Librairie Hachette et Cie (p. 53-63).

II

Les shogouns Taïko Sama et Congen Sama.

Le xe et surtout le xie siècle sont remplis par des dissensions intestines. Plus le chef suprême de l’État disparaît ou consent à se rendre invisible à ses sujets sous prétexte de faire respecter sa majesté, plus les grandes familles se disputent avec acharnement la réalité du pouvoir. Pendant de longues années, les rivalités ardentes et les haines implacables de la famille des Taïra et de celle des Minamoto font couler des flots de sang. Enfin, dans les dernières années du xiie siècle, le dernier descendant des Minamoto, échappé miraculeusement aux coups des ennemis de sa famille, parvient à recruter une armée avec laquelle il écrase à jamais les Taïra et leurs partisans. En 1192, il fonde à Kamakoura (à quelques lieues de rentrée de la baie d’Yédo) une capitale rivale de Kioto, et il y établit fortement sa puissance militaire.

Ce prince, nommé Yoritomo, est le premier shogoun qu’on puisse considérer comme ayant joui réellement du pouvoir royal. Aussi est-ce son nom qui est inscrit le premier sur la table chronologique des règnes des shogouns, que M. Humbert a donnée dans son très intéressant et très savant ouvrage.

À peine institué, le nouveau pouvoir fut bientôt traité lui-même comme il avait traité les chefs officiels de l’État mikadonal, c’est-à-dire qu’on le réduisit à une vaine apparence. Les descendants d’Yoritomo, médiocres et faibles, se laissèrent dominer par leurs ministres ; la famille de Hojo, alliée à celle du fondateur de la dynastie, fit instituer à son profil la charge à peu près héréditaire de régent, et créa ou déposa à son gré les shogouns. Elle eut soin de les choisir presque tous en bas âge, de façon à régner sous leur nom. Elle sut garder près d’un siècle et demi cette puissance quasi royale. Pendant ce temps elle donna à l’empire plusieurs régents habiles et sages. Ainsi l’un d’eux, à la fin du xiiie siècle, repoussa une formidable invasion des Mongols, qui régnaient sur la Chine. Mais, malgré les services qu’ils rendaient souvent au pays, les usurpateurs ne purent se soutenir que par la violence et la cruauté, et en 1333 la tyrannie de la famille de Hojo fut brusquement renversée par le mikado qui régnait alors à Kioto.

Celui-ci ne profita pas longtemps de sa victoire et tomba bientôt, sous le joug d’une autre dynastie de shogouns. Vers cette époque une division se produisit au sein du pouvoir suprême. Les droits au trône du mikado régnant furent contestés, il fut battu et se retira dans le sud, où lui et ses descendants continuèrent à être reconnus comme légitimes par une partie de l’empire, tandis que la branche de sa famille qui l’avait dépossédé régnait à Kioto, soutenue par les provinces du nord. Cette sorte de grand schisme[1], qui dura soixante années, se termina par l’abdication de l’un des deux empereurs rivaux. Mais d’autres querelles entretinrent ou rallumèrent la guerre civile, et pendant le xive le xve et la première moitié du xvie siècle de notre ère, le Japon fut troublé, ensanglanté et ruiné par les luttes intestines des grandes familles féodales.

Enfin, vers 1550, un membre de cette turbulente aristocratie, nommé Nabounaga, s’empara du shogounat[2], devenu héréditaire dans la famille des Ashikaga. Il commença à rétablir l’ordre en sévissant avec la dernière énergie contre les bonzes et les moines bouddhistes qui s’étaient adonnés à tous excès et à tous les vices, et en réduisant à l’obéissance un grand nombre de seigneurs qui s’étaient rendus complètement indépendants du pouvoir central.

En 1582, Nabounaga fut surpris et égorgé avec toute sa famille, dans son propre palais, par des officiers révoltés. Ce prince avait jadis remarqué la vive intelligence d’un de ses palefreniers (bettos), nommé Faxiba, auquel il avait ouvert la carrière des armes : celui-ci était devenu général et avait même reçu en récompense de ses exploits le rang de daïmio. Après la mort du shogoun auquel il devait son élévation, il prit, sous le nom de Fide Yosi, le commandement des troupes envoyées contre les grands vassaux qui s’étaient révoltés. En deux ans il étouffa la rébellion, et lors de son retour triomphal à Kioto, le mikado lui conféra la plus haute puissance militaire. Devenu shogoun, il reprit l’œuvre de son prédécesseur en achevant d’ôter aux bonzes et aux moines le moyen de troubler la paix du pays par leurs querelles, et en les renfermant strictement dans le cercle de leurs attributions religieuses. Il se montra aussi impitoyable pour les missionnaires chrétiens que pour le clergé bouddhiste. Quand il sut que le pape était le chef spirituel de la nouvelle religion qui se répandait dans l’empire, et que plusieurs daïmios convertis avaient écrit à ce souverain étranger comme à leur maître temporel, il vit là un danger qui menaçait son propre pouvoir, et il interdit l’exercice de ce culte, dont il jugeait la propagation dangereuse. Bientôt, voyant que ses édits n’obtenaient aucun résultat, il ouvrit contre le catholicisme l’ère des persécutions.


TAÏKO SAMA

Las de l’insuccès de ses premières luttes contre la religion nouvelle, il donna tout à coup un autre but à son activité. Il appela sous les armes la noblesse féodale et jeta plus de cent cinquante mille hommes sur les côtes de la Corée, à laquelle il n’avait pas même déclaré la guerre. L’armée chinoise qui vint pour lui livrer bataille fut taillée en pièces. Cinq ans plus tard, il envoya une nouvelle armée de cent trente mille hommes en Corée ; il se proposait, à ce qu’on suppose, d’aller jusqu’au cœur de la Chine renverser la dynastie des Mings ou la réduire à subir ses lois, mais il mourut au début de cette campagne, et les deux empires, fatigués de ces luttes sanglantes, se hâtèrent de conclure la paix.

Après sa mort, Fidé Yosi reçut le titre de Taïko Sama, sous lequel il est surtout connu. C’est sous son règne et d’après ses ordres que furent élevés les plus beaux monuments du Japon.

Nous l’avons appelé plus haut le Louis XIV japonais. Il a en effet bien des points de ressemblance avec le plus glorieux de nos rois. Les deux princes furent également des conquérants ; tous deux eurent le sentiment et l’amour du beau, du magnifique ; tous deux élevèrent des palais qui comptent parmi les monuments les plus admirables de leur pays respectif. Leur politique intérieure se ressemble aussi par certains côtés. Quand Louis XIV obligeait les grands de son royaume à venir à Versailles, il ne cherchait pas uniquement à satisfaire sa vanité en s’entourant de tous les chefs des familles les plus illustres. Le prince qui, dans son enfance, avait dû fuir devant la révolte des Frondeurs, voulait, on l’a dit avec raison, tenir sous ses yeux et sous sa main tous les hommes qui auraient pu, dans certaines éventualités, songer à rallumer en France la guerre civile. Fidé Yosi, qui avait vu son pays ravagé par les révoltes incessantes des grands seigneurs, obligea, pendant ses guerres contre la Corée, les femmes et les enfants des daïmios à venir habiter des demeures qu’il leur avait préparées dans l’enceinte de ses châleaux ; il alléguait la nécessité de les protéger pendant que leurs maris et leurs pères combattaient en Corée ; mais quand ceux-ci revinrent dans leur pays, ils apprirent que leurs famille étaient désormais tenues de résider près du shogoun, et qu’ils ne pourraient plus les voir qu’en venant eux-mêmes à la cour. Le shogounat avait pris des otages et ne craignait plus les révoltes de la féodalité.

Ajoutons que, d’après plusieurs écrivains, le nom de Taïko Sama, décerné au Louis XIV japonais après sa mort, a précisément le même sens que l’épithète de grand, décernée au monarque français de son vivant et ratifiée par la postérité.

Taïko Sama était mort à soixante-trois ans, après douze ans de règne, laissant un enfant mineur qu’il s’était hâté de marier avec la fille d’Iyeyas, l’un des principaux personnages de l’empire. Il avait fait jurer à Iyeyas de protéger le jeune prince et de lui remettre fidèlement le pouvoir dès qu’il serait en âge de l’exercer. Iyeyas avait prêté le serment qu’on lui demandait ; mais, une fois le grand shogoun mort, il ne songea plus qu’à garder pour lui-même et pour sa race l’autorité dont il n’était que le dépositaire. Les amis du jeune prince Fidé Yosi, qui voulurent au bout de quelques années soutenir ses droits, furent battus, et le gendre de Iyeyas se tua de sa propre main.

Le nouveau shogoun usa de son pouvoir de façon à se faire pardonner les moyens criminels qu’il avait employés pour le conquérir. Il était d’une famille depuis longtemps illustre, celle des Tokoungawa. La noblesse, qui avait supporté avec peine la suprématie d’un homme de basse extraction comme Fidé Yosi, accepta aisément la domination de Iyeyas, ce qui contribua à faciliter son rôle de pacificateur et de législateur. Au lieu de lutter les armes à la main, comme ses deux derniers prédécesseurs, contre la noblesse féodale, il parvint à lui faire accepter, en guise de traité de paix, des lois qui réglèrent les droits respectifs du prince et des grands. C’est ce qu’on appelle les Lois de Gongen Sama (ce dernier nom est celui qu’Iyeyas reçut après sa mort).


LE MIKADO.

D’après ces lois, le shogoun nommait souverainement les cinq ministres qui composaient son cabinet ; c’est de lui que relevaient directement tous les fonctionnaires civils et militaires ; mais il était soumis à une sorte de contrôle exercé par le conseil des dix-huit grands daïmios, lesquels étaient aussi chargés d’élire le shogoun si le prince régnant venait à mourir sans héritier direct.

Iyeyas aurait probablement pu, s’il l’avait jugé à propos, détrôner le souverain fainéant de Kioto. Il reconnut au contraire hautement sa suprématie, et fit consacrer sa propre puissance, tout indiscutable qu’elle parût, parle chef nominal de l’empire. Seulement, il voulut avoir une résidence plus sûre que celle de son suzerain, et il transféra sa cour de Kamakoura à Yédo.

Iyeyas avait reconnu le pouvoir des grands daïmios, sans doute parce qu’il se sentait hors d’état de le briser ; mais il se montra inexorable pour les nobles d’un sang moins illustre qui avaient en vain combattu son usurpation, et il distribua leurs domaines entre ses huit fils. Il créa trois cent quarante-quatre autres nobles de haut rang qu’il pourvut de fiefs héréditaires. Il confirma les droits déjà établis des samouraïs, noblesse intermédiaire entre les seigneurs féodaux et le reste de la nation ; il créa enfin quatre-vingt mille hattamotos, dont il composa une aristocratie militaire maigrement dotée, et par cela même d’autant plus dévouée aux shogouns qu’elle ne pouvait se passer de leurs faveurs.

Les daïmios, qui composaient la haute aristocratie territoriale, étaient dans leurs terres de véritables souverains, comme les grands vassaux des rois de l’Europe au moyen âge ; mais ils payaient cher cette puissance trop redoutable. Pour les mettre hors d’état de conspirer et de se soulever contre les shogouns, Iyeyas, persévérant dans le système inauguré par Taïko Sama, obligeait les familles des daïmios à habiter la capitale, et les mesures les plus sévères étaient prises pour empêcher leurs femmes et leurs enfants d’aller les rejoindre dans leurs domaines. Ils devaient venir à Yédo, mais seulement quand ils en recevaient l’ordre, et le prince s’arrangeait pour n’appeler jamais ensemble à la cour les daïmios dont les possessions étaient voisines.

Au-dessous de ces classes privilégiées se trouvait la nation, répartie eu quatre classes : la plus considérée était celle des paysans, puis venaient les artisans, puis en dernier lieu les marchands. Au-dessous de ces quatre classes, et pour ainsi dire en dehors de la nation, on rencontrait les étas, sorte de parias parmi lesquels étaient rangés tous les hommes dont la profession entraînait, d’après les idées reçues dans le pays, une sorte de souillure perpétuelle : tels étaient les corroyeurs, les fossoyeurs, etc.

Les Cent lois déclarent que le peuple est la base de l’empire, et elles indiquent les devoirs qu’ont envers lui les chefs de l’État, les grands et les fonctionnaires ; mais elles s’abstiennent de définir les droits du peuple envers le gouvernement et les grands.

Ces lois, qui parlent de lui en si beaux termes, font en réalité peser sur son cou un joug bien lourd. Il suffit pour le prouver de citer cet incroyable article 45 des Cent lois, article cité par M. Bousquet :

« Les samouraïs sont les maîtres des quatre classes. Agriculteurs, artisans et marchands ne devront pas se conduire d’une façon grossière. Par cette expression on doit entendre une façon autre que celle à laquelle on s’attend de la part de quelqu’un. Un samouraï ne doit pas hésiter à trancher la tête à un manant qui s’est conduit envers lui d’une façon autre que celle qu’il attendait. »

Un pareil article livrait évidemment à la merci des nobles la fortune, l’honneur et la vie de tout ce qui n’était pas noble. Il n’est pas douteux qu’une telle loi, édictée en d’autres pays, n’y eût fait régner la plus effroyable oppression. Mais les Japonais ne sont ni méchants ni violents. La noblesse a sans doute souvent abusé du pouvoir extraordinaire que lui donnait cette loi étrange : il ne semble pas cependant qu’elle ait poussé cet abus aussi loin qu’on aurait pu le penser.


SAMOURAI ENFANT.


Les paysans, les marchands et les artisans ne semblent pas avoir été en général trop maltraités par ces nobles qui pouvaient s’autoriser d’un texte de loi pour leur faire subir toutes les extorsions et toutes les humiliations imaginables. Il est vrai que les manants et les vilains japonais savaient au besoin se faire respecter, et l’on cite quelques vengeances terribles exercées par eux sur les seigneurs qui s’avisaient de prendre trop au pied de la lettre l’article 45 des cent lois. On a dit que le régime de la presse aux États-Unis est la liberté absolue, tempérée par le revolver. Les paysans du Niphon ont fait parfois comprendre aux nobles dont ils étaient les vassaux que le pouvoir absolu de la féodalité était tempéré dans les cas extrêmes par la révolte et par l’assassinat.

  1. On appelle le grand schisme la division qui produisit dans le catholicisme après la double élection d’Urbain VI et de Clément VII en 1378 et qui partagea en deux l’Église romaine. Il dura 78 ans.
  2. Nous avons adopté, à l’imitation de plusieurs des écrivains qui ont parlé du Japon, le mot de shogounat pour désigner le pouvoir ou la dignité des shogouns, comme le mot royauté désigne le pouvoir ou la dignité des rois.