nations étrangères, prend une mesure excellente en elle-même : il invite chaque clan à désigner un certain nombre de jeunes gens qui doivent aller, aux frais de l’état, en Amérique et en Europe pour s’y instruire les uns « par les études, » les autres « par la vue ; » mais tout le monde veut voyager dans de si belles conditions, et en 1871 il y avait près de cinq cents Japonais qui circulaient sur tous les points du globe avec un traitement de 5,000 francs par an, sans compter les frais de voyage. C’est ainsi qu’on a vu plusieurs journaux européens, annoncer tous les jours l’arrivée de prétendues missions japonaises. On assiste dans l’empire du mikado à un véritable engouement pour les coutumes, pour les modes, pour les langues étrangères. L’instruction de l’armée doit se faire en français, celle de la marine en anglais, l’école de médecine sera allemande, celle d’agriculture, américaine. Tout les monde reconnaît la nécessité de recourir aux lumières et à l’expérience des étrangers. C’est à un ingénieur français, M. Verny, qu’est due la création de l’arsenal maritime de Yokoska, qui a été inauguré officiellement le 28 mars 1871 et qui a complété son organisation par l’ouverture d’un magnifique bassin de radoub. Après cinq années d’efforts persévérans, cet ingénieur, qui avait sous ses ordres un personnel français, atteignit complètement le but qu’il s’était proposé. L’inauguration fut faite avec un grand éclat par Ironsounngawamia, oncle du mikado et ministre de la guerre. Les représentans étrangers répondirent avec empressement à l’invitation qui leur avait été adressée, et la petite baie de Yokoska vit arriver des navires de guerre de toutes les nationalités. Après avoir assisté à l’ouverture du bassin et au lancement d’un navire sur une cale à sec, les autorités visitèrent tous les ateliers destinés non-seulement à la réparation, mais aussi à la construction des vaisseaux du plus grand modèle ; la cérémonie fut complétée par un banquet de cent couverts, qui, pour la première fois, réunissait à la même table les plus hauts dignitaires du Japon et les notabilités de la colonie étrangère de Yokohama.

Presque au même moment fut créé un autre établissement d’une réelle importance. Le gouvernement a l’intention d’introduire au Japon un système monétaire en rapport avec les développemens de ses relations commerciales. En 1868, il achetait à Hong-kong tout un matériel qui était sans emploi par suite de l’insuccès des tentatives faites en Angleterre pour répandre en Chine de nouvelles pièces à l’effigie anglaise, et, à la suite de cet achat, un magnifique Hôtel des Monnaies fut installé à Osaka sous la direction d’ingénieurs britanniques. Cette nouvelle réforme n’étant pas sans difficultés dans un pays où les droits de souveraineté sont l’objet de tant de litiges, les autorités japonaises obtinrent que les représentans étrangers prêtassent leur concours moral en assistant à l’inauguration solennelle de cet établissement, qui eut lieu en avril 1871 avec la même pompe que celle de l’arsenal de Yokoska.

C’étaient là des symptômes qui furent suivis de faits plus significatifs encore. On connaît l’importance que les questions d’étiquette ont dans l’extrême Orient, et l’on sait de quel mystère pour ainsi dire religieux s’enveloppait depuis des siècles la personne des mikados. Quel ne fut donc pas l’étonnement de la colonie européenne quand tout à coup le souverain se montra non-seulement aux regards de ses sujets, mais encore à ceux des étrangers eux-mêmes ! D’après l’antique tradition japonaise, le mikado, considéré comme descendant des dieux et comme participant de la nature divine de ses ancêtres, était en communication directe avec les régions célestes qui inspiraient ses actes, et jamais cet être supérieur ne devait être souillé par le regard des mortels. Dans les rares occasions où il était obligé de présider aux cérémonies du culte, il ne sortait du palais de Kioto que rigoureusement enfermé dans une chaise à porteurs, qui lui permettait de voir sans être vu. Par surcroît de précaution, sur tout le parcours de son cortège, les portes et les fenêtres étaient fermées, et ceux des habitans qui se trouvaient dans les rues devaient, sous peine de mort, se prosterner la face contre terre. En 1871, tout cela fut changé. L’on vit le mikado circuler, comme un souverain d’Europe, dans les rues de Yeddo, en calèche découverte, et n’ayant pour escorte qu’un détachement de 30 ou 40 cavaliers équipés à l’européenne. Sur son passage, les postes lui rendaient les honneurs militaires sans se prosterner, et les habitans eux-mêmes n’étaient plus obligés de donner au monarque cette marque extérieure de respect. C’était là une véritable révolution dans les mœurs du pays ; au point de vue des relations internationales, on ne pouvait que s’en féliciter.

La fête du mikado, célébrée le 4 novembre 1871, fut marquée à Yeddo par une innovation qui n’excita pas moins de surprise. Le souverain passa une revue des différens clans formant le noyau de l’armée impériale. Il y avait là cinq bataillons d’infanterie et quatre bataillons d’artillerie fort bien armés. Ils étaient équipés d’après des modèles se rapprochant beaucoup de ceux de l’armée française, et les honneurs qu’ils rendirent au souverain offraient beaucoup d’analogie avec les usages de l’Europe. Le soir, les hauts dignitaires et les membres du corps diplomatique assistaient à un banquet présidé par le premier ministre, Sandjb Ou Daï Djin, et par Iwakoura, ministre des affaires étrangères.

Peu de jours après, le 16 novembre, une autre innovation produisait un effet favorable sur la colonie étrangère. Pour la première fois, le mikado parlait directement à un diplomate européen, et cette dérogation aux anciens usages de la cour japonaise se faisait en faveur du ministre de France, M. Max Outrey. Sur le point de quitter le Japon, après une mission utile et laborieuse, cet agent diplomatique obtint une audience de congé du souverain, dans un des pavillons du parc du Siro. Le mikado annonça lui-même à notre représentant l’envoi d’une ambassade extraordinaire en France. Il dit quelques paroles courtoises au sujet du président de la république, en exprimant la satisfaction avec laquelle le gouvernement japonais avait appris que l’ordre se rétablissait et que le calme régnait en France. Après l’audience, le mikado faisait offrir à M. Outrey quelques présents diplomatiques : des boîtes de laque, des étoffes de Kioto, des porcelaines de Satzouma.

Une des principales préoccupations du mikado paraît être d’acclimater au Japon l’étiquette en vigueur dans les grandes cours de l’Europe : comme les souverains européens, il passe des revues, il préside le conseil des ministres, il visite les provinces de son empire ; il assiste aux grandes cérémonies, il reçoit le corps diplomatique. En 1872, à l’occasion du premier jour de l’an japonais, il donna une audience solennelle aux représentans étrangers, et le ministre d’Italie, en sa qualité de doyen du corps diplomatique, lui adressa des souhaits de bonne année, auxquels il répondit par quelques paroles courtoises. Au mois de juin dernier, il reçut le chargé d’affaires de France, M. le comte Paul de Turenne, qui lui présenta l’amiral Garnaud, et, à leur entrée dans la salle du trône, il se leva, au lieu de rester assis, ainsi que cela se pratiquait autrefois. Le surlendemain, le souverain quittait Yeddo, avec une flotte composée de huit navires, pour se rendre dans la mer intérieure et visiter les provinces du sud. Il portait, en partant, l’uniforme de général de division français. Le voyage dura deux mois. Partout les populations se pressèrent sur le passage du monarque, en lui prodiguant les marques de leur respect. Le 15 octobre, il assistait à l’inauguration solennelle du chemin de fer de Yokohama à Tokio[5]. Il avait près de lui, en cette circonstance, un des frères du dernier taïcoun. C’était la première fois qu’un des princes de la famille déchue paraissait dans une cérémonie publique. On en concluait qu’un remarquable apaisement s’était fait depuis quelques mois, et que dans les conseils du gouvernement les idées de conciliation tendaient de plus en plus à prévaloir.

Chaque jour apporte une nouvelle preuve de la marche progressive du gouvernement. Le ministre de la justice, qui s’est attaché la collaboration de plusieurs Français, préside une commission de légistes et de conseillers d’état chargée de libeller un code de procédure civile conforme au nôtre. Quand ce premier travail aura été terminé, la même commission s’occupera de rédiger en langue japonaise nos codes d’instruction criminelle et de commerce. Le chemin de fer reliant les faubourgs de Yeddo à Yokohama a été livré au public en juin, et il amène les voyageurs, non pas à l’extrémité, mais au centre même de la capitale du Japon. L’on presse les travaux de la ligne ferrée qui doit mettre en communication directe Hiogo et Osaka d’une part, et de l’autre Osaka et Kioto. Depuis la fin de l’année dernière, la ville de Yokohama est éclairée au gaz. C’est un ingénieur français qui a été chargé de l’installation des appareils commandés en Europe. D’autres améliorations de même nature sont en voie de réalisation tant à Kioto qu’à Yeddo.

Le grand-duc Alexis de Russie s’étant rendu au Japon en novembre, le gouvernement du mikado mit un certain plaisir à montrer à ce prince l’ensemble des progrès accomplis. Deux jours après son arrivée à Yeddo, le grand-duc fut reçu par le souverain au palais du Siro, et le lendemain le mikado lui rendit sa visite. Parmi les fêtes qui eurent lieu à cette occasion, la plus caractéristique fut peut-être une revue des troupes japonaises passée par le mikado et son hôte, qui étaient tous deux assis dans la même voiture. La mission militaire française assistait à cette revue. Après le défilé, le grand-duc félicita le colonel Marquerie de la bonne tenue des troupes placées sous les ordres de cet officier. En sortant du terrain de manœuvre, les agens diplomatiques furent invités à se rendre au palais en même temps que le grand-duc Alexis, et ce ne fut pas sans surprise qu’ils se virent tout à coup en présence de l’impératrice, à laquelle ils furent présentés par le mikado son époux. C’est la première fois que la souveraine du Japon se montrait en public.


III

Quelles que soient les réformes adoptées au Japon, il ne faudrait pas juger ce pays avec un optimisme exagéré ; ce serait une grande erreur de croire que l’ancienne intolérance n’ait laissé aucune trace, et que les sentimens de défiance invétérés dans la population contre toute idée étrangère se soient complètement dissipés. Si la nouvelle politique a de nombreux adeptes, elle a aussi des adversaires acharnés, et certains faits partiels attestent çà et là combien les haines aveugles sont encore vivaces dans un pays qui considéra si longtemps les étrangers comme des barbares. C’est surtout en matière religieuse qu’on a de la peine à détruire les vieux préjugés. Le christianisme a toujours éveillé au Japon des susceptibilités très vives, et les dernières années ont vu se produire des faits d’intolérance et de persécution dont les puissances ont eu raison de s’émouvoir. M. de Rémusat a eu récemment l’occasion de fournir à la tribune de l’assemblée nationale quelques explications sur des événemens dont le caractère n’avait pas été toujours très exactement apprécié ; on avait été jusqu’à dire que les représentans des puissances étrangères, notamment ceux de la France, n’avaient pas protégé avec assez de vigueur les intérêts du christianisme au Japon. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la question religieuse dans ce pays et sur les difficultés qu’elle y soulève, pour se convaincre qu’un tel reproche n’est pas fondé.

En 1867, on découvrit que quelques groupes de chrétiens échappés à la grande persécution du siècle dernier s’étaient conservés secrètement dans l’intérieur du pays, où ils s’étaient transmis de génération en génération le dépôt de la foi et des pratiques du culte mêlées à quelques cérémonies idolâtres. Ces chrétiens naturellement cherchèrent à se mettre en rapport avec les missionnaires, vinrent les consulter dans les villes où ils résidaient et renouveler leur adhésion religieuse. Les autorités japonaises s’en émurent, des mesures sévères furent édictées contre eux, et le gouvernement du mikado publia un décret pour défendre l’exercice de la religion chrétienne, qualifiée par eux d’abominable.

M. Léon Roches, qui représentait alors la France au Japon, releva énergiquement les termes insultans de ce décret, qui atteignait dans leur croyance toutes les puissances chrétiennes en relations avec le mikado, et il fut soutenu dans cette démonstration par plusieurs de ses collègues, notamment par le ministre des États-Unis. Il y a lieu toutefois de remarquer que le traité du 9 octobre 1858, qui règle nos rapports avec l’empire du mikado, ne nous confère aucun droit spécial de protection sur les Japonais qui embrassent la religion chrétienne. Il n’y a qu’une seule des clauses de ce traité, l’article 41, qui ait trait au culte catholique, et cette clause n’a en vue que les sujets français. Elle est ainsi conçue : « Les sujets français au Japon auront le droit d’exercer librement leur religion, et à cet effet ils pourront y élever, dans le terrain de leur résidence, les édifices convenables à leur culte, comme églises, chapelles, cimetières, etc. Le gouvernement japonais a déjà aboli dans l’empire l’usage des pratiques injurieuses au christianisme. » M. Roches et les agens qui s’associèrent à sa demande rappelèrent cette dernière phrase de l’article 4 du traité, et ils s’efforcèrent de faire sentir aux ministres du mikado combien il serait impolitique en toute circonstance, et particulièrement dans les débuts d’une administration nouvelle, d’indisposer ainsi gratuitement les puissances étrangères ; ils présentèrent en outre des observations purement amicales en faveur des chrétiens persécutés, qui faisaient appel à la modération du gouvernement japonais. Il y a lieu d’ailleurs de constater que nos missionnaires, au lieu de tomber dans les exagérations d’un zèle intempestif, se sont tracé une ligne de conduite prudente. Ils ne réclament rien au-delà de ce qui est stipulé en leur faveur par les traités, de ce qui leur est assez justement dû, car, si le commerce européen pénètre aujourd’hui dans les vastes marchés de l’extrême Orient, ce sont eux qui depuis longtemps lui ont frayé la voie. Les démarches commencées par le représentant de la France, M. Léon Roches, furent énergiquement continuées en 1868 et en 1869 par M. Outrey, son successeur. Le gouvernement du mikado fit d’abord des promesses, et parut se montrer favorable aux idées de tolérance et d’humanité qu’on s’efforçait de lui suggérer. Il écrivait au représentant de la France, dans les premiers jours de 1869, que l’on ne maintiendrait pas contre les chrétiens des lois cruelles et qu’on aurait recours à des mesures plus humaines. Lorsque de telles déclarations étaient corroborées par ce fait qu’un certain nombre de chrétiens emprisonnés dans les îles Goto se voyaient mis en liberté, lorsqu’il était constant que, depuis le mois de septembre 1868, aucune nouvelle poursuite n’avait été exercée contre les habitans d’Ourakami, n’était-on pas autorisé à croire que le gouvernement japonais désirait sincèrement donner satisfaction à l’Europe et aux États-Unis en entrant désormais dans une voie plus conforme aux principes de la civilisation moderne ? En effet la question resta relativement calme jusqu’au mois de septembre 1869. À cette époque, le ministre d’Angleterre envoya dans les îles Goto un bâtiment de guerre, qui se contenta d’y faire une simple apparition. Il arriva que cette démarche fut suivie presque instantanément de l’arrestation d’une centaine de chrétiens.

C’était le premier signe apparent d’une nouvelle attitude de la part du gouvernement japonais. Le 1er janvier 1870, les ministres du mikado, répondant à une note des représentans étrangers, n’hésitaient pas à reconnaître que, plusieurs milliers d’individus ayant embrassé la religion chrétienne dans les îles Goto, les uns avaient renoncé à cette croyance après les observations qui leur avaient été faites, d’autres étaient incarcérés, d’autres enfin s’étaient échappés de prison. Cette communication ne précéda que de quelques jours une autre plus grave encore dans laquelle on ne gardait plus guère de ménagemens. On se bornait à prévenir purement et simplement les agens étrangers que le décret de juin 1868 contre la religion chrétienne, décret dont l’application avait été suspendue « à cause de l’état de trouble du pays, » allait être exécuté dans toute sa rigueur, et qu’en conséquence les chrétiens d’Ourakami seraient répartis entre certains daïmios pour être employés par eux à des travaux publics.

Tous les représentans des puissances protestèrent spontanément et isolément contre cette décision. Chacun d’eux se réservait d’ailleurs d’agir en commun avec ses collègues au moment où ils se trouveraient tous réunis à Yokohama. Le ministre d’Angleterre, sir Henry Parker, qui était alors, « depuis quelque temps déjà, dans le sud du Japon, et qui venait précisément de visiter les îles Goto, se trouvait dans les environs de Nagasaki quand les ordres du gouvernement central contre les chrétiens y étaient parvenus. Il protesta immédiatement contre les mesures prescrites par les autorités japonaises. Peu de jours après, il rejoignit à Yokohama les autres membres du corps diplomatique. D’après les informations que rapportait sir Henry Parker, il y avait lieu d’espérer que les autorités locales auraient de grandes difficultés à mettre leur funeste projet à exécution. En effet, les chrétiens étaient dispersés et cachés, et, à moins qu’ils ne vinssent volontairement se constituer prisonniers, il fallait un assez long temps pour déporter trois ou quatre mille personnes. La première pensée des agens diplomatiques fut de demander au gouvernement du mikado l’envoi d’ordres immédiats pour suspendre les mesures édictées. Dans le milieu de janvier 1870, ils rédigèrent une note collective par laquelle ils réclamaient cette suspension et demandaient en même temps une entrevue aux principales autorités du gouvernement. Le surlendemain, les ministres de France, d’Angleterre, des États-Unis et de la confédération de l’Allemagne du nord se trouvaient réunis dans un des palais de Yeddo, où ils avaient une conférence de cinq heures avec le premier ministre et plusieurs des plus hauts fonctionnaires de l’empire. Il résultait clairement de cette entrevue que les accusations de querelles ou d’insubordination formulées contre les chrétiens d’Ourakami n’étaient que des prétextes ; on les déportait uniquement parce qu’ils professaient la religion chrétienne et pour les éloigner du voisinage des Européens. Les agens des puissances espéraient, comme nous venons de le dire, qu’une partie au moins des chrétiens auraient pu échapper aux recherches des autorités. Ils insistèrent donc pour que les ordres de suspendre les mesures prescrites fussent envoyés sans délai à Nagasaki, et se réservèrent d’examiner en commun ce qu’il serait possible de faire pour les malheureux qui avaient déjà été déportés. Les ministres japonais promirent de faire partir le lendemain le contre-ordre demandé.

Cependant la persécution conservait le caractère le plus grave ; elle était d’autant plus injustifiable que, d’après des rapports authentiques, les chrétiens, s’ils refusaient de se soumettre aux exigences des bonzes, n’en étaient pas moins très exacts à remplir tous les devoirs envers l’autorité. Leurs impôts étaient payés très régulièrement, et ils résistaient si peu à la police qu’à la première injonction ils étaient venus se livrer eux-mêmes aux autorités de Nagasaki pour être déportés. Quant aux querelles avec les habitans, les seuls faits articulés par les ministres japonais étaient de la dernière insignifiance et n’avaient pas même donné lieu à des poursuites. Depuis les premières persécutions de 1867, les missionnaires avaient cessé de dire l’office dans les maisons japonaises ou de s’y livrer à la prédication, et ces deux griefs écartés, on ne voyait pas sur quel article des traités le gouvernement japonais pourrait s’appuyer pour exiger l’interdiction de tout rapport entre les missionnaires et les chrétiens dans les limites des ports et territoires dont l’accès est permis aux étrangers. En résumé, les habitans d’Ourakami avaient été déportés parce qu’ils professaient la religion chrétienne et pas pour autre chose. Dans les premiers jours de février 1870, les ministres japonais, revenus à Yokohama, avaient encore une longue conférence avec les agens étrangers, et l’importance qu’ils attachaient à leur fournir des explications supplémentaires, le soin avec lequel ils s’efforçaient d’atténuer la portée de la mesure prise contre les chrétiens, indiquaient à quel point ils étaient eux-mêmes préoccupés de la question. Cette fois encore, les représentans des puissances plaidèrent avec la plus grande vigueur la cause de la tolérance religieuse et de l’humanité. Ils s’engagèrent toutefois à faire respecter les traités par les missionnaires et à empêcher de leur part toute propagande en dehors des ports ouverts aux étrangers, si de son côté le gouvernement japonais réintégrait dans leurs foyers les chrétiens qui en avaient été arrachés.

Cette proposition ne fut pas acceptée, le gouvernement japonais déclara au bout de quelques jours qu’à ses yeux le retour des chrétiens à Ourakami aurait les plus graves inconvéniens, et qu’en conséquence il se montrait résolu à ne se relâcher de sa rigueur que pour ceux des déportés qui auraient donné des preuves de ce qu’il appelait leur bonne conduite. C’était là une manière détournée de dire que le gouvernement ne rendrait à la liberté que ceux des chrétiens qui auraient apostasié.

Bien que les efforts des agens diplomatiques n’aient pas été d’abord couronnés de succès, ils n’ont pas été inutiles. Dans les premiers jours de l’année dernière, soixante-dix chefs de famille qu’on avait déportés de Nagasaki en qualité de chrétiens y ont été réintégrés. Une dépêche télégraphique du chargé d’affaires de France au Japon annonce que les chrétiens d’Ourakami, arrachés à leur demeure en février 1870, et condamnés aux mines malgré les démarches des ministres de toutes les puissances, vont être mis en liberté. Il résulte de la même dépêche, expédiée de Yokohama le 24 février, que le gouvernement japonais vient d’abroger les édits contre la religion chrétienne. Il est évident que les persécutions contre les chrétiens se rattachaient au système d’hostilité générale dont les étrangers furent si longtemps victimes dans l’empire japonais ; aujourd’hui que des principes civilisateurs semblent devoir s’y acclimater définitivement, il y a lieu d’espérer que la tolérance religieuse finira par n’y plus rencontrer d’adversaires. L’ambassade japonaise, qui étudie en ce moment les mœurs et les institutions de l’Europe, se convaincra des avantages qui découlent de la liberté de conscience, la première et la plus sacrée de toutes les libertés. Au reste la révision prochaine des traités consacrera d’une manière plus explicite que par le passé des principes que la diplomatie européenne doit se faire un honneur de défendre.


IV

La révision des traités préoccupe extrêmement le Japon. Il sent que ce sera le point de départ d’une politique nouvelle pour l’avenir, et il attache, dit-il, la plus grande importance à discuter d’une manière sérieuse les points essentiels qui doivent servir de bases aux relations extérieures. C’est pour cela que, vers la fin de 1871, le gouvernement du mikado décida l’envoi d’une ambassade extraordinaire, composée des hommes les plus considérables de l’empire, et chargée de se rendre successivement en Amérique, en France, en Angleterre, en Allemagne, en Autriche et en Russie. Elle devait être munie de pleins pouvoirs pour régler les bases des traités. Toutefois les lois du Japon ne permettent pas que des stipulations engageant le pays soient souscrites en dehors du centre d’action dans lequel s’exerce l’autorité du souverain ; les traités eux-mêmes ne pourront être signés qu’à. Yeddo, après qu’on se sera entendu sur les détails avec les représentans des puissances.

Un des hommes politiques les plus distingués de l’empire, Iwakoura, qui venait d’être nommé ministre des affaires étrangères, fut mis à la tête de l’ambassade, Iwakoura jouit d’une grande réputation au Japon. Lors des difficultés avec les grands daïmios du sud, c’est lui qui fut envoyé en mission auprès des princes de Satzouma et de Nagato, et c’est à lui qu’on doit, pour une grande part, l’accord dont le système actuel paraît être le résultat. On adjoignit à l’ambassade le ministre des finances, le vice-ministre des travaux publics, un directeur du ministère des affaires étrangères, un conseiller privé et plusieurs secrétaires. Cette mission se rendit d’abord aux États-Unis, puis en Angleterre, et arriva en France au mois de décembre dernier. Le président de la république lui fit le plus courtois accueil et entoura d’un grand cérémonial la réception officielle, qui eut lieu le 26 décembre au palais de l’Elysée.

L’ambassadeur extraordinaire et son personnel ont profité de leur séjour à Paris pour visiter non-seulement les établissemens de l’état, mais les ateliers et les usines. Ils ont pris un grand nombre de notes et ont montré l’esprit observateur qui est une des marques distinctives de la race japonaise. Ils ont quitté notre capitale en janvier pour se rendre à Bruxelles. Ils comptent visiter la Hollande, l’Allemagne, l’Autriche, la Russie, pour étudier et comparer les diverses civilisations, ainsi que pour préparer les bases de la révision des traités. Avant son départ de Paris, Iwakoura a eu encore une conférence avec notre ministre des affaires étrangères ; il en a profité pour indiquer le caractère général des transformations opérées dans l’empire japonais et pour insister sur les sentimens d’amitié que cet empire professe à l’égard de la France. On ajoute que M. de Rémusat de son côté a développé les considérations qui doivent décider le gouvernement du mikado à s’inspirer, en matière religieuse, des principes de tolérance et d’équité.

L’ambassade extraordinaire a quitté Paris ; mais il y reste une légation permanente dirigée par un ministre plénipotentiaire, M. Samejima (les fonctionnaires japonais prennent maintenant le nom de monsieur). Les diplomates qui font partie de cette mission parlent correctement le français ; ils portent les mêmes vêtemens que les Européens, et on les a vus s’assimiler aisément tous les usages en vigueur dans le corps diplomatique. La légation de Japon ne pourra pas manquer de se convaincre des intentions loyales et des sentimens amicaux d’un peuple qui désire sincèrement la prospérité de ce lointain pays.

Sans aucun doute les Japonais ont de l’avenir. Braves, intelligens, actifs, poussant le point d’honneur jusqu’à l’exagération, à la fois mercantiles et chevaleresques, hommes du moyen âge et hommes modernes, entreprenans, hardis, curieux de nouveautés, très habiles à s’approprier les découvertes de la science, observateurs et voyageurs, pratiques dans leurs idées, patiens dans leurs études, ils pourront, d’un moment à l’autre, exercer une sérieuse influence dans l’extrême Orient. Défendus par la mer, ils dominent tout l’est du continent asiatique. Leurs troupes mises sous le commandement d’officiers français distingués s’aguerrissent et se perfectionnent chaque jour. Leurs navires cuirassés, leurs chemins de fer, leurs lignes télégraphiques se multiplieront rapidement. En communication directe avec Marseille par les paquebots des Messageries nationales, avec San-Francisco par la nouvelle ligne des paquebots américains, le Japon voit s’ouvrir devant lui de larges perspectives. Grâce à la douceur de son climat, à sa position insulaire, à la richesse de son sol, à ses aptitudes industrielles, il peut imprimer un remarquable essor à ses transactions commerciales. Le temps n’est peut-être pas éloigné où il échangera ses produits non-seulement avec ceux des États-Unis et de l’Europe, mais encore avec ceux des différentes contrées de l’Asie, de l’Océanie et de l’Afrique. On trouve en grande quantité au Japon du thé, du coton, de la soie, du cuivre, du fer, de la houille, du camphre, du salpêtre, de la porcelaine, du papier, de la laque, du tabac. L’industrie et l’agriculture y sont en progrès. Le commerce international y est assuré d’un accroissement considérable. Le peuple japonais a de grands élémens de force et de vitalité. L’aristocratie est fière, courageuse, pénétrée de respect pour ses ancêtres. L’ouvrier et le paysan sont robustes et vifs. La race n’est pas flétrie par les travaux excessifs et l’atmosphère malsaine de la vie des manufactures. La polygamie n’existe point au Japon. Si le divorce y est facile, l’adultère y est rare. L’instruction publique est très répandue. Presque tout le monde sait lire et écrire, et il y a des écoles jusque dans les plus petits villages. Un peuple de cette intelligence doit nécessairement comprendre les avantages de la civilisation européenne, surtout depuis que, dans notre propagande, il a vu succéder aux moyens matériels les moyens moraux, à la guerre le commerce, à l’intimidation la persuasion. Ce qui nous guide vers cette contrée si longtemps mystérieuse, ce n’est pas l’esprit de conquête, c’est la recherche d’un vaste champ de travail. Le gouvernement du mikado commence à s’en convaincre, et c’est là ce qui le rapproche de nous. Cette conviction, nous devons tout faire pour l’affermir et pour la rendre inébranlable. Il faut nous montrer au peuple japonais sous un aspect sympathique, bienveillant, amical ; il faut lui persuader qu’entre nos intérêts et les siens il y a non point antagonisme, mais solidarité. Il faut qu’après avoir fécondé le Nouveau-Monde sur son passage, la civilisation, que l’Europe a reçue d’Asie, retourne à son berceau, fortifiée, enrichie de toutes les découvertes modernes. Après nous être fait craindre, il faut tâcher de nous faire aimer. Nous devons savoir gré au mikado d’avoir compris que le prestige d’une nation comme la France ne se détruit pas en un jour, et que nos désastres ne seront que momentanés. De notre côté, nous devons encourager le gouvernement japonais dans la politique réformatrice qu’il s’attache à faire prévaloir. Espérons que le goût qu’il témoigne pour les institutions et les progrès des nations de l’Europe ne sera pas une simple mode ou un engouement passager, et que le pays, trouvant son avantage dans la politique récemment inaugurée, se l’appropriera d’une manière permanente et définitive. Ainsi tombent une à une les barrières qui s’étaient élevées autour de nos comptoirs le lendemain de leur création. Les chemins de fer et les paquebots, la vapeur et l’électricité auront raison peu à peu de l’esprit d’exclusion ou d’intolérance qui gêna pendant tant de siècles les rapports réciproques des différens pays, et les peuples de l’extrême Orient, eux aussi, comprendront peut-être un jour la vérité du principe ainsi formulé par Vattel : la première loi générale est que chaque nation doit contribuer au bonheur et à la perfection des autres.

  1. Voyez Un voyage autour du Japon, par M. R. Lindau, dans les livraisons des 1er mai, 1er juillet, 1er août, 1er septembre et 15 octobre 1863.
  2. Voyez la Revue des 1er  et 15 février 1868.
  3. Voyez la Revue du 1er mars et du 15 octobre 1865 et du 1er avril 1869.
  4. Voyez l’Annuaire de 1858-1859.
  5. Tokio est le nouveau nom de la capitale, c’est-à-dire Yeddo ; l’ancien nom est le seul connu en Europe.