Le Japon (Gautier)/Le mariage de Yamata (I)

A. et C. Black (p. 85-92).

LE MARIAGE DE YAMATA
I

Un matin de la cinquième lune de ces derniers étés, une élégante barque remontait lentement l’O-gava et sortait de Tokio, la capitale du Japon, que l’on appelait Yeddo sous la vice-royauté des Taïcouns.

Deux bateliers debout, l’un à l’avant, l’autre à l’arrière, dirigeaient l’embarcation, se jetant de temps à autre quelques mots utiles à la manœuvre par-dessus la tête de deux jeunes seigneurs assis au fond de la barque.

L’un de ces jeunes hommes se penchait distraitement vers l’eau et y trempait l’extrémité d’un de ses doigts, comme s’il eût voulu tracer une ligne à la surface du fleuve ; l’autre, étendu les deux mains sur sa tête, regardait le ciel.

L’air était délicieusement frais, le soleil, encore trouble, se montrait ainsi qu’un rubis perdu dans des mousselines, et des nuées roses roulaient de l’horizon, comme des coussins de soie repoussés par le bras d’un dormeur qui s’éveille.

Sur les bords du fleuve, la ville semblait une ville de vapeurs, et la rumeur confuse qui s’en échappait se perdait dans le tapage matinal des oiseaux aquatiques, rassemblée par milliers dans les grands joncs et les roseaux.

Brusquement, celui qui était étendu au fond de la barque se redressa et regarda son compagnon en riant.

Ce dernier tourna la tête et se prit à rire aussi.

« Eh bien, Boïtoro ? dit-il.

— Eh bien, Miodjin ? dit l’autre.

— Pourquoi ris-tu ?

— Pourquoi mon rire, comme un saule qui se penche vers Peau, a-t-il trouvé un reflet sur tes lèvres ? »

Miodjin baissa la tête en rougissant un peu et mordilla le bout de son éventail.

« C’est donc moi qui dois commencer les confidences, reprit Boïtoro, que le trouble de son ami ne surprit pas.

— Quelles confidences ? murmura Miodjin.

— À quoi bon nous taire plus longtemps ? dit Boïtoro. Depuis un an notre secret n’est pas sorti de nos deux cœurs, mais malgré nous nos cœurs s’entendaient : nos actes parlaient à défaut de nos lèvres et nous suivions d’un commun accord le même chemin, sans nous être dit vers quel but nous marchions, et, voyons, en ce moment même, pourquoi cette barque nous conduit-elle hors de la ville ?

— Parce que c’est aujourd’hui le sixième jour du mois, le jour de la fête des bannières, et que nous fuyons la ville pour éviter la foule tumultueuse qui l’encombre, dit Miodjin en souriant.

— Où allons-nous ?

— À l’auberge des Roseaux en Fleurs, là où l’on trouve des retraites paisibles et de charmants paysages.

— C’est cela seulement que tu espères trouver ? dit Boïtoro, d’un air incrédule. Tu ne comptes pas voir débarquer, comme l’an passé, à la porte de l’auberge, deux belles jeunes filles accompagnées de leur mère, de leur frère aîné et de quelques serviteurs ? Tu n’as attendu impatiemment ce jour depuis si longtemps que dans l’espérance de revoir le pont laqué qui s’arrondit au-dessus de l’étang, le cèdre centenaire qui abrite l’auberge, et la figure réjouie de l’hôte ?

— Pourquoi faire violence à ces douces pensées que notre âme voilait jalousement ? dit Miodjin. Pourquoi les traîner au grand jour, comme des oiseaux de nuit que la lumière offusque ? Nous nous sommes tus depuis un an, pourquoi parler aujourd’hui ?

— Parce que nous ne sommes plus des enfants, Miodjin, et que c’est assez rêvasser comme cela : la graine enfouie sous terre cache quelque temps son mystérieux travail, puis la tige se montre et déploie son feuillage ; l’amour est comme la plante, et celui qui a germé dans nos cœurs n’attend plus qu’un rayon de soleil : le chaud regard qui le fera fleurir. L’an passé, jeunes étudiants joyeux et fous, nous n’étions pas des hommes encore et nous avons bien fait de cacher le sentiment que nous emportions, comme des voleurs un trésor ; mais aujourd’hui nos études sont terminées, nous sommes libres ; il faut nous concerter, agir promptement, ne pas attendre que d’autres nous aient pris celles que nous aimons.

— Tu as raison, ami, dit Miodjin, avec une ombre de mélancolie : je ferai ce que tu voudras. »

À ce moment, les bateliers cessèrent de ramer.

« Voici le Fousi-Yama ! » s’écria l’un d’eux.

Les jeunes seigneurs se turent et se levèrent pour admirer à l’horizon le superbe mont Fousi complètement dégagé des brouillards qui, le matin, montent des rizières. Il se dressait majestueusement, drapé dans son manteau de neige ; teinté légèrement de rose par le soleil levant ; et, parmi les collines veloutées et vertes, ondulant à ses pieds, il avait l’air d’un prince au milieu des seigneurs de sa cour prosternés devant lui.

« Fûten, le dieu des vents, qui habite au sommet du mont Fousi, a soufflé sur les nuages qui environnaient sa demeure, dit Miodjin.

— Oui, dit Boïtoro, en se faisant au-dessus des yeux un auvent de sa main ouverte ; le temps est très clair, nous aurons un peu de brise dans la journée et la chaleur sera supportable, car on peut distinguer les édifices de la bonzerie située à mi-côte du Fousi-Yama. »

Les bateliers se remirent à ramer, et bientôt l’embarcation se rapprocha d’un des rivages et entra dans une petite baie qui s’arrondissait ombragée par une superbe végétation, devant l’auberge des Roseaux en Fleurs.

Les lys d’eau, les iris, les minces roseaux, s’élançant comme des gerbes de fusées, parsemées de fleurs à forme d’étoiles, ou d’aigrettes délicates, légères comme le duvet d’un jeune canard, ne laissaient qu’un étroit passage aux barques qui amenaient des clients à l’auberge. L’habitation ne se montrait qu’à demi sous les longues branches plates du cèdre centenaire qui s’étendaient sur elle, et à travers le fouillis des plantes grimpantes entortillées à ses minces piliers de bois. Sur l’angle de la large toiture, qui s’avançait au-dessus d’une galerie extérieure, un faisan lissait au soleil ses plumes dorées ; tout à l’entour la frondaison était épaisse, impénétrable aux regards.

À un cri, poussé par les rameurs, une jeune servante, vêtue d’une robe de coton bleu et coiffée d’un grand chapeau, en paille de bambou, rabattu par un cordon sur les oreilles, sortit de la maison : l’hôte s’avança à son tour, l’éventail à la main, saluant tout en marchant.

« Ah ! ah ! disait-il, quel heureux événement, quel honneur pour mon auberge que la visite d’aussi nobles seigneurs ! »

Et, relevant un peu sa robe, il s’accroupit sur ses talons pour attacher à un pieu la corde du bateau. Les jeunes gens sautèrent à terre et entrèrent dans l’auberge où ils se débarrassèrent de leurs sabres, de leurs lourds chapeaux en laque noire décorée seulement d’un léger ornement d’or : papillon ou fleur ; puis, après avoir bu une tasse de saké, ils s’engagèrent tous deux dans une allée ombrageuse.

« Si elles allaient ne pas venir ! dit Boïtoro.

— Je suis sûr qu’elles viendront, » dit Miodjin.

Boïtoro regarda son ami d’un air surpris et curieux.

« Oui, j’en suis sûr, reprit Miodjin, j’ai entendu l’une d’elles dire à sa sœur — c’était près du pavillon des Milles Clochettes : “Quand nous reviendrons l’an prochain, ce jeune pêcheur aura grandi d’un sasi.” Je sais même le nom de l’aînée des jeunes filles, elle s’appelle : Yamata.

— Quoi ! l’aînée ? celle que j’aime ? s’écria Boïtoro. Tu savais son nom et tu me l’as laissé ignorer pendant un an ? Mais le nom de l’autre, de ta bien-aimée à toi, le connais-tu ?

— Non, » dit Miodjin, qui soudain était devenu pâle comme les cailloux du sentier.


Le Pavillon des Mille Clochettes.