Le Japon (Gautier)/une fête chez le Mikado

A. et C. Black (p. 69-78).


UNE FÊTE CHEZ LE MIKADO
au palais de l’eau jaillissante

C’est dans les premiers jours de janvier — le 10 exactement — que l’on célèbre, à Tokio, une des trois grandes fêtes du Japon : « La Fête de la Poésie. » Celle-ci est peut-être la plus spéciale, la plus pareille aux antiques coutumes, aux délassements traditionnels de la Cour du Mikado.

À cette époque, de tous les points de l’Empire, on envoie au palais, des poèmes composés sur un sujet donné. Le Grand Maître de la Poésie — ô pays fortuné, où une telle fonction existe officiellement — fait un choix parmi ces poèmes et, le jour de la fête, présente à l’Empereur ceux qu’il a réservés.

Le 10 janvier, réunion extraordinaire au Gocho : Palais Impérial. Vers le milieu de la ville turbulente et tumultueuse, par-delà une interminable muraille grise et trapue, s’étend une autre ville, silencieuse, grave, recueillie ; une campagne plutôt qu’une ville, un site ravissant où sont disséminés les larges pavillons qui forment la résidence de l’Empereur et de sa Cour. Du dehors, on ne voit que les murs sombres, quelques tours d’angle, quelques portes jalouses gardées par des soldats modernes, la baïonnette au fusil, et la cime des vieux arbres qui dépassent la crête du rempart.

Ce palais fut édifié par la famille des Tokougavas, les Shogouns, qui fondèrent Yeddo, nommée aujourd’hui : Tokio, la capitale de l’Est. Les appellations anciennes sont encore employées pour désigner la résidence impériale : Tchiyoda ou Fouki-Hagué : Jardin de l’Eau Jaillissante.

Rares sont les privilégiés à qui il est donné de contempler le tableau merveilleux qu’enferment ces grises murailles et qui apparaît quand on a pu franchir les premières cours, qui sont comme d’autres remparts. Alors, c’est une perspective de rêve, un paysage délicieux, où les draperies sombres des cèdres chenus traînent sur le velours clair des pelouses fuyantes, où éclate l’invraisemblable cramoisi des érables, où des camélias géants escaladent les arbres, auprès des hauts bambous, des buissons mauves, des bruyères délicates, floconneuses comme des plumes. Entre les arbres, le regard embrasse de grands espaces vallonnés, des cours d’eau, des ponts légers en laque pourpre, franchissant de limpides étangs qui creusent le sol et déroutent la vision ; puis s’étendent des champs, des rizières — que l’Empereur doit ensemencer et moissonner lui-même, selon le rite séculaire — et, plus loin encore, à l’horizon, tout un moutonnement de collines.

Quelquefois tout cela s’enveloppe d’une neige légère et c’est une autre beauté.


maison de thé.

Plus rares encore ceux qui sont admis à pénétrer dans la salle du grand pavillon où, sous les tentures en crêpe violet, blasonnées du gigantesque chrysanthème symbolique, foulant l’épais tapis rouge aux larges fleurs, s’assemblent les nobles invités. Il reste encore là des magnificences de ce Japon féodal, qui tant nous fait rêver, que l’on n’a jamais vu et que l’on ne verra pas. Les splendides costumes n’ont guère changé et si l’on a apporté dans l’ameublement quelques « améliorations » modernes, rien n’est tout à fait gâté.

L’Empereur préside la réunion ; à sa gauche est assise l’Impératrice Harou-Ko — ce qui veut dire : Printemps — entourée de ses filles d’honneur. À sa droite le prince héritier Yoshi-Hito se tient debout ; il a près de lui sa femme, la princesse Sado-Ko, qui est la fille du prince Koudjo, le chef d’une des plus anciennes maisons nobles du Japon et apparenté à la famille impériale.

Aux pieds de l’Impératrice se groupent les six princesses du sang, dont l’aînée, Tsouné-No-Mya, n’a que seize ans.

Le marquis Ito, président du conseil privé, les ministres, les chefs militaires, les hauts fonctionnaires du palais sont présents avec leur famille.

Aux sons d’une musique discrète, sur une estrade assez lointaine, d’extraordinaires danseuses voltent et oscillent, tandis que chaque concurrent recopie sur un éventail blanc le poème qu’il a composé.

Le sujet proposé au dernier concours était : « La fleur de prunier au nouvel an, » et la joute fut très brillante.

Mais, comment rendre, en français, ces insaisissables poèmes au charme plus fragile que l’aile de la libellule ? La muse japonaise chausse un cothurne plus étroit encore que le trop petit soulier des chinoises. Le moule, presque unique, où il faut enfermer la pensée, oblige à une concision terrible : l’outa n’a que cinq vers, qui forment, en tout, trente-et-un pieds. Traduit en prose, tout de lui s’évapore, et dans ce rythme, quelle contrainte !

Je veux essayer tout de même — en demandant grâce — de donner une idée des deux plus illustres poèmes.

Voici la traduction des vers de l’Empereur :

    L’An se lève, obscur ;
La neige voile l’aurore.
    Ciel rend nous l’azur,
Car le prunier vient d’éclore,
Et son doux parfum t’implore !

L’Impératrice Harou-Ko, qui a la réputation d’être un poète hors ligne, traita, comme il suit, le sujet imposé :

 
    Dans le parc, tout blanc,
De Tchiyoda, quelle chose,
    Le premier de l’An,
Sourit dès l’aube morose ?…
C’est la fleur du prunier rose.

D’ici un mois environ, on connaîtra le thème du nouveau concours et les poèmes les mieux réussis.

Mais, en ces jours de fièvre et d’inquiétude que traversait le Japon, l’Empereur n’était guère disposé à prendre part aux réjouissances et aux fêtes. C’est d’ailleurs l’esprit le plus éclairé, le plus sérieux qui soit, appliqué par-dessus tout à justifier le titre du règne Meidgi : « Gouvernement Lumineux. » Il a même aboli les innombrables fêtes qui arrêtaient le travail, et entravaient la marche en avant de la nation japonaise ; il n’en a conservé que trois : celle du 10 janvier, la Fête de la Poésie ; puis la commémoration de l’avènement du premier empereur du Japon, et aussi de la proclamation de la nouvelle Constitution, que l’on a fait coïncider avec cette date illustre, du 11 février, célébrée sans interruption depuis 2500 ans ; la troisième, c’est l’anniversaire de la naissance de l’Empereur actuel, le 3 novembre, et c’est la fête nationale.

Aujourd’hui, les souverains se laissent voir en public. Ils sortent en landau, escortés d’une garde à cheval. L’Empereur est toujours en costume à l’européenne, uniforme de général ou d’amiral. C’est un homme de taille moyenne, au beau front pensif, au visage sympathique, dont l’expression révèle de l’énergie et de la bonté. L’Empereur est, en effet, juste, clément et bienfaisant ; il aime son peuple par-dessus tout, et son bonheur le préoccupe uniquement. Avec audace et prudence il guide et retient dans la voie nouvelle cette nation ardente si passionnément éprise de progrès et qui, avec un si sincère enthousiasme, a tendu des mains cordiales aux peuples de races blanches dont un est aujourd’hui son allié.

Le Japon a raison d’être reconnaissant à notre civilisation ; il lui doit, en effet, beaucoup, mais il ne lui doit pas tout. Le secret de sa force, de la puissance militaire qu’il a pu si rapidement acquérir, est ailleurs : Bushido. C’est là un mot, qui, de tous temps, a eu pour les Japonais un sens sacré. Il signifie : « Esprit chevaleresque. » Seuls dans tout l’Extrême-Orient, plutôt dédaigneux des combats, les fils du Soleil-Levant ont été toujours enflammés d’ardeur guerrière. Que ce soit sous la cuirasse de corne, avec la lance et les flèches, ou dans l’uniforme du fantassin, avec le fusil Remington, ils se battent surtout avec un indomptable courage, un irrésistible élan. Devant la longue suite de héros qui les contemplent, la même flamme belliqueuse brûle leur âme et le même fanatisme patriotique les emporte.

Un autre sentiment encore réunit en un seul faisceau, impossible à rompre, la nation tout entière ; c’est la vénération profonde, l’absolu dévouement qui l’attache à la famille impériale. Du personnage le plus haut placé jusqu’au plus humble des paysans, c’est le même respect, la même soumission : pas une seule voix discordante, tout ce peuple a, pour son souverain, un seul cœur, un seul amour.

N’est-ce pas là une situation unique, une force sans pareille ?… Elle rend presque invincible l’Empereur Moutsou-Hito, le descendant de Zinmou, fondateur, l’an 660 avant notre ère, de la dynastie qui, selon la formule officielle, règne sur le Japon, « depuis le commencement des temps et à jamais. »