Le Iodelet duelliste




PERSONNAGES

DOM DIEGO GIRON, fiancé avec Hélène, et amoureux de Lucie.

DOM FÉLIX DE FONSEQUE, amoureux de Lucie.

DOM GASPARD DE PADILLE, fanfaron, amoureux d'Hélène et de Lucie.

DOM PEDRO D'AVILA.

DOM SANCHE, oncle de Dorothée.

HÉLÈNE.

LUCIE.

BÉATRIX, suivante d'Hélène et de Lucie.

JODELET, serviteur de Dom Félix.

DOM ALPHONSE, serviteur de Dom Diego Giron.

La Scène est à Tolède.


ACTE I


Scène I

DOM FÉLIX DE FONSEQUE
JODELET


DOM FÉLIX Ah ! Je t'étrillerai sur le ventre et partout ;

Maroufle, tu mets donc ma patience à bout ?

Vit-on jamais valet d'une audace pareille ?

Tu me veux conseiller ; et moi je te conseille

De ne t'ingérer plus à donner des avis, [5]

Qui seront mieux payés, qu'ils ne seront suivis.

JODELET

Conseillant bien...

DOM FÉLIX

Poursuis, parle, corrige, cause,

Trouve à redire en moi jusqu'à la moindre chose,

Et tu verras encor si je frappe bien fort.

JODELET

Lorsque vous me frappez vous avez toujours tort ; [10]

Et moi toujours raison, quand je reprends vos fautes.

N'importe, c'est à faire à perdre quelques côtes ;

Me dussiez-vous casser un bras, voire le cou,

Toutes et quantes fois que vous ferez le fou,

En vrai valet d'honneur, je prétends vous reprendre. [15]

Faites mieux, payez-moi, je suis prêt de vous rendre

Le pompeux vêtement que m'avez donné,

Où votre Seigneurie a si bien lésiné,

Qu'avec un galon vert qu'elle a fait coudre en onde,

Elle estime son train le plus leste du monde. [20]

DOM FÉLIX Dis-moi, maître coquin, qui veux aussi railler,

T'ai-je pris pour valet, ou bien pour conseiller ?

JODELET

Vous m'avez pris pour dupe, et trompé par la mine.

Néron qui fit mourir feu sa mère Agrippine,

(À ce que m'en ont dit gens qui le savent bien,) [25]

Paraissait être bon, et fi ne valait rien.

Cela s'adresse à vous, Dom Félix de Fonseque.


DOM FÉLIX

De la part de Néron, sache, Monsieur Sénèque,

Qu'un valet qui conseille, au lieu d'être écouté,

Mérite bien souvent de se voir bien frotté, [30]

De même que mon bras a tantôt su bien faire,

Et saura bien encor, si tu ne te sais taire.

JODELET

Êtes-vous résolu de ne recevoir pas

Mes conseils ?

DOM FÉLIX

Oui, sans doute.

JODELET

Allons tout de ce pas,

Donnez-moi de l'argent et que je me retire. [35]

DOM FÉLIX

Quoi, tu veux de l'argent ?

JODELET

Il ne faut point tant rire,

Je veux être payé.

DOM FÉLIX

Ma foi, c'est pour ton nez,

Après tant de conseils insolemment donnés,

Et que j'ai tous soufferts sans me mettre en colère,

Je t'apprends que c'est toi qui me dois du salaire. [40]

JODELET

Je suis embarrassé si jamais je le fus ;

Servir sans rien gagner, ou ne conseiller plus.

DOM FÉLIX

Si ton maudit esprit à conseiller te porte,

Tu n'auras rien de moi de ta vie.

JODELET

Il n'importe,

À donner des conseils je vais bien m'égayer. [45]

DOM FÉLIX

Et moi pareillement, à ne te point payer.

JODELET

Mes gages, adieu donc ; et vous notre Prudence,

Fournissez-moi toujours conseils en abondance,

Car j'en ai grand besoin, vu le Maître que j'ai.

Ça, je vais commencer.

DOM FÉLIX

Non, non, tout est changé, [50]

Ne me conseille point, et prends double salaire.

JODELET

Je me tiens au marché que nous venons de faire ;

J'aime mieux conseiller.

DOM FÉLIX

Prends ce que tu voudras,

Tout mon bien si tu veux, et ne conseille pas.

JODELET

Aux dépens de mon bien, aux dépens de mes gages, [55]

Si je puis, moi pécheur, par conseils bons et sages,

En vous jusques ici qui n'avez valu rien,

Faire voir seulement l'apparence du bien,

Je serai trop heureux, et jamais aucun Maître

Ne se verra servi, comme vous l'allez être. [60]

DOM FÉLIX

Il y va trop du mien dans ces conditions.

JODELET

Et du moins laissez-moi faire des questions.

DOM FÉLIX

Bien, fais-en tout ton saoul.

JODELET

Mon Maître, à la pareille ;

Ne me payez jamais, et que je vous conseille,

Vous aimez bien l'argent.

DOM FÉLIX

Ah ! C'est trop raisonner. [65]

JODELET

Bien, bien, n'en parlons plus, je vais questionner.

D'où vient que tout objet vous devient une idole ?

Qu'à la belle, à la laide, à la sage, à la folle,

À jeune, à vieille, à veuve, à femme ayant mari,

À fille à marier, d'un langage fleuri [70]

Vous allez jour et nuit demandant du remède ?

Et que vous a donc fait ce beau sexe à Tolède,

Que vous voulez ainsi l'exterminer par feu ?

Et de grâce, Seigneur, épargnez-les un peu.

La fille de dix ans, et la sexagénaire, [75]

(Chose que devant vous personne n'a vu faire,)

Ont en vous un Amant qui leur fait les yeux doux,

Et vous leur en voulez, à cause (dites-vous)

Que l'une en sait beaucoup, et l'autre n'en sait guères,

Et des rares beautés, et des beautés vulgaires, [80]

Je vois qu'également vous vous sentez féru ;

Il faut (ce que de vous je n'aurais jamais cru)

Que vous soyez, sans doute, un fourbe très insigne.

Mais d'un homme d'honneur, cette vie est indigne.

Et quoi, vous assiégez jour et nuit des maisons ? [85]

Contre la chasteté brassant des trahisons,

Vis-à-vis d'un Balcon, ou d'une jalousie,

Vous faites jour et nuit l'homme qui s'extasie ?

À l'Église, où l'on doit seulement prier Dieu,

Vous n'allez qu'à dessein d'y mettre tout en feu ? [90]

Là vos yeux travaillant à faire femmicides,

Tantôt sont vus mourants, et de larmes humides ?

Tantôt jetant le feu comme miroirs ardents,

Vont sur les pauvres coeurs, flèches de feu dardants ?

Comme on ne blesse pas toujours ce que l'on tire, [95]

Je vois quelques beautés qui ne s'en font que rire.

De celles-là, Monsieur, le nombre est bien plus grand,

Que de celles de qui le coeur à vous se rend ;

Et je vois bien souvent que toute l'énergie,

De ces traits raffinés de la blanche Magie, [100]

Opèrent moins pour vous, pauvre amoureux transi,

Que pour moi qui m'en ris, et bien d'autres aussi,

Si les réflexions qui sans cesse me viennent...

DOM FÉLIX

Ce faquin dit souvent des choses qui surprennent,

Tu devais seulement faire des questions, [105]

Et tu me fais ici des prédications.

N'importe, tu m'as pris en humeur de t'apprendre

Pourquoi de tous côtés je me laisse ainsi prendre.

Écoute ; mais surtout grande discrétion.

JODELET

J'écoute ; mais surtout nulle digression ; [110]

Je hais les longs discours.

DOM FÉLIX

Tu te veux faire battre,

Tu t'émancipes trop.

JODELET

Je n'en veux rien rabattre,

Je fais des questions, vous me l'avez permis.

Répondez donc, mon Maître, et soyons bons amis.

DOM FÉLIX

Cher ami, nous vivons trop à la familière. [115]

JODELET

Quand un valet sert bien, un valet ne craint guère :

Songez à me répondre, au lieu de contester.

DOM FÉLIX

Je n'y gagnerais rien, il le faut contenter.

Quand tu vois que d'amour, je soupire et je pleure,

Ne crois pas pour cela, cher ami, que j'en meure ; [120]

À toutes quelquefois tu penses que j'en veux,

Au diable si je suis de pas un amoureux :

Quand j'offre à des beaux yeux mon âme en sacrifice,

C'est moins par passion que j'aime, que par vice ;

Je deviens amoureux, et si je n'aime rien ; [125]

Lorsqu'on me traite mal, lorsqu'on me traite bien,

En l'un et l'autre état mon feu paraît extrême ;

Mais sais-tu bien pour qui je brûle ? Pour moi-même.

JODELET

Prétendez-vous, Monsieur, avoir bien des rivaux ?

DOM FÉLIX

Tais-toi, sot, or sachant fort bien ce que je vaux, [130]

Et que l'amour parfait vient de la connaissance,

Je soutiens que je fais l'amour par excellence.

JODELET

C'est fort bien soutenu.

DOM FÉLIX

Je te vais faire voir,

Que ton Maître en amour fait fort bien son devoir,

Il faut premièrement que ta bassesse sache, [135]

Qu'alors qu'on me refuse, ou bien lorsqu'on se fâche,

J'ai le don de pleurer autant que je le veux ;

Ce qui profite plus, qu'arracher des cheveux ;

Et principalement quand on aime une sotte,

Qui croit facilement un homme qui sanglote. [140]

À la belle, je dis que ses plus grands appas

Sont ceux qui sont cachés, et que l'oeil ne voit pas.

Que son esprit me plaît, bien plus que son visage.

À la laide, je tiens presque un même langage.

J'ajoute seulement, qu'elle a je ne sais quoi [145]

Qui fait que la voyant je ne suis plus à moi.

Enfin également de toutes je me joue ;

De ce qu'elles ont moins, c'est dont plus je les loue,

Aux sottes, de l'esprit ; aux vieilles de l'humeur ;

Aux jeunes, qu'avant l'âge elles ont l'esprit mûr ; [150]

La grasse se croit maigre, et la maigre charnue,

Aussitôt que de nous elle est entretenue.

Aux petites je dis que leur corps est adroit ;

Aux grandes, que leur corps, quoique en voûte, est bien droit ;

À celles que je vois d'une taille bizarre, [155]

Qu'ainsi le Ciel l'a faite, afin d'être plus rare ;

Aux minces, qu'une Reine a moins de gravité ;

Aux grosses, qu'elles ont beaucoup d'agilité.

Aux propres, que j'admire en eux la nonchalance ;

Tout cela sans me faire aucune violence ; [160]

Car de plus, j'ai le don de mentir sans remords,

Vertu que seulement on voit aux esprits forts.

JODELET

Je veux que le plaisir soit grand de coqueter,

Mais si cet homme à qui vous en faites tâter,

Et de ceux qui toujours portent dans leurs valises

Des chaussons, un grand gant, pour quand on vient aux prises, [200]

Un poignard à coquille, et des fleurets brisés :

Enfin, si cet amant que vous enjalousez,

Est un gladiateur, un homme acariâtre,

Qui vienne un beau matin vous battre comme plâtre,

Et pour les males nuits qu'il croit avoir pour vous, [205]

S'en venge pleinement, en vous rouant de coups,

Le jeu vous plaira-t-il ?

DOM FÉLIX

Depuis de longues années,

Deux choses à la Cour sont de tous condamnées :


L'une, ce que tu veux me faire redouter,

Pour des femmes se battre, et l'autre de porter [210]

De pourpoint boutonné. Mais on frappe à la porte.

JODELET

Qui diable (s'il n'est fou) peut frapper de la sorte ?

Nous voudrait-on forcer d'ouvrir malgré nos dents ?

DOM FÉLIX

Va, va vite, de peur qu'on la mette dedans.


Scène II

DOM FÉLIX
JODELET
DOM GASPARD DE PADILLE


DOM GASPARD

Est-il là, Dom Félix ?

JODELET

Lui-même. [215]

DOM GASPARD

Ouvrez, que j'entre. [215]

JODELET

Eussiez-vous la serrure au beau milieu du ventre.


Voici quelque fendant issu d'un Roi des Goths.

DOM GASPARD

Pourrai-je avoir le temps de vous dire deux mots ?

DOM FÉLIX

Quatre si vous voulez.

DOM GASPARD

Faites qu'il se retire,

Car devant un valet, je ne vous puis rien dire. [220]

DOM FÉLIX

Ce valet est fidèle, et sait tous mes secrets.

DOM GASPARD

Vous êtes bien heureux d'en avoir de discrets.

Savez-vous bien mon nom ?

DOM FÉLIX

Dom Gaspard de Padille.

DOM GASPARD

Savez-vous que je suis d'une illustre famille ?

DOM FÉLIX

Oui.

DOM GASPARD

Que je suis cadet, plein d'esprit et de coeur ? [225]

DOM FÉLIX

Fort bien.

DOM GASPARD

Pauvre de biens, mais très riche d'honneur ?

DOM FÉLIX

On le dit.

DOM GASPARD

Savez-vous ce que j'ai fait en Flandre ?

DOM FÉLIX

Non.

DOM GASPARD

Lisez donc l'Histoire, et vous pourrez l'appr endre.

Savez-vous que je sais mener un homme à bout ;

Quand je suis offensé, que je tue.

DOM FÉLIX

Est-ce tout ? [230]

DOM GASPARD

J'aime depuis six ans une beauté suprême,

Et vous depuis six mois vous aimez ce que j'aime,

Et m'imitez si bien dans mon affection,

Que sans vous dispenser de la moindre action,

De tout ce que je fais, vous êtes la copie ; [235]

Vous m'observez en tout, partout votre oeil m'épie ;

Et le jour et la nuit je vous ai sur mes pas ;

Quand la beauté que j'aime, avec tous ses appas,

Pour me favoriser, se montre à la fenêtre,

J'enrage de vous voir à mon côté paraître. [240]

L'autre jour que je fus malade de la toux,

Parce qu'il m'arriva de tousser devant vous,

Aussitôt sur ma toux si bien vous enchérîtes,

Que je vous crus atteint du mal que vous feignîtes,

Et qu'un caterre enfin de vous me vengerait. [245]

Lors ce fut entre nous à qui mieux tousserait ;

Vous crûtes que ma toux n'était pas sans mystère,

Et vous fîtes merveille à me bien contrefaire :

De vous en quereller, j'eusse passé pour fou ;

Je vous laissai tousser tout votre chien de saoul. [250]

Un jour je fus tenté (mais j'eusse été peu sage)

De me donner un coup de poignard au visage,

Pour voir si vous, Monsieur, qui m'allez imitant,

Seriez assez badin, pour vous en faire autant.

Vous riez quand je ris, vous pleurez quand je pleure ; [255]

Si je pense à chanter, vous chanter tout à l'heure ;

Et soupirez aussi, quand j'ose soupirer,

Comme si vous étiez sur le point d'expirer.

Quand j'ose regarder la beauté que j'adore,

Je rencontre aussitôt votre oeil qui la dévore. [260]

Je me fâche à la fin d'être tant imité :

Gardez bien d'être aussi fâché de mon côté :

Si vous continuez d'être toujours mon singe,

En chevaux, en couleurs, en vêtements, en linge,

Enfin en tout ce qui concerne mon amour, [265]

Je suis pour vous jouer bientôt un mauvais tour.


Adieu, faites profit de cette remontrance.

DOM FÉLIX

Quoi, jusques dans ma chambre ? Ô Dieu, quelle arrogance ?

Ah ! Je le veux charger ce maître fanfaron ;

On ne peut l'être tant, et n'être pas poltron. [270]

JODELET

Arrêtez-vous, Monsieur, depuis de longues années

Deux choses à la Cour sont de tous condamnées,

Pour des femmes se battre en duel ; et porter

Le pourpoint boutonné.

DOM FÉLIX

J'entends encor heurter ;

Le brave n'a pas dit tout ce qu'il voulait dire, [275]

Ouvre-lui promptement, j'en veux encore rire.

JODELET

Ah ! Vraiment le brutal heurte bien autrement ;

Mais celui-ci paraît homme de jugement.


Scène III

DOM FÉLIX
JODELET
DOM SANCHE

DOM FÉLIX

Quoi, Monsieur, vous daignez me rendre une visite ?

C'est me faire un honneur que j'obtiens sans mérite. [280]

DOM SANCHE

C'est moi-même, Monsieur, qui reçoit cet honneur.

DOM FÉLIX

Que désirez-vous donc de votre serviteur ?

DOM SANCHE

Vous devez bien savoir, Monsieur, ce qui m'amène ;

Feignant de l'ignorer vous me mettez en peine.

DOM FÉLIX

Je ne suis pas devin !

DOM SANCHE

Vous savez pourtant bien [285]

Ce que vous me devez ?

DOM FÉLIX

Moi ? Je ne vous dois rien.

DOM SANCHE

Vous devez accomplir par un juste Hyménée

La parole autrefois à ma Nièce donnée,

Et bien considérer que le noeud qui vous joint

Se peut bien relâcher, mais qu'il ne se rompt point. [290]

Je ne m'étonne point d'un jeune homme volage ;

Mais je m'étonne fort d'un second mariage,

Qu'on dit que vous traitez au grand mépris des Lois,

Qui ne permettent pas deux femmes à la fois.

Sachez bien qui je suis, vous devez vous attendre, [295]

(Si vous nous offensez en un endroit si tendre,)

Qu'un homme qui toujours a vécu noblement,

Ne relâchera rien de son ressentiment.

DOM FÉLIX

Est-ce tout ?

DOM SANCHE

C'est assez.

DOM FÉLIX

Oui, pour me faire rire.

Mais vous avez beau faire, et vous avez beau dire, [300]

Je suis trop jeune encor, pour un joug si pesant ;

Que votre Nièce soit bien sage, et ce faisant,

Quelque somme d'argent pourra la satisfaire ;

Mais surtout prenez garde, elle et vous, à vous taire.

DOM SANCHE

Je ne donnerai pas mon honneur pour si peu. [305]

DOM FÉLIX

Je l'achèterais trop, étant votre Neveu.

DOM SANCHE

Je saurai me venger sur vous d'un tel outrage.

DOM FÉLIX

Frappez-moi, tuez-moi, mais point de mariage.


Jodelet, sais-tu bien le beau dessein qu'il a ?

Il me veut marier.

DOM SANCHE

Le grand fou que voilà ! [310]

DOM FÉLIX

Un Maître me méprise ! Un valet m'injurie !

Que n'ai-je de la force au gré de ma furie !

DOM SANCHE

Mon Dieu, qu'il est mauvais !

DOM FÉLIX

Taisez-vous Jodelet.

DOM SANCHE

Hélas ! Qu'on dit bien vrai, tel Maître, tel valet.

DOM FÉLIX

Ha ! Je l'ai trop joué ; j'ai peur qu'en sa colère [315]

Il ne fasse rumeur chez mon futur beau-père.

JODELET

C'est ici justement où je vous attendais,

Vous voulez épouser deux femmes à la fois ?

Et quoi prétendez-vous que cette jeune fille,

Pauvre, mais qui pourtant est d'honnête famille, [320]

Après avoir conçu deux beaux enfants de vous,

S'apaise, en lui faisant seulement les yeux doux,

Et vous souffre épouser par quelque autre à sa barbe ?

Elle n'en fera rien, Monsieur, par Sainte Barbe ;

Puissé-je là-dessus être mauvais Devin ; [325]

Mais quoique vous soyez et très fourbe et très fin,

Vous n'achèverez point ce tour de passe-passe.

DOM FÉLIX

L'argent apaise tout, et l'argent tout efface.

Je connais Dorothée, et son vieil Oncle aussi ;

Et je sais que la rumeur qu'il vient de faire ici, [330]

N'est que pour quelque argent, dont la somme est petite,

Que je lui dois donner, en cas que je la quitte,

Qu'on lui dise de moi tout ce que l'on voudra,

Si je veux dès demain, je ferai qu'elle ira

Parler en ma faveur à ma Maîtresse même, [335]

Tant je suis assuré que la Balourde m'aime,

JODELET

Elle en a grand sujet, car vous l'aimez bien fort.

DOM FÉLIX

Je m'accommode au temps, et je cède au plus fort.

Je trouve en ma Lucie un Ange que j'adore,

Un objet qui ravit, un parti qui m'honore ; [340]

Et déjà, Jodelet, j'en serais possesseur,

Si certain Courtisan qu'on destine à sa sœur

Était déjà venu ; on l'attend d'heure en heure,

Et c'est pour mes péchés sans doute qu'il demeure.

Je ferais bien pourtant, pour agir sûrement, [345]

D'aller voir Dorothée, et là civilement

Tâcher de l'apaiser par de belles paroles.

JODELET

Vous l'apaiserez mieux avecque des pistoles.

ACTE II


Scène I

DOM DIÈGUE
ALPHONSE

DOM DIÈGUE

Je ne puis plus loger dans cette Hôtellerie,

C'est pis qu'un Hôpital, pis qu'une gueuserie, [350]

Je crois que dans l'Enfer on entend moins de bruit,

Et qu'on y passe mieux la plus mauvaise nuit.

ALPHONSE

Je suis moins délicat que vous ; mais la punaise

M'a pourtant empêché de dormir à mon aise ;

Les cousins m'ont piqué, les rats et les souris [355]

M'ont pissé sur le nez, et j'ai vu des esprits.

DOM DIÈGUE, il s'en va.

Va-t-en vite savoir où Dom Félix demeure ;

Ne pense pas tarder plus d'un demi quart d'heure,


Toi qui fais quelquefois en un jour six repas.

ALPHONSE

Quelque pressé qu'il soit, je ne laisserai pas [360]

De m'humecter un peu contre la sécheresse.


Scène II

JODELET
BÉATRIX
ALPHONSE

JODELET

Si le Ciel t'avait fait un peu plus pécheresse,

Que je serais heureux, t'ayant donné mon coeur !

Car hélas, malheureux ! Je suis un peu pécheur ;

Mais me mordant plus fort que pourrait mordre un singe, [365]

En me criant vilain, tu foupis tout mon linge :

Quand je te veux baiser, tu me mets tout en sang,

Que ne m'as-tu percé d'un grand couteau le flanc,

Plutôt que de m'avoir d'oeillade meurtrière,

Réduit au triste état de croire que la bière [370]

(Qu'on dit être un séjour malsain et caterreux,)

Serait à moi chétif un séjour bienheureux !

Tu sais que mes tourments sont tourments véritables,

Et que je t'aime autant que tous les mille diables.

BÉATRIX

Entendrai-je toujours tes discours d'insensé ? [375]

Va te faire panser, si tu te sens blessé ;

Je m'en plaindrai tantôt à Dom Félix ton Maître.

ALPHONSE

Dom Félix ? C'est celui que je cherche peut-être,

Je le veux accoster, Monsieur.

JODELET, arrêtant Béatrix par sa robe.

Mais à propos...

BÉATRIX, se débarassant.

Va, parle à qui te parle, et me laisse en repos. [380]

JODELET

Peste soit l'importun qui vient troubler la fête !

Que j'aurais grand plaisir à lui rompre la tête !

Mais il me le rendrait.

ALPHONSE

Je voudrais bien savoir

Où loge Dom Félix, et quand on le peut voir.

JODELET

Il loge en sa maison.

ALPHONSE

En quel lieu ? [385]

JODELET

Dans Tolède. [385]

ALPHONSE

Je le crois bien ainsi ; mais je ne puis sans aide

Trouver cette maison, car je suis étranger.

JODELET

Moi, je suis un qui tâche à te faire enrager.

ALPHONSE

Et quand le peut-on voir ?

JODELET

Alors qu'on le regarde.

ALPHONSE

Vraiment vous paraissez d'humeur assez gaillarde. [390]

JODELETtandis qu'Alphonse regarde s'il ne voit personne.

Je serais plus gaillard, si vous étiez plus loin.

Si j'osais lui donner deux ou trois coups de poing !

ALPHONSE, il lui donne un soufflet

Personne ne nous voit. Il me prend grande envie,

À ce fat le plus grand que j'ai vu de ma vie,

De donner un soufflet au beau milieu du front. [395]

JODELET

Vous auriez donc dessein de me faire un affront ?

ALPHONSE

Je m'en rapporte à vous.

JODELET

Moi ? Je n'en veux rien croire,

Pour votre conscience, et pour ma propre gloire.

ALPHONSE{{didascalie|, en s'en allant.}}

Nous nous verrons encor, mon brave.

JODELET, fait réflexion sur les paroles qu'il a eues avec Alphonse.

Et de bon coeur ;

Ne commandez-vous rien à votre serviteur ? [400]

Et quand le peut-on voir ? Alors qu'on le regarde ?

Vraiment vous paraissez d'humeur assez gaillarde,

Je serais plus gaillard, si vous étiez plus loin.

Là-dessus il me donne un fort grand coup de poing.

C'est ainsi, m'est avis, que s'est passé la chose : [405]

Mais avait-il la main toute ouverte, ou bien close ?

Un coup de poing est plus honnête qu'un soufflet ;

Je m'en veux éclaircir ; quoique simple valet,

Je suis jaloux d'honneur autant ou plus qu'un autre,

Je suis un vrai Démon, lorsqu'il y va du nôtre ; [410]

Et lorsque d'un soufflet il m'est venu charger,

Si ce n'est que j'ai vu qu'il était étranger,

Je n'aurais pas tourné la chose en raillerie :

Mais pourtant j'étais prêt de me battre en furie,

S'il eût recommencé ; Dieu fait tout pour le mieux ; [415]

Je n'y veux plus penser.

BÉATRIX, raillant Jodelet

Cet homme est sérieux,

Et frappe comme un sourd : pour moi, je te conseille,

Puisque si librement il donne sur l'oreille,

De ne vivre avec lui qu'avec bien du respect,

De ne le railler point, de l'avoir pour suspect, [420]

Alors qu'il sera près de ta chère personne,

Ma foi bien brusquement sa main un soufflet donne,

Et bien paisiblement ta face le reçoit.

Pourquoi le raillais-tu, lui qui te caressait ?

Ô mon cher Jodelet, au visage de Dogue, [425]

Si tu n'avais été dans tes discours trop rogue,

Ton visage charmant ne serait pas poilu ;

Mais tu l'as souhaité, mais tu l'as bien voulu ;

Et moi qui suis pour toi d'amour si mal traitée,

J'ai vu par main d'autrui ta face souffletée, [430]

J'en ai la rage au coeur, j'en ai la larme aux yeux.

JODELET

Tu ne te tairas pas ?


Scène III

DOM DIÈGUE
DOM FÉLIX

{{Personnage| JODELET|c}}

DOM DIÈGUE

J'en suis tout glorieux,

Et me voir avec vous, et dans votre mémoire,

Est un bonheur si grand, que je ne le puis croire.

DOM FÉLIX

Je m'acquitterai mal de ce que je vous dois, [435]

Si je ne vous embrasse une seconde fois ;

Et je me plains de vous, Dom Diègue, ou je meure,

D'avoir hors de chez moi choisi votre demeure ;

Mais en vous traitant mal, je saurai m'en venger,

Va-t-en vite au logis faire tout arranger, [440]

Dom Diègue est mon Hôte.

JODELET

En êtes-vous bien aise ?

DOM FÉLIX

Ne pense pas ici dire quelque fadaise.

JODELET

Je ne dis rien.

DOM FÉLIX

Écoute.


Scène IV

DOM DIÈGUE
DOM FÉLIX
BÉATRIX
ALPHONSE


DOM DIÈGUE

Alphonse, approche-toi,

J'ai trouvé Dom Félix.

ALPHONSE

Et j'ai souffleté moi

Son faquin de valet.

DOM DIÈGUE{{didascalie|Dom Félix cependant parle a Béatrix en secret.}}

Comment ? [445]

ALPHONSE

Il voulait rire ; [445]

Je l'ai prié cent fois, et cent fois de me dire

Où loge Dom Félix ; il m'a traité de sot.

DOM DIÈGUE

Vois-tu, si Dom Félix m'en dit le moindre mot,

Je veux qu'on le contente et qu'on le satisfasse.

ALPHONSE

Je pourrai bien encor lui retoucher la face. [450]

DOM DIÈGUE

Et moi je pourrai bien, si j'en entends parler,

Aux dépens de ton dos t'apprendre à quereller,

Je ne puis refuser Dom Félix qui me prie ;

Retourne vitement à notre Hôtellerie

Quérir mon équipage, et l'apporte chez lui. [455]

BÉATRIX, parlant a Dom Félix

Je vous ai bien cherché, Dom Félix aujourd'hui.

DOM FÉLIX

Et que veux-tu de moi, Béatrix ?

BÉATRIX

Ma Maîtresse

Vous veut entretenir pour affaire qui presse.

DOM FÉLIX

Et ma belle inhumaine est-elle à la maison ?

BÉATRIX

Elle vient à l'instant d'aller à l'Oraison. [460]

DOM FÉLIX

Elle y va bien en vain, puisque alors qu'on la prie,

Au lieu de la fléchir on la met en furie,

Une plainte l'offense, un soupir lui déplaît,

Et toute belle, jeune, et parfaite qu'elle est.

BÉATRIX

Ah ! Mon Dieu, gardez-lui tant de belles Fleurettes, [465]

Quant à moi j'y renonce, et j'en ai les mains nettes :


Je ne veux point ouïr les discours d'amoureux,

Ils sont en bonne foi malins et dangereux ;

Je pèche assez d'ailleurs, sans pécher par l'oreille.

À propos de pécher, votre vide-bouteille, [470]

Votre grand fainéant, votre chien de valet,

Enfin ce mal bâti, ce maudit Jodelet,

Depuis deux ou trois jours m'a prise pour une autre ;

Je l'aurais bien frotté si ce n'est qu'il est vôtre.

Il me trouve à son gré, tout ce que j'ai lui plaît ; [475]

Mais me plaît-il aussi le maussade qu'il est ?

Il m'en faut bien un autre, et d'une autre fabrique,

C'est un beau marmouset, c'est un bel as de pique,

Il pense quand la nuit il a guitarisé,

Que j'en ai tout le jour le coeur martyrisé, [480]

À la fin il verra, si vous n'y donnez ordre,

Que j'égratigne bien, et que je sais bien mordre,

Il me va tourmentant de ses affections ;

Il me va proposant des fornications,

Et pour qui me prend-il ? Ah ! Par ma foi j'enrage, [485]

Encor s'il me parlait un peu de mariage.

Dites-lui bien, Monsieur, qu'il ne soit plus si fou.

DOM FÉLIX

Va, chère Béatrix, je lui romprai le cou.

BÉATRIX

Quelques coups suffiront, et quelque réprimande.

DOM FÉLIX

Je l'étrillerai bien.

BÉATRIX

Le bon Dieu vous le rende. [490]

DOM FÉLIX

Il faut que je vous quitte, excusez un Amant.

DOM DIÈGUE

Vous reviendrez bientôt ?

DOM FÉLIX

Dans un petit moment.

BÉATRIX

Venez donc vitement, sans tant vous faire attendre,

Ma Maîtresse tantôt me dira pis que pendre.


Scène V

DOM DIÈGUE
ALPHONSE

DOM DIÈGUE

Dom Félix ne sait point ce qui m'amène ici, [495]

Car j'ai quelque raison de me cacher ainsi.

ALPHONSE

Mais il saura bientôt que c'est pour un mariage.

DOM DIÈGUE

Si je ne trouve pas mon compte où l'on m'engage,

Si mon père a choisi quelque objet odieux,

Quelque Idole doré qui me choque les yeux, [500]

Plutôt que d'épouser un démon domestique,

(Quoique du procédé le bonhomme se pique,)

On me verra bientôt à Madrid de retour.

ALPHONSE

Un père qui toujours au bien seul fait l'amour,

Préfère un parti riche à la plus belle fille, [505]

Monsieur, n'est-ce pas là Dom Gaspard de Padille ?

DOM DIÈGUE

Dom Gaspard ?

ALPHONSE

Oui, lui-même.

DOM DIÈGUE

Ha ! Tu dis vrai, c'est lui,

Je ne m'attendais pas de le voir aujourd'hui.


Scène VI

DOM DIÈGUE
DOM GASPARD
JODELET

DOM GASPARD, parlant a son valet qui sera derrière le théâtre.

Ne pense pas tarder longtemps, ou je t'étrangle,

Après t'avoir donné cent mille coups de sangle. [510]

DOM DIÈGUE

C'est toujours le même homme.

DOM GASPARD

Hé, qu'est-ce que je vois ?

Dom Diègue de Giron est-ce vous ?

DOM DIÈGUE

Oui, c'est moi.

DOM GASPARD

Qui vous amène ici ?

DOM DIÈGUE

L'amour.

DOM GASPARD

La même chose

Me retient à Tolède, et sera bientôt cause

Que certain Dameret qui me veut supplanter, [515]

Se sentira du don que j'ai de bien frotter.

J'aime deux soeurs.

DOM DIÈGUE

Deux soeurs à la fois ?

DOM GASPARD

Et fort belles ;

Ce doucereux mignon en aime l'une d'elles,

Je le souffrirais bien si l'autre était pour moi ;

Il faut que chacun vive et travaille pour soi : [520]

Mais certain Courtisan devant épouser l'autre,

Je vois ainsi qu'en tout il y va bien du nôtre,

Et qu'à ce courtisan comme à ce dameret,

Avec un certain fer plus pointu qu'un Fleuret,

Dont vous savez, cousin, à quel point je m'acquitte, [525]

Il faudra que je fasse enfin prendre la fuite :

Qu'en dites-vous, cousin ?

DOM DIÈGUE

Moi, qu'il n'est rien de tel.

DOM GASPARD

Je m'en vais pour demain leur dresser un cartel.

DOM DIÈGUE

Je ne vous quitte point.

DOM GASPARD

Je ne risque personne.

DOM DIÈGUE

Et la demeure ?

DOM GASPARD

Elle est partout où je m'adonne ; [530]

Adieu jusqu'au revoir.

DOM DIÈGUE

Adieu mon cher cousin,

Modérez tant soit peu votre esprit spadassin.

DOM GASPARD, en s'en allant.

Je ne puis.

DOM DIÈGUE

Le voilà tel qu'il était en Flandre,

Mais avec tout cela, vaillant comme Alexandre.

ALPHONSE

Et fou comme Roland, quand il courait les champs. [535]

DOM DIÈGUE

Les fous pareils à lui ne sont jamais méchants :

Il est fort libéral, fort vaillant, fort fidèle,

S'il avait un peu plus de bien et de cervelle,

Comme il est mon parent...


Scène VII

LUCIE
DOM DIÈGUE
BÉATRIX
ALPHONSE

LUCIE

Et ce chien de cocher.

BÉATRIX

Il ne se trouve point, je le viens de chercher : [540]

Cet ivrogne est sans doute allé boire chopine.

DOM DIÈGUE

Alphonse, qu'elle est belle ! Et qu'elle a bonne mine !

LUCIE

Et ce coquin me met ainsi sur le pavé ?

BÉATRIX

Je n'ai pas eu le temps de dire un pauvre Avé ;

Je l'ai cherché cent fois à l'entour de l'Église. [545]

DOM DIÈGUE

Mon Dieu, si c'était là celle qu'on m'a promise,

Que je serais heureux !

ALPHONSE

Allez voir, que sait-on ?

Et puisque ce Soleil n'a point de Phaéton,

Allez vous présenter, et la mener chez elle.

DOM DIÈGUE

Et toi, tâche à savoir le nom de cette belle. [550]

ALPHONSE

Je le saurai bientôt.

DOM DIÈGUE, tandis qu'Alphonse entretient l'homme de Lucie.

Madame, un étranger

Peut-il vous demander, sans se mettre en danger

D'être trop téméraire, ou de trop entreprendre,

L'honneur de vous mener, où vous voulez vous rendre ?

Je reconnais assez ne le mériter pas, [555]

À bien considérer le prix de vos appas.

LUCIE

J'accepterais, Monsieur, la faveur présentée,

Si je croyais l'avoir tant soit peu méritée ;

Et pour cette raison, j'ose vous avertir,

Que vous êtes un peu trop prompt à vous offrir. [560]

DOM DIÈGUE

J'ai tort, je le confesse, et cette offre est petite,

À la considérer selon votre mérite :

Mais qui peut vous offrir ce que vous méritez,

Et vous faire ici-bas des libéralités,

À vous en qui le Ciel prodiguement assemble [565]

Les plus riches Trésors qu'on puisse voir ensemble ?

Une mine céleste, un esprit sans pareil,

Un adorable corps aussi beau qu'un Soleil ?


Madrid ne fera plus gloire de ses coquettes ;

Tolède seulement a des beautés parfaites ; [570]

Et je trouve à Tolède, et dès le premier jour,

Ce que je n'ai jamais pu trouver à la Cour.

LUCIE

À ces riches discours qui pourraient me confondre,

Il me faudrait beaucoup de temps pour y répondre.

À Tolède on n'a pas l'esprit assez présent ; [575]

Vous vous donnez à moi, c'est un riche présent,

Dont vous devez, Monsieur, vous rendre un peu plus chiche,

Je ne veux point de vous, car je serais trop riche :

Et vous qui vous donnez si témérairement,

Sachez que vous seriez traité cruellement, [580]

Et que vous ne savez pas bien ce que vous faites.

DOM DIÈGUE

Je sais ce que je fais ; je sais ce que vous êtes ;

Je sais qu'en vous voyant, je trouve dans vos yeux

Un plaisir approchant de la gloire des Cieux :

Mais hélas ! Je ne sais si cette gloire offerte, [585]

Doit être mon salut, ou doit être ma perte.

LUCIE

Et moi je sais fort bien qu'un homme de la Cour,

Feint fort facilement qu'il va mourir d'amour.

BÉATRIX

J'ai trouvé le Cocher, il était dans la place.

LUCIE

Ha ! Vraiment ce coquin mérite qu'on le chasse. [590]

BÉATRIX

Ce sera fort bien fait, car ce n'est qu'un vaurien.

LUCIE

Cupidon vous assiste et vous fasse du bien.

Adieu mon Cavalier.

DOM DIÈGUE

Ô Dieu qu'elle est aimable !

Et que je suis, Alphonse, un Amant misérable,

Si celle que je viens en ces lieux épouser [595]

N'est pas cette beauté qui vient de m'embraser.

ALPHONSE

Et que donnerez-vous pour ce bonheur extrême ?

DOM DIÈGUE

Je donne tout mon bien, je me donne moi-même.

ALPHONSE

Réjouissez-vous donc, car le père qu'elle a,

S'appelle (m'a-t-on dit) Dom Pedro d'Avila. [600]

DOM DIÈGUE

Est-il possible, Alphonse ? Et son nom est Hélène ?

ALPHONSE

Pour cela, je l'ignore.

DOM DIÈGUE

Ah ! Tu me mets en peine ;

Cette beauté sera peut-être quelque soeur,

Et cependant, Alphonse, elle règne en mon coeur,

Et de telle façon, que si ce n'est point elle, [605]

Pour être bon Amant, je serai Fils rebelle ;

Ses beaux yeux dessus moi tout à coup éclatants,

M'ont ébloui, blessé, conquis en même temps ;

Elle n'a dessus moi décoché qu'une oeillade,

Et si j'en meurs, Alphonse, au moins j'en suis malade [610]

D'un mal si dangereux, que je serais marri,

Dût-il causer ma mort, si j'en étais guéri.

Adorable Beauté, pourquoi vous ai-je vue,

Si je n'aurai de vous seulement que la vue,

Hélas ! Vous avoir vue, et ne vous avoir pas, [615]

C'est bien assurément avoir vu son trépas !

Que je te trouve froid dans ton morne silence !

Prends pitié de mon mal et de sa violence,

Tiens-moi quelques discours qui puissent m'alléger,

Car ne me dire rien, c'est me faire enrager. [620]

As-tu jamais rien vu qui soit approchant d'elle ?

Dis-moi, serai-je heureux ? Sera-t-elle cruelle ?

As-tu vu dans ses yeux reluire quelque espoir ?

Ne la verrai-je plus ? La pourrai-je encor voir ?

Tu ne me réponds rien.

ALPHONSE

Que vous pourrais-je dire ; [625]

Je n'ai rien là-dessus à faire qu'à m'en rire,


Si vous le permettez, car a-t-on jamais vu

Un homme comme vous d'entendement pourvu,

Voir, parler, saliver, aimer presque à même heure ?

Injurier la mort, qui trop longtemps demeure ? [630]

Exagérer ses maux en termes désolés,

Et cela sans savoir à qui vous en voulez ?

Cependant vous savez que votre mariage...

DOM DIÈGUE

Tais-toi, me voyant fou, tu veux faire le sage :

Je ne veux pas savoir si j'ai tort ou raison, [635]

Je ne veux que savoir si tu sais sa maison ;

Je suis atteint d'un mal que le remède empire ;

Je vois bien le meilleur, mais je choisis le pire.

Sache, si je fais mal, que je le sais fort bien ;

Suis donc mes sentiments, et ne me dis plus rien. [640]

Sais-tu bien sa maison ?

ALPHONSE

C'est dans la grande Place.

DOM DIÈGUE

Bon, Dom Félix y loge ; il faut que je t'embrasse :

Vois-tu bien mon habit ?

ALPHONSE

Fort bien.

DOM DIÈGUE

Il est à toi.

ALPHONSE

Oui, mais vous l'userai devant qu'il soit sur moi.

DOM DIÈGUE

Je te le donnerai dès demain, ou je meure. [645]

Mène-moi donc bien vite où mon Ange demeure,

Afin qu'à ses genoux j'aille lui confirmer,

Que je n'ai pu la voir, sans aussitôt l'aimer :

Mais hélas ! J'ai bien peur que quelque soeur moins belle

Ne me vienne tantôt recevoir au lieu d'elle, [650]

Mais certes, si je suis malheureux à ce point,

Dom Diégo Giron ne se mariera point.

ACTE III


Scène I

JODELET, seul

JODELET

L'honneur, ô Jodelet, est un trésor bien cher !

Il faut, ô Jodelet, aujourd'hui bien chercher

Celui qui t'a fait niche avecque tant d'audace, [655]

Et d'une seule main couvert toute sa face,

Téméraire étranger, où te cacheras-tu ?

Qui te peut dérober à Jodelet battu ?

Jodelet, un Démon irréconciliable,

Alors que l'on lui fait quelque affront reprochable. [660]

Encor si coup de poing était le coup donné,

Mais las, c'est un soufflet, et des mieux asséné ;

Et Béatris l'a vu, Béatris la coquette,

Qui l'aura publié bien mieux qu'une trompette.

Mais tous ceux qui sauront que je suis outragé, [665]

Sauront en peu de temps que je suis bien vengé.

Alphonse est derrière qui l'écoute.

Et si je te puis trouver, étranger téméraire,

Écoute en peu de mots ce que je te veux faire :

Je te veux...


Scène II

JODELET
ALPHONSE

ALPHONSE, le surprenant.

Quoi ?

JODELET

Ho, ho, cher ami, c'est donc vous ?

Je viens de préparer une chambre chez nous [670]

Au Seigneur Dom Diègue ; au reste, notre frère,

Nous vous obligerons par notre bonne chère

À faire plus de cas du pauvre Jodelet.

ALPHONSE

Je suis au désespoir de ce maudit soufflet ;

Mais aussi vous deviez en charité me dire... [675]

JODELET

Mon Dieu, n'en parlons plus, ce n'était que pour rire,

Quant à moi, des amis je veux tout endurer.

ALPHONSE

Voilà mon maître, adieu.

JODELET

Ma foi, sans différer

Je devais lui donner un peu sur les oreilles :

Nous étions seul à seul, avec armes pareilles. [680]

Foin, la pitié me prend toujours mal à propos,

Je veux être cruel, et lui casser les os,

Et que dès aujourd'hui, par ce cartel il sache,

Que je me sais venger, alors que l'on me fâche ;

Je le trouverai bien.


Scène III

ALPHONSE
DOM DIÈGUE

DOM DIÈGUE

Alphonse, je suis mort, [685]

Ma foi j'avais raison de me presser si fort,

Le coeur me le disait, celle que j'avais vue,

Qui parut à mes yeux de tant d'attraits pourvue,

Te le dirai-je, Alphonse, elle n'est pas pour nous

Dom Félix plus Heureux, doit être son époux, [690]

Et moi venant chercher une femme à Tolède,

J'y trouve mon malheur, et malheur sans remède :

Car n'ayant pas Lucie (elle s'appelle ainsi)

Il faudra bien se battre, ou l'enlever d'ici.

Sa soeur Hélène est belle, elle est riche, elle est sage : [695]

Mais l'aimable Lucie a mon coeur pour partage,

Et je veux que sa soeur la surpasse en beauté,

Elle gagne sur elle au moins de primauté.

Enfin, je veux par force ou bien par stratagème,

Ôter à Dom Félix sa Maîtresse que j'aime, [700]

Et n'est Prince, Parent, Ami, ni Confesseur,

Conseil, force, Prison, Justice, crainte, honneur,

Qui me puisse empêcher au péril de la vie

De répandre du sang pour l'amour de Lucie,

Devant que Dom Félix la tienne entre ses bras, [705]

Je lui vais susciter un étrange embarras :

Tu connais mon cousin Dom gaspard de Padille :

Tu sais comme il se bat, et pour une vétille.

Dom Félix lui déplaît, et j'ai su qu'aujourd'hui

Dom Gaspard est allé le quereller chez lui, [710]

Et je me trompe fort, ou c'est par jalousie,

Car le brave à la fois sert Hélène et Lucie ;

Aussi ferait-il tort à sa rare valeur,

S'il n'aimait à la fois, et l'une et l'autre soeur :

Je voudrais de bon coeur qu'il pût en avoir une ; [715]

Car sa valeur mérite une bonne fortune,

De la maison qu'il est, si son aîné mourait,

Il obligerait fort celle qu'il choisirait.

ALPHONSE

La ruse quelquefois sert plus que le courage.

DOM DIÈGUE

Tu dis vrai ; mais, Alphonse, il faut donc faire rage : [720]

Il faut tromper parents, beau-père, épouse, amis,

Aussi bien pour régner tous crimes sont permis,

Et moi, je me tiendrai, si j'obtiens cette fille,

Plus grand Roi que celui qui règne en la Castille.

ALPHONSE

N'êtes-vous pas d'avis de changer de maison ? [725]

Car le désobliger par une trahison,

Et demeurer chez lui, ce serait être buse.

DOM DIÈGUE

Je t'entends, je m'en vais lui trouver quelque excuse

Pour quitter son logis, mais changeons de discours :

Le voici, Dom Félix, comment vont vos amours ? [730]


Scène IV

ALPHONSE
DOM DIÈGUE
DOM FÉLIX

DOM FÉLIX

Elles vont, cher ami, même train que les vôtres.

DOM DIÈGUE

On vous a donc appris tout le secret des nôtres ?

DOM FÉLIX

Et que nous épousons deux soeurs en même jour,

Qu'on appelle à bon droit deux miracles d'amour,

Ha, que j'éprouverais la Fortune prospère, [735]

Mon plus fidèle ami devenant mon beau-frère,

Si je ne me voyais cruellement traité

Par ce divin objet dont je suis enchanté,

Notre fortune ici devrait être semblable ;

Mais vous êtes heureux, et je suis misérable ; [740]

Et quoi que nous devions épouser les deux soeurs,

Nous ne goûterons pas de pareilles douceurs.

Vous trouvez un esprit en la parfaite Hélène

À ne donner jamais au vôtre aucune peine,

Dans celui de sa soeur, violent et léger, [745]

J'en rencontre un très propre à me faire enrager.

On n'attendait que vous pour notre mariage,

Je me croyais au port, à couvert de l'orage ;

Mais depuis quatre jours il s'en est élevé

Un, dont je ne suis pas encor si bien sauvé, [750]

Que je n'en aie encor l'esprit rempli de crainte.

J'en serai quelque temps sans réserve et sans feinte,

(Devant que ma Lucie eût envahi mon coeur,)

Une fille de qui la complaisante humeur,

La beauté de la taille, et celle du visage, [755]

M'ont fait perdre quasi le nom d'Amant volage :

Mais tous ces grands appas se rencontrant sans bien,

Et n'étant pas un homme à me donner pour rien,

Ma Lucie aisément m'a fait être infidèle.

Depuis peu ma jalouse en ayant eu nouvelle, [760]

En publiant partout qu'elle est grosse de moi,

Et que je ne puis plus disposer de ma foi,


Elle a fait si beau bruit, que ma belle Lucie

Veux être là-dessus pleinement éclaircie.

Deux mille écus promis ont fait cesser ces bruits, [765]

Pour lesquels j'ai passé de très mauvaises nuits ;

Mais pourtant la cruelle est encor à se rendre ;

Et c'est ce que tantôt m'était venue apprendre

Une femme en secret, quand je vous ai quitté.

Vous m'avez pardonné cette incivilité ; [770]

Car vous savez assez qu'un homme quand il aime,

Est esclave, et n'est plus le maître de soi-même,

Cet avis n'était pas pour être négligé,

Me venant d'une main qui m'a tant obligé,

De la parfaite Hélène, une fille obligeante, [775]

Autant que quelquefois sa soeur est outrageante,

D'un esprit orgueilleux, d'un esprit contestant,

Mais avec ses défauts, que j'adore pourtant.

Si la douceur d'Hélène était communicable,

Ou si Lucie était d'un esprit plus traitable, [780]

Que je serais heureux, et que vous le serez

Avec cette beauté que vous épouserez,

Il n'en fut jamais une aussi sage en Tolède ;

C'est d'elle qu'en mon mal j'espère du remède ;

C'est d'elle que j'ai su, cher ami, que c'est vous [785]

Que depuis si longtemps elle attend pour Époux.

Au reste, sa vertu cède à votre mérite,

Quand on parle de vous, elle est toute interdite.

DOM DIÈGUE

Ne me cajolez point d'un si beau coup de trait,

Car je n'y visais pas alors que je l'ai fait. [790]

DOM FÉLIX

Quoi, vous repentez-vous d'une telle conquête ?

DOM DIÈGUE

Pour moi le mariage est une triste fête,

Et je serais fâché de voir pour notre amour

Périr une pauvrette, et dès le premier jour,

Je suis ici venu pour en faire une femme, [795]

Et non pour lui porter le désordre dans l'âme,

C'est vous, quand vous aimez, qui mettez tout en feu.

DOM FÉLIX

Lucie et ses dédains, le témoignent bien peu.

DOM DIÈGUE

Puisque vous l'épousez, vous l'avez bien éprise.

DOM FÉLIX

J'ai peur l'avoir courue, et qu'un autre l'ait prise ; [800]

Car aujourd'hui sa soeur m'a dit qu'assurément

Quelque chose pour moi la change étrangement ;

Et que bien à regret ce superbe courage

(Qui ne veut point d'un bien qu'un autre lui partage)

Se résout à la fin de m'admettre en son coeur ; [805]

Mais à condition que son père et sa soeur

Sauront la vérité de cette Dorothée.

Voici l'heure tantôt entre nous arrêtée,

Que je dois faire voir à Pedro d'Avila

Cette Fille, et de plus, certain Oncle qu'elle a, [810]

Qui l'a toujours nourrie, et qui lui sert de père :

Il est nécessiteux, et parce qu'il espère

Que s'il me rend content, je le régalerai,

Cet homme ne dira que ce que je voudrai,

Encor que Gentilhomme, il a l'âme vénale, [815]

En lui toute action qui profite, est loyale ;

Et sans son avarice, assurément je crois

Que sa Nièce eut bien pu se défendre de moi.

Voilà, mon cher ami, l'état de mon affaire,

Où j'ai d'abord trouvé le vent assez contraire ; [820]

Mais j'espère bientôt, dans un port assuré,

Partager avec vous un trésor désiré.

J'espère en votre esprit, dont je connais l'adresse,

Il pourra m'adoucir celui de ma tigresse ;

Lorsque vous la verrez, tâchez de l'obliger [825]

À ne se plaire plus à me faire enrager.

Allons-y de ce pas, aussi bien votre Hélène,

(Qui s'inquiète fort pour certaine migraine,)

Qui vous a pris tantôt, m'a prié mille fois

De vous y remener, lorsque je vous verrais. [830]

Ne faites pas languir plus longtemps une Amante

Qui témoigne pour vous une ardeur violente.

DOM DIÈGUE

Allons, je suis à vous dans un petit moment.

Alphonse, va quérir mes lettres promptement ;

Et songez à ...

ALPHONSE

J'entends bien. [835]

DOM FÉLIX

J'aperçois ce me semble [835]

Notre futur beau-père, et les Filles ensemble ;

Allons les recevoir, ils viennent droit à nous.


Scène V

DOM PEDRO
DOM FÉLIX
DOM DIÈGUE
HÉLÈNE
LUCIE

DOM PEDRO, Il sort de sa maison avec ses filles.

Bonjour, mes chers enfants, je m'en allais chez vous,

Voici l'heure tantôt entre nous arrêtée ;

Vous plaît-il pas aller chez cette Dorothée ? [840]

DOM FÉLIX

Monsieur, quelque envieux, infâme, et sans honneur,

(Pour me priver d'un bien dont dépend mon bonheur)

A fait courir ces bruits contre ma renommée.

DOM PEDRO

Je vais toujours devant : vous et ma fille aînée

Me suivrez en carrosse, étant comme je suis, [845]

Goutteux sur mes vieux jours, je marche quand je puis,

Quoique vieil animal je ne suis pas si rosse,

Que je ne puisse bien me passer de carrosse.

Vous autres jeunes gens, si vous aviez marché,

Vous croiriez contre vous avoir fait un péché. [850]

Avec mon seul bâton, je vais fort à mon aise,

Il me sert de cheval, de carrosse, et de chaise.

Parlant à Dom Diègue

Monsieur, nous ne ferons qu'aller et revenir ;

Vous aurez cependant, pour vous entretenir,

Cette friponne-là, ma cadette Lucie. [855]

HÉLÈNE

Il est plus à propos qu'il soit de la partie.

DOM DIÈGUE

Vous me dispenserez, nous avons elle et moi

Quelque chose à vider.

HÉLÈNE

Elle et vous ? Et pourquoi ?

Je ne vous puis souffrir ainsi seul avec elle.

LUCIE

Quoi, jalouse de moi ? La fantaisie est belle, [860]

Et d'où vous vient, ma soeur, cette gentille humeur ?

HÉLÈNE

De la vôtre, coquette.

LUCIE

Ho, ho, ma bonne soeur,

Vous me voulez du mal.

HÉLÈNE

Et vous, dont je m'étonne,

Vous voulez trop de bien à certaine personne.

LUCIE

Si je lui veut du bien, vous en étonnez-vous ? [865]

Dois-je haïr celui qui sera votre époux ?

HÉLÈNE

Devez-vous essayer qu'il devienne le vôtre ?

LUCIE

Je ne cours pas ainsi sur le marché d'un autre,

Et puis je connais bien que j'y perdrais mes pas,

Vous le courez trop fort, pour ne l'attraper pas. [870]

HÉLÈNE

Vous ne fûtes jamais qu'indiscrète et piquante.

LUCIE

Je ne serai jamais que votre humble servante.

HÉLÈNE

Vous devriez donc avoir pour moi plus de respect ?

LUCIE

Monsieur vous devrait donc être un peu moins suspect.

HÉLÈNE

Je crains un Courtisan, autant qu'une coquette. [875]

LUCIE

Ne craignez rien, ma soeur, d'une pauvre cadette ;

Monsieur a trop d'esprit pour vous manquer de foi ;

Vous, et cent mille écus, vaille bien mieux que moi.

HÉLÈNE

Je ne puis donc à moins vous être comparable ?

LUCIE

Vous dites vrai, ma soeur, je suis toute adorable, [880]

Et si vous ne prenez bien garde à votre Amant,

Je vous le ravirai d'un regard seulement.

HÉLÈNE

Vous le voudriez bien, si vous le pouviez faire ;

Mais vos discours piquants commencent à déplaire,

Vous viendrez avec nous, monsieur, si vous m'aimez, [885]

Ou bien tous mes soupçons seront trop confirmés.

DOM DIÈGUE

Je vous veux obéir, mais ce soupçon m'offense,

Et Dom Félix sait bien quelle est mon innocence.

HÉLÈNE

Dom Félix, vous avez ici même intérêt.

DOM FÉLIX

Ah ! Madame, je sais la chose comme elle est. [890]

Le Seigneur Dom Diègue est un autre moi-même ;

S'il a voulu parler à la beauté que j'aime,

Qui depuis ces faux bruits qui m'ont assassiné,

Me fait souffrir des maux comme en souffre un damné,

Ce n'est qu'en ma faveur, ce n'est qu'à ma prière, [895]

Il connaît la rigueur à cette beauté fière ;

Il sait que depuis peu son malheureux Amant

(Qui se tiendrait heureux d'un regard seulement,)

Réduit au désespoir de la voir si cruelle,

A quasi fait dessein de mourir devant elle. [900]

LUCIE

Vous seriez, Dom Félix, un peu trop inhumain,

Je ne mérite pas un si beau coup de main.

Si vous vouliez pourtant faire cette promesse,

Moi, qui n'ai point encor vu d'homme qui se blesse,

Vous ne me verriez plus douter de votre foi : [905]

Mais nous perdrions trop, et Dorothée et moi,

Et Messieurs vos enfants demeureraient sans père.

DOM FÉLIX

Dois-je mourir d'Amour pour qui me désespère ?

LUCIE

Dois-je mourir d'amour devant que savoir bien

Si Dorothée est sage, et vous homme de bien ? [910]

HÉLÈNE

Ah ! Seigneur Dom Félix, c'est se rompre la tête ;

Vous ne connaissez pas cette méchante bête ;

Si vous vous arrêtez à ce qu'elle dira,

Mon pauvre Dom Félix, l'esprit vous tournera.

Apprenez qu'aujourd'hui son Démon la possède, [915]

Et quand ce mal lui prend, qu'il n'est point dans Tolède

D'homme assez patient pour ne pas enrager.

LUCIE

Laissez-moi donc ici pour fuir ce danger,

Et courez vitement où Dom Félix vous mène,

Mon Père vous attend, que vous mettez en peine : [920]

Allez, ma chère soeur, allez vérifier

Si ce beau gentilhomme est bon à marier.

HÉLÈNE

Ce n'est pas tant pour vous que je prends cette peine,

Que pour lui.

LUCIE

Mais plutôt, ma bonne soeur Hélène,

Ce n'est pas tant pour lui, ni pour moi, que pour vous, [925]

Que vous désirez tant de le voir mon époux,

Mais vous ne songez pas que vous faites attendre

Mon père.

HÉLÈNE

Et le carrosse ?

DOM FÉLIX

Il nous doit venir prendre

Au détour de la rue.

HÉLÈNE

Allons-y vitement.

DOM FÉLIX

Adieu, belle inhumaine.

LUCIE

Adieu parfait amant. [930]

LUCIE, seule

Nous voyons bien pourquoi, Madame la jalouse,

Vous souhaitez si fort que dom Félix m'épouse ;

C'est pour vous assurez votre futur Époux,

Dont vous voyez les voeux ne s'adresser qu'à nous.

Ah, je ne vois que trop par son morne silence, [935]

Qu'à vous voir seulement, il se fait violence ;

Au lieu, que par ses yeux attachés sur les miens,

Je vois qu'assurément il est dans mes liens.

Mais hélas ! Il me tient d'une étreinte aussi forte ;

S'il m'aime avec excès, je l'aime de la sorte : [940]

Mais s'il n'est pas à moi, personne ne m'aura ;

Mon père là-dessus fasse ce qu'il pourra,

Dom Félix là-dessus remue et Ciel et Terre,

Et ma soeur avec eux me dénonce la guerre,

Si je n'ai Dom Diègue à la barbe d'eux tous, [945]

Je veux bien n'épouser jamais qu'un vieil jaloux.

Haussant la voix.

Béatrix.


Scène VI

LUCIE
BÉATRIX

BÉATRIX

Me voici, Madame.

LUCIE

Écoute, j'aime,

Et pour te dire vrai, j'aime plus que moi-même

Ce jeune Cavalier qu'on destine à ma soeur,

Et je me trompe fort, ou je règne en son coeur, [950]

Au premier carrefour va louer une chaise :

De ceci, Béatris, il faut que l'on se taise :


Tout mon bonheur dépend aujourd'hui du secret,

Et des inventions de ton esprit discret.

Cours après Dom Diègue, il est avec Hélène, [955]

Et que ton bel esprit adroitement le mène

Devant les Jacobins, où je me trouverai :

Déguise bien ta voix.

BÉATRIX

Le mieux que je pourrai.

LUCIE

Va donc quérir mon voile, et te cache d'un autre.

BÉATRIX

Si vous changiez de robe, on connaîtra la vôtre ? [960]

LUCIE

Ma chaise empêchera, qu'on ne la puisse voir ;

Et le bon Dom Pedro, comme tu peux savoir,

Au-delà de son nez ne voit rien sans lunettes ;

Il aura grand besoin d'en avoir de bien nettes,

Pour voir clair dans l'affaire où je le vais brouiller [965]

Avecque Dom Félix : allons nous habiller ;

J'ai des Lettres à prendre au fond de ma cassette ;

Viens vite me l'ouvrir, mais surtout sois secrète.

ACTE IV


Scène I

LUCIE
BÉATRIX

BÉATRIX

En déguisant ma voix, corrompant mon langage,

Et m'acquittant enfin fort bien du personnage ; [970]

J'ai très adroitement, mais non sans quelque peur,

Accosté Dom Diègue auprès de votre soeur ;

Et puis je l'ai conduit où vous deviez vous rendre,

Ce qui s'en est suivi, vous pouvez me l'apprendre.

LUCIE

À chère Béatris, que tout est bien allé ! [975]

Et que j'ai doctement à mon père parlé !

J'avais honte pourtant, bien assise à mon aise,

De le souffrir debout à côté de ma chaise.

J'ai fait croire au vieillard tout ce que j'ai voulu ;

Je ne me vis jamais l'esprit si résolu. [980]

Il croit assurément que je suis Dorothée,

Que celle qu'il a vue est personne apostée,

Que Dom Félix a fait parler pour de l'argent,

Qu'en cela l'on lui fait un affront outrageant :

Enfin, j'ai fait si bien avec mon beau langage, [985]

Que peut-être il rompra tantôt mon mariage.

Je l'entendais disant, en se mordant les doigts,

Dom Félix veut avoir deux femmes à la fois !

Et que l'une des deux soit ma fille Lucie !

Ah ! Vraiment l'alliance était fort bien choisie. [990]

Ah, j'empêcherai bien qu'on se moque de moi,

Impudent, affronteur, sans honneur et sans foi.

Enfin, je l'ai laissé pester tout à son aise,

Et suis vite venue au grand train de ma chaise,

Tout droit au rendez-vous que je t'avais donné, [995]

Où très adroitement tu l'avais amené.

Mais j'aperçois venir le vieillard qui rumine ;

Allons quitter le voile, et faisons bonne mine.


Scène II

DOM PEDRO, seul

L'on me faisait fort bien passer pour un Oison ;

Et ma fille Lucie a fort bonne raison [1000]

De n'avoir pas donné la main à la volée ;

Il faut qu'elle ait été du Ciel bien conseillée !

Et si son mariage on eut précipité,

Le gentil embarras où cela m'eût jeté !

Quoi ? Ma fille eut passé pour la seconde femme [1005]

Du brave Dom Félix ? Peste de l'infâme !

Il voulait donc avoir (voyez la trahison,)

Une femme à la ville, et l'autre à la maison.

Ah ! Ma fille, approchez, votre fortune est belle,

Nous devons au Seigneur une belle chandelle : [1010]

Et pour remercier votre Époux prétendu,

Supplier le bon Dieu, qu'il soit bientôt pendu ;

Vraiment il nous jouait un tour de galant homme,

Mais il devait avoir sa dispense de Rome.

Au reste gardez-vous de le plus regarder. [1015]

C'est un esprit malin dont il se faut garder.


Scène III

LUCIE
DOM PEDRO

LUCIE

Qu'avez-vous donc, Monsieur, qui vous met en colère ?

DOM PEDRO

J'ai les ressentiments que doit avoir un Père

Qui pense être pourvu d'un gendre homme de bien.

LUCIE

Quoi, notre Dom Félix ?

DOM PEDRO

Dom Félix ne vaut rien, [1020]

Je suis donc allé voir tantôt sa Dorothée,

Que pour vous affronter il avait apostée ;

Elle a joué son jeu comme il a désiré,

Et l'a joué si bien, que même j'ai pleuré

Quand j'ai vu quelques pleurs couler sur son visage : [1025]

Enfin, je croirais bien que cette fille est sage,

Qu'entre elle et Dom Félix il ne s'est rien passé,

Dont Dieu ni le prochain en puisse être offensé :

Mais le drôle qu'il est, nous donnait bien le change :

Écoutez je vous prie une malice étrange. [1030]

Comme je revenais de lui fort satisfait,

(Et j'en avais assez de sujet en effet ;)

Certaine Dame en chaise, et la face voilée,

M'a dit en peu de mots, d'une vois désolée ;

Monsieur, on vous affronte aussi bien comme moi, [1035]

Et Dom Félix ne peut, sans violer sa foi,

Contracter, moi vivante, un second mariage :

Deux enfants en pourront porter bien témoignage


Devant l'Official, que je veux implorer.

Elle s'est là-dessus bien fort mise à pleurer ; [1040]

Et moi d'autre côté bien fort mis en colère.

Le malheureux métier que d'être Père ou Mère,

Et qu'on est assuré, quand on a des enfants,

De ne manquer jamais de soucis bien cuisants.

Or pour vous achever l'histoire commencée, [1045]

Cette invisible après mainte larme versée,

Comme je la quittais, lassé de son caquet,

M'a mis entre les mains je ne sais quel paquet

De missives d'amour.

LUCIE

Quoique ma soeur en die,

Je n'ai donc pas mal fait de m'être refroidie, [1050]

Et d'avoir attendu la fin de ces bruits-là :

Elle dit que j'ai tort, mais c'est elle qui l'a,

D'avoir fait avec moi trop de la soeur aînée,

Et d'avoir trop pressé ce gentil Hyménée.

Le coeur me disait bien...

ALPHONSE, vient à l'étourdie

Monsieur, je suis pressé ; [1055]

Mon maître n'a-t-il point tantôt ici passé ?

J'ai des Lettres pour lui de son Père : et me semble

Qu'il vous écrit aussi : mais j'ai tout mis ensemble,

Et ne puis débrouiller ; Ha, bon, bon, la voilà.

Je reviendrai tantôt pour la réponse.

DOM PEDRO

Holà, [1060]

Vous vous trompez, ami, mais il ne peut m'entendre,

Jamais les étourdis ne font que se méprendre.

Cette Lettre est de femme, et sent bien son poulet.

Que j'épousterais bien là-dessus un valet !

Mais je la veux garder, attendant qu'il revienne, [1065]

Et sans faire de bruit, lui demander la mienne.

LUCIE

Ouvrez-la, que sait-on ?

DOM PEDRO

Ouvrons, je le veux bien ;

Cela nous peut servir, et ne peut nuire à rien.

LUCIE

À qui s'adresse-t-elle ?

DOM PEDRO

À Dom Diègue même.

LUCIE

Sans doute elle sera de quelqu'une qui l'aime. [1070]

DOM PEDRO

Dom Diègue en cela suit l'ordre de la Cour ;

On n'est pas Courtisan quand on est sans amour ;

Mais sans y recueillir, bien souvent on y sème,

Et sans y mettre à mal toutes celles qu'on aime,

Les sottes seulement favorisent leurs voeux, [1075]

Mais les sages aussi se gardent fort bien d'eux :

Ils soupirent souvent pour qui leur fait la moue,

Et de plusieurs Beautés qu'ils coucheraient en joue,

Ils n'en blessent souvent pas une, les méchants.

Cependant les maisons, les bois, les prés, les champs, [1080]

Se changent bien souvent en de vieux points de Gênes ;

Les affreux créanciers font sauter les Domaines ;

Et puis ces beaux Messieurs protestent sur leur foi,

Qu'ils se sont ruinés au service du Roi.

Je ferais là-dessus une longue Satire, [1085]

Mais les vieillards, dit-on, ne font rien que médire :

Je ne dis donc plus rien, ça, lisons ce poulet,

Et le recachetons pour le rendre au valet.

LETTRE

Mon cher Époux, Vous avez déjà mis quinze jours en un voyage, pour lequel vous ne m'en aviez demandé que huit ; cela me met en une extrême peine ; et notre petit Janos qui vous demande, et qui vous cherche depuis le matin jusques au soir, se désespère de ne voir plus son papa.Revenez donc vitement, si vous voulez le retrouver en vie ; et cessez par votre absence, de faire mourir mille fois le jour votre fidèle Dorothée.

DOM PEDRO

Quoi, bons Dieux, Dorothée à Dom Diègue aussi,

Dorothée à Madrid, et Dorothée ici, [1090]

Et Dorothée en chambre, et Dorothée en chaise,

Et le petit Janot qui n'est pas à son aise,

Alors que son Papa n'est pas à la maison,

Et qui diable ferait pareille trahison ?

Bénite soyez-vous, Lettre décachetée, [1095]

Par qui nous découvrons nouvelle Dorothée,

Et bénit soyez-vous l'étourdi de valet,

Qui nous avez livré ce bienheureux poulet !

Par qui nous découvrons que l'un et l'autre gendre,

Est un signe fourbe, et qui n'est bon qu'à pendre. [1100]

LUCIE

Mais, mon Père avez-vous bien lu ?

DOM PEDRO

Si j'ai bien lu ?

J'ai lu mille fois mieux que je n'aurais voulu.

LUCIE

Ce rencontre des noms est tout à fait bizarre,

Il faut que Dom Diègue ait l'âme bien avare :

Car Dom Félix pour moi peut avoir de l'amour ; [1105]

Mais cet autre venu depuis peu de la Cour,

Qui n'a pas seulement vu ma soeur en peinture,

Nous montre bien qu'il est d'une avare nature ;

Il en voulait sans doute au bien qu'elle a de plus.

Aussi qui n'aimerait cent mille beaux écus ! [1110]

DOM PEDRO

Où diable ont-ils trouvé chacun leur Dorothée ?

Est-ce un nom à la mode, ou chose concertée

Pour se moquer de moi ? Mais bons Dieux les voilà !

Qui ne se tromperait à ces visages-là ?

LUCIE, tout bas.

ieux ! Faut-il que je l'aime, et qu'il soit infidèle ! [1115]


Scène IV

LUCIE
DOM PEDRO
DOM FÉLIX
DOM DIÈGUE
HÉLÈNE
BÉATRIX

Dom Diègue, Dom Félix, et Hélène, paraissent sur le théâtre.

DOM PEDRO

Vraiment, mes beaux Seigneurs, vous me la baillez belle ;

Et si Dieu n'eut fait voir quelles gens vous étiez,

Le gentil passe-temps que vous nous apprêtiez !

Vous, Seigneur Dom Diègue, allez voir votre femme ;

La pauvrette qu'elle est, sans cesse vous réclame ; [1120]

Et le petit Janot est pour ne vivre pas,

Si vous ne retournez vitement sur vos pas,

Vous, Seigneur Dom Félix, sachez que Dorothée,

Devant l'Official Requête a présentée,

Et que deux beaux enfants témoignent contre vous. [1125]

Vous, mes filles, venez, et me suivez chez nous.

LUCIE, faisant une révérence à Dom Félix.

Quand je pourrai servir votre polygamie,

Ce sera de bon coeur.

HÉLÈNE

Ha, Béatris, m'amie.

Qu'est-ce qu'a donc mon Père ?

BÉATRIX

Il a juste raison

De remercier Dieu ; rentrons dans la maison ; [1130]

Rentrons, dis-je ; et laissons, s'ils veulent se morfondre,

Ces beaux jeunes Seigneurs, que Dieu veuille confondre.

DOM FÉLIX

Je voudrais bien savoir quelle mouche a piqué

Ce colère vieillard ?

DOM DIÈGUE

Il s'est équivoqué ;

Car pourquoi me parler de votre Dorothée ? [1135]

DOM FÉLIX

Je sais bien qui m'aura la charité prêtée.


Un certain Dom Gaspard qui fait le furieux,

Qui longtemps devant moi lui faisait les doux yeux,

M'a joué quelque tour. Mais si je ne m'en venge...

BÉATRIX, sort du logis, et leur jette deux lettres.

Messieurs, voilà des vers faits à votre louange, [1140]

Lisez-les à loisir.

DOM DIÈGUE

Ah ! Ma Béatris, un mot.

BÉATRIX

Allez plutôt revoir Dorothée et Janot.

DOM DIÈGUE

Dorothée et Janot, ma foi je n'y vois goutte.

BÉATRIX

Peut-être ces papiers nous tirerons du doute

Où nous met le discours de Pedro d'Avila, [1145]

Cette lettre est pour vous.

DOM DIÈGUE

Et de vous celle-là.

DOM FÉLIX

Oui, je sais bien l'avoir écrite à ma Lucie :

Je veux voir aujourd'hui cette affaire éclaircie ;

Et m'y dût-on tuer, je veux entrer chez eux.

BÉATRIX, ouvrant la porte.

Ha, Messieurs, qui prenez des femmes deux à deux, [1150]

Que faites-vous encor auprès de notre porte ?

On n'a que faire ici des gens de votre sorte.

DOM FÉLIX, entrant chez Dom Pedro.

Je reviens aussitôt.

DOM DIÈGUE

Je vous attends ici.


Scène V

DOM DIÈGUE
ALPHONSE

ALPHONSE, auprès de son maître.

Et bien, le stratagème a-t-il bien réussi ?

DOM DIÈGUE

Je n'en sais rien encor.

ALPHONSE

Et le beau-père ? [1155]

DOM DIÈGUE

Il jure, Dom Félix enrage, et moi j'espère.

ALPHONSE

Et pourquoi Dom Félix ?

DOM DIÈGUE

Son cas aussi va mal,

Et je n'ai plus sujet de craindre un tel rival.

Il déplaît à Lucie, et moi tout au contraire,

J'ose bien devant toi me vanter de lui plaire ; [1160]

Car enfin, mon ami, si tu veux tout savoir,

Sans qu'on en sache rien, nous nous venons de voir ;

Cette assignation d'elle-même est venue,

Je ne l'ai point par pleurs ni soupirs obtenue ;

C'est un tout raffiné d'amour et de bonté, [1165]

D'autant plus obligeant qu'il ne m'a rien coûté.

Au reste, si d'abord j'y trouvai tout aimable,

Elle s'est aujourd'hui fait voir toute adorable ;

Et pourtant ce beau corps qui se fait adorer,

À son divin Esprit ne se peut comparer. [1170]

ALPHONSE

Si vous vouliez, Monsieur, finir cette légende,

(Car vous êtes en train de la faire bien grande,)

Il vaudrait mieux parlé du tour que j'ai joué,

Dont je devais, me semble, être un peu plus loué :

Pouvait-on mieux user de cette fausse Lettre ? [1175]

Ai-je rien oublié de ce qu'il fallait mettre ?

Le vieillard a-t-il mal donné dans le panneau !

Et jamais aurez-vous un prétexte aussi beau

Pour rompre votre noce un peu précipitée ?

DOM DIÈGUE

Comment t'es-tu servi du nom de Dorothée ? [1180]

ALPHONSE

J'ai pris le premier nom qui s'est offert à moi.

DOM DIÈGUE

Trouverais-tu mauvais, si courant après toi,

Pour rendre encore mieux la chose vraisemblable,

D'injures et de coups...

ALPHONSE

Cela n'est pas faisable.

DOM DIÈGUE

Tu ne sais pas encor ?

ALPHONSE

Je vous entends fort bien. [1185]

Vous me voulez frapper, Monsieur.

DOM DIÈGUE

Si peu que rien.

ALPHONSE

Cela n'est point du tout nécessaire à la chose ;

Et vous pouvez rayer hardiment cette clause,

Qui ne passera point de mon consentement.

DOM DIÈGUE

Alphonse, mon mignon, quatre coups seulement. [1190]

ALPHONSE

Ne frappez donc pas fort. Peste, que je suis traître,

Ou plutôt un grand sot, de tant aimer son Maître,

Gardez-vous, (ou ma foi je pourrai m'échapper,)

De vous laisser aller à l'ardeur de frapper.

Servez-vous moins ici d'effets que de paroles ; [1195]

Et surtout, n'usez point sur moi de croquignoles :

Songez que vous allez frapper sur un Chrétien ;

Retenez bien le bras.

DOM DIÈGUE

Ah ! Mon Dieu, ne crains rien.

ALPHONSE

Et ne prétendez pas en rencontre semblable,

Rendre à force de coups une chose croyable. [1200]

DOM DIÈGUE

Dieu ! Que de temps perdu.

ALPHONSE

Faut-il crier bien fort ?

DOM DIÈGUE

Bien fort.

ALPHONSE

Hay, hay, hay, hay, à l'aide, je suis mort.

DOM DIÈGUE

Ha, traître !

ALPHONSE

On m'assassine.

DOM DIÈGUE

Ah, bélître !

ALPHONSE

On m'assomme.

DOM DIÈGUE

Ha, bourreau de valet.

ALPHONSE

Peste soit fait de l'homme.

DOM DIÈGUE

Qu'as-tu donc ?

ALPHONSE

Ce que j'ai ? Vous frappez comme un sourd. [1205]

DOM DIÈGUE

Mon Dieu, c'est que je rêve ?

ALPHONSE

Au Diable soit l'Amour.

À la force, au secours.

DOM DIÈGUE

Tu mourras tout à l'heure ?

Tu changes donc ainsi mes Lettres ? Ha, je meure,

Si je ne te punis d'une étrange façon.


Scène VI

DOM DIÈGUE
ALPHONSE

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LUCIE
DOM PEDRO

DOM PEDRO

Et que vous a donc fait ce malheureux garçon ? [1210]

ALPHONSE

Hélas ! Je n'ai rien fait que brouiller une lettre.

DOM DIÈGUE

Je perdrai mon crédit, ou je te ferai mettre

Bientôt sur une roue.

ALPHONSE

Un homme ne craint rien

Quand il est innocent.

DOM DIÈGUE, en s'en allant.

Je te trouverai bien.

DOM PEDRO

Il n'en faut plus douter, la chose est toute claire. [1215]

ALPHONSE

Du moins si j'en avais reçu quelque salaire,

Si j'avais seulement de quoi m'en retourner.

DOM PEDRO, parlant a Dom Félix

Va, ne t'afflige point, je t'en ferai donner.

Et vous, que dites-vous de cet ami si brave ?

JODELET, paraît sur le Théâtre, et se cache en un coin.

DOM PEDRO

Eussiez-vous cru qu'il fût du bien assez esclave. [1220]

Pour faire une action noire jusqu'à ce point ;

Je le perdrai d'honneur.

LUCIE

D'honneur ! Il n'en a point,

Et n'en aura jamais.

DOM FÉLIX

Je ne vous puis que dire :

Je ne l'eusse pas cru.

DOM PEDRO, en s'en allant

Allons, allons en rire,

Le péril est passé, rentrons dans la maison, [1225]

Pour moi j'excuse tout, fors une trahison.

DOM FÉLIX

Mais vous dites, Monsieur, qu'une autre Dorothée,

(Il faut bien que ce soit quelque bonne effrontée,)

Vous a mis en la main la Lettre que je tiens,

De laquelle il est vrai, le caractère est mien : [1230]

Mais je ne l'ai jamais écrite à pas une autre,

Qu'à Madame Lucie.

LUCIE

Oui, cette Lettre est nôtre :

Et puisque Dom Diègue est un traître, un trompeur,

Je veux bien confesser qu'il régnait en mon coeur,

Et que pour empêcher mon prochain mariage, [1235]

J'ai fait la Dorothée, et fait ce personnage,

Avec un tel succès, que mon Père irrité,

Vous a, quoique innocent, un peu bien maltraité.

La Lettre vient de vous, c'est moi qui l'ai donnée,

Mais que ne fait-on point, quand on est forcenée ? [1240]

Je confesse l'avoir été pour ce trompeur,

Jusqu'au point d'hasarder ma vie et mon honneur.

Mais bientôt un couvent, où mon remords me voue,

Vous doit venger assez d'un crime que j'avoue.

DOM FÉLIX

Tout le mal vient de moi, j'en demande pardon ; [1245]

Je suis indigne d'elle.

DOM PEDRO

Ah ! Vous êtes trop bon.

Et vous, une autre fois soyez mieux conseillée,

Et profitez d'avoir été si déréglée.

Parlant à Dom Félix.

Pour moi, si j'ai mal fait, j'étais circonvenu ;

Mais on guérit bientôt quand le mal est connu. [1250]


Scène VII

JODELET, seul.

Toi qui vient d'entrer là-dedans,

Qui bat les gens malgré leurs dents,

Et m'as frappé sans dire gare,

Sais-tu ce que je te prépare ?

Je te dis charitablement, [1255]

Si tu le sais, que nullement

Tu n'aies à passer cette porte,

Car Monseigneur Satan m'emporte ;

Et je le dis de sens rassis,

Si tu sors, si je ne t'occis. [1260]

J'enrage que je ne t'étrangle

Et j'enrage que je ne sangle

Au travers de ton chien de nez

Estramaçons bien assénés.

Au reste tu me peux bien croire, [1265]

Je suis tout sûr de la victoire ;

Car j'ai fait des provisions

Pour semblables occasions.

J'ai contre toute hémorragie,

Pierre de grande énergie, [1270]

Billet contre le coup fourré,

Coup dangereux s'il n'est paré,

Tous les jours presque je m'exerce

Et sur la quarte et sur la tierce,

Et prends en même temps leçon [1275]

Pour et contre l'estramaçon ;

Je suis bien sûr dans la parade ;

J'ai fait forger une salade

À l'épreuve du fauconneau,

Dont je doublerai mon chapeau. [1280]

À l'heure même on m'accommode,

(Et peut-être en viendra la mode,)

Une cuirasse à mon pourpoint,

Qui ne paraîtra du tout point.

Je suis nanti d'une rondache [1285]

À l'épreuve du coup de hache ;

Et quant à darder le poignard,

J'en fais tout ainsi que d'un dard.

D'abord que nous serons en garde,

Mon épée au corps je lui darde ; [1290]

Je le saisis, et puis après,

D'un croc en jambe appris exprès,

Je le renverserai sur l'herbe ;

Où, comme un fléau fait sur la gerbe,

Je prétends battre sur sa peau, [1295]

Jusqu'à tant que j'en sois en eau.

Cartels partout j'ai beau répandre,

Il fait semblant de ne m'entendre,

Cependant il en a reçu,

Ce n'est pas que je l'aie su ; [1300]

Mais en ayant fait plus de mille,

Que j'ai semés parmi la Ville,

Il faut bien qu'il en soit venu

Quelqu'un à ce bègue Cornu.

Je pensais, ô noble assistance, [1305]

Vous régaler de quelque Stance,

Car l'Auteur m'en avait promis ;

Mais dans notre Rôle il n'a mis

Que quelques vers faits à la hâte ;

Bien souvent le papier il gâte, [1310]

Et ne fait que des Vers rampants,

Au lieu d'en faire des pimpants.

Ô qu'être homme d'honneur est une forte chose,

Et qu'un simple soufflet de grands ennuis nous cause !


Scène VII

JODELET
DOM FÉLIX

DOM FÉLIX

Vous avez donc querelle, à ce que l'on m'a dit. [1315]

JODELET

Moi, querelle.

DOM FÉLIX

Oui, vous.

JODELET

Mon Dieu, comme on médit !


Assurément, monsieur, je n'ai point eu querelle,

Oui bien, un beau soufflet.

DOM FÉLIX

La différence est belle ;

Et qui vous l'a donné ?

JODELET

Ce n'est qu'un fanfaron

Cet Alphonse qui sert Dom Diègue Giron. [1320]

DOM FÉLIX

Je veux absolument qu'on se venge, ou qu'on sorte.

JODELET

J'espère m'en venger, et de la bonne sorte.

DOM FÉLIX

Et vous l'a-t-il donné bien fort ?

JODELET

Couci-couci.

DOM FÉLIX

Et comment a-t-il fait ?

JODELET, lui donnant un soufflet.

Ma foi, Monsieur, ainsi.

DOM FÉLIX

Si je prends un bâton...

JODELET

Le récit véritable [1325]

Ne se peut faire mieux que par un coup semblable.

DOM FÉLIX

Vos libertés, enfin, vous feront maltraiter.

JODELET

Monsieur, vous savez bien que je ne puis flatter.

DOM FÉLIX

Jodelet, on m'a fait une pièce fâcheuse ;

Il faut assurément que quelque âme envieuse [1330]

Ai fait pour me priver de l'objet de mes voeux,

Courir des bruits de moi très désavantageux.

JODELET

Je vous l'ai toujours dit, votre façon de vivre,

Très bonne à détester, et très mauvaise à suivre.

Vous doit perdre à la fin.

DOM FÉLIX

Ah ! Je le connais bien. [1335]

JODELET, Il redit les vers qui sont au commencement

Vois-tu j'aime partout, et si je n'aime rien ;

Et je me ris souvent, très maître de moi-même,

De celle qui me hait, et de celle qui m'aime ;

Je prends plaisir à faire enrager des rivaux.

DOM FÉLIX

Qu'est-ce que tu dis là ?

JODELET

Certains discours moraux [1340]

Que j'ai souvent l'honneur de vous entendre dire.

DOM FÉLIX

Ah ! Mon Dieu, Jodelet, il n'est pas temps de rire ;

Je ne veux plus songer qu'à finir ces bruits-là,

Et me justifier à Pedro d'Avila ;

Je suis las d'en avoir la tête inquiétée ; [1345]

Viens, je veux t'envoyer parler à Dorothée.

Dom Diègue m'a fait un tour d'homme sans foi,

Mais il s'est fait du mal autant et plus qu'à moi,

Je l'estime perdu dans l'esprit de Lucie ;

D'être mal dans le sien, fort peu je me soucie. [1350]

JODELET

J'ai même sentiment pour son chien de valet ;

Mais je lui ferai voir quel homme est Jodelet ;

Mais je lui ferai voir à quel homme il se joue,

Et si je suis de ceux que l'on frappe à la joue.

ACTE V

JODELET, en chaussons et prêt à se battre

Oui, tout homme vaillant doit être pitoyable ; [1355]

Et j'ai pitié de toi, souffleteur misérable,

Puisque pour le soufflet que tu m'as appliqué,

Tu dois être de moi mortellement piqué,

C'est la première fois qu'il m'avait que je sache,

L'impertinent qu'il est donné sur la moustache ? [1360]

De la façon pourtant qu'il s'en est acquitté,

Je le tiens en cela très expérimenté.

Je crois que de sa vie il n'a fait autre chose,

Et nonobstant les maux que telle action cause,

Tout pauvre que je suis, je lui donnerais bien, [1365]

Pour souffleter ainsi, la moitié de mon bien.

Mais n'est-ce pas à l'homme une grande sottise

De s'aller battre armé de la seule chemise,

Si tant d'endroits en nous peuvent être percés ?

Par où l'on peut aller parmi les Trépassés ? [1370]

Le moindre coup au coeur, est une sûre voie

Pour aller chez les Morts ; il est ainsi du Foie :

Le Rognon n'est pas sain, quand il est entrouvert,

Le Poumon n'agit point, quand il est découvert ;

Un artère coupé, Dieux ! Ce penser me tue, [1375]

J'aimerais bien autant boire de la Ciguë ;

Un oeil crevé, mon Dieu ! Que viens-je faire ici ?

Que je suis un franc sot, de m'hasarder ainsi !

Je n'aime point la mort parce qu'elle est camuse ;

Et que sans regarder qui la veut ou refuse, [1380]

L'indiscrète qu'elle est, grippe, voûsit ou non,

Pauvre, riche, poltron, vaillant, mauvais et bon.

Mais je suis trop avant pour reculer arrière ;

C'est à faire en tout cas à rendre la Rapière,

Doncque bien loin de moi la peur et ses glaçons, [1385]

Je veux être de ceux qu'on dit mauvais garçons.

Mon cartel est reçu, je n'en fais point de doute,

Mon homme ne vient point, peut-être il me redoute.

Hélas, plaise au Seigneur, qu'il soit sot à tel point,

Qu'il me tienne mauvais, et ne se batte point, [1390]

Mais les raisonnements sont tout à fait frivoles,

Où l'on a plus besoin d'effets que de paroles.

Animons notre coeur un peu trop retenu.

Çà, je pose le cas que mon homme est venu ;

Nous avons dégainé, nous sommes en présence, [1395]

Tâchons de lui donner au milieu de la panse,

Bon pied, bon oeil ; et flic, et flac ; rien n'est pour toi ;

Zest, j'ai paré ton coup ; courage il est à moi !

Tu recules, poltron ? Pare cette venue ;

Plus bas, plus bas, coquin, j'ai défendue la vue ; [1400]

Hay, Hay, j'ai l'oeil crevé, non, je me suis trompé,

La peste, le grand coup dont je suis échappé,

Mais tu me payeras la peur que tu m'as faite ;

Il faut réciter ces Vers-là vite, avec toute l'ardeur et la prestesse d'un homme qui se bat.

Bon, ce coup-là sans doute a percé sa jaquette ;

Bon, le voilà perdu : bon, me voilà sauvé ; [1405]

Car de ce premier coup son oeil droit est crevé ;

Mais il en faut avoir l'une et l'autre prunelle.

Que ferai-je sans yeux ? Tu prendras une vielle.

Ah, pardon, Jodelet ; non, non, il faut mourir ;

Ah, de grâce pardon ; meurs sans plus discourir. [1410]


Scène II

JODELET
ALPHONSE

ALPHONSE, le surprenant.

Et bien le Fanfaron, qui voulez-vous qui meure ?

JODELET, tout bas.

Que cet homme maudit survient à la malheure !

Ce n'est rien.

ALPHONSE

Pourquoi donc l'épée hors du fourreau ?

JODELET

Ma foi, je récitais des vers de Comédie. [1415]

ALPHONSE

Ah ! C'est trop lanterner, je veux qu'on me le die.

Contre un qui s'est battu le grand fou que je vois ;

JODELET

Contre un qui s'est battu vaillamment sur ma foi ;

J'estime la valeur en mon ennemi même.

ALPHONSE

Vous a-t-il point blessé ? Que vous êtes si blême. [1420]

Suivant votre Cartel que j'ai tantôt reçu,

Je viens vous contenter.

JODELET

Quelqu'un vous a déçu.

Je n'écrivis jamais de ma vie, ou je meure ;

Puis je ne me bats pas deux fois en un quart d'heure.

ALPHONSE

Qu'on lise ce Cartel ?

JODELET

Oui da, je le lirai ; [1425]

Puis après, s'il vous plaît, Monsieur, je m'en irai.

CARTEL

Quelques médisants disent que vous m'avez donné un soufflet, je ne puis croire cela de votre courtoisie : mais le moyen de faire taire le peuple, si ce n'est que votre Seigneurie lui ferme la bouche de sa main libérale, comme on dit qu'elle a fermé la mienne ? Mon Maître m'a dit, qu'il faut pour mon honneur que je vous donne des coups de bâton, ou que j'ai de votre sang. Je ne songe pas à vous en donner, parce que j'y trouve quelque difficulté ; et encore qu'à vous tirer du sang, et vous attirer à la campagne, je trouve aussi quelque chose qui me choque. Je supplie pourtant votre Seigneurie de se trouver vers le soir à la grande Place, et de pardonner la peine que lui donne son humble serviteur, JODELET.

ALPHONSE

Il n'est donc pas de vous ?

JODELET

Ah ! Vous pouvez bien croire,

Que je n'ai pas pour vous d'intention si noire. [1430]

ALPHONSE

J'ai quelque affaire ailleurs ; et si je n'en avais,

Je m'acquitterais mieux de ce que je vous dois ;

Je crois m'en acquitter un jour en galant homme.

Il le bat et s'en va.

Recevez cependant cette petite somme,

De nasardes, soufflets, coups de pied et de poing. [1435]

JODELET

J'eusse bien attendu, je n'en ai pas besoin.

Enfin, nous avons donc la dague dégainée,

Et nous sommes étonnés en campagne assignée.

Si je ne l'eusse fait, qu'est-ce qu'eut dit de moi

Ce Drôle, il en eut fait cent pièces, sur ma foi. [1440]

Ô qu'il est important d'avoir bien du courage !

Et que je me vais plaire à faire du carnage !

Je m'en vais devenir un vrai coupe-jarret,

On ne me verra plus à la main qu'un fleuret.

Mais j'aperçois quelqu'un, j'ai peur qu'on ne me voie. [1445]


Scène III

ALPHONSE
DOM FÉLIX
DOM PEDRO

DOM FÉLIX

Faut-il qu'un tel malheur vienne troubler ma joie ?

DOM PEDRO

Elle est jeune, Monsieur, et ce ne sera rien ;

J'en ai souvent autant, et je m'en guéris bien.

DOM FÉLIX

Voyant ainsi souffrir ma Déité visible,

Si je ne m'affligeais je serais insensible. [1450]

DOM PEDRO

Ne vous affligez point ; je vous dis tout de bon,

Et foi d'homme d'honneur, que tantôt sourde ou non,

Que sa douleur augmente, ou bien qu'elle finisse,

Je veux absolument, que l'Hymen s'accomplisse,

Et d'inclination aussi bien que d'honneur [1455]

Je m'y trouve engagé.

DOM FÉLIX

Hélas ! Tout mon bonheur

Dépend de son amour, mon malheur de sa haine ;

C'est m'élever au Trône, au sortir de la chaîne.

DOM PEDRO, parlant à Alphonse qui paraît sur le théâtre.

Vous voilà donc encor, je vous croyais parti.

ALPHONSE

Je m'en vais à la Cour chercher quelque parti. [1460]

Mais un de mes amis à demeurer m'engage,

En me faisant trouver un Mulet de louage.

DOM PEDRO

Et le bon Dom Diègue est-il encore ici ?

Est-il allé tirer sa femme de souci ?

ALPHONSE

Il est parti tantôt, et j'apporte une Lettre, [1465]

Qu'en passant par la Poste on me vient de remettre ;

Et s'adresse à lui ; vous la verrez, monsieur.

Ne commandez-vous rien à votre serviteur ?

DOM PEDRO

Ami, Dieu te conduise, et te donne un bon Maître.

Or çà, voyons un peu la Lettre de ce traître, [1470]

De ce faux Dom Diègue ; ô l'insigne imposteur :

Et que n'aurait trompé ce visage menteur ?

LETTRE

Mon cher Époux, Sachant que Dom Félix de Fonseque est votre ami, je vous écris à la hâte qu'on a exécuté ici des faux Monnayeurs, qui l'ont accusé d'être leur complice. Avertissez-le qu'un Exempt est parti avec ordre de le prendre en quelque lieu qu'il soit, et revenez voir promptement votre fidèle, DOROTHÉE.

DOM PEDRO

Et quoi, vous travaillez en moderne Médaille ?

Vraiment je fais grand cas d'un homme qui travaille ;

Multiplier ainsi les armes de son Roi, [1475]

C'est pour être bientôt dans quelque bon emploi.

DOM FÉLIX

Que me dites-vous là ? Je n'y puis rien comprendre.

DOM PEDRO

Lisez, lisez, Monsieur, autre fourbe de Gendre.

Ma foi j'étais pourvu de Gendre richement ;

Le bon Dieu nous assiste, et bien visiblement ; [1480]

Et ces deux Lettres sont un fort bon témoignage

Qu'il a jeté les yeux sur mon petit ménage.

DOM FÉLIX

Monsieur, je veux savoir d'où cette Lettre vient.

Et l'on me fait grand tort, Monsieur, qu'on ne retient

Le fourbe qui vous vient d'apporter cette Lettre. [1485]

DOM PEDRO

Vraiment il est bien loin.

DOM FÉLIX

Je le veux mettre

Au fonds d'une prison, tant qu'il ait confessé

Qui m'a si méchamment en l'honneur offensé.

DOM PEDRO

Que veut ce Cavalier ?


Scène IV

DOM FÉLIX
DOM PEDRO
DOM GASPARD
HÉLÈNE
BÉATRIX

DOM GASPARD

Messieurs, c'est avec peine

(Mais il faut obéir à la Loi Souveraine) [1490]

Que je viens arrêter par ordre de la Cour

Le Seigneur Dom Félix, par force, ou par amour.

DOM FÉLIX

Par force, ou par amour ? Ni par l'un ni par l'autre,

Vous aurez de mon sang, ou bien j'aurai du vôtre.

DOM GASPARD

N'obéir pas au Roi, c'est se perdre à crédit ; [1495]

Je vous prends à témoins, Messieurs.

DOM FÉLIX

C'est fort bien dit ;

Je défends mon honneur, toi défends bien ta vie.

DOM PEDRO

J'ai bien peur que l'hymen devienne tragédie ;

Je veux aller après.

HÉLÈNE

Mon père, qu'est-ce-ci ?

DOM PEDRO

J'y vais voir.

HÉLÈNE

Béatris sur moi, j'y vais aussi. [1500]

BÉATRIX

Et moi je vais conter à Madame Lucie

Tout ce brouillamini


Scène V

DOM DIÈGUE
ALPHONSE

DOM DIÈGUE

Oui, cela me soucie ;

Et si ce stratagème est par eux éventé,

Je ne me vis jamais à telle extrémité.

ALPHONSE

Monsieur, tout ira bien.

DOM DIÈGUE

Frappe vite à la porte, [1505]

Et tâche d'obtenir que j'entre, ou qu'elle sorte.

Alphonse entre

Il faut que je lui parle, à quel prix que ce soit.

Ô Dieu, les rudes coups que mon âme reçoit :

Je dois aujourd'hui perdre ou gagner ma Maîtresse ;

Nous venons de tenter le dernier coup d'adresse. [1510]

Et si ce coup me manque, à quoi plus recourir,

Aimant comme je fais, si ce n'est à mourir ?

Mais mon Ange paraît, un si charmant visage

Ne peut être jamais qu'un bienheureux présage,

Alphonse l'entretient du beau tour qu'il a fait ; [1515]

Il faut lui donner temps de l'apprendre.


Scène VI

DOM DIÈGUE
ALPHONSE
LUCIE

LUCIE

En effet.

Il me fait grand pitié. Dans la ville où nous sommes

On ne trouvera pas deux si dangereux hommes,

Que votre Maître et vous.

ALPHONSE

Vous l'êtes plus que nous ;

Car nous ne faisons rien que pour l'amour de vous. [1520]

LUCIE

Et cette lettre était encor de Dorothée ?

ALPHONSE

Et de ma même main écrite et présentée.

Enfin donc notre Exempt hardi comme un Lion,

Est entré, Dom Félix a fait rébellion ;

L'Exempt après son coup a regagné la rue ; [1525]

Dom Félix furieux comme un cheval qui rue,

L'a suivi chamaillant ; notre Exempt s'est sauvé,

Qui sera bien cherché devant qu'être trouvé.

LUCIE

Ô Dieu ! Qu'on va parler de moi d'étrange sorte !

Mais si votre dessein réussit, que m'importe ? [1530]

DOM DIÈGUE

Ah ! Mon Ange, est-ce vous qui venez m'éclairer ?

Que dois-je devenir ? Dois-je encore espérer ?

LUCIE

Votre peine est petite à l'égal de la mienne ;

Je sais bien moins que vous ce qu'il faut que devienne

Une fille insensée, et qui fait tant pour vous, [1535]

Qu'elle trahit un Père, une soeur, un Époux.

DOM DIÈGUE

Après tant de bonté, tout ce que je puis faire,

C'est de vous adorer, mon bel Ange, et me taire.

LUCIE

Enfin, nous dépendons de l'amour et du sort,

Serez-vous à ma Soeur ?

DOM DIÈGUE

Ah ! Plutôt à la mort. [1540]

LUCIE

Serai-je à Dom Félix ?

DOM DIÈGUE

Tant que j'aurai de vie

Vous ne me serez point par un mortel ravie.

LUCIE

Et moi je vous promets, si je ne suis à vous,

Qu'aucun homme vivant ne sera mon Époux :

Car enfin Dom Diègue, il est vrai, je vous aime ; [1545]

Si vous m'aimez bien fort, je vous aime de même :

Je devrais témoigner plus de confusion

En vous faisant ici cette confession,

Que vous pouvez trouver étrange en une Fille.

Mais lorsqu'à quelque sotte un homme de Cour brille, [1550]

C'est avec tel effet, et si cruellement,

Que la pauvrette en perd souvent le jugement.

J'en suis, ô Dom Diègue, un assez bel exemple,

Puisque je feins d'avoir les douleurs dans la temple,

D'être tout à fait sourde, et qu'on me croit chez nous [1555]

Une folle, et cela tout pour l'amour de vous.

DOM DIÈGUE

Dieu ! Comment raillez-vous, ayant encor à craindre ?

Mais quels sont donc ces maux que vous venez de feindre ?

LUCIE

J'ai contrefait la sourde avec un tel effet,

Que j'en ai reculé mon Hymen trop tôt fait ; [1560]

Mais je ne vois plus goutte en ce péril extrême ;

Et ma Soeur qui me hait autant qu'elle vous aime,

Dit que mon mal de tête est un mal inventé,

Et que mon plus grand mal est ma méchanceté.

Mon Père qui ne sait à qui croire, en enrage ; [1565]

Dom Félix qui me croit bien malade, fait rage ;

De plaindre son malheur, d'une mourante voix,

Je me rirais d'eux tous, tout mon saoul, si j'osais,

Mais nous sommes encor assez loin du rivage,

Pour respecter les vents, et craindre le naufrage. [1570]

DOM DIÈGUE

Nous gagnerons le port, si nous avons du coeur ;

Des périls les plus grands le courage est vainqueur.

On vient à bout de tout alors qu'on s'évertue ;

Qui tremble, est le premier le plus souvent qu'on tue.

LUCIE

Et bien qu'inférez-vous de ces proverbes-là ? [1575]

DOM DIÈGUE

Qu'il faut ou découvrir à Pedro d'Avila,


Que nous nous entraimons ; ou bien, sans qu'il le sache,

Et sans considérer s'il l'agrée, ou s'en fâche,

Que tout présentement vous me donniez la main,

Et que je vous enlève à ce soir ou demain. [1580]

LUCIE

Vous êtes importun ; tenez je vous la donne ;

Et quant à m'enlever, faites, je m'abandonne ;

Je n'ai plus rien sur moi, je vous ai tout donné.

DOM DIÈGUE

Ce jour-ci de mes jours est le plus fortuné !

BÉATRIX

Et mon Dieu, songez bien à faire bonne mine, [1585]

Le bonhomme revient.

LUCIE

S'il évente la mine,

Nous n'avons qu'à monter à cheval cette nuit,

Et nous sauver sans craindre, et sans faire de bruit.

Béatris, vient m'aider à faire la malade.


Scène VII

LUCIE
DOM DIÈGUE
DOM PEDRO
DOM GASPARD
HÉLÈNE
BÉATRIX


DOM PEDRO

Je ne me trompe point quand je me persuade [1590]

Que l'Exempt est un fourbe et dom Félix aussi,

Puisque tous ses desseins ont fort mal réussi ;

Dieu permet quelquefois que le méchant prospère,

Mais augmente toujours la peine qu'il diffère.

Ho, ho, que faites-vous ici dans ma maison ? [1595]

Y venez-vous brasser nouvelle trahison ?

DOM DIÈGUE

Je vous dirai, Monsieur, le sujet qui m'amène,

Sachant que Dom Félix se trouvait bien en peine,

Je reviens pour servir mon ami, si je puis,

Et pour me faire voir à tous tel que je suis. [1600]

Oui, si vous m'écoutez comme Juge équitable,

Vous ne me croirez plus de trahison capable ;


Mais un pauvre Amoureux, qui n'a rien tant à coeur

Que se voir votre Gendre, et votre serviteur.

DOM PEDRO

Mon gendre ? Et que dirait Madame Dorothée ? [1605]

DOM DIÈGUE

Alors qu'on vous aura la chose bien contée,

Et que vous verrez clair dans mon intention,

Le pouvoir qu'a sur nous notre inclination ;

Assurément, Monsieur, sera toute ma faute.

Mais devant dites-moi nouvelles de mon hôte, [1610]

J'en suis inquiété ; car on m'a dit, Monsieur,

Qu'il était accusé d'être faux Monnayeur,

Et devant qu'il ait pu se sauver par la fuite,

Qu'un Exempt est venu sans Archer ni sans suite,

L'arrêter.


DOM PEDRO

En cela je vois je ne sais quoi [1615]

Qui sent beaucoup la fourbe, et peu l'ordre du Roi.

Quand il est question de faire la capture

D'un homme atteint d'un cas de pareille nature,

Les Exempts ne vont point, s'ils ne sont bien suivis ;

Et ce qui me confirme encor, en mon avis, [1620]

C'est que ce Maître Exempt fait l'amour à ma fille,

Et s'appelle : Attendez, dom Gaspard de Padille ;

Dom Félix l'a poussé d'abord en chamaillant :

L'autre parant toujours, et toujours se raillant,

Comme n'ayant pas peur d'un si faible Adversaire, [1625]

Dom Félix jure, pousse, et ne lui peut rien faire :

Redouble ses efforts, dont l'autre enfin pressé,

Attaque vivement son Ennemi lassé ;

Le blesse dans un bras, lui fait tomber l'épée,

Et lui met à ses pieds une oreille coupée. [1630]

Dom Félix tout sanglant tombe sur le pavé ;

Dom Gaspard à l'instant s'est vitement sauvé.

Mais ce n'est pas encor sa dernière infortune,

Le Ciel sur le méchant n'en verse pas pour une :

Un Archet du Prévôt le regardant de près, [1635]

(En vertu d'un décret qu'il m'a fait voir après)

Le saisit au collet : c'était sa Dorothée,

Qu'il croyait par argent avoir bien contentée,

Et qu'un Oncle qu'elle a, jaloux de son honneur,

Avait fait révolter contre ce suborneur. [1640]

Tout ceci s'est passé comme un grand feu de paille ;

Un moment a vu naître et finir la bataille ;

Dom Félix est tombé dans tous ces accidents ;

En un demi quart d'heure, et même en moins de temps

DOM DIÈGUE

Il est donc en prison ?

DOM PEDRO

Et de si bonne sorte, [1645]

Qu'il faudra qu'il l'épouse auparavant qu'il sorte :

Elle a bonne promesse, outre deux beaux enfants,

Dont le plus vieil, dit-on, n'a pas plus de deux ans.

Dom Gaspard paraît.

Mais c'est là notre Exempt, ou bien je n'y vois goutte,

Puisqu'il vous rit au nez, je ne suis plus en doute, [1650]

Qu'en ce que Dom Félix a souffert aujourd'hui,

Vous n'ayez pour le moins autant de part que lui.

DOM DIÈGUE

Monsieur, il n'est plus temps de vous cacher la chose ;

Du mal qu'a Dom Félix, vous seul en êtes la cause.

DOM PEDRO

Moi, la cause ?

DOM DIÈGUE

Oui, vous, mais fort innocemment, [1655]

Au lieu que dom Félix souffre bien justement.

Car enfin Dom Félix est fourbe très insigne,

Et de votre alliance un homme très indigne.

Quand vous serez instruit de ses déportements,

Vous me direz alors s'il est vrai que je mens, [1660]

Et me confesserez, qu'épousant votre Fille,

Il était pour troubler toute votre famille ;

Et c'est ce qui m'a fait, je le confesse bien,

Rompre son mariage, et reculer le mien.

Et le petit Janos et cette Dorothée, [1665]

Est une Histoire feinte à dessein inventée,

Et l'une et l'autre Lettre est une invention

Qui vous doit faire voir ma bonne intention,

Bien mieux que les desseins intéressés d'un traître,

Comme on a cru les miens, devant que les connaître ; [1670]

Recevez donc, Monsieur, pour ce gendre perdu,

Mon Cousin Dom Gaspard qui s'est ici rendu,

Afin de vous offrir son humble obéissance,

Et recevoir l'honneur d'être en votre alliance.

Par la Poste il a su ce matin seulement [1675]

Que le Marquis son frère est dans le monument,

Aîné de la sa maison, il a droit de prétendre

Aux plus riches partis.

DOM PEDRO

Refuser un tel gendre,

Et l'accepter aussi sans y bien regarder,

C'est achever bientôt, mais c'est bien hasarder. [1680]

DOM DIÈGUE

L'on peut gagner Madrid en petites journées,

Où l'on peut aisément finir nos Hyménées,

Chez le Marquis mon père, encor mieux que chez vous,

Puisque là vous pourrez vous informer de nous.

DOM PEDRO

Ce n'est pas mal parlé.

DOM GASPARD

Le bonheur où j'aspire, [1685]

(Que je préfèrerais à l'honneur d'un Empire)

Est un bien d'un tel prix, qu'on ne la doit donner

À ceux qu'on n'a pas eu le temps d'examiner.

DOM PEDRO

Il ne reste donc plus qu'à guérir ma Lucie ;

Vraiment son accident tout de bon me soucie. [1690]

DOM GASPARD

Qu'a-t-elle donc ?

DOM PEDRO

Elle est sourde depuis hier,

Si fort, qu'en lui parlant il faut toujours crier.

DOM GASPARD

Le Ciel en lui donnant les qualités d'un Ange,

Comment l'a-t-il soumise à ce malheur étrange ?

Et comment, pense-t-il que sans impiété [1695]

On puisse voir souffrir une telle Beauté ?

DOM PEDRO

N'irritons point le Ciel, qu'il ne nous en punisse ;

Ma Fille guérira, s'il faut qu'elle guérisse :

Haussant la voix.

Et bien que dites-vous de ce nouvel Époux ?

LUCIE, faisant semblant de ne l'entendre.

Il n'est pas à propos de me tâter le pouls, [1700]

Bon si j'avais la fièvre.

DOM PEDRO

Elle est tout à fait sourde.

LUCIE

Je sens certaine humeur aussi froide que lourde,

Qui me tombe en l'oreille avec mille douleurs.

DOM PEDRO

Je suis père, excusez si je verse des pleurs.

Ma Fille ?

LUCIE, faisant un cri perçant, qui fait tressaillir tout le monde. Haussant la voix.

Haye, haye, haye, haye. [1705]

DOM PEDRO

Peste comme elle crie, [1705]

J'en ai tout tressailli.

LUCIE

Moins de bruit, je vous prie ;

Je ressens dans l'oreille un si cruel tourment,

Que je ne pense pas pouvoir vivre un moment.


BÉATRIX

Vous dormez bien souvent la tête découverte,

Tous vos rideaux levés, et la fenêtre ouverte. [1710]

C'est avoir de l'esprit un peu moins qu'un Oison ;

Mais je crois vous guérir avec une Oraison ;

Elle vient d'un Cousin qui fut homme d'Église,

Qui l'apprit à mon oncle ; et qui l'ayant apprise,

En fit part à ma Mère : elle qui savait tout, [1715]

En me la récitant souvent de bout en bout,

Me la fit à la fin entrer dans la mémoire ;

Mais il faudra jeûner sans manger et sans boire


Le jour qu'on la dira, puis cacher dans son lit

Quatre brins de fougère.

DOM PEDRO

Et bien, as-tu tout dit ? [1720]

LUCIE, en sourit, et se cache d'un linge.

Si je prends un bâton, Madame l'idiote,

Je te ferai bien taire ; au diable soit la sotte.

J'en aurais pourtant ri dans une autre saison.

HÉLÈNE

Vous en riez, ma Soeur, sans doute l'oraison

Aura fait son effet.

LUCIE

Mon Dieu, venez-moi prendre, [1725]

J'entre en convulsion.

HÉLÈNE

Ce qu'elle veut entendre,

Elle l'entend fort bien ; et vous l'allez bien voir.

Ma Soeur, mon mariage est en votre pouvoir ;

Mon Père ne veut pas qu'on fasse l'un sans l'autre,

Pour achever le mien, consentez donc au vôtre. [1730]

Ne m'entendez-vous pas ?

LUCIE, haussant la voix.

C'est pour avoir été

Tous les jours au serain, tant qu'a duré l'été.

HÉLÈNE

Je ne dis pas cela.

LUCIE

Que faut-il que je fasse ?

HÉLÈNE

Ce brave Cavalier se présente à la place

Du méchant Dom Félix, donnez-lui donc la main ? [1735]

DOM PEDRO

Il est plein de mérite.

DOM DIÈGUE

Et mon cousin germain.

LUCIE

Hay, hay, je n'en puis plus, ma douleur se réveille ;

Tous les élancements que je sens dans l'oreille

Se viennent d'augmenter.

HÉLÈNE

Ma Soeur, guérissez-vous,

Mon père le veut bien, vous aurez pour Époux [1740]

Le Seigneur Dom Diègue.

LUCIE

En vérité ?

HÉLÈNE

Moi-même

Je vous le céderai, car je sais qu'il vous aime.

LUCIE

Vous me le céderez ?

HÉLÈNE

Oui, je vous le promets.

LUCIE

Je ne suis plus sourde, et ne le fus jamais.

DOM PEDRO

Dieu soit loué, la fourbe est enfin découverte. [1745]

HÉLÈNE

Hé bien, ne suis-je pas à guérir très experte ?

DOM DIÈGUE, se mettant à genoux avec Lucie.

Vous pouvez bien, Monsieur, nous rendre malheureux,

Mais vous pouvez aussi par un trait généreux

Suspendre les effets d'une juste colère,

En faveur des bontés que doit avoir un père. [1750]

Je n'aime que Lucie, elle n'aime que moi ;

Nous nous sommes donnés l'un et l'autre la foi ;

Et nous sommes, Monsieur, si bien unis ensemble,

Qu'on nous fera mourir, si l'on nous désassemble.

LUCIE

Pour moi si je n'obtiens l'Époux que je prétends, [1755]

Je redeviendrai sourde, et sourde pour longtemps.

HÉLÈNE

Mon père, voulez-vous que l'affront m'en demeure ?

LUCIE

Mon Père, voulez-vous à l'instant que je meure ?

DOM PEDRO

Vous me causez ici d'étranges passions,

Mais pourtant je déferre aux inclinations ; [1760]

Puisqu'il aime Lucie au mépris de l'aînée,

Il faut bien que le Ciel ait la chose ordonnée ;

Et que la passion qui le moins me revient,

L'avarice s'entend, n'est pas ce qui le tient.

DOM DIÈGUE

Recevant, mon cousin, mademoiselle Hélène [1765]

Gagne aussi bien qu lui, car outre que sa haine

M'est justement acquise, ayant si mal usé

Du bien qu'elle m'offrait, et que j'ai refusé,

En richesse, en crédit, en esprit et courage,

Je confesse qu'il a sur moi grand avantage. [1770]

HÉLÈNE

Monsieur est très aimable, et je vous en crois bien ;

Mais vous paraissez tel, et vous ne valez rien.

DOM GASPARD

Ne m'attribuez rien digne de cette belle,

Qu'un amour violent dont je brûle pour elle.

DOM PEDRO

Je passerais pourtant pour un sot bien aisé, [1775]

Si je m'adoucissais, étant si méprisé,

Dois-je donc châtier sa désobéissance ?

Ou dois-je déférer à l'humaine impuissance ?

LUCIE

Ah ! Mon Père, pardon.

DOM DIÈGUE

Prenez pitié de nous,

De deux pauvres Amants qui sont à vos genoux. [1780]

DOM GASPARD

Ne m'accusez pas d'espérance trop vaine,

De demander leur grâce ? Et votre Fille Hélène ?

DOM PEDRO

Et bien que dites-vous, ma Fille, là-dessus.

HÉLÈNE

Devant vous je n'ai point de choix ni de refus ;

J'espère que ma Soeur, et son cher infidèle, [1785]

Me vengerons l'un l'autre, elle de lui, lui d'elle ;

Et je pense acceptant le parti présenté,

Que je reçois bien plus, qu'on ne m'avait ôté.

DOM PEDRO

Qu'on tienne donc demain toute chose apprêtée ;

Tandis que Dom Félix contre sa Dorothée [1790]

Demain l'Official se défendra, s'il peut,

Nous irons à Madrid, puisque ainsi Dieu le veut ;

Et là gaillardement mettre fin à nos Noces.

Je vais pour cet effet donner ordre aux Carrosses.

DOM GASPARD

Monsieur, si vous avez quelqu'un à quereller, [1795]

Vous savez qui je suis, vous n'avez qu'à parler ;

Je me bats quelquefois sans qu'il soit nécessaire,

Jugez si je ferai des combats pour vous plaire ;

Il coûtera du sang à qui vous fâchera,

Et pour un seul regard on vous satisfera ; [1800]

Faites des ennemis autant que bon vous semble,

Vous me verrez tout seul les battre tous ensemble,

Ou si vous aimez mieux les battre séparés,

Je ferai tout selon que vous désirerez ;

Il est vrai qu'on dépense en gardes, mais n'importe, [1805]

L'honneur seul est le bien des hommes de ma sorte.

DOM PEDRO

Laissons-là le duel, puisqu'il est défendu.

DOM GASPARD

Dites-vous ? Sans duel un État est perdu,

C'est le seul métier Noble où la vertu s'exerce ?

Et rien n'est comparable à la quarte ou la tierce. [1810] ==Page:Scarron-oeuvres Tome 6-1786.djvu/323==