Le IIme Livre des masques/Paul Claudel

Société du Mercure de France (p. 164-177).



PAUL CLAUDEL


On a toujours vu les hommes supérieurs, dès qu’ils n’ont pas de goût à diriger la civilisation, vivre en dehors de la civilisation. Celui-ci, dont le nom est presque inconnu, n’a jamais coudoyé ses frères ; à la première occasion il est parti, voué, farouche, à un consulat lointain ; pour caverne, il a une pagode abandonnée et, sûr qu’elles ne voient pas son âme, il promène ses yeux parmi les fourmis jaunes. Mais ces détails même n’intéresseront personne avant cinquante ans : l’auteur de Tête d’or est ici ou là, selon qu’il a choisi. Il importe, pour les bateaux, que le vent souffle d’ici ou de là ; pour les livres, nullement : ils vont de tous les côtés à la fois, ils arrivent partout, venant de partout, épaves que les naufrages roulent dans des langes éternels. Tête d’or fut mis à la mer un jour par un homme qui écrivit en français avec génie, il y a sept ou huit ans, et qui depuis s’est tu.


Je la prendrai par les épaules et toi par les pieds.

(Ils soulèvent le corps.)

Pas ainsi ! Qu’elle repose la face contre le fond.

(Ils la descendent dans la fosse.)

Cébès
Qu’elle repose.
Simon
Va dans la fosse où tu ne recevras pas la pluie !


C’est avec cette simplicité grandiose qu’un homme enterre son amour. L’œil de celui qui regarde est au niveau de la douleur humaine, un peu plus haut : alors, tout s’exalte et les mots pleurent avec sérénité. Ce qui disparaît était tout, mais n’est plus rien : une femme, les nuits vécues, les fleurs vues ensemble, la vie écoulée comme du sable d’une main dans une main, enfants ! le jeu est le jeu et la mort est la mort, mais pas davantage.


Écoute ceci que mourante elle serrait ma main sur sa joue
Et me la baisait, fixant sur moi ses yeux.
Et elle disait qu’elle pourrait me chanter des présages.
Comme une vieille barque arrivée à la fin de la mer…
… Ma fortune féminine ! Mon amour

Plus doux que le duvet que s’arrache le cygne polaire de dessous les ailes !
Va-t’en dans la fosse.
Cébès
Veux-tu que je t’aide à l’ensevelir ?
Cébès
Oui.
Je le veux. Fais cela avec moi ; et que cela ne soit pas oublié !


Ces premières pages sont bien le signe du tout. Quelle douloureuse tragédie de la mort et du néant ! L’infini humain se réduit à une petite princesse clouée par les mains : il y a un conquérant, « car l’homme est une tragédie dont le héros est le vers conquérant » ; d’ici le dénouement, il faut agir selon une action d’amour égoïste, jouir de tout en méprisant tout. De la nuit éternelle nous allons à travers des obstacles vers la nuit éternelle, nous sommes un drapeau qui flotte une journée au bout d’un mât et qu’on rentre le soir et qui ne reverra jamais la lumière. Que l’enfant de la mort, avant de mourir, secoue sa tête, s’il en a la force et qu’il produise dans l’air la rumeur du chêne dont le vent remue la chevelure. Il n’y a que des gestes ; les uns font du mal, ils sont pareils à ceux qui ne font rien que des signes dans l’air :


Je l’ai tué sans le voir, comme un gibier que l’on chasse en rêve,
Ou comme le voyageur qui se hâte vers l’auberge arrache l’importune fougère.


Un sentiment profond de la mort implique un sentiment profond de la vie. Celui qui ne meurt pas une fois par jour ignore la vie ; les cigales sont des crécelles : elles chantent la vie qu’elles nient par leur stupidité ; elles ne savent pas que cette lumière renaîtra sans elles ; « cette journée et les autres jours seront la vie d’autres gens » : il faut sentir cela pour que toute l’amertume des piqûres du soleil se change en baume. L’amour de la vie toute bonne et simple est triste comme le regard d’un chien. Mourir, c’est laisser en proie au hasard des yeux les yeux qui vous parlent. Tête d’or voit mourir Cébès :


D’abord, c’est Mai joli, puis la saison se termine et les hommes tombent comme des pommes.


L’heure est finie. Mais écoutez, à toutes les heures, la chute des pommes : ainsi vous saurez que vous vivez encore. Cébès meurt,


La Mort l’étrangle avec ses douces mains nerveuses,


et il fait un soir d’été.

Comme c’est beau, un soir d’été !
Le silence béni s’emplit
De l’odeur du blé qui fait le pain.
Les seigles, et les luzernes, et les sainfoins et les haies,
Les rondes au sortir des villages, la tranquillité de tous les êtres…


Et Cébès meurt. Et Tête d’or, des bras du cadavre passionné, bondit à l’action avec un désespoir froid, un mépris sombre ; il pense, dès cette minute, ce qu’il dira plus tard :


Quelle différence y a-t-il entre un homme et une taupe qui sont morts,
Quand le soleil de la putréfaction commence à les mûrir par le ventre ?


Simon est devenu le conquérant, Simon Agnel, que ses cheveux de femme blonde disent Tête d’or. Général vainqueur, il tue l’Empereur et s’empare du trône. La scène est shakespearienne, et même trop ; avec ses revirements de la foule dominée par une volonté, elle rappelle trop l’ironie de Jules César. L’ironie, dans Shakespeare, est plus sûre, plus vraie, plus simple ; l’auteur de Tête d’or nous montre trop la logique dans l’illogisme de la foule, mais cela reste beau par le tonnerre de paroles hautaines et brutales et par un geste : Tête d’or a jeté son épée au peuple qu’il veut mépriser et maîtriser les mains inermes ; sur un signe, le peuple vaincu rapporte à genoux l’épée.

La fille de l’Empereur s’avance ; elle n’est plus rien ; le peuple lui parle avec une haine de peuple, non profonde, mais jaillie de la joie de voir souffrir une princesse, une beauté héréditaire, une grâce innée :


À présent, va-t’en vivre de glaner et de ce que te donneront les pauvres pour s’amuser de toi,
Quand tu leur raconteras que tu fus reine
Va, épouse un rustre, travaille ! Que le soleil brûle ton visage et roussisse tes mains !


Et on la revoit mendiante, plus tard, secourue par un cavalier qui, pour mourir, rejoint une bataille, et la princesse mange le pain dur tiré d’une fonte :


Ô bouchée noire ! bouchée de pain plus chère que la bouche même !


Nous sommes à ce plus tard, et voici qu’un soldat déserteur survient et dans la mendiante de pain reconnaît la princesse, et comme elle est seule et faible, il se venge sur cette beauté dégradée de sa lâcheté, de sa misère, de sa bassesse. Aventure inexprimablement tragique : il la cloue par les mains à un arbre, comme par les ailes, un émouchet :

Le sang jaillit de mes mains ! mais malgré ces bras renversés, je reste ce que je suis.

Je suis fixée au poteau ! mais mon âme
Royale n’est pas entamée et, ainsi,
Ce lieu est aussi honorable qu’un trône.

Cependant Tête d’or est blessé. On le croit mort et on l’étend dans la nuit non loin de l’arbre dont les branches tombantes cachent la reine agonisante. Elle se réveille de sa douleur, elle crie ; Tête d’or sort de la mort, se traîne, arrache les clous. La princesse délivrée lui pardonne et l’aime, mais Tête d’or veut mourir seul, comme un roi, sans espoir et sans amour. Héros sauvage, il chante un chant de mort :

Ah ! je vois du nouveau ! Ah ! Ah !
Ô soleil ! Toi mon
Seul amour ! ô gouffre et feu ! ô sang, sang, ô
Porte ! Or, or ! Colère sacrée !

Je vois donc ! Ô forêts roses, lumière terrestre qu’ébranle l’azur glacé !

Buissons, fougères d’azur !
Et toi, église colossale du flamboiement,

Tu vois ces colonnes qui se dressent devant toi pousser vers toi une adoration séculaire !

Ah ! ah ! cette vie !

Verse un vin âpre dans la souffrance ! Emplis de lait la poitrine des forts !

Une odeur de violettes excite mon âme à se défaire !

LA PRINCESSE
Est-ce là mourir ?
LE ROI
Ô Père,

Viens ! ô Sourire, étends-toi sur moi !
Comme les gens de la vendange au devant des cuves
Sortent de la maison du pressoir par toutes les portes,
Mon sang par toutes ses plaies va à ta rencontre en triomphe !
Je meurs. Qui racontera

Que mourant, les bras écartés, j’ai tenu le soleil sur ma poitrine comme une roue ?

Ô Bacchus, couronné d’un pampre épais,

Poitrine contre poitrine, tu te mêles à mon sang terrestre ! bois l’esclave !

Ô lion, tu me couvres, tu poses tes naseaux sur mon menton !
Ô… cher… chien !

Sacrée, la princesse reçoit les insignes de la royauté, ironie qui efface Tête d’or, sa vie, sa gloire, sa mort, — et quelle pitié quand la petite main déclouée ne peut se fermer sur le sceptre : un officier lui presse le poing, courbe un à un ses doigts déshonorés !

Mais ayant baisé les lèvres de l’usurpateur, elle meurt aussi, car il faut que la toile tombe sur la scène comme une taie sur les yeux.

Ce que cette littérature forte et large doit aux tragiques grecs, à Shakespeare, à Whitman, on le sent plutôt qu’on ne peut le déterminer. Il y a là une originalité puissante appuyée à ses premiers pas sur la main paternelle des maîtres : mais pour s’appuyer à ces mains hautes comme des cimes, il faut être naturellement grand. Telle image avoue son origine ; que d’autres frappent par l’impudeur de leur beauté neuve !


… Ô la Marne dorée
Où le batelier croit qu’il vogue sur les coteaux, et les pampres et les maisons !


cela, sans doute, n’est que la paraphrase du vers d’Ausone ; c’est la Moselle, où


… vitreis vindemia turget in undis.


Mais l’habitude constante de l’auteur de Tête d’or est de puiser dans le souvenir de ses yeux ; il a une puissante mémoire visuelle ; il voit les pensées écrites dans les gestes de la nature : « Les hommes, comme des feuilles dans le magnifique Mai, se donnaient des baisers tranquilles » ; et ceci, d’une femme pleurant sur un cadavre :


Voyez comme elle se penche, pareille au tournesol défleuri,
Qui tourne tout entier son visage de graines vers la terre.


Et ceci :


L’heure est triste comme le baiser de deux femmes en deuil.


Cette vision de l’Adieu :


La figure de la Cueilleuse de fleurs qui chante
S’efface tellement dans l’épais crépuscule
Qu’on ne voit plus que ses yeux et sa bouche qui paraît violette.


Le ciel, sans abaissement, rendu sensible pour notre imagination :


La transparente garenne d’étoiles, chasse brumeuse du Sagittaire.


C’est la vie vue à travers un éblouissant réseau d’images, la vie même, mais avec toute sa féerie intérieure ; toute la nature tremble et rêve dans ces versets lents, comme une femme portée dans une barque à travers le soir. Les abstractions mêmes lèvent des bras où le sang coule en bleu ; voici « les Victoires qui passent sur le chemin comme des moissonneuses, avec les joues sombres comme le tan, — Couvertes d’un voile et appuyant un tambour sur leurs cuisses d’or ». Des images sont d’une énergie comme surgie de l’obscurité de la conscience nerveuse, des images qu’on dirait nées, çà et là, le long d’un corps pensant, dans les plexus :


… À quoi
Quand mon corps comme un mont hérisserait
Un taillis de membres, emploierais-je ma foule ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Nous avions réuni nos bouches comme un seul fruit
Avec notre âme pour noyau.


Les accidents les plus vulgaires de la vie animale se haussent à des significations nobles ; l’on voit les mourants d’un champ de bataille « bourbiller comme des crevettes ».

Pleine d’images, cette tragédie est pleine d’idées ; le solitaire « a un compagnon partout : sa propre parole » ; « le sang, l’homme doit le répandre comme la femme, son lait » ; et toutes, images et idées, créatures d’une magnifique richesse de sang, de cheveux, de peau, vivantes et belles, se meuvent et fleurissent dans la forêt somptueuse d’une tragédie surhumaine.

Il ne s’agit que de Tête d’or et déjà mes paroles débordent, sans atteindre peut-être à la hauteur grave dont il faudrait donner l’impression. On est entré dans un génie vaste où les pas résonnent sur les dalles d’écho en écho : la multiplicité des sons pourrait empêcher qu’on ait bien entendu ce que des voix disent tout bas derrière les piliers.

En ce temps où l’opinion, en littérature, obéit aux gestes honteux de plusieurs indigences intellectuelles, il est inutile de qualifier autrement que par des allusions le talent de l’auteur de Tête d’or. Dirions-nous qu’il a le don du tragique et, en puissance, toutes les vertus d’un grand poète dramatique : peu de têtes se retourneraient et peu sans un mauvais sourire. D’ailleurs, il s’est enfermé volontairement dans un tombeau à secret, fakir de la gloire qui a préféré être ignoré que d’être incompris. L’attitude, qui est belle, est rassurante. Donné par le poète (lui-même, il est très vrai) le mot d’ordre du silence a été gardé depuis sept ans avec une religion vraiment exemplaire, mais ceux qui ont souffert de se taire me pardonneront peut-être d’avoir parlé. Je ne voudrais pas avoir vécu dans un temps où seule l’infernale médiocrité ait été louangée ; et si j’erre, j’aime mieux que cela ne soit pas le long de la rive d’ombre.

Relu, Tête d’or m’a enivré d’une violente sensation d’art et de poésie ; mais, je l’avoue, c’est de l’eau-de-vie un peu forte pour les tempes d’aujourd’hui ; les fragiles petites artères battent le long des yeux, les paupières se ferment : trop grandiose, le spectacle de la vie se trouble et meurt au seuil des cerveaux las de ne jamais songer. Tête d’or dramatise des pensées ; cela impose aux cerveaux un travail inexorable à l’heure même où les hommes ne veulent plus que cueillir, comme des petites filles, des pâquerettes dans une prairie unie ; mais il faut être impitoyable à la puérilité : c’est pourquoi nous exigeons de l’auteur de Tête d’or et de La Ville l’œuvre inconnue de sept années de silence.