Le Japon contemporain/01
A mesure que le centre de gravité du monde commercial tend à se déplacer vers l’Orient, l’attention publique, en Europe, s’arrête plus volontiers sur ces nations lointaines, dont elle se contentait jadis de savoir les noms ; elle veut connaître leur constitution politique et sociale, leur développement historique, leurs ressources morales, économiques, financières. On ne demandait autrefois à la vieille Asie que de nous révéler l’origine des peuples sortis de son sein ; la science interrogeait ses langues, ses monumens, ses religions, pour y découvrir les vestiges d’un passé reculé. C’était le domaine de quelques philologues. Sans négliger l’antiquité, on en veut aujourd’hui savoir plus sur le présent : le commerçant et le banquier s’informent du trafic qu’ils peuvent faire et des garanties qu’ils peuvent trouver ; le politique s’enquiert des antagonismes qui peuvent surgir et des forces qui peuvent être mises en présence dans les conflits de l’avenir. L’ouverture du canal de Suez et l’extension de la navigation à vapeur ont fait entrer l’extrême Orient dans l’orbite européenne ; désormais ses révolutions nous touchent, ses désastres nous atteignent, ses progrès nous profitent.
Aucune de ces contrées n’excite une plus vive curiosité que le Japon, longtemps inconnu et inaccessible, et tout à coup jeté dans la voie des transformations hâtives. Le spectacle qu’il offre est en effet unique, il faudrait remonter jusqu’à la Russie de Pierre le Grand pour en retrouver un autre analogue ; mais il est difficile de s’en faire une idée juste par quelques renseignemens épars, et les opinions européennes que nous renvoient les échos de la presse attestent généralement de profondes méprises. Tandis qu’aux yeux de certaines personnes le Japon demeure encore un pays à demi chimérique, bizarre et plongé dans la barbarie, d’autres, prenant à la lettre les réclames dont on accompagne chacun de ses progrès réels ou supposés, le regardent volontiers comme entré définitivement dans le concert des peuples civilisés. Cependant, sous les différences de race et d’habitudes, on retrouve ici les hommes ce qu’ils sont ailleurs, bons et mauvais à la fois, cupides et généreux, intelligens quand l’orgueil ne les aveugle pas ; on voit se présenter les mêmes crises sociales et politiques, les mêmes problèmes économiques ; les manières changent, les mobiles restent, et la féerie s’évanouit devant une réalité très positive. Mais, s’il n’est plus permis de reléguer le Japon parmi les nations réfractaires aux réformes, il ne faut pas oublier que ses facultés, sous ce rapport, se sont encore peu exercées et qu’il a une longue carrière à parcourir avant d’atteindre le but qu’il se propose, c’est-à-dire une civilisation identique à celle de l’Occident. C’est une métamorphose complète qu’il a entreprise. Tandis que la Chine, au contact forcé de l’Europe, reste fidèle à ses vieilles traditions politiques, morales, administratives, et se promet d’arrêter à ses portes le flot dévastateur des coutumes étrangères, son voisin prétend dépouiller tout d’un coup la coque orientale où il a dormi durant vingt siècles et en sortir rajeuni pour se mêler aux peuples modernes. Après avoir essayé, dans de précédentes études, d’esquisser les caractères de la race à laquelle est proposée cette étrange transformation, nous voudrions la considérer au cours même de ce travail extraordinaire, marquer les pas faits en avant, les difficultés qui retardent ou arrêtent la marche, dire l’action qu’exerce sur le développement national la situation financière, économique, commerciale, politique, enfin les espérances ou les inquiétudes que l’état des esprits ou des ressources permet de concevoir pour l’avenir.
Un voyageur qui, après dix ans d’absence, reviendrait aujourd’hui à Yeddo, aurait quelque peine à reconnaître, sous son nom moderne de Tokio, l’ancienne capitale. Ses yeux seraient frappés çà et là par des constructions de formes exotiques, des cheminées d’usines, des étalages de marchandises étrangères, des travaux de toute sorte, accomplis suivant des règles et pour des fins inconnues à l’ancien Japon, et, tandis qu’à son départ la diplomatie européenne était obligée d’employer la menace et de suivre de longues négociations pour obtenir l’admission des ministres résidens en présence du souverain, il aurait vu avec surprise, le 2 janvier dernier, les principaux Européens employés par le gouvernement admis à venir saluer l’empereur et l’impératrice et introduits par un chambellan en frac, chamarré d’or, en présence de leurs majestés, qui répondaient aux saluts par une légère révérence. Il serait encore plus surpris de reconnaître quelques-uns des anciens hommes à deux sabres parmi les promeneurs, vêtus de redingotes étriquées et chaussés de bottines trop larges, qui circulent pacifiquement, le parapluie sous le bras. Enfin, ce qui le dérouterait par-dessus tout, c’est la quantité de noms nouveaux qu’il entendrait employer pour désigner certaines fonctions, certaines institutions et jusqu’à des divisions territoriales. Que si toutefois, remis d’un premier étonnement, il allait au fond des choses et se demandait quels changemens réels se sont accomplis, sous ces métamorphoses extérieures, il découvrirait peut-être qu’au demeurant, sous d’autres habits se cachent les mêmes cœurs, sous d’autres noms fonctionnent les mêmes choses, et qu’il retrouve les Japonais à peu près tels qu’il les a laissés. C’est là une vérité trop naturelle pour que l’on s’en irrite, mais que les peuples en voie de se transformer n’aiment pas à entendre. Le progrès véritable n’est pas l’œuvre d’un jour, ni d’un décret ; il faut du temps, beaucoup de temps, à une nation pour se donner une éducation toute nouvelle, et si l’effort et l’activité peuvent aider l’action des années, elles ne suffisent pas pour la remplacer. La civilisation se compose avant tout de matériaux intellectuels, qui ne se forment pas du jour au lendemain dans une nation, mais s’y déposent lentement et comme par alluvion.
Si l’on essayait de ramener à un mobile dominant tous les changemens auxquels nous assistons, on le trouverait sans doute dans ce besoin de paraître, dans ces exigences de la vanité, qui forment le trait saillant du caractère japonais. De là un grand nombre d’innovations dont on ne comprend pas la cause ou le but efficace, et qui coûtent souvent au pays plus cher qu’il ne serait sage de les payer. On se demande, par exemple, pourquoi des uniformes de sénateurs ont remplacé l’ancien costume dont le pays pouvait fournir l’étoffe, pourquoi, dans les cérémonies, on voit tous les fonctionnaires d’un grade inférieur affublés d’habits noirs où ils grelottent, pourquoi la construction des chemins de fer précède celle des routes, pourquoi enfin l’on fait à si grands frais des choses qui ne seraient pas moins utiles entreprises sur un pied plus modeste. La réponse qui s’impose à toutes ces questions, c’est qu’il faut frapper les yeux et montrer à l’Europe, coûte que coûte, le décor de la civilisation ; mais ces tentatives maladroites, ces tâtonnemens, ces mesures inconsidérées ou excessives sont ordinairement le propre des époques d’évolution populaire, et les contemporains dont elles blessent les yeux et les sentimens ne sauraient oublier, sous peine d’injustice, que c’est le patrimoine des générations à venir qui sortira de ces efforts incohérens. D’ailleurs au sein même de ce chaos il est de réels progrès qui frappent tous les regards, ce sont parmi les transformations actuelles celles qui répondent à un véritable besoin et constituent une amélioration de l’état général du pays.
Il n’est que juste de citer en première ligne, parmi les grands travaux publics entrepris par le gouvernement, l’arsenal maritime de Iokovska, car il est à la fois l’un des plus anciens, l’un des plus considérables et l’un des plus utiles. La fondation de l’arsenal, qui remonte à 1867, est l’œuvre de notre compatriote M. Verny, qui l’a dirigé jusqu’au 1er janvier 1876 : il occupe une superficie de 18 hectares dont 17,000 mètres de surface couverte ; il emploie 1,200 ouvriers, dirigés par 30 employés français, dont 2 ingénieurs, et 56 officiers japonais ; la construction a coûté 1,400,000 piastres, et les dépenses ou recettes annuelles s’élèvent à environ 300,000 piastres. Il peut recevoir dans ses cales sèches des navires de première grandeur, et rend des services incomparables, soit à la marine nationale, soit à la navigation étrangère. Le mikado y est venu, à plusieurs reprises, assister au lancement des navires construits sur ses chantiers. Une annexe placée à Yokohama même comprend des ateliers de construction dont la dépense annuelle s’élève à 30,000 piastres. On ne peut que regretter la récente mesure qui vient d’enlever la direction unique aux mains européennes pour la remettre à des mains japonaises moins expérimentées.
L’arsenal militaire de Yeddo remonte à 1872 ; il a été fondé par le capitaine Lebon, membre de la mission militaire française, sur l’emplacement d’un ancien yaski du prince de Mita, dont il a pris le nom. La construction totale en est à peine achevée, mais on peut dès à présent y fabriquer affûts, voitures, harnachemens, en un mot tout le matériel d’artillerie, à l’exception des canons de bronze, pour lesquels une fonderie spéciale existe à Osaka, au centre des provinces métallifères. L’arsenal comprend un atelier d’ajustage possédant les machines-outils des derniers types et une fonderie de fer. Une manufacture d’armes et un établissement de pyrotechnie y sont annexés ; la manufacture d’armes devait fonctionner à partir du 1er janvier 1876 : les événemens extérieurs en ont fait suspendre provisoirement les travaux. L’établissement de pyrotechnie, comprenant une école centrale de pyrotechnie, est outillé pour fabriquer 30,000 cartouches Boxer par jour. L’ensemble de ces trois établissemens, groupés autour de l’ancien parc de Mito, occupe une étendue de 60 hectares et possède 7 moteurs à vapeur et un hydraulique. Le personnel européen s’élève à 7 personnes ; le nombre des ouvriers varie, suivant l’abondance des travaux, entre 1,000 et 4,000. Comme à Iokovska, des jeunes gens soumis à la loi militaire sont appelés à y recevoir une instruction théorique et pratique qui en fera des contre-maîtres et des ingénieurs. A trois lieues de Yeddo, sur le bord d’une petite rivière, le Takinogawa, s’élève, par les soins du capitaine Orcel, une poudrerie qui emploie une force motrice de 25 chevaux au minimum, utilisée au moyen de quatre grandes roues hydrauliques ; elle occupera 150 ouvriers et artificiers et pourra fournir jusqu’à 500 kilogrammes de poudre par jour. Enfin, pour compléter ces travaux militaires, un vaste système de fortification dont les études préparatoires ont été faites par le lieutenant-colonel Munier et le capitaine Jourdan, doit, si l’on ne recule pas devant l’énormité de la dépense, embrasser les côtes du Japon et spécialement les abords de la Mer-Intérieure.
Depuis le mois de juin 1872, un chemin de fer relie Yeddo à Yokohama ; la construction a été dirigée par des ingénieurs anglais, qui ont continué d’en surveiller l’exploitation jusqu’au 1er janvier 1876. L’établissement de la ligne a été démesurément coûteux ; on parle d’une dépense de 3 millions de piastres (15 millions de francs) pour un parcours de 28 kilomètres en pays plat, ce qui représenterait le quadruple du prix moyen en Europe. Il est assurément fort agréable pour les résidens des deux villes de franchir en une heure l’espace qui les sépare, au lieu d’en dépenser trois sur une mauvaise route ; mais l’importance du trafic est loin de répondre aux déboursés de l’entreprise, et cette voie n’a pas augmenté les relations commerciales. La recette se maintient aux environs de 8,000 piastres. Une autre section, dont la dépense a atteint 5 millions de piastres, a été ouverte entre Kobé et Osaka ; sur un parcours égal à celui de la section précédente, elle réalise environ 4,000 piastres par semaine. On pousse activement les travaux entre Osaka et Kioto ; plus tard un embranchement devra relier Kioto à la mer du Japon, tandis que la ligne principale réunirait Kioto et Yeddo en passant par les vallées centrales qui serpentent à travers les provinces séricoles. On peut éprouver de grands doutes sur l’utilité et l’opportunité de ces travaux, alors que les chemins de voiture font défaut presque partout et que les voies ferrées manquent précisément des ramifications qui devraient les alimenter.
L’installation des télégraphes a précédé celle des railways. Une ligne purement japonaise court de Nagasaki à Hakodaté et jusqu’à Satsporo dans l’île de Yéso. En même temps des traités passés entre le gouvernement et les compagnies Reuter et du Great-Northern telegraph mettent Yokohama en communication avec l’Europe par les deux voies de l’Inde et de la Sibérie. Le service des postes a de tout temps fonctionné régulièrement au Japon ; il n’a subi d’autres modifications que l’emploi des timbres-poste et de cartes postales ; le tarif est peu élevé et l’exactitude ne laisse rien à désirer ; quant à la rapidité, elle est mesurée aux moyens employés, les seuls possibles jusqu’à présent, c’est-à-dire les relais de coureurs sur les principales routes.
Les communications par mer sont de deux sortes : le petit cabotage a lieu par des jonques qui n’ont rien modifié depuis trois siècles à leur gréement ni à leurs allures, irrégulières comme le vent qui les pousse ; la navigation à vapeur prend chaque jour plus d’extension ; une foule de petits steamers, débris européens d’une construction souvent fort médiocre, sillonnent l’océan le long des côtes, transportant d’un port à l’autre des marchandises et des passagers. Presque toutes ces entreprises se sont fondues dans une grande compagnie, la Mitsu-Bishi. Celle-ci, soutenue par le trésor, a entrepris contre la ligne américaine de Yokohama à Shanghaï une concurrence de prix telle que pendant quelques mois on a pu faire pour 100 francs cette traversée, plus longue que celle de Marseille à Constantinople. Quand on a été las des deux parts, la compagnie américaine à vendu ses bateaux et cédé ses officiers à la compagnie rivale, et c’est aujourd’hui sous pavillon japonais que l’on peut se rendre en Chine. Les prix ont été relevés, mais le trafic assez faible ne permettrait guère à la compagnie propriétaire de 49 steamers de réparer des pertes énormes, si elle n’était soutenue par un gouvernement fier de posséder une ligne de bateaux à vapeur et de porter les correspondances européennes entre Chine et Japon, sous son propre pavillon.
Si la création et l’encouragement des voies de communication appartiennent d’une façon plus ou moins directe au gouvernement, c’est à regret qu’on le voit se mêler presque seul d’exploitations agricoles et industrielles, que les particuliers n’osent aborder, faute d’initiative ou de capitaux, ou plus encore faute de cette sécurité que le capital demande partout avant de se risquer. Le principal des établissemens de ce genre est celui du kayetakushi ou département colonial, qui s’est proposé pour but les encouragemens à l’agriculture. A sa tête se trouvait un général américain, M. Capron, qui a quitté le Japon à l’expiration de son engagement. Il y a deux centres d’exploitation : l’un, à Yeddo, n’est qu’une ferme-modèle, modèle de propreté plutôt que d’administration, car elle coûte beaucoup plus cher qu’elle ne rapporte. Elle fournit du lait, des légumes, des graines, et fait des essais de culture et d’élevage ; l’autre, véritable établissement colonial, a été placé au milieu de l’île de Yéso et représente l’une des plus folles tentatives des dix dernières années. Au centre d’un pays toujours détrempé par la pluie quand il n’est pas couvert par la neige, on a jeté une prétendue capitale, Satsporo, taillée à grands frais dans les forêts voisines, et là on a appelé et essayé de retenir par force une population transportée et mécontente, qui n’a jamais réussi à cultiver assez de terre pour se nourrir ; on a tracé une route coupée par 42 lieues de mer, creusé un canal pour amener au rivage des produits qui n’ont jamais été obtenus, et institué dans le voisinage du port de Hakodaté, à Nanaï, une ferme-école, où l’on emploie, il est vrai, des charrues et des noyaux perfectionnés, mais qui ne produit pas de quoi nourrir les chevaux qu’elle emploie. Coût total : 30 millions de francs. L’agriculture a reçu d’autres encouragemens plus modestes, mais plus utiles : de vastes plateaux qui s’étendent au nord-est de Yeddo ont été défrichés, semés de villages bâtis et surveillés par le gouvernement, et se sont couverts de récoltes ; mais le riz n’y pousse pas et rien n’a pu jusqu’ici arracher le paysan japonais à sa préférence pour ce genre de culture. Il est, comme tous ses pareils du globe entier, routinier à l’excès et si attaché à ses vieilles méthodes que la production n’a pas varié d’un million de kokus[1] depuis Yéyas. Si le bœuf se trouve employé à peu près partout, quoique en petit nombre, aux travaux des champs, on ne voit ni ânes ni mulets ; de vastes pâturages restent inutiles faute de moutons pour les fertiliser : on objecte, il est vrai, qu’ils ne sont pas propres à les nourrir ; mais des éleveurs expérimentés assurent qu’on pourrait acclimater l’espèce ovine ; la question ne fait même pas de doute pour les chèvres. L’introduction du bétail constituerait un progrès essentiel et augmenterait d’une manière incalculable les ressources agricoles, qui sont les principales et peut-être les seules réelles.
La richesse forestière du Japon est considérable, mais laissée à l’abandon jusqu’à présent. Un ingénieur français, M. Dupont, a accepté la tâche de régulariser le régime des forêts. La grande difficulté provient de l’absence de routes pour faire les charrois, de sorte qu’on est obligé de débiter le bois sur place, au milieu de montagnes inaccessibles, pour le faire flotter ensuite sur les torrens ; mais les bois de construction ne pouvant être coupés que sur des crêtes basses et d’un abord commode, celles-ci se dépeuplent rapidement sans qu’on prenne les mesures nécessaires pour le reboisement et pour arrêter les eaux. L’île de Yéso presque tout entière est couverte de vastes forêts, qui attendent la hache faute de routes. On se fera une idée de l’étrange manière dont on surveille les richesses forestières, par le mode employé pour compter les arbres et pour en prendre le calibre. L’opération dure trois jours ; le premier jour, des cantonniers se répandent dans la forêt et entourent chaque tronc d’arbre d’une, ficelle ; le second jour, l’inspecteur constate que tous les arbres sont munis de leur collier ; le troisième jour, on détache toutes les ficelles, on les réunit et on les compte en les groupant par rangs de taille : l’inventaire est fait.
On sait de quelle importance est pour le Japon l’industrie de la soie. Afin d’améliorer, la fabrication du fil par l’emploi des procédés européens, on a érigé à Tomyoka, sur les plans de M. Brunat, une filature de 300 bassines où l’on a obtenu d’excellens produits ; mais, faute de suivre les conseils qui lui étaient donnés, le gouvernement a subi des pertes annuelles considérables, que ne compense pas assez la satisfaction de voir les provenances de Tomyoka cotées à Lyon au prix des meilleures soies de France. D’autres filatures, modèles s’élèvent, soit à Yeddo, soit dans la province de Tosa ; les ouvrières y apprennent, sous la direction européenne, des procédés perfectionnés. Bien d’autres industries sont ainsi entreprises ou commanditées par l’état, qui est fabricant de papier, de gaz, entrepreneur de bâtisses, maître de forges. On voit s’élever par exemple, non loin du temple de Shiba, une haute cheminée en briques ; en approchant, on reconnaît un superbe et solide bâtiment destiné à une, usine métallurgique ; mais, le bâtiment fini, on a réfléchi que le cuivre ainsi laminé coûterait trop cher, et l’on y a installé une école d’application industrielle. Le ministère des travaux publics, qui centralise la plupart de ces services, emploie, à Yeddo ou en province 186 Européens, presque tous Anglais. C’est lui qui a en outre la direction des phares, plus indispensables que partout ailleurs, sur les côtes du Japon, c’est lui qui dirige la monnaie située à Osaka, magnifique établissement qui a dû interrompre ses travaux faute de matière première et qui a coûté 5 millions de francs ; il sera bientôt remplacé, hélas ! par une fabrique de papier-monnaie annexée ; au ministère des finances.
Malgré de grands efforts et des sommes immenses dépensées, ces entreprises jusqu’à présent, n’ont pas sensiblement amélioré les conditions générales de la production ; dirigées par une pensée d’ostentation, elles sont restées improductives et n’ont pas rendu la centième du capital qui y a été enfoui. Il semble qu’on se soit promis avant tout de dérober aux étrangers le secret de leur force, en leur empruntant des applications mécaniques très inutiles à qui ne dispose pas des matières premières qui en font l’objet. De tous les travaux d’amélioration, le premier, le plus élémentaire, le plus indispensable, est ici le plus négligé par le gouvernement que cependant cette tâche concerne directement ; je veux parler des routes. A part quelques tronçons aux environs de Yeddo, il en est peu qui puissent porter des voitures, et celles-là même deviennent impraticables par la pluie et se transforment en fondrières. Les transports ne peuvent se faire qu’à dos de cheval, encore est-il des provinces séparées plutôt que réunies par des sentiers où un cheval même ne passe pas. Sans doute c’est là une œuvre immense à entreprendre, dans un pays dont la configuration montagneuse double les difficultés à vaincre, où les matériaux convenables manquent le plus souvent ; mais le développement du pays est à ce prix, et ni l’agriculture, ni les mines, ni les forêts, ne pourront donner des produits rémunérateurs tant que cette amélioration fondamentale ne sera pas accomplie. Malheureusement le trésor est déjà épuisé par mille autres dépenses, et, forcé de s’arrêter dans cette voie malgré les vœux émis par les assemblées provinciales, le gouvernement doit méditer avec amertume cette sentence d’un auteur anglais : « Parcourez le monde, et là où vous n’aurez pas trouvé des chemins commodes pour aller de la ville au bourg et du village au hameau, vous pourrez prononcer que vous êtes en pays barbare. » Loin de répandre dans les provinces le bienfait des communications faciles, l’activité des ingénieurs se concentre à Yeddo, à Yokohama et dans quelques ports ouverts aux étrangers ; c’est là, sous les yeux des ministres résidens et des voyageurs, qu’on allume le gaz, qu’on élève les façades prétentieuses, qu’on installe les usines et qu’on exhibe sur un théâtre restreint le panorama de la civilisation.
Ceux qui suivent avec attention le mouvement de réforme du Japon ont pu remarquer une évolution latente, mais suivie, qu’il faut faire remonter au retour d’Iwakura, en octobre 1873. Il semble que cet homme d’état ait rapporté d’Europe l’impression que tous les emprunts directs faits dans la sphère matérielle, toutes les imitations serviles ne représentaient que l’extérieur et l’écorce de la civilisation occidentale, mais que, pour en extraire la sève féconde, il fallait avant tout transformer, redresser l’intelligence de la nation et y jeter les germes des progrès futurs. On s’est attaché dès lors avec moins d’ardeur aux travaux publics d’apparat, aux bâtisses, aux entreprises industrielles, et avec plus de zèle que jamais à l’éducation nationale dans toutes les directions. Reçu assez froidement par les divers cabinets de l’Europe, le premier ministre se rendit compte qu’il fallait désespérer pour le moment de traiter avec eux sur le pied d’égalité et s’arranger de manière à refuser cette ouverture du pays, qu’ils croyaient obtenir lors du renouvellement des traités. Il semble que depuis lors le Japon se soit renfermé dans une sorte de recueillement, attendant son heure, préparant en silence des générations nourries du suc de la science, faisant, un peu tard peut-être, des économies nécessaires et se condamnant lui-même, comme le candidat évincé à un examen, à quelques années de plus d’une préparation laborieuse. Le règne des entrepreneurs fit place à celui des professeurs. On comprit qu’il était urgent de se donner des précepteurs pour n’avoir pas un jour à subir des maîtres, et l’enseignement public devint plus que jamais la préoccupation constante de l’état. Heureuse la nation, si cette sage mesure avait été prise dix ans plus tôt avec l’énergie qu’on semble vouloir déployer aujourd’hui ! C’est avec un véritable plaisir que nous allons parcourir les diverses ramifications de cet enseignement, auquel manquent parfois l’étendue et la saine entente des programmes, mais non pas le zèle des maîtres ni celui des élèves.
L’instruction primaire n’a jamais été négligée au Japon ; elle y est parvenue à un degré qu’elle atteint rarement ailleurs, car il est peu d’enfans qui n’aillent à l’école et peu d’hommes qui ne sachent lire et écrire les caractères vulgaires ; mais elle est très restreinte, et celui qui l’a reçue ne peut guère s’instruire par la lecture des livres, presque tous écrits en caractères idéographiques. L’instruction secondaire ne s’adressait jadis qu’à la classe des samurai ; elle est ouverte aujourd’hui à toutes les classes et accessible aux bourses les plus modestes ; elle comprend avant tout l’étude des caractères et des livres chinois, qui absorbent malheureusement une grande partie des années d’école. L’abandon de cette écriture marquerait un pas immense fait en avant, mais il est reconnu impraticable quant à présent. Elle embrasse aussi l’étude des langues étrangères, quelquefois sous des maîtres japonais, système fort défectueux, mais dans les écoles du gouvernement sous des maîtres étrangers. La principale de ces écoles est à Yeddo ; elle comprend le kogakko ou petit collège, qui correspond à nos classes de grammaire, et le kaï-seï-gakko, qu’on peut assimiler à nos humanités. On y enseigne le français, l’anglais, l’allemand, et on y fait des cours de sciences morales, physiques et mathématiques dans ces trois langues ; mais les cours de science ne se faisant plus, d’après une mesure récente, qu’en anglais, les jeunes gens voués à l’allemand sont forcés de se tourner vers les écoles de médecine, et ceux qui ont pris goût au français à entrer à l’école de droit ou aux écoles militaires. Les cours supérieurs comprennent les cours de nos classes de mathématiques spéciales, l’étude des lois anglaises et la préparation à l’école des mines. Ce collège, honoré du titre d’impérial et visité par le mikado lors de la réouverture de ses cours, comprend 39 professeurs, dont 25 Européens, et 349 étudians internés, pourvus d’uniformes décens, de livres, d’une bibliothèque, de laboratoires, et beaucoup de nos bacheliers seraient étonnés de s’y trouver classés au-dessous de leurs camarades asiatiques. — Outre cette école publique, on compte, tant à Yeddo que dans les principales villes de province, un grand nombre d’institutions privées où sont enseignées les langues et les sciences européennes ; les traductions de nos livres élémentaires se multiplient et réduisent chaque jour davantage le domaine de l’enseignement chinois. C’est là le but qu’il faut atteindre ; si l’on ne peut repousser complètement une littérature qui est demeurée jusqu’ici nationale, il faut soustraire le plus possible les jeunes esprits aux méthodes pédagogiques d’autrefois, qui ne s’adressent qu’à la mémoire, pour leur apprendre à considérer les choses dans leur réalité positive, à les observer avec précision, à en déduire les conséquences avec logique, à former en un mot des jugemens.
Au-dessus de l’enseignement secondaire on ne rencontre pas un enseignement supérieur distribué dans des facultés comme les nôtres, mais une série d’écoles spéciales où les jeunes gens reçoivent une instruction technique et professionnelle. La première difficulté que rencontre le professeur européen, c’est de se faire comprendre avec le secours insuffisant d’un interprète. On a généralement constaté que la langue indigène, même parlée par un lettré de première force (et tant s’en faut que les interprètes le soient tous), ne peut se plier à toutes les inflexions de la pensée, ni reproduire la terminologie compliquée de nos sciences. C’est donc en anglais, en allemand, en français, que se font presque partout les cours, et l’étudiant, pour les suivre, a du se rendre maître au préalable de l’une de ces langues. Aussi chaque école spéciale traîne-t-elle à sa suite des classes préparatoires de langues, où elles entretiennent une pépinière d’auditeurs. C’est là un inconvénient grave ; l’enseignement secondaire devrait fournir un assez grand nombre d’étudians suffisamment au fait des trois principaux idiomes étrangers pour suivre les leçons des professeurs européens ; mais il faudrait pour cela une régularisation générale de tout l’enseignement, qui ne peut résulter que d’une loi d’ensemble, et cette loi n’est ni faite ni projetée.
L’une des plus anciennes écoles spéciales est celle de médecine, précédemment établie à Nagasaki, sous des maîtres hollandais, aujourd’hui installée à Yeddo ; elle comprend 19 professeurs, dont 11 japonais et 8 allemands, et 242 étudians, dont 50 seulement suivent les cours supérieurs et 192 les cours préparatoires. On y enseigne la médecine, la chirurgie, l’anatomie, l’histoire naturelle, la physique, la chimie et la pharmacie. Organisée plus récemment et sur un pied plus modeste, l’école de droit comprend actuellement 20 étudians, qui suivent les cours de deux professeurs français ; elle en a détaché 8 autres en France et doit en posséder un jour un beaucoup plus grand nombre ; on y enseigne le droit naturel, le droit civil et commercial comparé, les élémens du droit pénal et l’organisation administrative. Au ministère des travaux publics est attachée une école analogue à notre École centrale (technical school), dont le directeur et les professeurs sont Anglais. Construite sur de vastes proportions par un de nos compatriotes, M. de Boinville, et dirigée avec lumière par M. Dyer, elle possède actuellement 250 élèves et pourra, quand elle sera terminée, en contenir 360. Onze professeurs anglais, auxquels sont adjoints des instructeurs pratiques, y enseignent ou y enseigneront les mathématiques élémentaires et spéciales, la physique, la chimie, la mécanique, la topographie, la construction, la télégraphie, la minéralogie, la géologie, la métallurgie : vaste programme, trop vaste même pour le personnel restreint qui est chargé de le mettre en œuvre. Le cycle complet des études comprend six années, dont deux sont employées à des travaux pratiques poursuivis dans des ateliers de métallurgie dépendant de l’école elle-même. Cet enseignement devra fournir des ingénieurs des mines et des constructions navales, des mécaniciens, des arpenteurs, des architectes ; c’est l’un des plus utiles et des mieux organisés qui soient à Yeddo. Il convient de nommer après cette école celle des mines, qui possède une trentaine d’étudians confiés à des maîtres allemands ; puis viennent les écoles placées près des arsenaux maritimes et militaires.
Les jeunes gens travaillent avec ardeur dans ces différentes branches et profitent avec une facilité remarquable des leçons qu’ils entendent ; la mémoire est leur faculté prédominante ; le raisonnement n’est pas toujours à la même hauteur, mais rien n’empêche d’espérer que l’esprit de méthode se formera chez eux sous le joug des procédés scientifiques de l’Occident. Ils fourniront plus tard à leur pays des hommes compétens dans toute sorte de connaissances. Malheureusement beaucoup d’entre eux, pressés de gagner le pain quotidien, abandonnent leurs études à moitié chemin et se découragent d’une préparation au bout de laquelle ils n’entrevoient avec certitude aucune position fixe. Ils n’ont pas, comme dans nos écoles normale et polytechnique, la perspective assurée d’une carrière au sortir des épreuves finales ; les fonctions publiques, surtout les plus relevées, sont données, non pas comme en Chine, au grade, mais encore à la faveur ou à la naissance, et mille considérations peuvent ouvrir les places aux incapables, tandis qu’elles restent fermées aux plus instruits.
Il n’est pas moins intéressant de considérer les progrès de l’enseignement dans les écoles de filles ; celles-ci ont de tout temps été nombreuses, mais resserrées dans d’étroits programmes ; on songe aujourd’hui à en élargir le cadre. Elles ont reçu un puissant encouragement de la jeune impératrice, qui, non contente de contribuer pour 5,000 ryos sur sa cassette à la construction d’une école normale, a voulu présider elle-même à l’ouverture des cours ; elle a prononcé à cette occasion un petit discours qui se terminait ainsi : « Mon plus vif désir est que cette école prospère et qu’il me soit donné de voir les fruits de l’éducation féminine se répandre à profusion dans tout l’empire. » Des dames américaines sont attachées à cet établissement et à d’autres d’un caractère privé, qui se multiplient de jour en jour. Les jeunes filles apprennent non-seulement les langues, l’anglais surtout, mais la couture et les travaux d’aiguille. L’enseignement professionnel n’est pas négligé : à Yeddo, à Tomyoka, les filatures reçoivent des ouvrières-élèves ; une papeterie nouvellement installée en possède également ; il n’est pas jusqu’à un cours d’obstétrique qui ne soit professé par une dame anglaise qui a régulièrement gagné ses grades sur les bancs de nos facultés.
Sans doute il y a bien des forces perdues, bien du temps gaspillé, dans toutes ces leçons faites en des langues multiples, sans programme général, sans vue d’ensemble, par des professeurs souvent choisis au hasard, dépendant de ministres différens et obligés de se partager entre les fonctions d’instituteurs et un service actif, Il manque à tout cela l’unité de plan et de direction ; ce sont des lambeaux épars plutôt qu’un système d’éducation nationale, et l’on peut dire que l’enseignement, quoique très répandu, n’est pas organisé ; les mesures partielles que chaque ministre prend dans son département ne servent qu’à le désorganiser davantage. Mais tel qu’il est cependant, il donne des fruits, et son développement constitue pour le pays le plus réel progrès, le plus riche en promesses pour l’avenir. On se demandera sans doute si le Japon est condamné à nourrir éternellement cette armée de pédagogues étrangers, dont nous n’avons pas terminé le dénombrement, et qui atteint le chiffre total de 300 employés, presque tous consacrés à l’instruction publique sous diverses formes, portés au budget ordinaire pour une somme de 1 million 1/2 de dollars. Ce n’est au contraire un mystère pour personne que le gouvernement est impatient de licencier ces maîtres, encore plus vexans, pour son amour-propre qu’onéreux pour son trésor, et nul désir n’est plus légitime ; mais il faut ajouter que le moment de le réaliser ne semble ni arrivé ni même proche. A moins d’abandonner la tâche qu’il s’est imposée, de répandre chez lui toutes les lumières de la science moderne, il faut que l’état remplace par un professeur japonais chaque professeur européen qu’il renverra ; or il ne possède peut-être pas encore un seul étudiant, en mesure d’enseigner lui-même la médecine, le droit, la mécanique, la technologie, etc. L’enseignement n’exige pas seulement la connaissance approfondie du sujet, mais encore la possession de certains procédés intellectuels dont on ne se rend pas maître en une génération, et les meilleurs candidats à l’examen feraient une piteuse figure en chaire. Le temps lui-même suffira-t-il ? Pourra-t-on jamais enseigner et apprendre la philosophie, la psychologie, les mathématiques transcendantes, dans cet idiome rebelle à l’analyse, encombré de mots et dépourvu de termes abstraits, rétif à la construction ? On peut se le demander, et bien des philologues penchent à croire que le japonais ne deviendra un instrument de propagation scientifique qu’à la condition de se modifier considérablement.
Si nous n’avons pas encore parlé de l’instruction militaire, c’est afin de l’excepter des critiques que nous avons dû formuler jusqu’à présent ; elle ne mérite que des éloges. Des juges compétens et désintéressés n’ont pu s’empêcher d’admirer avec quelle souplesse et quelle rapidité une nation guerrière, mais indisciplinée, s’est pliée aux règles de l’art militaire moderne, aux exigences d’un armement compliqué et au joug de la discipline. L’armée japonaise est pourvue de fusils de divers modèles, principalement d’Enfield, Snider et Chassepot, de canons de bronze de 4 de campagne et 4 de montagne ; son équipement est à peu près copié sur le nôtre, sauf quelques changemens de couleurs ; la hiérarchie des grades est la même. Le 8 janvier 1876, la garnison de Yeddo défilait devant le général prince Fusimi-no-mya, et chacun pouvait constater la bonne tenue des troupes dont on avait apprécié l’instruction dans de précédentes manœuvres. L’honneur de ces heureux résultats revient tout d’abord à l’armée elle-même, à son zèle, à son activité, et en second lieu à la mission militaire placée par le gouvernement français à la disposition du gouvernement japonais. Déjà en 1867, une première mission française avait jeté les bases de l’organisation actuelle ; les événemens politiques interrompirent ses travaux. En 1872, une nouvelle mission commandée par le lieutenant-colonel Marquerie, que remplace depuis 1874 le lieutenant-colonel Munier, reprit l’œuvre commencée[2] ; elle se consacre non-seulement à l’instruction pratique des troupes sur le terrain, mais encore à l’enseignement théorique distribué dans des cours aux officiers et sous-officiers des diverses armes.
De ses mains sortent des instructeurs japonais qui, répandus dans les corps, y propagent les connaissances reçues à Yeddo. Chaque année, au printemps et à l’automne, les troupes vont camper à dix lieues de Yeddo, sur le vaste plateau de Sakura, où des baraques leur ont été préparées et où l’artillerie trouve un polygone disposé pour ses écoles à feu. Une école militaire sur le modèle de Saint-Cyr et de West-Point, élevée d’après les plans du capitaine Jourdan et dirigée avec le concours des capitaines Vieillard et Percin, reçoit les élèves déclarés admissibles, qui en sortent avec le grade de sous-lieutenant après deux années au moins d’études. Elle contient aujourd’hui 150 élèves de première année, 150 de seconde année, auxquels 65 professeurs japonais, 5 officiers et 3 sous-officiers français donnent une instruction théorique et pratique. Pas plus que les autres employés étrangers, les membres de la mission ni leur chef n’ont dans le conseil une autorité décisive, mais leurs avis ont l’influence qui s’attache à leur position de fonctionnaires français, à leur constitution officielle en corps hiérarchique, et, comme ils sont les mieux écoutés, ils ont obtenu les meilleurs résultats. L’armée japonaise a fait preuve de courage et d’énergie à Formose, où elle a eu à lutter contre le pire des ennemis, un climat mortel ; elle attend avec impatience l’occasion de se mesurer avec un ennemi extérieur. Sera-t-elle alors aussi redoutable qu’elle paraît bien organisée dans une parade ? Nous savons tous à nos dépens que le courage des soldats et l’instruction des officiers ne suffisent pas à une armée en campagne, qu’il lui faut avant tout une administration prévoyante et une direction générale éclairée. Or administrateurs et généraux en sont encore à faire leurs preuves. Quoi qu’il en soit, le Japon possède dès à présent un instrument défensif avec lequel un ennemi, quel qu’il fût, aurait sérieusement à compter. L’effectif ordinaire s’élève à environ 25,000 hommes ; il pourrait d’ailleurs être, indéfiniment augmenté par l’application de la nouvelle loi militaire, sur laquelle nous reviendrons bientôt.
Une marine est toujours plus lente à former qu’une armée. L’école est dirigée par des officiers anglais qui se consacrent principalement à l’instruction théorique ; instructeurs et sous-instructeurs. atteignent le chiffre de 32 ; ils ont 240 élèves, plus des bataillons d’infanterie de marine ; mais ils ne sont pas appelés à commander les navires de l’état et à faire faire à leurs aspirans de véritables croisières. Les Chinois montrent en cela plus de confiance et plus de lumières : on voyait dernièrement entrer dans la rade de Yokohama une frégate sortie de leurs arsenaux et commandée par un capitaine de la marine britannique, en route pour son tour du monde, à la tête de son école. Ce qui manque le plus à la marine japonaise, ce sont des navires de guerre ; elle s’est procuré un cuirassé américain, le Stone-Wall, et des paquebots dont elle a fait des transports ; mais son budget ne lui permet pas d’élever la flotte au-dessus de 16 navires, dont un seul est blindé.
Dans la sphère législative, comme dans celle de l’éducation nationale et plus encore, le Japon a procédé jusqu’ici par essais timides, par tâtonnemens un peu incohérens, plutôt que par des réformes d’ensemble, opérées suivant un plan arrêté et un système défini. D’une part l’anarchie des bureaux, reflet de celle des esprits, de l’autre la résistance des intérêts froissés, ont retardé et retarderont longtemps encore une refonte générale des lois en harmonie avec le nouveau régime politique et les exigences de la civilisation moderne. Dans le droit pénal, dans la législation civile et administrative, le jurisconsulte européen retrouvera pendant longtemps des lacunes, des prohibitions ou des pénalités qui, en attestant l’originalité d’une race exotique, choqueront ses notions d’ordre et d’équité. C’est en effet dans ce domaine que les Japonais acceptent le moins volontiers les conseils dont ils croient pouvoir se passer et les changements dont ils redoutent la portée. Il en est ainsi toutes les fois que des nations de culture différente entrent en contact ; si l’on est forcé de se rendre à l’évidence quand on voit rouler des chemins de fer et marcher des bateaux à vapeur, et de reconnaître la supériorité de ces engins mécaniques, la perfection des lois ne parle qu’à l’esprit et ne s’impose pas avec la même nécessité. Il n’y a pas entre deux races différentes une commune mesure à laquelle elle puisse être rapportée, et c’est dans la prééminence qu’il accorde à son organisation sociale, à ses traditions domestiques, à ses mœurs, que l’orgueil national, battu sur un point, se retranche obstinément. Nous avons essayé précédemment[3] de donner une esquisse de l’ancien droit coutumier. Aujourd’hui que la vieille constitution a été renversée, le système législatif qui l’accompagnait est tombé avec elle, et c’est le chaos qui leur a succédé. Nous n’entreprendrons pas d’en présenter le tableau ; il nous suffira de dire que, dans l’état actuel, il n’est pas un Européen soucieux de sa dignité qui voulut s’y soumettre, et par là se trouve arrêté et court l’ambition d’imposer aux étrangers la juridiction indigène.
Cependant quelques réformes partielles ont été accomplies : une tentative a été faite pour séparer le pouvoir judiciaire du pouvoir exécutif ; elle a abouti sinon à un divorce, réel, du moins à une distinction d’attributions qui en ouvre la route. Les fonctions de juges qui étaient exercées par les gouverneurs de provinces ont été remises à des magistrats spéciaux ; des tribunaux de première instance sont installés dans 65 ken (division correspondant à notre département) ; un second degré de juridiction a été institué : il est représenté par quatre cours qui se divisent le territoire de l’empire et délèguent des membres pour faire deux fois par an un circuit dans le ressort. Les règles fondamentales de notre organisation judiciaire, sont observées ; mais l’institution du jury a paru avec raison prématurée ; quant à la procédure civile et criminelle, elle est loin d’être entourée des garanties que nous sommes habitués à regarder comme nécessaires. Au-dessus de ces cours est placée une haute-cour de justice, le daï-shi-nin, destinée, dit la loi du 28 mai 1875, à maintenir un système de loi uniforme pour tout le pays. Elle se rapproche par là de notre cour de cassation ; mais comme elle ne peut se borner à casser des jugemens pour violation d’une loi qui n’existe pas, elle est en même temps chargée de réformer les sentences qui paraissent mal rendues et constitue par là un troisième degré de juridiction. On espère que sa jurisprudence finira par former à la longue un corps de doctrine comme celle du banc de la reine. Les lois criminelles ont subi une refonte dans le Sin Ritz-ko-rio ; mais cette compilation, dépourvue de tout esprit scientifique, n’est qu’un travail préparatoire pour une nouvelle œuvre encore à l’état de projet. L’esprit moderne et les préjugés locaux ont peine à se mettre d’accord sur des questions aussi délicates que la classification des délits, la gradation et le choix des peines. Le criminaliste doit peut-être ici se garder de réagir par un excès d’indulgence contre l’excès de sévérité du code actuel. Quant au système pénitentiaire destiné à poursuivre la réforme morale du condamné en même temps que sa punition, il est encore rangé parmi les rêveries humanitaires ; mais il faut signaler comme un progrès la construction d’une prison cellulaire sur le modèle de Mazas, où les prévenus sont traités avec un peu moins de barbarie que par le passé. Une infinité de règles de police, quelquefois un peu puériles, indiquent une intention marquée de supprimer toutes les manifestations extérieures qui pourraient choquer la pudeur européenne ; telle, l’interdiction des bains publics ouverts sur la rue, la défense de se livrer à certaines exhibitions un peu trop naïves. La physionomie du peuple y perd, mais la décence y gagne, et les amateurs décidés du pittoresque n’ont que quelques lieues à faire dans l’intérieur pour y retrouver des spectacles « de haulte graisse. » C’est en effet ici la destinée de bien des décrets nouveaux d’être publiés à plusieurs reprises avant d’être observés, ou suivis à la ville, tandis qu’ils restent non avenus cinq lieues plus loin. Il y a quelques années, une loi fort sage déclara nuls les contrats si fréquens par lesquels les parens pauvres vendent leurs filles nubiles au yoshivara pour les soumettre à la triste servitude que les jeunes Grecques allaient subir à Corinthe ; mais l’habitude l’a emporté sur la réforme, et la débauche n’a pas interrompu son déplorable recrutement.
Une mesure d’une importance capitale a été prise par le gouvernement au sujet du service militaire, qui avait été jusqu’ici le privilège de la classe des samurai. C’est uniquement parmi ces serviteurs inféodés aux anciens clans et dévoués au système féodal, que l’état pouvait prendre ses soldats, souvent plus dévoués à leur ancien prince qu’à leur pays. L’armée était entre les mains ou du moins sous l’influence de la noblesse déchue. Par une loi qui remonte au mois de décembre 1872, le gouvernement du mikado proclama le service obligatoire et universel, en dépit de l’opposition du prince de Satzuma. La résistance organisée par celui-ci mit longtemps obstacle à l’application du nouveau mode de recrutement, mais il semble actuellement sur le point d’être repris. Cette innovation démocratique n’aura pas seulement pour résultat de faire entrer dans l’armée la partie la plus saine et la plus robuste de la population, en même temps que la plus disciplinable ; elle mettra en outre à la disposition de l’état une force obéissante qui lui permettra de se faire respecter et d’imposer sa volonté aux dissidens. On ne verra plus, comme au printemps de 1874, des bataillons entiers, officiers et soldats, quitter leur casernement et s’en aller, bannières en tête, rejoindre l’insurrection ou lui tendre la main. Le ton du préambule qui accompagne le décret est digne d’attention et sort de la banalité ordinaire des documens de ce genre :
« D’après les anciennes lois de notre empire, tous les habitans du pays sans exception étaient soldats. Lorsque des troubles s’élevaient, l’empereur prenait le commandement, appelait à lui tous les jeunes gens propres au service, et, la rébellion châtiée, les renvoyait dans leurs foyers reprendre leurs occupations accoutumées. On ne voyait pas alors ce qu’on vit plus tard, des hommes à deux sabres, appelés samurai, pleins d’arrogance, vivant sans rien faire et dispensés, quand ils faisaient voler d’un coup de sabre la tête de quelque homme du peuple, d’en répondre devant l’autorité… Plus tard les monarques perdirent leur puissance, et le mal devint plus grand que les mots ne peuvent l’exprimer ; mais, revenus aux principes de l’ancienne monarchie, nous avons rendu au peuple ses droits et sa liberté. Tout le monde a aujourd’hui les mêmes devoirs envers l’état… Il en est un que les étrangers appellent l’impôt du sang. Chacun en consacrant sa vie à l’état ne fait que se protéger lui-même contre les calamités publiques qui l’attendraient… En conséquence, les jeunes gens âgés de vingt ans dans les quatre classes de la population seront enrôlés sur les registres militaires et devront se tenir prêts au premier appel. »
Si nous nous proposions dans ces pages de donner un tableau général et complet de la civilisation du Japon, il nous resterait à parler d’une foule de sujets qui ne peuvent trouver place dans les limites de cette étude : les arts, l’industrie, les productions réclameraient une mention ; mais nous avons voulu seulement indiquer les principaux progrès accomplis ou en voie de s’accomplir au contact de l’élément européen, à travers des obstacles nombreux, des efforts maladroits, des tentatives puériles pour s’arracher à toute tutelle avant l’heure, le Japon marche dans une voie de développement où il est aidé par les exemples, les leçons, les conseils de l’Europe, qu’il suit parfois avec plus de sagacité qu’il ne met de bonne volonté à les écouter. Dans cette voie, il lui reste de longues étapes à parcourir. Dans quelles conditions se trouve-t-il pour aborder cette vaste entreprise ? Quelles sont ses ressources ? Sur quels secours extérieurs peut-il compter ? Quelles difficultés intérieures a-t-il à craindre ? Enfin le génie de la race sera-t-il à la hauteur de ses ambitions ? C’est ce que nous nous proposons d’examiner. Les peuples ont comme les malades leurs époques de crise, d’où ils attendent le salut ou la mort ; le médecin, les amis se demandent, pleins de crainte et d’espoir, dans quel état de forces le patient abordera l’épreuve décisive.
La superficie totale des 3,800 îles qui composent le Japon est de 23,286 ri carrés, soit 2,800 myriamètres carrés ; elle est divisée en 65 kem ou préfectures, plus 3 fu ou capitales, comprenant au total 63,659 villes, villages ou hameaux, et renfermant 33 millions d’habitans, s’il faut s’en rapporter aux recensemens faits jusqu’à présent. Mais on a peine à croire que la population soit aussi dense quand on a parcouru les déserts qu’on rencontre dès qu’on s’éloigne des sentiers battus pour gagner les montagnes qui occupent une bonne partie du pays. On n’a pas encore calculé la surface cultivée ; elle produit un revenu d’environ 32 millions de koku[4] de riz supportant une taxe de 11,650,000 koku. A part le produit des douanes, qui s’est élevé pour 1875 à 1,500,000 piastres, la principale ressource du trésor est l’impôt foncier, qui est à la fois écrasant et inégal, puisqu’il varie entre 35 et 50 pour 100 du revenu net des propriétés. On ne peut échapper à la nécessité de dresser le cadastre général en vue de la péréquation de l’impôt ; mais, si l’on songe aux difficultés qu’un pareil travail soulève en France, où l’on possède tous les élémens d’appréciation, on ne peut qu’être effrayé des obstacles qu’il rencontre ici, alors qu’il n’existe même pas une mensuration exacte du pays, ni une commune mesure de dimensions ou de prix. La situation du Japon à cet égard est pire que celle de la Turquie, et ce n’est malheureusement pas le seul point de rapprochement qui s’offre à l’esprit. Le mode de paiement ne donne pas moins d’embarras que l’assiette de l’impôt. Autrefois le paysan payait en nature sur sa récolte, et le gouvernement n’ayant à solder que des dépenses locales, se libérait à son tour en donnant des sacs de riz à ses employés, à ses pensionnaires. Aujourd’hui, forcé, pour une foule d’achats à faire à l’étranger, de disposer d’une grande quantité de numéraire, il a ordonné que le paiement de l’impôt se ferait en espèces ; mais, pour convertir ses produits en argent, il faudrait au fermier des centres de commerce, des marchés, des routes pour s’y rendre, et une production assez abondante pour s’adresser à l’exportation ; il lui faudrait enfin un système de banques solidement organisées et excitant sa confiance. Faute de ces élémens, il lui est impossible de s’acquitter en argent, et quand il sent le joug peser trop lourdement sur ses épaules, il se révolte, comme il est arrivé tant de fois dans le cours des dernières années. Soumis pour tout le reste, l’homme de la glèbe redevient féroce quand le fisc tente de lui arracher la subsistance de sa famille, pour la jeter dans des dépenses d’apparat qui ne profitent qu’à la capitale. La réforme est d’autant plus urgente que l’excès des taxes, en empêchant le cultivateur de faire aucune économie, met obstacle aux améliorations qu’il pourrait réaliser, et tarit par suite les sources mêmes de la production ; mais, d’autre part, la diminution des taxes foncières aurait nécessairement pour résultat d’augmenter celles qui frappent le commerce, et dans la situation précaire où est celui-ci, on ne saurait l’atteindre sans le tuer.
Avant d’entrer dans l’examen de la situation financière, il est nécessaire d’observer qu’il n’existe pas encore de comptabilité publique au Japon. Le gouvernement a pris, depuis quelque temps, l’habitude de publier à l’avance le budget projeté de chaque année, mais le public ne possède pas les élémens d’un contrôle sérieux, et d’ailleurs le règlement des comptes est secret, et nul ne sait comment le projet a été mis à exécution, quelles augmentations ou quelles diminutions ont subies les chiffres du budget estimatif. Sans doute, le chapitre des recettes contient invariablement un article qui représente l’excédant de l’exercice précédent ; mais comme cette déclaration n’est ni appuyée par des comptes, ni vérifiée par une assemblée ou un conseil quelconque, elle n’a d’autorité que celle qui s’attache à la personne du ministre des finances. Or, en tenant même sa véracité pour indubitable, on doit encore se mettre en garde contre des erreurs d’appréciation qu’il est difficile d’éviter en pareille matière. L’une des principales, c’est l’estimation de l’impôt foncier ; cet impôt est en effet encore payé en nature dans une grande partie du pays, et là même où il est payé en espèces, il est calculé d’après le prix courant de la mesure de riz prise pour unité, le koku. Or quel est le prix du koku ? Ce prix est variable et peut s’abaisser jusqu’à 2 yen[5], ou monter jusqu’à 4 et au-delà ; suivant qu’on aura choisi l’une ou l’autre limite extrême, le revenu estimé peut varier du simple au double, et un équilibre fictif s’établir sur le papier.
L’évaluation des recettes, pour l’année financière qui va du 1er juillet 1875 au 30juin 1876, s’élève à la somme totale de 68,588,266 yen, dans laquelle figurent l’impôt foncier pour 51,505,967, le produit des postes pour 1,676,335, celui des douanes pour 1,744,837, l’impôt du revenu assis sur les salaires des employés, les pensions, etc., pour 2,376,095, le produit des divers travaux publics, mines, chemins de fer, télégraphes, manufactures, imprimerie de l’état, pour 1,841,753. Le premier et le plus important de ces articles présente une différence considérable avec celui de l’exercice 1874, qui ne s’élevait qu’à 44,600,000 yen ; cette augmentation provient principalement de ce que le prix du koku était évalué précédemment à 3 yen, 92, tandis qu’il l’est actuellement à 4,49. Mais voici l’inconvénient d’un pareil système : si la récolte est abondante, le prix du riz baissant, le trésor est en perte ; le gouvernement se voit alors obligé de faire des exportations pour relever le marché ; mais vienne une année de disette, la réserve se trouve épuisée. En réalité, le trésor se trouve forcément dans la position d’un accapareur qui ouvre ou ferme, suivant son intérêt du moment, la barrière du commerce extérieur. De là ces décrets contradictoires en apparence, qui tantôt permettent, tantôt défendent l’exportation ; de là une gêne constante du marché et l’impossibilité pour la population de profiter du bas prix des années fertiles, tandis qu’elle supporte le poids des mauvaises années.
Les dépenses prévues s’élèvent à 68,498,506 yen, qui comprennent 4,345,655 affectés au service de la dette nationale, dont 1,829,473 afférens à la dette étrangère ; les pensions dues aux samurai dépossédés par la révolution de 1868 figurent pour 17,805,366 yen ; le ministère de la guerre pour 6,950,000, celui des travaux publics pour 4,750,000, etc. La balance en faveur des recettes est de 89,760 yen. On remarquera de quel poids pèsent sur le trésor les pensions, qui absorbent plus du quart du budget. C’est là que réside la principale difficulté financière du moment : l’état succombe sous cette charge, dont il ne peut se débarrasser sans courir les chances d’une révolution politique.
La dette publique atteint le chiffre total de 142,289,580 yen, qui se décomposent ainsi : dette étrangère, emprunts contractés à Londres, l’un à 7, l’autre à 9 pour 100, 14,480,912 yen ; dette inscrite envers des créanciers indigènes, 33,004,848 ; dette flottante représentée par le papier-monnaie, qui, seul aujourd’hui, sert aux transactions locales, 94,803,819. Cette énorme quantité de papier-monnaie n’est représentée par aucune encaisse métallique, car le fonds de réserve, qui s’élève à 24,416,257 yen, consiste lui-même pour la plus grande partie en papier retiré de la circulation ; c’est donc une valeur fictive d’environ 475 millions de francs qui circule et remplace absolument la monnaie d’or et d’argent, sans autre garantie que le crédit de l’état qu’elle déprécie considérablement. L’habitude du papier-monnaie est tellement invétérée chez les Japonais, qu’ils acceptent très volontiers cet état de choses ; mais les paiemens à faire au commerce étranger ne peuvent s’exécuter qu’en numéraire, et il en résulte un appauvrissement inquiétant du stock métallique : il est sorti 9,455,274 yen des divers ports du Japon, contre 86,544 entrés pendant les six premiers mois de 1875.
Les budgets s’équilibrent-ils ? s’équilibreront-ils longtemps ? Telle est la première question qu’on se pose devant cet exposé financier. Le ministre des finances actuel, comme on vient de le voir, répond en annonçant un excédant de recettes ; son prédécesseur répondait en avouant un déficit annuel de 10 millions de yen et en pronostiquant la banqueroute à courte échéance, après quoi il donnait avec fracas sa démission, accompagnée d’un mémoire qui présentait un tableau sanglant du désordre des finances. Entre les deux ministres, nous ne déciderons pas ; mais le fait suivant permettra au lecteur de se figurer l’état réel des choses. Dans le budget de 1874, on présentait le fonds de réserve, porté alors à 30,394,000 yen, comme formé en partie de l’emprunt de 2 millions sterling contracté à Londres, et en même temps on déduisait de ce fonds de réserve les intérêts de la dette, de sorte que le Japon apparaissait comme un débiteur qui contracte un nouvel emprunt pour payer l’ancien, à la façon de la Porte. Cet article des intérêts a été porté avec raison, dans le dernier budget, au compte des dépenses ordinaires couvertes par les recettes ordinaires ; mais on peut juger par là une comptabilité sujette à de pareilles méprises.
L’équilibre budgétaire fût-il établi, ce qui reste douteux, le gouvernement ne serait pas encore au bout de sa tâche. Il ne faut pas oublier en effet que le Japon est entré dans une voie de développement où il ne peut s’arrêter à moitié chemin ; il est déjà trop engagé avec les prêteurs européens pour leur fermer la porte au nez et revenir à son ancien isolement ; il est donc condamné à surmener sa production pour faire face à ses obligations, et à maintenir ses dépenses sur le pied qu’exigent ses relations européennes et ses projets de perfectionnement national. C’est ainsi qu’il doit entretenir, une armée, se créer une marine, étendre l’instruction publique, les travaux d’utilité générale, faire face peut-être à une guerre prochaine avec la Corée ou la Chine, se libérer d’une manière ou d’une autre envers les samurai pensionnés, etc. En un mot, sous peine de retomber dans un état de faiblesse où son indépendance même serait menacée, il faut qu’il marche, qu’il se transforme, et pour cela qu’il dépense beaucoup. Il ne peut faire d’économies, parce qu’il n’en pourrait réaliser que sur des dépenses nécessaires et vitales ; il est obligé au contraire, comme un père de famille accablé de lourdes charges, de grossir son revenu en faisant travailler son capital. Or ce développement économique peut-il être attendu de l’initiative privée, de la libre activité des particuliers ? En aucune façon ; nous dirons bientôt pourquoi. Il faut donc que l’initiative vienne encore du gouvernement, qui est par la force des choses le grand industriel, le grand cultivateur, le grand commerçant, sans être toujours le plus éclairé. Il faut que le trésor avance des capitaux pour la mise en valeur du pays ; mais le trésor n’a pas de quoi suffire à ses propres obligations et ne peut faire d’avances pour des dépenses extraordinaires, qui sont cependant inéluctables. Où trouver ces ressources exceptionnelles ? Il ne faut pas songer à une augmentation des impôts, déjà trop lourds, qui appellent un dégrèvement. Il ne faut pas davantage compter sur une augmentation du produit soit des douanes, soit des railways, télégraphes, etc., contre laquelle protestent les chiffres et les faits. Quel moyen reste donc ? — L’emprunt. L’emprunt par souscription nationale ne donnerait rien, parce qu’il n’y a pas de numéraire entre les mains du prêteur. Il faut donc de nouveau recourir à l’emprunt étranger ; mais alors pour que le troisième emprunt ne soit pas à un taux usuraire et accablant, il faut offrir aux capitalistes européens des garanties sérieuses ; la principale de ces garanties devrait être le crédit. Il n’en faut pas parler dans un état qui a une circulation fiduciaire de 475 millions de francs ; reste l’hypothèque. Elle ne peut porter sur les douanes, déjà affectées à l’emprunt de 1870 (Lay), ni sur les chemins de fer qui garantissent à l’Oriental-Bank l’emprunt de 1873. Elle ne peut donc être établie que sur cet élément multiple, insaisissable, incertain, qui consiste dans le développement à venir, ou sur un élément matériel, mais mal déterminé, les mines. Nous sommes ainsi conduits à examiner quelle est l’étendue actuelle, l’accroissement présumable des ressources matérielles du pays, et en second lieu quelles espérances on peut fonder sur les mines.
La fortune d’un pays peut se décomposer en plusieurs élémens qui sont la fécondité naturelle du sol, l’aptitude de ses habitans au travail, le capital considéré comme instrument industriel ; en un mot la terre, l’homme, la richesse accumulée, telles sont les sources de prospérité publique qu’il faut rapidement passer en revue. On a vu que la superficie est d’environ 28 millions d’hectares, mais tant s’en faut qu’elle soit tout entière livrée à la culture ; on évalue à un dixième la surface de culture du riz ; Chaque hectare cultivé nourrit à ce compte 10 habitans. Les pâturages manquent pour le mouton, mais la place ne manque pas pour créer des prés artificiels, et l’on a calculé que le Japon pourrait nourrir 28 millions de moutons produisant chacun 5 livres de laine par tonte. Le sol volcanique est d’une fertilité remarquable ; mais le climat constamment humide ne convient pas à toutes les cultures ; c’est ainsi que les fruits du pays sont dépourvus de saveur et ceux qu’on a transportés d’Europe perdent rapidement leur goût. Le thé, le tabac, poussent en abondance et suffisent largement aux besoins de la population, qui en fait une grande consommation. Il est impossible de connaître le chiffre des récoltes, mais on connaît le chiffre des exportations qui, pendant les six premiers mois de 1875, s’est élevé pour le thé à 7,327,000 catties, pour le tabac à 1,855,000 catties. Le coton ne suffit pas au contraire aux habitans. On recueille encore le camphre, la cire végétale, le miel, le sea, weed, sorte d’herbe marine comestible très goûtée en Chine ; le chanvre japonais est réputé pour ses qualités particulières et coté sur la place de Londres au-dessus de toutes les autres provenances de même espèce, mais il n’atteint le marché européen que grevé de tels frais, qu’il ne peut rivaliser avec les produits moins coûteux de Manille et d’Europe. Enfin le ver à soie, exempt jusqu’à présent des maladies qui l’ont atteint en Europe, prospère dans presque toutes les vallées du centre et fournit au commerce non-seulement des cocons, mais des graines longtemps recherchées des éducateurs de Provence ou d’Italie, et des soies filées de qualité inférieure. En résumé, le Japon, quoique dénué de bétail, est richement doué sous le rapport des produits agricoles, la pêche y donne des résultats considérables et prend une place prépondérante dans l’alimentation. Grâce à cette abondance naturelle, le sol suffit sans peine à nourrir ses habitans.
Telle est la matière ; quel est l’artisan ? Le travailleur japonais, l’homme des champs, l’ouvrier des villes, est généralement intelligent, ingénieux, de mœurs douces et même joviales, d’un commerce plus aimable à coup sûr que la plupart des hommes de même condition dans beaucoup de pays civilisés. Il est plutôt actif que laborieux et plutôt patient qu’énergique. Il remplit sans trop gémir la tâche immédiate nécessaire à lui assurer la subsistance de la journée ; mais là s’arrête son effort. Il ne cherche ni à améliorer sa condition, ce que les lois ne lui permettent guère, ni à grossir ses économies ; il ne rêve pas de devenir un capitaliste ; imprévoyant au suprême degré, dès qu’il a quelque argent disponible, il le dépense en amusemens. A-t-il le nécessaire, il ne songe pas à se procurer le superflu. Jamais on ne le voit se surmener en vue d’un gros bénéfice, se hâter de terminer une tâche pour en aborder une autre. Si vous- commandez à un ouvrier un travail quelconque, il vous demandera toujours plus de temps qu’il n’en faut ; menacez de retirer la commande, il y renoncera plutôt que de s’exposer à plus de fatigue qu’il ne veut s’en donner. Entrez dans un atelier ; on fume, on rit, on cause ; de temps en temps on donne un coup de marteau, on soulève une pierre, puis on discute sur la manière de s’y prendre, on recommence ; enfin le jour baisse, l’heure sonne, et voilà la journée finie. On a toujours un prétexte pour chômer, la chaleur, le froid, la pluie et surtout les fêtes. À quoi bon s’exténuer ? Il faut si peu pour vivre et pour élever une famille. Un adulte peut dans les villes se nourrir pour 2 yen 75 sen (14 fr.) par mois, à raison de trois repas par jour, composés de riz, de poisson, de légumes, et arrosés de thé faiblement coloré. Dans la campagne, il vit avec 20 yen (100 fr.) par an. Grâce à la douceur relative du climat, l’homme rustique a peu de besoins : une méchante cabane, quelques vases de laque ou de porcelaine grossière, une natte pour tout mobilier et quelques vêtemens de coton ou de soie qu’il aime à tenir propres, voilà à quoi se bornent ses désirs. Augmenter sa production, ce serait travailler pour le fisc bien plus que pour lui, et il fait si bon s’endormir dans une douce somnolence en regardant monter aux poutres la fumée du brasier ! Les familles sont peu nombreuses ; on aime mieux avoir peu de bouches à nourrir et moins de bras à employer. Grâce à l’adoption, qui lui permet de placer ses fils sous un autre toit, le père s’arrange pour n’avoir que deux ou trois enfans à élever. Vers cinquante ans, il renonce complètement, s’il le peut, au travail, garde la maison et reste à la charge de son fils aîné, qui le nourrit pieusement jusqu’à sa mort.
Tel est le type de la race appelée depuis des siècles à mettre le Japon en valeur ; sans besoins, sans ambition pour lui ni pour ses enfans, l’homme du peuple s’estime heureux s’il ne meurt pas de faim et s’il peut, quand on lui demande compte de son passage sur la terre, répondre, comme ce personnage illustre qui avait sauvé sa tête au milieu des tourmentes révolutionnaires : « J’ai vécu. » Considéré au point de vue social, il n’est nullement malheureux ; il vit doucement, au grand air, au soleil, en flâneur, et sa condition est cent fois préférable à celle du travailleur besogneux, haletant, surmené, qui gagne péniblement. sa vie dans les ateliers de Manchester ou végète dans les bouges infects de Londres ; mais, considéré comme machine humaine, on conçoit qu’il ne progresse pas et rende peu. De là vient que, malgré le bon marché de la main-d’œuvre (résultat du bon marché de l’alimentation), l’industrie japonaise n’arrive pas à produire à des prix rémunérateurs ; on obtient des œuvres fines, délicates, soignées, mais qui, tout compte fait, ne peuvent lutter de prix avec la concurrence européenne. Le commerce étranger s’est évertué à créer dans la population des besoins qui n’existent pas ; le gouvernement a semblé lui-même encourager ce mouvement. On a tenté de vaincre cette apathie, on y a échoué jusqu’à présent, et l’on a constaté, comme le disait un peu brutalement l’auteur d’une de ces tentatives malheureuses, « qu’on ne peut faire boire un Asiatique qui n’a pas soif. » Quant aux autres agens du travail, il n’est pas besoin de dire que les machines n’existent pas et que l’ouvrier n’a pas de quoi en acheter ; le seul auxiliaire de l’homme, c’est le cheval, qui sert parfois au labour, mais principalement au transport. Il est, comme son maître, patient, sobre, docile, mais sans énergie et incapable d’une besogne trop rude.
Voici donc une nation de plus de 20 millions d’hommes qui, depuis des siècles, cultive le pays et depuis 300 ans jouit d’une paix profonde. Qu’a-t-elle fait ? Quel legs les générations passées ont-elles transmis aux générations présentes ? On cherche à la surface du sol ces gigantesques travaux qui témoignent de la grandeur des peuples et qui marquent le passage des Égyptiens, des Grecs, des Romains, ces aqueducs, ces chaussées, ces canaux, ces ports, dont le flot de l’invasion a été impuissant à supprimer les débris. Que trouve-t-on ? Rien, ou presque rien ; quelques rivières canalisées, quelques chemins plutôt, tracés que faits, des temples de bois et ces siro ou châteaux-forts derrière les remparts desquels s’abritait l’indépendance des daïmios. Mais de travaux réellement profitables à l’industrie, à la prospérité générale, aucun, moins qu’en Espagne, moins qu’en Chine. Les ancêtres n’ont pas fait assez d’économies pour les placer dans des œuvres, ou s’ils en ont fait, elles ont été absorbées par cette classe inutile et dévorante des hattamoto, qui pèse encore aujourd’hui de tout son poids sur le peuple laborieux.
Si on jette les yeux sur le présent, on voit, il est vrai, s’élever de ci de là quelques hautes cheminées de brique, quelques usines, quelques becs de gaz, quelques tuyaux de locomotives. Vient-on aux chiffres, on constate que ces entreprises ont coûté des prix fabuleux, hors de toute proportion avec les résultats qu’elles peuvent donner ; que les usines feraient faillite si elles n’étaient alimentées par le trésor ; que le chemin de fer coûte par an une somme d’intérêts dix. fois supérieure à celle de ses recettes ; qu’en un mot ces travaux commencés à la légère dans toutes les directions sont pour la plupart des sources de nouvelles dépenses et non de richesses : au lieu de tendre à développer la source principale et pour le moment unique de la fortune indigène, l’agriculture, forcer la production du riz, faciliter son écoulement sur le marché, augmenter et améliorer l’industrie des soies, créer celle du chanvre, leur but semble surtout de fabriquer sur place des objets que le pays ne peut produire ou qu’il ne peut créer à des prix raisonnables et capables de rivaliser avec le commerce européen. Ceux mêmes d’entre ces travaux qui seront utiles un jour sont aujourd’hui prématurés, parce qu’ils précèdent celui qui devrait marcher avant tous les autres, l’établissement des communications.
A défaut d’un capital industriel en nature, trouve-t-on un capital en numéraire qui puisse le remplacer ? L’argent manque dans la circulation, et rien ne permet de supposer qu’il se cache au fond des tiroirs. Le stock métallique n’a jamais été considérable, si l’on songe que les petits souverains locaux émettaient jadis du papier-monnaie et que les échanges se faisaient principalement en sacs de riz. Aujourd’hui ce stock a baissé dans des proportions dont un journal indigène se déclare avec raison effrayé : il compare avec des lamentations patriotiques le chiffre des importations et des exportations, dont le tableau suffit à expliquer le drainage d’espèces dont le commerce japonais a été victime. En 1868, les résultats se balancent ; de 1869 à 1870, l’importation excède de 30,432,123 yen l’exportation ; de 1870 à 1872, les chiffres diminuent ; mais l’excédant est relativement aussi fort et s’élève à 10,030,743 yen. En 1874, l’excédant est de 12,952,730 yen. En admettant avec notre auteur que la réserve monétaire tant ancienne que moderne doive être évaluée à 58 millions de yen, on voit en combien d’années et même de mois elle serait épuisée, en tenant même compte d’une fabrication mensuelle de 205,000 yen.
On se demandera naturellement en lisant ces chiffres comment l’or n’obtient pas une prime énorme sur le papier : le change n’atteint pas 5 pour 100. Cela tient aux coutumes traditionnelles du peuple, qui a plus de confiance dans les kinsats, papier revêtu de la griffe impériale, que dans les monnaies facilement altérables et souvent altérées jadis. Le commerce étranger profite de cette insouciance pour attirer à lui tous les métaux précieux, qui vont s’accumuler dans les caves des banques européennes ; mais cette quiétude ne peut durer toujours ; à mesure que les générations qui grandissent acquerront la notion des lois économiques, elles se rendront compte de l’inanité du signe placé entre leurs mains ; elles s’apercevront que les achats à l’étranger leur sont interdits, et il se produira infailliblement une crise dont il est difficile de calculer la portée.
Dès aujourd’hui le manque de numéraire a produit des inconvéniens assez graves pour qu’on y cherchât un remède : on a cru le trouver dans la création des banques, on n’a rencontré que des mécomptes. Obéissant à des conseils peu éclairés, les Japonais ont pensé découvrir du premier coup un moyen de changer leur plomb en or, et, sans tenir compte des lois économiques qui condamnaient leur tentative, se sont plu à croire qu’un système de banques à l’instar des États-Unis leur fournirait les facilités de circulation qui leur manquaient. Ils ne songeaient pas que l’immense et incessante production de l’Amérique la place dans des conditions différentes de l’état restreint et gêné de l’industrie japonaise, et que le système financier d’un peuple aventureux et libre ne convient pas à une nation timide et nouvelle aux transactions, entravée par mille règlemens. Du journaliste rappelle à ce propos avec quelque malice l’aventure du tailleur chargé par le roi de Laputa de faire un habit à Gulliver ; il vint prendre l’altitude du héros au moyen d’un sextant et d’un compas, et après en avoir dressé la topographie, tailla un habit qui n’allait pas, faute d’un zéro dans son calcul. On s’était proposé d’attirer les capitaux dans un vaste réservoir d’où ils pussent être déversés sur le commerce, ainsi que cela se passe en France, en Angleterre, en Amérique ; mais les banques nationales dans ces pays ne sont que les régulateurs du crédit et du prix de l’argent ; elles ne créent pas le numéraire là où il manque ; ce sont des bassins de partage des richesses, non des sources, et leur rôle se réduit à rien, leurs opérations sont même factices et dangereuses quand il leur manque la matière première : c’est dans une pareille question, plus qu’en tome autre, qu’il est périlleux de vouloir forcer la nature des choses, et, pour revenir à Dan Swift, de tailler des pantalons tout faits ; la faillite du grand banquier Ono l’a trop bien prouvé. La gêne que causent dans les transactions, d’une part ce système protecteur, de l’autre l’appauvrissement, se manifeste par une diminution considérable dans le chiffre des affaires, qui était en 1872 de 50,482,973 piastres, et qui est tombé en 1874 à 45,225,266, pour s’abaisser encore en 1875 et 1876. En voyant cette stagnation, qui menace d’être durable, nos négocians se rappellent avec amertume les premiers jours de l’ouverture, le temps des princes merchants, des fortunes rapides, et s’accusent tout bas sans doute de ne pas s’être demandé plus tôt si la poule devait toujours pondre des œufs d’or. Beaucoup se retirent, quelques-uns liquident avec perte ; on a vu des faillites, on en craint d’autres ; une banque assise à la fois sur la Chine et sur le Japon, qui jusqu’en 1873 avait 542,000 piastres de bénéfices annuels pour un capital de 5 millions, annonçait en 1874 à ses actionnaires un bénéfice net réduit à 104,000 piastres et ses actions tombaient misérablement. a La crise est grave, disait un jour quelqu’un. — Non, lui répondit-on, l’époque est arrivée. »
Ainsi, dépourvu de capitaux accumulés, insuffisamment pourvu pour le moment d’instrumens d’échange, le Japon se trouve hors d’état de mettre en valeur les richesses naturelles de son sol. Est-il donc condamné à rester éternellement dans cet état stationnaire ? — Nullement. Le remède est fort simple et saute aux yeux. Ce qui manque, c’est le capital industriel ; puisqu’il n’existe pas dans le pays, il faut aller le chercher ailleurs, il faut faire appel à la bourse de l’Europe, qui ne demande pas mieux que d’étendre son activité sur un terrain nouveau, comme elle l’a fait aux Indes, en Australie, au Brésil et ailleurs. Mais l’industriel anglais ou le colon américain ne se contenteront pas de prêter leur argent ; il leur faut des garanties, et la première de toutes, c’est de leur laisser gérer eux-mêmes les entreprises qu’ils commanditeraient, c’est de leur permettre d’être propriétaires, manufacturiers, concessionnaires, et de déployer en personne cette activité qui a déjà changé la face de tant de pays. Alors on verrait le bien-être pénétrer partout, le sol, qui nourrit déjà ses habitans, les enrichir, et l’énergie nouvelle du Japon provoquer la confiance et fonder son crédit. Mais pour cela il faudrait ouvrir le pays, il faudrait établir une législation civile, qui donnerait aux étrangers des droits égaux à ceux des indigènes, une législation commerciale et industrielle comme celles de la France et de l’Angleterre ; il faudrait par conséquent ouvrir toute grande la porte entre-bâillée, et c’est ce qu’on ne veut à aucun prix. On craint l’exemple de l’Inde, on craint le sort qui semble menacer l’Égypte, on voit l’indépendance nationale compromise, et l’on se promet intérieurement de sauver la situation économique sans laisser entamer la situation politique, sans abandonner surtout l’honneur du sauvetage à d’autres instrumens que des mains japonaises.
Si, faute d’employer des fonds européens, le Japon ne peut établir son crédit sur un développement agronomique et industriel, il ne lui reste plus qu’une chose à hypothéquer, ce sont ses mines. On en est encore à se demander quelle est la vérité au sujet de la richesse minérale de la contrée. Qu’il existe de très nombreux gisemens de charbon et de métaux, particulièrement d’argent et de cuivre, c’est ce que personne ne conteste et ce que révèle un tableau statistique placé sous nos yeux, qui n’indique pas moins de cent cinquante emplacemens différens. Mais la valeur de ces gisemens laisse place à de grands doutes. Nous devons à la plume élégante de M. Plunkett, alors premier secrétaire de la légation britannique à Yeddo, le premier travail sérieux qui ait été écrit sur les mines et d’où sont extraits la plupart des détails qui vont suivre. A l’exception des mines de charbon de Takasima, toutes celles du pays sont exploitées par galeries ; les Japonais ne creusent jamais un puits, et, comme ils n’ont pas d’autre moyen d’épuisement que l’emploi des pompes faites avec des tuyaux de bambou, l’abandon des exploitations devient presque partout rapidement inévitable. Les travaux sont entrepris sur des proportions mesquines, faute d’argent ; on creuse au hasard là où l’on soupçonne un gisement, sans prévoyance ni système ; on pratique une ouverture dans le flanc de la montagne, et, si l’on rencontre le minerai, on poursuit ; sinon on ouvre un autre orifice un peu plus loin. Si la seconde tentative n’est pas plus heureuse, on se déplace encore, mais chacune des baies ainsi formées, n’en eût-on retiré qu’une demi-tonne de minerai, prend le titre de mine, et de là viennent ces longues listes qui étonnent le voyageur et entretiennent l’illusion que le Japon est un véritable Eldorado. Cependant une impression toute contraire ressort de l’examen des chiffres, et la conclusion qui s’impose est que le Japon, quoique riche en affleuremens de différentes sortes, n’est pas appelé à prendre un rang élevé parmi les contrées métallifères. Le produit total s’est élevé pour 1874 à une valeur de 3,687,275 yen, où le charbon entre pour plus de la moitié[6].
Il n’existe pas de code applicable à la propriété souterraine. Quelques règles empruntées à nos lois ont été décrétées il y a deux ans, mais elles n’ont pas réussi à l’emporter sur les coutumes locales. L’esprit en est avant tout d’exclure avec un soin jaloux les étrangers de toute participation à l’industrie minière. Ils ne peuvent avoir ni une action, ni une créance hypothécaire ; un propriétaire qui admet un étranger à la participation de ses bénéfices s’expose à la confiscation, et les ingénieurs européens, qu’on est forcé d’employer, doivent, avant de signer un contrat, attester par une lettre écrite au directeur des mines, qu’ils n’ont aucun intérêt dans l’exploitation, et qu’ils renoncent même d’avance à saisir la mine pour sûreté de leur salaire, le tout à peine de dépossession pour le Japonais qui les emploie. Le principe que la propriété du dessus emporte celle du dessous n’est pas admis ici, et le propriétaire qui découvre une mine chez lui doit en obtenir la ferme moyennant une rente annuelle. Il ne peut céder son droit que du consentement du ministre des travaux publics à un candidat accepté par celui-ci. L’inventeur d’une mine, quand même il n’est pas le propriétaire du sol, en est le fermier de plein droit, si le maître du dessus ne réclame pas la préférence. Il n’y a rien de constant dans le montant de la redevance qui varie pour chaque mine ; mais toutes sont soumises à un droit fixe de 3 yen par hectare, réduit à 1 yen 1/2 pour le fer et la houille. Toutes les redevances ont été d’ailleurs suspendues, à titre d’encouragement à l’industrie. La loi de 1873, pour être mise en vigueur, demanderait un corps d’ingénieurs qui manquera longtemps encore au gouvernement ; la surveillance, ne pouvant être générale et profitable, se réduit à quelques tracasseries qui gênent l’initiative au lieu de l’aider. « Comme conclusion, dit M. Plunkett, je penche à croire que, malgré la présence de gisemens métallifères en beaucoup de points, il est extrêmement douteux qu’il y en ait beaucoup dont l’emplacement, le rendement et les conditions autorisent, quant à présent, à risquer de grands capitaux dans les entreprises métallurgiques. Il y a probablement de bonnes mines, mais je crains qu’elles ne soient plutôt l’exception que la règle, et, tout compte fait, la richesse minérale du Japon me semble avoir été jusqu’ici estimée par le public bien au-delà de la réalité. »
De ces appréciations, qui résument avec autorité l’opinion aujourd’hui établie, il résulte que les ressources métallurgiques du Japon n’existent pas encore industriellement, qu’elles attendent comme ses champs, comme ses landes, l’alluvion des capitaux qui doit les féconder. Le Pactole peut couler ici comme ailleurs, mais il faut l’y amener, et la source est loin. Les mines, dans leur état actuel, ne peuvent donc servir de garantie à un emprunt d’état, à moins que le prêteur ne soit en même temps autorisé à mettre en valeur un gage qui pour l’instant n’en a pas. On est donc ramené à cette nécessité que le gouvernement ne veut envisager à aucun prix : ouvrir le pays aux capitalistes. La situation ne peut se prolonger ainsi pendant très longtemps ; il faut prendre un parti, ou renoncer absolument à un commerce extérieur ruineux pour le pays, rentrer dans l’ancien isolement, rejeter le rôle de peuple civilisé qu’on a voulu jouer, ou accepter franchement la liberté commerciale, la concurrence, la solidarité internationale avec toutes leurs conséquences. On comprend que c’est là une question qui domine toutes les autres et se mêle sans cesse à chacune dans les relations diplomatiques que nous nous réservons d’examiner.
GEORGE BOUSQUET.
- ↑ le koku vaut 5,13 boisseaux ou environ 56 litres.
- ↑ Elle se compose actuellement de 15 officiers et 11 sous-officiers.
- ↑ Voyez la Revue du 15 juillet 1875.
- ↑ 21 millions d’hectolitres.
- ↑ Le yen vaut environ 1 dollar ou 1 piastre (5 francs) ; le sen, qui en est la centième partie, vaut 1 cent (5 centimes).
- ↑ Tableau estimatif de la production des mines pour l’année 1874 fourni par l’administration des mines.
Prix de chaque unité Valeur en dollars Charbon 390,000 1/2 tonnes. 5 yen 1,950,000 Cuivre 3,000 — 300 — 900,000 Fer 5,000 — 30 — 150,000 Plomb 175 — 115 — 21,275 Étain 7 1/2 — 400 — 3,000 Argent 8,081 kilogr. 48 — 390,000 Or 400 — 600 — 250,000 Huile minérale.. 575,000 shos. 0,04 sen 23,000 Total 3,687,275
Ce tableau ne comprend ni le soufre, ni le mercure, ni l’antimoine, dont les produits ne sont pas connus. Le sho vaut 1 litre 69 centilitres.