Le Huitième Péché/Texte entier

Calmann-Lévy, éditeurs.
LE HUITIÈME PÉCHÉ


DU MÊME AUTEUR




la carrière amoureuse 
 1 vol.
la maison pascal 
 1 —
nicole, courtisane 
 1 —
les trois nuits de don juan 
 1 —


En préparation :

amitié allemande.




Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays.




Copyright, 1914, by Calmann-Lévy.




e. grevin — imprimerie de lagny




JEANNE MARAIS


――――――


LE


HUITIÈME PÉCHÉ



PARIS


CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS


3, RUE AUBER, 3



LE HUITIÈME PÉCHÉ



I


— Aïe !… Votre lime m’est entrée dans la chair.

Marthe Lambert-Massin examine l’index intact de sa main droite avec une grimace puérile de femme douillette. La manucure s’excuse ; elle prend des précautions extrêmes pour ressaisir les doigts précieux de sa cliente : évidemment, les mains de madame Lambert-Massin, la femme du grand fabricant de bronzes et ornements d’église, ne sont point d’une pâte vulgaire ; ces phalanges épaisses de millionnaire représentent une valeur sociale : ce sont elles qui plongent dans la bourse d’or, qui froissent les billets bleus, qui signent rapidement les chèques ; et, lorsque l’armature des bagues les surcharge de gemmes, on peut les évaluer de trois cent cinquante à quatre cents louis la main.

La manucure les tripote fort respectueusement : elle frotte le polissoir sur ces ongles sacrés, avec la déférence d’un pieux bedeau qui promène son plumeau sous le nez du Christ ou l’auréole de saint Joseph. Car, la salariée besogneuse est très fière de rogner les griffes de Crésus.

La fenêtre devant laquelle sont installées les deux femmes donne sur l’avenue d’Antin.

Tandis que ses doigts trempent dans une mixture d’eau savonneuse et de glycérine, Marthe regarde au dehors : à la porte, elle aperçoit son automobile qui stationne depuis dix minutes, revenant attendre madame pour la sortie matinale après avoir conduit monsieur à ses magasins de la place Saint-Sulpice. Elle remarque la bonne tenue du chauffeur, roidi sur son siège : cet Émile est un garçon qui fait honneur à ses maîtres. Un pâle soleil de février égaye ce coin du Paris mondain où passent, de temps en temps, un équipage roulant vers les Champs-Élysées ou quelque cavalier sans élégance, qui vient de prendre sa bête de louage au manège du faubourg Saint-Honoré.

Madame Lambert-Massin récapitule le programme de sa journée : un essayage à onze heures et demie, chez la lingère ; après le déjeuner, second essayage : sa nouvelle robe d’intérieur — tunique de mousseline violine sur fond de charmeuse mauve — qu’elle doit étrenner cet après-midi même, car c’est son quatrième samedi de réception. Elle songe tout à coup qu’elle recommandera à la femme de chambre d’acheter des galettes bretonnes chez le pâtissier, en allant chercher Yvonne et Madeleine Lambert-Massin à leur cours.

À vingt-six ans, Marthe Massin, la fille du banquier, a épousé Léon Lambert, l’éditeur-fabricant d’articles de piété. Marié sous un régime sévère qui avantageait la famille de sa femme, Léon Lambert s’est empressé de faire souche, ce qui rétablissait ses droits d’héritage ; puis, à la mort de son beau-père, il a recueilli la vieille madame Massin qui habite avec ses enfants, avenue d’Antin.

Aujourd’hui, Marthe a quarante-cinq ans. C’est le prototype de la bourgeoise cossue : ses joues grasses sont couperosées par l’abus de la bonne chère ; son ventre a conservé la forme que lui imprimèrent deux maternités ; elle est coquette : mais sa recherche aboutit à la somptuosité beaucoup plus qu’à l’élégance ; peu lui importe d’exhiber une peau rouge si les diamants magnifiques d’une rivière massive scintillent sur son décolletage. Ses traits empâtés n’ont guère d’expression et ses yeux bleus n’ont point de regard.

Devant le mutisme de sa cliente, la manucure juge à propos de la distraire. Mâchonnant ses phrases affriolantes avec le petit bruit de salive des gens qui sucent un bonbon, elle lui distille le potin du jour :

— Est-ce que vous comptez assister à la première de gala du Théâtre Parisien, madame ?

— Naturellement… Les loges coûtent deux cents francs.

— Eh bien ! la représentation n’aura pas lieu… J’ai appris la nouvelle tout à l’heure, chez mademoiselle Léry, l’actrice, qui me l’a contée pendant que je lui faisais les ongles… Le petit Fréville, le beau jeune premier du Théâtre Parisien, dont les vingt-cinq printemps triomphent sur toutes les scènes… le petit Fréville — le fétiche des directeurs, la coqueluche du public — s’est laissé enlever par une comtesse espagnole, hier, à l’avant-veille de la répétition générale… On dit que c’est la veuve d’un ancien ministre, qu’elle est fort riche, très jalouse et qu’elle l’épousera… Et la fugue du principal interprète force la direction à ajourner la première.

— Ah !… c’est de Jane Léry que vous tenez l’histoire… Est-ce qu’elle-même n’était pas l’amie du beau Fréville, à un moment ?

Madame Lambert-Massin penche la tête, sourit d’un air fripon. Les aventures des gens de théâtre émoustillent au plus haut point cette mondaine dont la compétence artistique se borne à déterminer l’intérêt d’un spectacle d’après la cherté des places : ses narines se dilatent à flairer le relent des coulisses.

Mais soudain, Marthe se rappelle son rang, ses principes, la situation de son mari : quand on a gagné une fortune à débiter du catholicisme en tranches de toutes tailles, de tous formats et de toute espèce : bronze, marbre, cire, cuivre, argent ou or ; quand on a fondu le célèbre crucifix du sculpteur Cartier à un nombre incroyable d’exemplaires et alimenté la province de chasubles, de chapelets, de médailles, de saints et de ciboires ; quand, malgré l’expulsion des congrégations, la séparation de l’Église et de l’État, on a maintenu son chiffre d’affaires ; — on doit à cette religion fructueuse de porter sur son visage toutes les vertus qu’elle enseigne ; et Marthe arbore le masque de la pruderie comme elle promènerait une firme commerciale de la maison Lambert-Massin : « la Foi, les Apparences et l’Honorabilité ».

Aussi, arrêtant la manucure du geste avant qu’elle ait répondu, Marthe s’écrie-t-elle :

— Je ne sais pourquoi je vous demandais cela !… Les mœurs de ces individus sont profondément affligeantes : je préfère les ignorer.

La manucure se tait : elle est habituée à ces brusques revirements qui trahissent la versatilité du cervelet d’oiseau-mouche que contient le crâne étroit de sa cliente.

D’ailleurs, l’entrée soudaine de la femme de chambre fait diversion.

— Qu’est-ce qu’il y a, Julie ? interroge Marthe.

— C’est une dame qui veut parler à madame… Elle dit que c’est urgent ; qu’elle s’appelle madame Halberger.

— Madame Halberger ?… Je ne la connais pas. Qu’est-ce que cette personne qui se présente chez les gens à onze heures du matin ?

La femme de chambre réplique vivement :

— Ah ! j’oubliais… Elle vient de la part du cousin de madame : monsieur Gérard.

Marthe réfléchit : Victor Gérard n’est pas son cousin, d’abord : c’est le mari d’une cousine pauvre de M. Lambert-Massin, qui est morte il y a quelque cinq ans : les Lambert-Massin considèrent qu’ils ne se trouvent presque plus apparentés à ce Gérard, depuis qu’il est veuf. Sans famille, sans fortune, Victor Gérard habite avec sa fille unique un entresol mesquin, rue Albouy, dans un quartier peu aristocratique. L’avenue d’Antin ignore la rue Albouy ; et la rue Albouy est trop discrète pour se rappeler au souvenir de l’avenue d’Antin. Les relations se sont espacées ; aux yeux des Lambert-Massin, la situation sociale de Victor Gérard n’est guère intéressante : il est artiste musicien et gagne chichement sa vie à jouer du hautbois dans un concert symphonique, le concert Halberger. Au rappel de ce nom, Marthe, illuminée, s’exclame :

— Madame Halberger ?… Mais c’est la femme de son chef d’orchestre !

Que lui veulent ces gens ? Pourquoi Victor Gérard, qui ne donne jamais signe de vie, lui envoie-t-il cette dame inconnue — et à une heure indue ?

Marthe, vaguement inquiète et très intriguée à l’annonce de cette visite insolite, a hâte de savoir. Elle regarde sa main plongée dans l’eau tiède, ses ongles à demi faits : va-t-elle renvoyer la manucure afin de rejoindre cette dame au salon ? Elle examine complaisamment son kimono de panne rose… Oh ! après tout, elle est très bien ainsi et n’a pas à se gêner avec la femme d’un simple chef d’orchestre, quand ça l’ennuierait d’interrompre sa toilette… Et Marthe ordonne délibérément :

— Faites-la entrer ici, Julie.

La femme de chambre revient bientôt, introduisant une femme d’une quarantaine d’années qui paraît très émue. Marthe apprécie d’un coup d’œil bref ses souliers carrés, son tailleur correct et son chapeau démodé (du feutre au mois de février !) elle murmure :

— Madame ?

Madame Halberger s’écrie tout de suite, d’une voix tremblotante :

— Madame, je suis venue… Si vous saviez : quel malheur !… Votre cousin est mort.

— Victor Gérard ?

Madame Lambert-Massin, médiocrement affectée, songe : « C’est pour cela qu’elle s’est dérangée ? » Elle juge cette peine superflue et se fût contentée de la lettre de faire-part. La nécessité de dire quelque chose ne lui inspire que cette réflexion :

— Ce n’est pas possible ?… Il me semble avoir vu son nom affiché au programme des concerts, dans le journal d’hier…

— Oui, madame. Gérard avait encore joué hier soir avec mon mari : il est mort subitement, cette nuit.

— Oh ! c’est épouvantable !

Sincèrement troublée cette fois, Marthe est remuée dans sa sensibilité égoïste : que la vie est une frêle chose vacillante !… La flamme s’éteint brusquement… Et madame Lambert-Massin s’attendrit en songeant qu’elle-même pourrait trépasser d’ici cinq minutes.

La femme de chambre — qui n’a point quitté la pièce — et la manucure, ont une figure apitoyée : les pensées funèbres frappent toujours les âmes simples. La visiteuse se retient, pour ne pas pleurer. Or, au contact de ces compassions ambiantes, voici que le petit cœur indécis de madame Lambert-Massin s’émeut contagieusement : elle a l’impression de perdre quelqu’un qu’elle regrette énormément, sans rendre compte de l’influence que subit invariablement son esprit en présence de témoins, et elle soupire :

— Ce pauvre Victor !

C’est à cet instant propice que madame Halberger explique enfin le motif de sa démarche : l’accident est arrivé, rapide, imprévu et brutal ; Gérard était cardiaque ; L’usage répété du hautbois aggravait son état : une rupture d’anévrisme l’a tué en pleine force, à quarante-six ans. Il laisse une fille de vingt et un ans ; une pauvre gamine qui, vivant toujours en tête à tête avec son père, sans distractions, sans amies de son âge, éprouvait pour lui cette tendresse passionnée que décuple la solitude à deux. Ce matin — lorsque, prévenue par la bonne de Gérard, elle est accourue avec son mari, — madame Halberger s’est effrayée en constatant la douleur hébétée, la dépression extrême de la petite Claude Gérard ; elle craint qu’il ne soit dangereux que la jeune fille reste livrée à elle-même dans un pareil moment. Elle achève :

— Alors, madame, j’ai bien pensé à l’emmener chez nous : mais, là, tout lui parlerait encore de son père… Et puis, on entend constamment de la musique : mon mari travaille ou reçoit ses élèves… Le chagrin de Claude ne se trouverait pas assez dépaysé… Le médecin qui est venu ce matin nous a conseillé de l’éloigner du mort… Les Gérard ne connaissaient personne. La bonne m’a donné votre adresse : vous êtes leurs seuls parents… J’ai songé à vous demander… ne pourriez-vous pas garder Claude un jour… ou deux… le temps qu’elle reprenne un peu courage ? Si vous la voyiez, la pauvre petite : elle fait peur, elle a l’air d’une inconsciente !

Madame Lambert-Massin se lève brusquement ; elle secoue ses mains humides et les essuie machinalement sur son kimono ; cette histoire l’a bouleversée autant que le quatrième acte d’un mélo de Kistemaeckers. Elle se représente l’orpheline éplorée, à genoux auprès du linceul ; les bougies allumées, le buis… cela fait image d’Épinal devant les yeux de Marthe, et le côté conventionnel de ce malheur touche plus vivement son âme futile que la détresse qu’il cause. Elle s’exclame :

— Pauvre enfant ! Quelle terrible épreuve, cette mort subite !… Hélas ! c’est horrible pour elle, d’être isolée à une heure aussi pénible… Attendez-moi, madame. Nous allons la retrouver. Je la ramènerai ici… Je m’habille tout de suite.

— Vous êtes très bonne, madame, murmure madame Halberger.

Après elle, à l’unisson, la manucure et la femme de chambre répètent :

— Oh ! oui… Madame est bonne.

« C’est vrai que j’ai du cœur », pense Marthe en passant du cabinet de toilette dans sa chambre à coucher. Un miroir lui renvoie l’image de sa figure décomposée, de ses paupières rouges : elle éprouve un plaisir complexe à se repaître de sa propre émotion ; elle s’admire d’être si sensible, puis ordonne à la femme de chambre :

— Vous me choisirez un costume sombre, Julie… le plus foncé de mes tailleurs.

— Le noir ?

Marthe se fâche presque.

— Non, voyons : pas le noir !… Max me l’a raté : il me grossit effroyablement.

— Alors, le tailleur bleu nuit, en drap de soie ?

— C’est ça ; le tailleur en drap de soie… Pauvre petite Gérard : c’est affreux !

Tandis qu’on l’habille, Marthe ressent le besoin de communiquer à quelqu’un la nouvelle qu’elle vient d’apprendre. Elle réfléchit : « Maman ?… pas la peine : elle me retarderait. » La vieille madame Massin est sourde : il faut lui crier deux ou trois fois la même chose. « Mes filles ?… Elles sont au cours de pyrogravure. » Et, suprême malchance, Léon ne rentrera pas pour le déjeuner, ni pour le dîner ; appelé à Sens pour une affaire importante — une grosse commande de l’archevêque — M. Lambert-Massin a dû quitter déjà ses magasins ; il est sans doute en route et ne reviendra que dans la soirée. Marthe n’a même pas la ressource de lui téléphoner à son bureau.

Un peu désemparée, madame Lambert-Massin rejoint madame Halberger. Les deux femmes descendent précipitamment. Au chauffeur qui lui ouvre la portière de l’auto, Marthe commande :

— Rue Albouy.

Émile fait la grimace ; il prévoyait une tranquille promenade au Bois, des courses aux alentours de l’Étoile ou dans les parages du boulevard Haussmann. Avec la mauvaise volonté de ses congénères, il affecte l’ignorance d’un snob à l’égard de « ces quartiers-là ». Madame Halberger le renseigne complaisamment.

— C’est du côté du quai de Valmy… je vous indiquerai.

Pendant le trajet, Marthe entretient sa surexcitation émotive aux confidences de madame Halberger : frappé à l’improviste, Gérard laisse sa fille dans une triste position ; élevée en enfant gâtée, très instruite mais sans un diplôme, bonne musicienne mais ne pouvant se prétendre l’élève d’un professeur réputé, Claude Gérard va connaître une quasi-misère du jour au lendemain et devra, pour gagner sa vie, accepter toutes les besognes mal rétribuées — puisqu’elle ne sait aucun métier.

Madame Halberger déplore :

— Et avec ça, elle est jolie, la malheureuse !… C’est une difficulté de plus, quand on est dans son cas.

— Gérard n’avait donc pas d’économies ? questionne Marthe.

Son interlocutrice sourit amèrement : le concert Halberger n’est pas un grand concert ; c’est une association d’artistes modestes : Victor Gérard y touchait trois cents francs par mois ; en y joignant quelques leçons et de rares cachets, on peut supposer que ses ressources annuelles se montaient à quatre ou cinq mille francs. Madame Halberger se dispose à expliquer que, choyant et parant sa fille, le musicien ne mettait rien de côté, lorsqu’elle est confondue de stupéfaction en entendant Marthe s’écrier :

— Comment !… On peut donc vivre avec cinq mille francs par an ?

Cette naïveté de millionnaire choque presque madame Halberger ; elle va répliquer sèchement : « Bien des gens seraient heureux de posséder cette rente » ; mais un coup d’œil jeté sur la robe de sa voisine, sur les glaces biseautées de la voiture luxueuse et les coussins de satin beige, la calme… Elle comprend, s’incline déféremment devant le prestige de la richesse…

Et madame Halberger se contente de dire :

— Nous ferons tout ce que nous pourrons, mon mari et moi, afin d’adoucir le sort de Claude.

— Moi aussi !… Moi aussi, soyez tranquille, promet Marthe avec élan.

Les voici arrivées. Madame Lambert-Massin descend de voiture, inspecte avec une sorte de malaise cette rue inconnue, étroite et grise ! En face, c’est une muraille terne, une haute porte cochère sur laquelle elle déchiffre machinalement cette enseigne : « Machines agricoles et industrielles. » Sur le trottoir où elle se trouve, une marmaille piaulante s’arrête de jouer pour venir admirer l’automobile. La robe de madame Lambert-Massin frôle l’étalage d’une fruiterie afin d’éviter la table mouillée et les chaises de fer d’un débit de vins : les deux boutiques de la maison. Une commère en tablier bleu dévisage indiscrètement la belle dame ; le mastroquet, éméché, obèse et paterne, s’avance jusqu’au seuil de sa porte. Écœurée, Marthe a la nostalgie de son avenue aristocratique ; elle glisse un regard vers le chauffeur : Émile et sa patronne sympathisent en la communion d’un même dégoût.

— Montons, madame, dit madame Halberger qui entraîne Marthe.

Un escalier obscur. Marthe suit sa compagne en se cramponnant à la rampe. Elle entend des pas derrière elle : c’est la concierge qui forme cortège avec la fruitière et le marchand de vins. Ils murmurent : « C’est la cousine de ce malheureux monsieur Gérard ! » La solidarité sans-gène des pauvres gens, qui s’introduisent d’autorité au foyer des voisins éprouvés par un décès, scandalise madame Lambert-Massin ; néanmoins, elle s’abandonne à la satisfaction inavouée d’avoir un public : ces individus constatent la condescendance de la dame riche qui accourt chez la parente indigente afin de participer à sa peine.

Dans l’antichambre, madame Lambert-Massin est accueillie par un grand monsieur grisonnant et chevelu : le chef d’orchestre Halberger ; il la guide silencieusement.

La chambre. Marthe aperçoit le lit mortuaire, auprès duquel une petite forme grêle, prosternée, riposte par des coups d’épaule rageurs aux exhortations de la vieille bonne, qui s’efforce à l’éloigner de l’alcôve et répète :

— Voyons, mademoiselle Claude… Voyons, mademoiselle Claude…

Madame Lambert-Massin fait le signe de la croix et marmotte une vague oraison.

Alors la vieille domestique reprend :

— Voyons, mademoiselle Claude… relevez-vous. C’est madame votre cousine qui vient vous chercher.

La jeune fille est debout, d’un jet brusque. Marthe considère cette créature émouvante et frêle, qui écarquille des yeux de folle, des yeux noirs et fiévreux, sous une toison rousse, pas peignée, dont les mèches tombent sur le front ; sa bouche saignante est tout enflée, ses pommettes tuméfiées sont pâles et violacées ; et ses mains longues frémissent nerveusement. Elle parvient à crier d’une voix rauque :

— Je ne veux pas m’en aller !

Marthe est impressionnée ; elle pleure sans se retenir. Il y a des gens qui bâillent de voir bâiller quelqu’un ; madame Lambert-Massin subit une sensation analogue : les larmes des autres taquinent sa glande lacrymale, irrésistiblement. Et elle déclame, avec une tendresse débordante :

— Je vous en prie, soyez raisonnable, ma petite enfant !… Vous ne pouvez pas rester dans ce décor lugubre : votre papa vous le conseille d’en haut. Vous devez réagir. Il faut me suivre gentiment, chez moi. Vous ferez connaissance avec mes fillettes : elles vous consoleront… Yvonne a dix-sept ans et Madeleine huit ans seulement… Mademoiselle Claude !

La jeune fille la regarde intensément : la pitié qu’elle inspire à cette dame presque étrangère fait vibrer ses nerfs exacerbés. Voilà la première intervention qui détourne une minute la pensée de Claude. L’assistance de ses amis, Halberger l’avait touchée sans la surprendre — comme une chose naturelle. Mais, ça !… Cette visite extraordinaire et charitable, cette démarche généreuse d’une parente à demi inconnue que son père fuyait à dessein, déclarant : « Les Lambert-Massin ? Des cousins trop huppés pour nous, je suis une cigale qui aime mieux danser sous la bise, que d’aller chez les fourmis. »… Claude puise un réconfort dans cette sympathie attendrissante et inattendue. Elle s’approche de Marthe ; elle essaie de parler, mais sa voix s’étrangle, elle ébauche un geste… et tombe, sanglotante, dans les bras de madame Lambert-Massin.

Marthe sent palpiter contre elle une petite vie douloureuse et tressaillante ; elle caresse les cheveux emmêlés, les joues chaudes. Elle éprouve le même sentiment que le jour où elle protégea, l’arrachant aux jeux de gamins imbéciles, une petite chatte de gouttière qu’elle rapporta dans son manteau : le contact de la bête effarée, tapie, frissonnante, lui est rappelé par cette faible chose humaine dont la chair brûlante tremble de fièvre ; par cette enfant désespérée, effondrée sur sa poitrine. Et Marthe connaît pour la seconde fois la douceur de l’adoption.

À ce moment, des chuchotements partis du fond de la pièce exaltent encore la ferveur compatissante de madame Lambert-Massin : la concierge et la fruitière, en admiration devant cette dame qui a tant de cœur, échangent des commentaires flatteurs.

— Ah ! la brave personne…

— Si tous les riches lui ressemblaient !

Marthe savoure sa popularité ; elle se plaît dans ce personnage d’excellente bienfaitrice ; les éloges la grisent, lui font perdre la notion de la réalité. Et lorsque la concierge — ayant mal compris ses paroles, tout à l’heure — s’extasie :

— Dire qu’elle va la garder avec elle, à l’abri de la misère… C’est-il bien, ça, tout de même !

Marthe, au lieu de rectifier l’erreur, renchérit, emportée par son ardeur :

— Oui : je la garde !… Elle vivra parmi nous… Ce sera ma troisième fille ; n’est-ce pas, ma petite Claude ?

Madame Halberger échange un regard avec son mari : ce dénouement inespéré les enchante. Ils se précipitent :

— Madame… oh ! madame Lambert-Massin… C’est trop bien, ce que vous faites là… Vous en serez récompensée. Ah ! si Gérard avait eu le bonheur de vous entendre !…

Marthe est transportée d’émotion : elle ne voit, autour d’elle, que des visages émerveillés. La concierge pleure, la vieille bonne pleure ; la fruitière se mouche. Le ménage Halberger lui prodigue les approbations précieuses des honnêtes gens. Madame Lambert-Massin étreint convulsivement la petite Claude et se félicite de sa bonne action : elle aide la jeune fille à s’évader de son triste milieu ; elle lui fera goûter les délices de la vie charmante ; elle la mariera… Marthe arrive à songer confusément qu’il est presque heureux pour Claude que son père soit mort. Elle dit à Halberger :

— Mon mari est absent de Paris… mais il viendra dès demain ; c’est lui qui s’occupera de toutes les formalités.

Glorieuse et modeste sous la louange unanime, madame Lambert-Massin prend une voix angélique pour prier poliment la concierge d’aller transmettre au chauffeur l’ordre de se préparer à repartir. La femme s’acquitte de sa mission avec zèle. Tandis que le moteur commence ses ronflements progressifs, elle raconte à Émile ce que vient de décider sa patronne. Les gestes nombreux, l’accent lamentable et criard tout à la fois, les mimiques expressives des gens du peuple transforment cette histoire en un roman-feuilleton pour le Petit Parisien.

Agacée que le chauffeur l’ait écoutée sans manifester d’enthousiasme, la concierge insiste :

— Comprenez-vous ?… Madame Lambert-Massin recueille la petite Gérard !

— Pauvre fille ! murmure Émile en se plaçant correctement au volant.



II


Claude s’est laissé emmener avec la docilité inerte d’une inconsciente. Après avoir hyperesthésié toutes ses facultés sensitives, voici maintenant que sa douleur sombre et s’apaise dans une sorte d’abrutissement ; ses nerfs épuisés n’ont plus la force de souffrir ; son être est anéanti.

Elle considère sans le voir, le décor pimpant où elle se trouve transportée : ce clair et grand salon dont les fenêtres sont remplacées par une longue galerie vitrée ouvrant sur l’avenue ; ces murs ornés de tableaux aux cadres trop dorés ; ce tapis d’Aubusson ; ces bergères aux coussins roses ; ces tentures vermeilles ; et le beau piano à queue recouvert d’une horrible étoffe bariolée, drapée avec recherche.

Elle regarde d’un air vague l’aïeule de soixante-douze ans, la vieille madame Massin, dont le visage ratatiné a la physionomie un peu idiote que lui donne une extrême surdité.

Elle n’entend pas madame Lambert-Massin crier à sa mère :

— C’est mademoiselle Gérard !… Claude Gérard !… Gérard !… Son père est mort !

Et comme la vieille dame reste impassible, Marthe hurle sur un ton suraigu :

— Son père est mort !… C’est affreux !… Nous le remplacerons !… C’est ta petite fille !

Proférées en rugissements, ces paroles désolantes font un effet comique inattendu.

Le tympan capricieux de madame Massin enregistre certains mots plutôt que d’autres. La vieille dame — qui a reconstruit les phrases à sa guise suivant les syllabes perçues — murmure avec sérénité :

— Ah !… c’est la petite Gérard. Bonjour, mon enfant… Comment va monsieur votre père ?

Marthe hausse les épaules, découragée ; et elle entraîne Claude vers la chambre de sa fille aînée. Yvonne Lambert-Massin est une grande gamine mince dont les dix-sept ans anguleux ont une tournure dégingandée ; sa figure un peu pointue et jaunâtre est plus étrange qu’attrayante ; seuls, ses cheveux châtains très abondants et ses yeux noisette peuvent prétendre à la beauté. Elle examine Claude sans bienveillance, écoute sa mère d’un air désapprobateur, et bougonne entre ses dents :

— Ben !… en voilà une histoire réjouissante !

On passe à côté, chez la petite sœur.

— Vous partagerez la chambre de Madeleine, annonce madame Lambert-Massin à Claude. Nous ferons installer votre lit pour ce soir.

Et l’instinct ancestral du gîte — cet instinct de la bête pour sa tanière — est si puissant que Claude lève les yeux, regarde avec un peu plus d’intérêt : la pièce est très gaie, d’une puérilité joyeuse ; le papier des murs est illustré de fresques enfantines : sur un fond orangé, de noirs bassets hilares y poursuivent des chats hérissés, qui cabossent exagérément leur dos et redressent une moustache menaçante. Les rideaux de broderie anglaise, la toilette blanche et la petite armoire à trois panneaux semblent des modèles d’exposition, section d’ameublement pour baby.

— Voici Madeleine, dit madame Lambert-Massin.

L’enfant a les beaux cheveux châtains de sa sœur ; mais ses yeux bleus au regard candide, sa bonne figure poupine et rose, son corps râblé, trapu, ses huit ans robustes arrêtent là toute la ressemblance : Madeleine rappelle plutôt madame Lambert-Massin. Yvonne tient du père.

Après avoir contemplé Claude Gérard avec une curiosité silencieuse, Madeleine déclare :

— Maman, j’ai faim… Est-ce qu’on va bientôt déjeuner !

Déjeuner, c’est vrai, c’est l’heure. Marthe n’y pensait plus.

Oh !… ce repas… il réveille brusquement la douleur de Claude : un geste de madame Massin, pour couper sa viande, évoque le père Gérard et la façon dont il tenait son couteau ; hier encore, il était installé à la table familiale, vis-à-vis de Claude ; son visage plein de santé s’avivait de rose aux pommettes ; il reprochait, comme d’habitude : « Tu ne manges pas, ma petite fille ! » Et elle répondait, avec impatience : ce souvenir lui est un remords énorme… Si on savait !… Il n’y a pas vingt-quatre heures qu’elle s’irritait de la sollicitude paternelle : et maintenant, son père, c’est ce cadavre qui attend là-bas la mise en bière, et qui ne lui parlera plus, jamais plus…

— Vous ne mangez pas, ma petite fille !

Claude sursaute : madame Lambert-Massin vient de l’interpeller. Mais la jeune fille ne voit pas sa cousine assise en face d’elle, à côté de sa mère, ni les deux gamines… L’odeur des mets, le bruit des assiettes lui rappellent d’autres déjeuners, dans la petite salle à manger de la rue Albouy ; et cette phrase malencontreuse de Marthe… La jeune fille se retient de crier de désespoir ; car, c’est la répétition des actes familiers de la vie quotidienne qui nous fait sentir avec le plus de force ce qui est fini, pour toujours.

Claude suffoque ; elle se lève, jette sa serviette sur sa chaise et veut s’enfuir, retourner chez elle. Hélas ! elle s’arrête, désorientée : elle ne sait même pas par où l’on sort de cet appartement étranger. Marthe murmure : « Il vaut mieux la laisser tranquille ; je vais la reconduire dans sa chambre. » Elle emmène doucement la jeune fille, tandis que la grand’mère interroge :

— Qu’est-ce qu’elle a ?… Pourquoi pleure-t-elle ?… Pourquoi ta mère l’a-t-elle gardée à déjeuner, Yvonne ?

L’aînée des petites Lambert-Massin passe son temps à se divertir aux dépens de la surdité de la vieille dame. La voix respectueuse, l’air déférent, le sourire aux lèvres, Yvonne réplique, trop bas pour que madame Massin puisse entendre :

— Oui… Tu as raison… Cause toujours… Tu nous assommes.

La grand’mère, qui veut avoir l’air de comprendre, riposte avec douceur :

— Ah !… Bon. Très bien, mon enfant.

Yvonne crispe sa bouche mince en un rictus malicieux ; puis, elle cesse son jeu insolent dès que Julie rentre dans la salle, apportant un autre plat. Après le départ de la domestique, la jeune fille grogne pour elle-même — entre la grand’mère sourde et la petite sœur trop jeune :

— Ah çà !… va-t-on bouleverser notre existence en l’honneur de cette intruse ?… Bah ! quand papa sera rentré…

Elle médite, les poings au menton, devant son assiette où refroidissent des croquettes de pommes.

Pendant ce temps-là, madame Lambert-Massin a installé Claude dans la chambre de sa fille cadette ; elle lui avance une chaise, un coussin, et puis, reprise par la contagion des larmes, Marthe se met à sangloter machinalement en regardant le pauvre visage ravagé de l’orpheline.

— Maman, c’est ton jour aujourd’hui… Est-ce que tu recevras quand même ?

Yvonne vient relancer sa mère. Droite, roide, la grande fillette reste au seuil de la pièce et considère les deux femmes avec énervement. Marthe, redressée brusquement, s’exclame :

— Mon Dieu !… C’est vrai… Comment faire ?

Sous l’influence de cette nouvelle émotion, ses larmes se tarissent instantanément. Elle consulte sa fille du regard et murmure :

— Évidemment… Il serait plus décent de condamner notre porte.

— Alors, je cours donner des ordres à Julie ; dit Yvonne.

Elle esquisse un geste de retraite, mais s’arrête en entendant sa mère se lamenter — sur le ton plaintif dont elle déplorait tout à l’heure le malheur de Claude Gérard :

— Moi qui devais étrenner ma si jolie petite robe de mousseline de soie !

Yvonne sourit ; et ce sourire perfide anime d’une expression perverse sa figure tourmentée de jeune peste spirituelle. Elle insinue :

— Après tout, ce Gérard n’était pas ton parent…

— Chut ! interrompt Marthe en désignant Claude.

Elle réfléchit un moment, puis ajoute :

— Non ; je ne peux pas recevoir… Ce ne serait point convenable : qu’en penserait-on !… Seulement, je ne ferai pas renvoyer les visiteurs par la femme de chambre… J’expliquerai moi-même au fur et à mesure, à chaque personne, les motifs de ce contre temps : je raconterai en deux mots le triste événement… Tu comprends, ce sera plus poli envers des amis qui se seront dérangés pour rien.

Et madame Lambert-Massin conclut, triomphante :

— Comme cela, je supprime mon jour de réception et, néanmoins, je suis obligée de revêtir ma robe… Justement, elle est mauve : c’est presque une teinte de deuil !

S’agitant tout à coup, elle se dépêche de sortir avec Yvonne, ayant presque oublié Claude. Quoi d’étonnant ? À chacun de ses deuxième et quatrième samedis, Marthe éprouve le besoin de mettre son intérieur sens dessus dessous dès le matin, de précipiter le repas et de s’habiller sitôt le déjeuner expédié, bien qu’elle soit rarement prête lorsque sonne la première visiteuse, vers le milieu de l’après-midi. Aujourd’hui, les péripéties qui se sont déroulées sous ses yeux en si peu de temps, l’ont troublée au point de la faire déroger à ses habitudes. La mort de Gérard l’a préoccupée aux dépens du reste ; à présent, l’essayage de la nouvelle robe reprend l’avantage sur les soucis lugubres. Marthe Lambert-Massin rit, se fâche, pleure, rêve, bavarde, se tait, se prodigue ou se dérobe avec une mobilité extraordinaire : sa nature instable est déconcertante ; mais les sautes d’humeur de cette linotte ne surprennent plus, lorsqu’on l’écoute parler ; on distingue vite que son verbiage lui tient lieu d’idées, de sentiments, de raison ; elle agite ses pensées au petit bonheur, avant de s’en servir, tel d’un kaléidoscope. Et Marthe mène sa vie comme sa conversation — à bâtons rompus.

Claude Gérard est soulagée de se sentir seule : le silence lui donne l’illusion que rien n’est plus, que toutes les existences ont disparu avec celle de son père. C’est tellement pénible, sur le premier moment du désespoir, de voir des êtres respirer, se mouvoir autour de soi, alors que l’unique créature que l’on aimât est pétrifiée dans l’immobilité éternelle. Claude a le cri égoïste de la douleur : « Pourquoi faut-il que ce soit lui qui soit mort, quand les autres vivent !… Pourquoi n’est-ce pas la bonne, Halberger, n’importe qui parmi ces gens qui sont venus me consoler — me persécuter ! — depuis ce matin… Pourquoi ne suis-je pas morte à sa place ? » Elle se reproche tout de suite ce vœu : pauvre papa, c’eût été lui qui aurait eu du chagrin… Et Claude s’abandonne avec une âpre volupté à ces larmes affaiblissantes qui semblent la vider de ses forces, comme si c’était son sang même qui coulât peu à peu de ses paupières enflammées…

— Mange… ça me fera tant de plaisir !… C’est bon, vous savez.

Claude sent une chose fraîche et gluante s’écraser contre sa bouche ; surprise, elle essuie ses yeux aveuglés par une buée humide et voit la petite Madeleine debout devant elle : l’enfant tient dans la main gauche une assiette remplie de pâtisseries et dans la main droite un éclair à la crème qu’elle s’efforce consciencieusement à introduire, entre les lèvres de Claude. Elle explique en souriant :

— Je les ai chipés sur la table que Julie a préparée pour le thé.

Claude refuse doucement, d’un mouvement du coude qui écarte la fillette. Madeleine insiste :

— Vous n’avez pas déjeuné, vous devez avoir faim… Il ne faut pas pleurer : votre papa n’est pas malheureux, il est au ciel ; et il aura de la peine s’il vous voit tomber malade.

Claude hoche la tête ; il ne l’a pas élevée dans ces idées-là le musicien Gérard, vrai Parisien artiste, mi-athée, mi-païen, qui croyait à l’immortalité du génie sinon à celle de l’âme ; il ignorait la prière ; mais, à la tête de son lit, il avait cloué sur le mur, — en guise de bénitier — une photographie de Camille Saint-Saëns ; et quelquefois, le soir, avant de se coucher, Victor Gérard murmurait en la regardant : « Ah ! le bougre… En a-t-il fait de belles choses ! » c’était là sa façon de rendre grâces à la divinité.

Claude a pris l’habitude de tirer ses principes de sa seule conscience ; son intelligence droite considère la religion ainsi qu’une saine superstition qu’il a été regrettable de laisser perdre aux pauvres gens : le malheureux doit se fier à la Providence comme l’incurable à son médecin — afin de se leurrer d’espoir.

Mais la jeune fille est attendrie par le frais museau anxieux que tend vers elle cette gosse apitoyée qui a imaginé de la consoler en venant lui offrir des gâteaux ! Claude murmure :

— Je suis touchée de vos attentions, ma chère petite… vous me faites beaucoup de bien.

Elle dit vrai : la présence de Madeleine la réconforte obscurément, sans qu’elle se rende compte que son esprit subit cette loi des choses qui place l’avenir en regard du passé et veut que la vue d’un enfant atténue l’horreur de la mort. Madeleine symbolise sa famille de demain ; la gamine de huit ans éveille une vague idée de maternité chez la fille de vingt ans, aimante et normale. Claude a sa première pensée d’espérance en songeant qu’un jour elle ressuscitera son père en concevant à sa ressemblance.

Madeleine jase d’une voix aigrelette, aux sonorités juvéniles :

— Maman m’a dit que vous allez vivre avec nous… Comme ce sera amusant !… Vous coucherez dans ma chambre : je n’aurai plus peur, la nuit… Je suis bien contente !… Est-ce que vous aimez encore à jouer ?

Claude répond, s’anime, se distrait peu à peu. Ô l’exquise, la douce influence du jeune âge ! La grande sœur accueille cette étrangère avec une sourde hostilité, car sa cervelle d’adolescente calcule déjà et fait la part des intérêts ; mais ce cœur de bébé ignore les sentiments complexes ; il se livre spontanément, tout à la joie de connaître une nouvelle compagne. À dix-sept ans, Madeleine sera peut-être devenue une seconde Yvonne. Aujourd’hui, c’est une petite âme naïve et secourable dont l’affectuosité innocente encourage la jeunesse de Claude à réagir contre le sort.



Un coup de sonnette. Madame Lambert-Massin se précipite vers le vestibule, y fait irruption au moment même où Julie introduit une dame quinquagénaire et fanfreluchée. Marthe crie d’une voix dramatique :

— Ah ! c’est madame de Tracy… Chère amie, vous arrivez bien : je suis heureuse de vous avoir auprès de moi dans un pareil moment ! Je suis toute retournée… Une histoire épouvantable… Vous savez, je ne reçois pas ; j’avais condamné ma porte… Mais pour vous, une amie intime… Entrez donc une minute au salon, je vous en prie… Je vais tout vous raconter.

La visiteuse, interdite, effarée, questionne :

— Votre mari est malade ?… Vos enfants ?

Marthe secoue la tête ; elle s’assied à côté de madame de Tracy en faisant bouffer, du bout de son soulier, les plis de sa jupe de charmeuse mauve ; elle arrange, d’un doigt furtif, sa tunique de mousseline de soie, et entame le récit du tragique événement, qu’elle termine sur cette phrase pathétique :

— J’adopte Claude… C’est ma troisième fille ! Je veux me consacrer à son bonheur.

La visiteuse manifeste une admiration véhémente ; ses exclamations variées chatouillent la vanité de Marthe : « Que cette jeune fille a de la chance de vous avoir rencontrée !… Ma chère, vous possédez un cœur d’or ! » Puis, tout à coup, madame de Tracy s’interrompt, pour remarquer :

— Oh ! ma chère !… Cette robe vous moule : vous avez une taille, là-dedans !… C’est toujours Margot sœurs ?

— Toujours… Elles ont un chic pour escamoter les hanches ; et, pourtant, je ne suis pas serrée…

Second coup de sonnette. Marthe, abandonnant sa visiteuse, bondit vers l’entrée et aperçoit une jeune femme d’une trentaine d’années, brune, mince, très maquillée. Marthe s’écrie :

— Irène !… Chère amie vous arrivez bien : je suis heureuse de vous avoir auprès de moi dans un tel moment ! Je suis toute retournée… Une histoire épouvantable… Vous savez, j’avais condamné ma porte… Mais vous, ma cousine germaine… Entrez donc une minute au salon…

La brune Irène, guère émue (elle connaît sa parente) interroge d’un ton gouailleur :

— Quoi ?… Que se passe-t-il ?… Léon a déposé son bilan ?

Marthe commence par la présenter à madame de Tracy :

— Ma cousine, mademoiselle Jeanne Massin, — au théâtre : Irène d’Albret… Oh ! vous savez, au théâtre… c’est une façon de parler ; corrige Marthe : ma cousine joue surtout dans les salons…

Puis, madame Lambert-Massin réédite le récit de l’adoption.

— Comment ! s’exclame Irène. Vous recueillez les orphelins, à présent ? C’est Yvonne qui doit être furieuse !

Justement, la jeune Yvonne fait son entrée ; tout d’abord, elle adresse une œillade de connivence à Irène d’Albret ; mais, dès qu’elle avise madame de Tracy, la jeune fille, baissant les paupières, réplique d’un air faux :

— Moi, furieuse ?… Pourquoi ? Si je perdais mon père et ma mère, je serais très satisfaite que des parents charitables voulussent bien s’occuper de moi… Il faut aimer son prochain.

Nouveau coup de sonnette. Nouvelle scène dans l’antichambre. Cette fois, c’est un monsieur, un monsieur très bien : quadragénaire, chauve, cravate soignée, monocle. Il murmure discrètement : « Je viens chercher Irène »… Marthe lui coupe la parole :

— Oh ! monsieur Asquin !… Je suis toute retournée : une histoire épouvantable ! Vous savez, j’avais condamné ma porte… Mais pour vous, un ami de Henri Derive, notre ami intime… Entrez donc une minute.

Revenant dans le salon, elle présente :

— Monsieur Joseph Asquin, député de Paris… La comtesse de Tracy.

Après une troisième audition de l’aventure de Claude, le député félicite chaudement madame Lambert-Massin :

— C’est très bien ce que vous avez fait là… très généreux !

Et il va parler à voix basse à Irène d’Albret, tandis qu’Yvonne observe leur manège d’un œil aiguisé.

La cérémonie qui suit chaque coup de sonnette recommence un certain nombre de fois.

On entend Marthe parlementer dans le vestibule. On distingue quelques paroles : « Toute retournée !… épouvantable !… Mais pour vous… Entrez donc une minute ! » et puis, elle réapparaît accompagnant un visiteur.

Elle a reçu ainsi Colette de Verneuil, — cousine de M. Lambert-Massin, — coquette mûre, trop blonde ; Georges et Henri Derive, deux frères célibataires, extrêmement riches : Henri, quarante-deux ans, député, ami de collège d’Asquin et son inséparable, bien qu’ils soient adversaires politiques ; Henri Derive, réactionnaire clérical, et Joseph Asquin, radical socialiste. Georges Derive, trente-six ans, aussi jouisseur que son frère est ambitieux, a le physique sympathique et fatigué du joli garçon qui s’amuse trop. Les frères Derive sont des familiers de la maison.

Il y a maintenant une douzaine de personnes réunies dans le salon. Marthe s’est décidée à sonner pour le thé ; Yvonne offre les gâteaux ; mais, il ne s’agit pas d’un jour de réception puisque madame Lambert-Massin avait formellement condamné sa porte. Des rires fusent ; la robe mauve évolue avec grâce.

Et, tout à coup, Irène propose, en intime, sans gêne :

— Je voudrais bien la voir, moi, votre protégée… Vous ne nous la montrez pas, Marthe ?

Madame Lambert-Massin hésite : c’est bien tentant d’exhiber sa bonne action, en guise d’apothéose à ce jour mémorable. Elle éprouve les scrupules embarrassés d’un décoré de la veille qui va mettre son ruban pour la première fois, ne l’a-t-il pas choisi un peu large ? Marthe se demande s’il n’est pas de mauvais goût d’amener la jeune désespérée au milieu de cette assemblée. Mais la curiosité qu’elle lit dans tous les regards l’engage à passer outre. Elle déclare :

— Il faut que je m’informe d’abord de son état… Si elle est suffisamment calme, je vous la présenterai…

Les assistants attendent, intrigués, divertis : voilà un incident qui rompt la monotonie affreuse des jours de visite auxquels, pour différentes misons, ils jugent bon de s’ennuyer.

Marthe court dans la chambre de Madeleine : elle voit sa fille cadette en train de coiffer Claude ; Madeleine a commencé par baigner d’eau fraîche les joues et le front de la jeune fille. À présent, elle est ravie d’avoir la permission de disposer à sa guise la chevelure rousse de cette demoiselle qui veut bien se laisser traiter comme une grande poupée. Marthe s’extasie : « Sont-elles bonnes amies, déjà ! » Elle embrasse ses « deux enfants » ; puis, s’explique, bredouille, entraîne Claude qui la suit sans bien comprendre.

La jeune fille apparaît à l’entrée du salon, au bras de madame Lambert-Massin, et tenant Madeleine par la main.

— C’est touchant, ricane Yvonne à voix basse. Un vrai tableau de famille : maman possède l’art de la mise en scène.

On entoure Claude Gérard ; les femmes l’examinent ainsi qu’une bête curieuse ; madame de Tracy s’étonne in petto qu’elle porte une robe grise : aux yeux de cette dame, évidemment, la première pensée inspirée par la perte d’un être aimé doit être consacrée aux vêtements de deuil.

Et Marthe ahurit Claude de présentations :

— Ma cousine, Jeanne Massin, dite Irène d’Albret, qui est aussi la vôtre, d’ailleurs… Le père d’Irène avait épousé une tante de mon mari… Madame Colette de Verneuil, votre cousine et celle de Léon : sa mère était une demoiselle Lambert…

Claude, entourée, dévisagée, caressée, contemple avec stupeur ces parentes qui lui tombent du ciel : elle ne les a jamais vues : elle ignorait jusqu’à leur existence, car son père ne les fréquentait pas. Un malaise étrange l’envahit ; elle désirerait s’en retourner à l’écart avec la petite Madeleine : qu’est-ce que ces cousines inconnues et ces étrangers qui s’immiscent dans son malheur ?

Soudain, deux yeux bleus se croisant avec les siens, la pénètrent d’une chaude sympathie : un homme jeune, au visage agréable, la considère avec intérêt :

— Monsieur Georges Derive, annonce Marthe.

Claude sent chez celui-là quelque chose de plus que la compassion banale des autres. Madame Lambert-Massin remarque également l’attention du jeune homme : elle est extrêmement flattée que Georges Derive, le riche viveur, le frère du député Henri Derive, ne reste pas indifférent à cette aventure émouvante. S’approchant de lui, Marthe chuchote :

— Cette pauvre enfant est touchante, n’est-ce pas ?

— Elle est bien belle ; répond Georges, à demi-voix.

Surprise, Marthe regarde Claude : ce matin la jeune fille était défigurée par les larmes ; ce soir, reposée, recoiffée, elle se révèle très jolie en effet avec ses grands yeux brillants, ses boucles fauves et son visage pâle. Placée à côté d’Yvonne, la jeune fille éclipse totalement l’adolescente. Et madame Lambert-Massin, jalouse pour sa fille, lance à Claude un de ces regards de mère qui sont des regards de rivale…

Marthe vient de ressentir comme un choc imperceptible qui heurte sa joie ; — c’est la première fêlure.


III


— Ah ! çà, ma chère amie… est-ce que tu as perdu la tête ?

M. Lambert-Massin arrive de Sens. Il est neuf heures du soir. Marthe, qui le guettait, ne lui a pas laissé le temps de changer de vêtements ; après une brève accolade — les baisers conjugaux sont de plus en plus courts, au fur et à mesure que la chaîne légitime s’allonge — Marthe a mis son mari au courant de ses prouesses ; et son accent, tout d’abord claironnant, s’est assourdi graduellement, tandis qu’elle voyait le visage de son auditeur s’empreindre d’une sombre consternation.

Léon Lambert-Massin est un homme de cinquante ans, petit, sec, nerveux ; avec le teint jaune des bilieux et l’œil méfiant des gens d’affaires. Son poil châtain commence à se faire rare sur le haut du front et frisotte sous son nez pointu. Il a le geste vif, le mouvement prompt ; mais il s’est efforcé de corriger ces élans naturels : ses manières ont gagné on ne sait quelle urbanité onctueuse dans le commerce des prélats ; il parle bas, comme à l’église ; sa démarche souple et mesurée semble toujours prête à la génuflexion. Et sa pétulance primitive, contenue, refoulée, se trahit par un tic répugnant : il se ronge constamment les ongles, avec frénésie.

Atterré, M. Lambert-Massin s’est écroulé sur le tête-à-tête du petit salon. Il répète, navré :

— Mais, ma chère amie, tu es complètement folle !

Marthe, confuse, a la moue d’une petite fille qui va pleurer. Son mari exerce une autorité extrême sur son faible caractère. Elle écoute Léon reprocher :

— Enfin… pourquoi as-tu jugé nécessaire de faire plus qu’on ne te demandait ?… Ces Halberger te priaient simplement de donner l’hospitalité à cette jeune fille jusqu’aux obsèques : qu’est-ce que cette crise de maternité adoptive en faveur d’une inconnue ?… Tiens, tu es ridicule !

Marthe essaie de se rebiffer ; elle riposte :

— Ce n’est pas à toi de critiquer mon impulsion… Claude est ta cousine, après tout : ce n’est pas la mienne. J’ai agi ainsi par affection pour ta famille…

— Ma famille… Ma famille… Cette jeune Claude est ma cousine parce qu’un monsieur Gérard (il avait bien besoin de mourir, celui-là !) a épousé une demoiselle Lambert dont le grand-père était mon grand-oncle… Mais, j’en ai des tas de cousins… Tous les individus qui s’appellent Lambert me sont vaguement apparentés… S’il me fallait recueillir leurs orphelins !… Je te prie de croire que mademoiselle Gérard aura décampé demain matin.

— Oh !… Léon.

M. Lambert-Massin est crispé à l’aspect de cette figure suppliante : il est de ceux que la douceur obsédante des femmes irrite plus que les cris et les scènes. Il s’excite graduellement.

— Ma chère amie, tu ne te corrigeras jamais… Tu es stupide de sensiblerie, absurde d’inconséquence. Ton caractère est unique, à force d’exagération ; il se hausse jusqu’au type : ce n’est pas l’ensemble des vertus et des défauts d’une femme, qu’il renferme… Non : il incarne toutes les femmes en son illogisme poussé à outrance, sa futilité exaspérante… C’est le caractère même d’Ève vu dans un miroir grossissant. Tu es en contradiction perpétuelle avec toi-même ; absolument incapable de te diriger… Je ne peux te laisser seule pendant un jour, sans que tu profites de mon absence pour commettre quelque sottise…

Madame Lambert-Massin proteste, larmoyante :

— Tu me méprises parce que j’ai du cœur.

— Tu n’as pas de cœur : tu as des nerfs… c’est bien différent. Un chien écrasé sous tes yeux, un ivrogne que bouscule un sergent de ville, un dénouement de pièces de l’Ambigu, provoquent chez toi des ruisseaux de pleurs. Mais tu accueilles stoïquement la nouvelle d’une catastrophe, d’un incendie, du massacre de nos soldats au Maroc, si on te l’apprend à l’instant où tu découvres que la nouvelle cuisinière possède une science remarquable du homard à l’américaine. Tu refuses de visiter un sanatorium de peur de défaillir d’apitoiement à l’aspect des tuberculeux décharnés ; mais lorsque tu trépignes de colère chez ton couturier pour une toilette inachevée, tu ne te demandes point si tes exigences vont augmenter la fatigue et hâter la phtisie de l’ouvrière qui veillera jusqu’au matin afin de terminer ta robe. Avec ça, tu aimes à paraître bonne ; tes amies t’ont surnommée la « bonne Marthe » comme on dit la « belle madame Une Telle » : tu as la coquetterie des sentiments charitables… Tu donneras cent sous au mendiant de Saint-Philippe-du-Roule en sortant de la messe de midi, mais tu passes sans broncher devant le malheureux qui a la bêtise de tendre la main dans une rue déserte où personne ne vous voit faire l’aumône… Je ne te blâme point de cela : l’ostentation de notre générosité n’est pas une publicité inutile. Seulement, sapristi !… Agis avec un peu plus de discernement !

Léon poursuit, après une pause :

— Tu ignores la détresse que tu n’as pas contemplée ; c’est la douceur présente et tangible qui t’émeut, quelle qu’elle soit… Tes élans de cœur, ce sont des secousses nerveuses qui te chatouillent à fleur de peau. On t’a conduite chez de petites gens ; on t’a montré un intérieur pauvre et funèbre, une fillette en larmes, des voisins compatissants… Crac ! le charme opère : te voilà exaltée. Il faut que tu te poses en bienfaitrice aux regards de tes spectateurs ; et tu ramènes ici, en l’appelant ta fille, une parente presque étrangère que nous avons rencontrée deux ou trois fois, par hasard, depuis sa naissance… Maintenant, tu ouvres notre porte à la première venue… Comme s’il ne nous suffisait point d’héberger ta mère !

La mère de Marine… À chaque discussion entre les époux, son nom revient ainsi que le leitmotiv des griefs conjugaux. Quatre ans plus tôt, à la mort du père de Marthe, le ménage Lambert-Massin avait craint que la vieille madame Massin, riche, isolée par la perte de son mari, ne se laissât entraîner à des prodigalités envers des collatéraux empressés. On avait longtemps médité… Et puis, un jour, le docteur de la vieille dame, ayant constaté des symptômes d’anémie cérébrale, avait averti Léon que madame Massin, vu son âge, ne tarderait probablement pas à rejoindre son mari. Aussitôt, M. Lambert-Massin proposait à sa belle-mère d’habiter auprès de sa fille et de ses petits-enfants. La chère vieille ! songeaient les époux avec des mines attendries : elle finirait ainsi ses jours au milieu de sa famille et une main filiale lui fermerait les yeux ; mais, les paupières de madame Massin ne se pressaient point de réclamer cet office : au bout de six mois, la grand’mère allait mieux ; après un an, elle se portait à ravir ; aujourd’hui, elle courait allègrement sur ses soixante-douze ans et sa surdité incurable était sa seule infirmité. Léon blêmissait de la regarder vivre ; quand on le complimentait sur la mine de la vieille dame, il s’écriait — avec un sourire qui découvrait trop les dents :

— Hein ! En a-t-elle une santé !… On n’a jamais vu une santé pareille : elle est rayonnante… Ah ! c’est qu’elle n’est pas malheureuse avec nous… Elle ne se fait guère de souci.

Marthe est étourdie par les récriminations de son mari ; sa volonté frivole semble un écureuil en cage : son tourbillonnement perpétuel lui tient lieu de réflexion. Et sans qu’une transition ait préparé ce revirement, madame Lambert-Massin déclare brusquement :

— Oui, c’est vrai… J’ai eu tort… Je ne sais ce qui m’a égarée… Tu as raison. Cette petite nous gênerait : déjà, elle porte ombrage à Yvonne. Eh bien ! écoute… Tout peut se réparer : après les funérailles, je la raccompagnerai rue Albouy… Voilà.

M. Lambert-Massin approuve, en tortillant sa moustache :

— Évidemment… on lui expliquera… Nous n’avons aucune raison de la garder à notre charge.

Mais soudain, Marthe pousse un gémissement :

— Ah !… Mon Dieu !… Qu’est-ce qu’on va penser ?

Elle se désespère :

— Moi qui l’ai présentée à toutes les personnes qui sont venues cet après-midi, en leur racontant que nous la recueillions ?… La comtesse de Tracy était si émotionnée… Et Colette de Verneuil… Et Irène… Ton ami Derive m’a félicitée avec une chaleur !… Ainsi que Joseph Asquin, d’ailleurs…

Léon frappe du poing contre le marbre d’un guéridon en s’exclamant :

— Ah !… là… là… là… là… là… là ! Autant dire que, dès demain, les trois quarts de nos connaissances seront au courant de l’histoire.

Il poursuit avec amertume :

— Comment faire, à présent ?… La comtesse de Tracy est une de mes meilleures clientes ; j’ai déjà remeublé à ses frais la plupart des églises qui avoisinent ses domaines dans le Loir-et-Cher… elle recommande ma maison à une foule d’ecclésiastiques. Quant à ma cousine Colette, tu sais qu’elle ne cesse de faire des dons au curé de sa paroisse… Et Henri Derive, un homme qui vote contre l’enseignement laïque !… Asquin, dont les opinions contraires me servent parfois, car il est habile et ménage ses amitiés de l’autre côté de la barricade… Marthe, tu te repentiras d’avoir pris une décision sans me consulter : nous voilà dans l’engrenage. Allons-nous passer pour des parents dénaturés aux yeux de ces gens qui me sont utiles et prônent notre charité ? Hier, ils ne s’inquiétaient guère d’une Claude Gérard dont ils ignoraient l’existence ; aujourd’hui, grâce à ta folie, ils ont salué cette enfant ainsi que l’image de ta bonne action ; et demain, si nous la renvoyons, elle sera la victime qu’ils plaindront en nous vilipendant. Pourquoi les as-tu associés à cette aventure, espèce d’écervelée !… Tu joues notre réputation. La ramener rue Albouy… c’est facile à dire… Pouvons-nous repousser Claude, désormais ? On crierait que nous l’avons jetée dehors. Avant qu’on la connaisse, elle m’était presque étrangère : elle devient deux fois ma cousine du jour où tu l’adoptes publiquement ; et le monde m’impose des devoirs envers elle.

— Tu veux qu’elle reste ici ?… Léon : ce n’est pas possible… songe donc : ce serait désastreux !

M. Lambert-Massin écarquille les yeux ; il s’ébahit :

— Oh !… les femmes !… Alors, maintenant, c’est toi qui refuses ?

Mais Marthe continue à se désoler : l’évocation de ses visiteurs lui rappelle la scène qui l’a si fâcheusement impressionnée : Georges Derive, éperdu d’admiration devant la beauté remarquable de Claude ; et les yeux splendides, les chairs lumineuses de cette jeune créature rousse comme une Gauloise en opposition avec la frimousse chiffonnée, le teint ictérique, les yeux de petite fille vicieuse et les traits pointus de la maigre Yvonne.

Elle implore :

— Non, Léon… Il ne faut pas qu’elle demeure avec nous. Outre tous les inconvénients, le bonheur de notre fille aînée serait compromis… Tu sais combien Yvonne est de nature jalouse ; elle souffrirait constamment au contact de cette jeune fille à peine plus âgée qu’elle.

— Mais, sacristi !… Pourquoi ne t’es-tu pas dit cela avant ?

— Je ne me doutais pas… Claude pleurait, elle avait la figure ronge, les traits gonflés : je la croyais laide…

Madame Lambert-Massin conclut :

— Je t’en prie, Léon, renvoie-la : elle est trop jolie !

M. Lambert-Massin maudit une fois de plus l’inconséquence de sa femme. Il objecte :

— Je ne me souviens de Claude qu’ainsi que d’une petite rouquine insignifiante… Je l’ai vue pour la dernière fois à l’enterrement de sa mère, il y a cinq ans : elle avait seize ans… Est-elle devenue si jolie, depuis ?

— Ravissante…

— Eh bien, ma foi, tant pis… Ma chère amie, nous sommes dans l’embarras par ta faute : nous devons accepter la suite des choses… Tu n’avais qu’à ne point exhiber cette petite à tout le monde, séance tenante… Ton rôle était de ne rien déterminer sans mon consentement. À présent qu’elle a été présentée à nos amis en qualité de proche parente, je suis tenu à des obligations formelles : l’opinion publique nous dicte nos devoirs et le respect humain nous force de les accomplir. C’est très désagréable, je ne me le dissimule point… Cette gamine va nous gêner et ne nous rendra nul service… En faire une sorte de gouvernante pour nos filles ? Elle est trop jeune. Une institutrice ?… Une demoiselle de compagnie qui surveillerait la lingerie, voire les domestiques ?… Tu supplées facilement à cet emploi et les salariées que nous payerions à cet effet nous coûteraient moins que l’entretien de mademoiselle Gérard… L’institutrice qui vient deux fois par semaine est parfaite ; nous n’avons pas besoin de femme de charge… Bref, pour nous, une parente pauvre, ce sera un luxe inutile.

— Trouve-lui une place… Après tout, elle est majeure.

— Merci… On me croit plusieurs fois millionnaire et l’on me reprocherait de laisser végéter ma cousine dans un bureau où elle toucherait cent francs par mois — à condition qu’elle fût dactylographe et parlât deux langues étrangères… Or, tu prétends qu’on ne lui a rien appris. Et puis, enfin… la question n’est point là… Tu as déclaré en présence de plusieurs personnes que tu la considérerais comme ta fille : le monde n’aime pas que l’on rétracte les engagements dont il fut témoin.

Léon réfléchit un moment, et finit par décider :

— Au fait, puisqu’elle est jolie, il s’offre une solution… Tâchons de la marier le plus vite possible, et nous en serons débarrassés — avec tous les bénéfices d’une belle preuve de dévouement.

Madame Lambert-Massin remarque :

— Malheureusement, son deuil l’oblige à vivre retirée et recule ainsi les occasions…

— Zut ! interrompt cavalièrement son mari. On n’observe plus les convenances lorsque la santé est en cause : après une telle secousse, l’état de cette enfant réclamera des soins, de la diversion, des distractions… Notre docteur nous défendra de la laisser éloignée du monde. Tu lui commanderas un trousseau élégant : le noir embellit toujours les jeunes filles ; il avantage leur fraîcheur et fait contraste avec leur jeunesse. J’inviterai des célibataires en rapports d’âge et de situations… Tiens… Mes employés, par exemple… Fernol : il a vingt-sept ans… ou Jacquard : c’est un grand dadais romanesque qu’une orpheline subjuguerait, avec une robe de crêpe et des regards noyés… Au surplus, ils seraient flattés d’épouser la cousine du patron ; et je pourrais la doter… Je lui donnerais… dix mille francs !

Affalés côte à côte, les époux s’absorbent en une rêverie morne. Marthe murmure :

— Vraiment… C’est bien ennuyeux… Si c’était à recommencer !

Léon réplique :

— Qu’est-ce que tu veux !… Maintenant, on ne peut pas la mettre à la porte.

Tout à coup, on frappe ; ils relèvent la tête ; Marthe dit machinalement :

— Entrez !

Et Claude apparaît. Sa figure régulière est douloureusement pâle ; ses prunelles ardentes se posent sur le couple avec une expression d’intense gratitude ; sa bouche mouvante frémit nerveusement. Elle balbutie :

— Bonsoir, mon cousin… Je vous demande pardon : je vous dérange, tous les deux… C’est plus fort que moi. Depuis ce matin, je vacille dans un cauchemar… Je suis annihilée… Je n’ai pu trouver un mot de reconnaissance. N’est-ce pas, je souffrais trop… Et puis, ce soir… Quand je me suis vue dans cette jolie chambre si intime, avec votre chère Madeleine affectueuse et gentille, couchée dans son petit lit, à côté du mien… Cette sensation d’une famille nouvelle qui me tend les bras ; cette impression d’échapper à l’atroce isolement auquel j’aurais été livrée… Ah ! j’ai compris que le seul bonheur qui puisse me consoler plus tard, vous me l’apportez à cet instant… Et j’éprouve le besoin de vous remercier ; de vous dire combien vous êtes bons ; à quel point je vous admire et je vous aime… que tout ce que je pourrai, pour vous rendre, pour m’acquitter… Oh ! si papa vous avait connus tels que vous êtes : lui qui n’osait pas vous fréquenter… Je vous aime… Je ne sais comment m’exprimer pour vous décrire ce que je ressens…

Marthe et Léon échangent un long regard. Marthe s’émeut de nouveau. Son mari hésite une minute ; puis, s’approchant de Claude, il effleure son front d’un baiser et déclare, d’une voix solennelle :

— Vous n’avez pas à nous remercier, mon enfant… Nous faisons ce que nous ordonne notre conscience.



IV


À Paris, dans la haute classe, le mot « jeune fille » sert d’étiquette à une sorte d’objet dont la définition est aussi changeante que la mode. Ainsi que les jupes drapées succédant aux robes étroites, les fourreaux droits aux tailles hautes ; les canotiers anglais aux turbans orientaux, les bandeaux espagnols aux nattes polonaises ; — « la jeune fille » se porte tantôt réservée, tantôt évaporée ; il y eut les « oies blanches, » les « demi-vierges, » les « fin de siècle, » les « affranchies ». Une année, il est de bon ton d’avoir donné le jour à de jeunes monstres spirituels, effrayants de précocité. Marthe s’exclame, indulgente : « Oui… je sais… ma fille prend des libertés d’allures et de langage… Mais, que voulez-vous ! Il faut bien lui laisser la bride sur le cou : elle est d’une intelligence ! À seize ans, son expérience en remontre à une femme de mon âge. » La saison suivante, les chapeaux sont grands au lieu d’être petits, les jaquettes remplacent les blouses ; et la mode des jeunes filles, également, a évolué. Madame Lambert-Massin déclare, parlant toujours d’Yvonne : « On a beau dire… l’éducation sévère est la seule qui porte ses fruits ; les filles dociles font les honnêtes femmes. Ainsi, la mienne est restée aussi ignorante qu’un agneau, à dix-sept ans ! Elle n’ose pas lever les yeux et ne sort jamais sans moi. » Ce qui est faux, car c’est la femme de chambre qui chaperonne Yvonne la plupart du temps.

Dans la classe moyenne, la jeune fille est à l’abri de ces fluctuations ; les parents ne considèrent point l’éducation comme une manière de snobisme.

Claude appartient à cette dernière catégorie : on lui a formé une âme sincère, un esprit juste. À défaut des préjugés qu’il méprisait ou des conventions dont il se moquait, son père lui enseigna le goût des belles choses et de la propreté morale. Claude est naturellement timide et peu curieuse : de ce fait, elle marque du respect aux gens âgés et conserve jusqu’aujourd’hui une innocence de vierge d’antan, quoique son père ne fût point rigide et se montrât enclin à la camaraderie familiale. Elle est foncièrement honnête, d’une honnêteté instinctive de créature bien portante et bien équilibrée ; artiste : elle est née musicienne et possède des dons qui l’inclinent, par malheur, à abuser de sa facilité en dédaignant le travail indispensable. Le trait dominant de son caractère, c’est un besoin d’expansion, de tendresse, une naïveté de cœur, un désir de se donner qui la prépare aux déceptions cuisantes.

Bref, Claude Gérard est la jeune fille dont Yvonne Lambert-Massin peut dire avec raison — sans se douter qu’elle lui rend hommage : « Vrai !… ce qu’elle a le genre « province » !… »

Il y a maintenant une dizaine de jours que Claude est installée chez les Lambert-Massin. Elle les enveloppe d’une affection ardente et s’étonne ingénument d’avoir rencontré de si braves gens.

Madame Lambert-Massin la choie comme un joujou neuf. Yvonne, moins hostile, commence d’étudier cette bête curieuse si différente d’elle et des autres poupées qui sont ses amies ; le résultat de son examen se traduit par un léger dédain qui éteint sa jalousie : « À quoi lui sert d’être jolie ? songe Yvonne : cette bécasse porte sur sa figure tout ce qu’il faut pour réussir sa vie : pourquoi lui a-t-on mis dans l’esprit tout ce qu’il faut pour la rater ? » Madeleine est toujours charmante. M. Lambert-Massin ne paraît qu’aux repas ; il s’y montre grave et correct, taciturne et préoccupé : son corps est à table, mais sa tête est restée place Saint-Sulpice ; il continue de ruminer ses affaires en mastiquant ses aliments.

Le luxe, jadis inconnu qui entoure Claude la baigne de douceur ; elle savoure inconsciemment la jouissance qui nous vient de l’existence facile, des beaux meubles, des quartiers riches, de l’auto confortable. Lorsqu’elle rentre, une femme de chambre lui prend son manteau des mains, son chapeau, ses paquets : tout se range comme par enchantement. Le temps où elle brossait elle-même ses vêtements et cirait ses bottines, lui semble déjà lointain — pourtant si proche. Et ce bien-être est pour Claude un second bienfait dont elle sait gré à ses protecteurs. Elle s’efforce de leur plaire, tâche de s’effacer dans sa crainte extrême de les gêner. Et par un sentiment de pudeur délicate, elle évite de rappeler la mort de son père, afin de ne point attrister cette famille heureuse.

Pourtant, il est une ombre au tableau : les Lambert-Massin, ces gens si puritains, lui semble-t-il, ces parents prudes et sévères dont elle apprécie la vertu, ont de bizarres relations. À côté des connaissances superficielles et impeccables, leur petite intimité se compose d’amis — auxquels Claude ne reproche rien — mais en présence de qui elle éprouve un malaise indéfinissable.

C’est d’abord cette cousine Colette de Verneuil, qui s’appelle en réalité Colette Lambert ; fardée, teinte, parfumée, sanglant ses quarante-cinq ans dans des toilettes de jeune fille, Colette est une femme équivoque dont les lèvres fredonnent constamment les derniers refrains de café-concert, lorsqu’elles ne mâchonnent pas la cigarette que Léon la regarde fumer d’un œil désapprobateur.

Ensuite, Irène d’Albret inquiète légèrement Claude : cette comédienne de salon a toutes les allures d’une demi-mondaine et les libres propos d’une cabotine.

Irène d’Albret, Colette de Verneuil,… pourquoi se sont-elles affublées de pseudonymes à particule ? La conversation de ces deux femmes effarouche Claude dont la naturelle candeur s’exprimait sans honte, sans trouble, au cours des tête-à-tête paternels ; son innocence ne comprend guère, mais sa pudeur en est obscurément choquée. Les manières réservées, le ton austère des Lambert-Massin, contrastant avec les façons indépendantes de leurs cousines, plongent la jeune fille dans des abîmes de réflexions ; chez elle, on parlait beaucoup plus franchement et, cependant, on respectait les convenances.

Or, comme elle a toujours vécu solitaire, Claude en arrive à conclure naïvement que ce doit être là l’ambiance habituelle des milieux mondains.

Les Frères Derive et le député Asquin sont les autres amis de la maison. Ils viennent déjeuner presque tous les dimanches, jour de repos de M. Lambert-Massin. Claude a remarqué malgré elle l’intimité suspecte de Joseph Asquin et d’Irène, le flirt déplacé entre Henri Derive, ce grave politicien de quarante-deux ans, et cette gamine vicieuse d’Yvonne. Les Lambert-Massin semblent ne rien voir. Et la sympathie grandissante de Georges Derive, le charmant viveur aux yeux doux, embarrasse Claude autant qu’elle l’attire, à présent qu’elle se manifeste dans une atmosphère insolite.

Aujourd’hui, où c’est la deuxième fois qu’elle assiste à ce déjeuner hebdomadaire qui réunit les trois hommes ainsi qu’Irène et Colette, Claude se rencogne timidement, glacée de tristesse et de contrainte. Elle songe à son père : comment est-il, maintenant ? Qu’est-ce que la putréfaction peut faire d’un cadavre, en dix jours ? Elle se reproche son abominable imagination et se remémore son horreur, au cimetière, quand elle a entendu le bois du cercueil cogner les parois de la fosse trop étroite : « Aïe donc ! » a crié trivialement un croque-mort… Le rire des convives la réveille : Claude s’efforce de ne plus penser. Elle sent qu’on la regarde et rougit, confuse. Georges Derive, son voisin, la considère avec sollicitude ; vis-à-vis d’elle, madame Lambert-Massin, encadrée d’Asquin et de Henri Derive, la contemple tendrement. Tout à coup, Marthe s’écrie avec des larmes dans la voix :

— Hein !… si nous ne l’avions pas recueillie, cette chère petite… Aujourd’hui, elle serait réduite à courir le cachet par tous les temps, la jupe crottée, les souliers percés ; à moins qu’elle ne préférât rédiger des circulaires à trois francs le mille… tandis qu’ici, c’est notre fille !

Et madame Lambert-Massin promène ses regards complaisants sur Claude, dont les cheveux ont été ondulés ce matin par le coiffeur, et dont l’élégante princesse de serge mate, qu’ornent de hautes bandes de crêpe soyeux, fut coupée, ajustée et exécutée en quarante-huit heures, place de la Madeleine.

Claude, au supplice, se dit que sa cousine est la charité personnifiée, mais qu’elle manque un peu de tact. Elle détourne ses regards, les pose par hasard sur la vieille madame Massin, placée à droite de son gendre, et remarque que la grand’mère vide subrepticement son verre de champagne. Marthe, qui a vu la scène, interpelle son mari :

— Léon ! tu as encore versé du vin à maman… tu sais bien que le docteur le lui a interdit !

M. Lambert-Massin relève la tête ; ses prunelles s’attendrissent ; il réplique avec bonté :

— C’est vrai… Mais la pauvre femme, elle aime tant le champagne ! Ça me crève le cœur, de la priver à son âge… S’il fallait observer rigoureusement les ordonnances des médecins !

— Sans compter qu’ils se trompent souvent, approuve la brune Irène : mon grand-père a vécu jusqu’à quatre-vingts ans et il buvait sa bouteille de bordeaux à tous les repas.

En vraie fille ignorante, la comédienne nie la science médicale, mais elle croit aveuglément aux recettes de son pédicure ou de sa masseuse.

Pourquoi Claude se sent-elle étrangement troublée par cet incident banal ? La voix de Léon Lambert-Massin tinte à son oreille ainsi qu’une pièce d’argent qui rend un son d’étain.

Enfin, on quitte la table. Colette de Verneuil, caressante, glisse son bras sous celui de Claude pour passer dans le salon. Elle s’exclame en regardant la jeune fille :

— Mon Dieu ! comme vous avez de beaux cheveux ! Qu’est-ce que vous mettez donc dessus, pour qu’ils soient aussi blonds ! De l’eau oxygénée ? vous avez tort : ils se casseront.

— Mais, je ne mets rien du tout, madame, proteste Claude.

— Vraiment ! c’est admirable d’avoir naturellement cette chevelure vénitienne avec des yeux si bruns ! Moi, je me teins au henné. Ah ! par exemple, vous êtes trop pâle… Vous devriez vous servir de la crème rosaline, en la recouvrant de poudre mauve : aux lumières, c’est exquis !

Claude, interloquée, examine d’un air choqué cette quadragénaire maquillée dont la patte d’oie dessine son réseau noirci par le khôl qui souligne les yeux pochés. Tout à coup, Colette s’élance dans la galerie vitrée et contemple le ciel d’un œil désolé, en gémissant :

— Il fait un temps superbe !… Chaque dimanche, c’est la même chose !

— Vous souhaitez qu’il pleuve le dimanche ? interroge Claude.

— Pardi !… ça fait monter la recette des matinées.

La jeune fille reste perplexe.

Dans un coin du salon, le député Asquin se dispute avec Henri Derive :

— Mon cher, ton système attaque la défense laïque… Veux-tu remplacer les instituteurs par des congréganistes ?

— L’enseignement de la morale religieuse à l’école s’impose, riposte Henri. La science est impuissante à satisfaire les esprits avides de savoir : seule, la religion peut les assouvir !

— Tu dérailles, mon cher vieux !

M. Lambert-Massin s’en mêle, soutient énergiquement le député Derive : déjà, le grand fabricant d’articles de piété rêve d’un gouvernement converti qui lui commanderait des milliers de chapelets de nacre et de croix en simili afin de les distribuer dans les écoles.

— Vous écoutez mon frère, mademoiselle ? Ça vous intéresse, la conversation d’un monsieur si sérieux ?

Claude tressaille : Georges Derive s’incline devant elle. Elle observe furtivement ce grand garçon souriant, aux traits fins, au teint un peu fripé par les veilles, dont les yeux caressants l’intimident. Le dessin de ses lèvres minces, rasées à l’américaine, a des sinuosités malicieuses. Il continue :

— Certes ! Henri est un homme grave… Vous pensez qu’on ne nous a pas taillés sur le même modèle, hein ? Effets contraires d’une même origine : notre père était un homme très énergique qui amassa une grosse fortune en brassant une foule d’entreprises industrielles ; mon frère, qui lui ressemble, a voulu continuer son effort et s’est orienté vers la politique ; moi, en venant au monde, je n’ai songé qu’à prendre le repos que papa avait bien gagné… Bref, Henri, c’est le fils de son père, tandis que moi, je suis le fils à papa.

Claude sourit, amusée par ce bagout d’homme d’esprit. Encouragé, Georges poursuit :

— J’avoue humblement que je ne suis qu’un superficiel : les profondeurs m’effrayent. Ma vie ne sert à rien ; je suis un chemin sans but, mais je ne marche jamais sur les pieds de mes voisins : et, c’est, en somme, une ligne de conduite…

Il s’interrompt, pour désigner Henri Derive et Joseph Asquin :

— Regardez-les discuter… Il faut toujours qu’ils se chamaillent… Ils ont commencé sur les bancs du collège ; ils continuent sur ceux du Palais-Bourbon. Ma foi, j’arrive à croire que si mon frère s’est déclaré réactionnaire bien pensant alors qu’Asquin s’affirmait socialiste anticlérical, c’est afin d’avoir un terrain de mésintelligence… Avec ça, ils s’adorent et finissent par se faire toutes les concessions. Eh bien ! voilà deux messieurs qui s’estiment sages : en quoi leur logique est-elle supérieure à la mienne ?

Ses phrases sont insignifiantes, mais il les prononce de tout près. Claude perçoit le souffle léger de ses lèvres fines, respire la senteur vague de brillantine musquée qu’exhalent ses cheveux noirs ; les prunelles du jeune homme plongent dans les siennes ; et elle rougit, parce qu’Yvonne regarde de leur côté.

— Mes enfants, je vous quitte, annonce brusquement Colette.

Madame de Verneuil prend congé des assistants, distribuant de fermes poignées de main qui vous laissent au creux de la paume une moiteur de blanc-gras.

Après son départ, Marthe propose :

— Si nous allions faire un tour au Bois ?

— Au Bois, le dimanche ! proteste Yvonne, horrifiée.

— C’est le seul jour où ses occupations permettent à ton père de prendre l’air, riposte Marthe, un peu pincée.

Yvonne lance un coup d’œil explicite à Irène. Elle propose, en contrefaisant l’enfant :

— Maman… emmène Claude et Madeleine ; je resterai avec Irène et nous jouerons sous l’œil de grand’mère, tandis que ces messieurs continueront de baragouiner leur charabia parlementaire…

Madame Lambert-Massin accepte avec joie, car elle réfléchit que l’automobile n’a que quatre places et que Léon devra monter à côté du chauffeur, même si elle laisse ici une partie de ses invités. D’autre part, Marthe souhaite cette promenade afin de faire diversion à la contrainte qui s’empare des maîtres de maison durant l’heure qui suit le repas ; lorsque, les cigares fumés, les liqueurs dégustées, après avoir nourri et abreuvé leurs amis, ils ne savent rien imaginer, pour les amuser. Car, si beaucoup de gens reçoivent, bien peu possèdent l’art de recevoir : il est tant d’hôtes ennuyeux à qui leur table tient lieu d’esprit et dont l’argenterie brille plus que la conversation.

Escortés de Georges Derive, les Lambert-Massin gagnent l’escalier. Avant de sortir, Claude, un peu offusquée, jette un dernier coup d’œil vers le salon : la vieille madame Massin, très congestionnée — l’effet du champagne — somnole au fond d’une bergère ; Yvonne, espiègle, taquine Henri Derive en lui chatouillant le cou du bout d’une de ses tresses mordorées qu’elle balance entre deux doigts ; Irène et le député Asquin sont blottis côte à côte, à l’autre coin du salon ; et la comédienne a des rires stridents qui coupent le silence.

Claude descend, toute songeuse, en méditant sur ces mœurs qu’elle ne comprend point : cette tenue douteuse, ces tolérances paternelles la confondent alors qu’elle les compare aux propos rigides que les Lambert-Massin tiennent devant d’autres personnes ; aux actions anodines qu’ils décrètent indécentes.

Au moment où elle monte en automobile, un regard du chauffeur Émile la frappe brusquement tandis qu’il écarte respectueusement la portière, le wattman observe ses patrons ; et cette œillade ironique et sournoise de valet qui jauge ses maîtres, semble refléter les doutes mêmes de Claude, avilis en suspicion vulgaire.

La voiture roule sur l’avenue ensoleillée, atteint l’Étoile, passe la porte Dauphine.

Claude est assise à côté de Marthe ; vis-à-vis d’elle se trouve Georges, installé sur le strapontin avec la petite Madeleine. Malgré elle, la jeune fille s’abandonne à la douceur de l’heure bienfaisante où l’on ne pense pas, où l’on ne se souvient de rien, où l’on se sent à peine vivre ; elle est agréablement balancée par les cahots légers et sourit aux arbres qui défilent, aux lacs pâles presque invisibles parmi l’herbe grise. Il lui semble qu’elle est une âme endormie dans un corps impondérable.

Soudain, un contact imperceptible frôle ses genoux ; elle a l’impression d’une chaleur croissante qui insiste peu à peu, se précise. Claude s’aperçoit que Georges Derive a glissé sa jambe contre sa jupe et qu’il tente une caresse vague, par pressions progressives. Le visage indifférent, il affecte de regarder par la portière, d’un air détaché. Claude rougit ; elle essaye de se reculer, prise de honte parce qu’involontairement, elle éprouve un émoi sensuel qui l’envahit de mollesse. Et, brusquement, elle rabat son voile de crêpe sur sa figure.

M. Lambert-Massin, qui est sur le siège de l’auto auprès d’Émile, se retourne tout à coup et frappe sur la vitre à l’adresse de sa femme ; Marthe fait un signe d’assentiment ; alors, l’auto, décrivant une courbe, s’arrête devant le pavillon d’Armenonville.

On s’assoit dans le jardin du café, car l’air est d’une tiédeur inusitée, annonçant un printemps hâtif. Claude, sérieuse, examine Georges avec rancune : pourquoi est-il ainsi envers elle, cet homme qui lui eût inspiré tant d’affectueuse sympathie ? Elle songe innocemment : « Peut-être est-ce moi qui ai tort ; on doit envisager le flirt sans pudibonderie… », mais les assiduités de Derive lui causent une sorte de tristesse.

À force d’étudier ses compagnons, elle remarque soudain les prévenances exagérées, voire déplacées, des Lambert-Massin (ces époux relativement âgés) à l’égard de ce garçon de trente-six ans qui paraît encore assez jeune pour avoir l’air d’un vrai jeune homme. M. Lambert-Massin l’écoute bavarder avec une obséquiosité attentive, tandis que Marthe opère de savants mélanges de crème et d’eau chaude dans la tasse de thé qui lui est destinée : ils semblent considérer Georges comme un être d’essence rare.

Une musique sautillante s’élève : l’orchestre du café commence de jouer la Musette de Pfeiffer, un de ces morceaux à la fois délicats et de compréhension facile que l’on entend un peu partout. Et Claude frissonne : cette Musette fait partie du répertoire des concerts Halberger ; combien de fois son père ne l’a-t-il pas répétée !… Le son nasillard du hautbois résonne encore dans ses oreilles…

Ah ! pourquoi faut-il que ces tziganes de restaurant lui rappellent le cher artiste qu’elle pleure… Et la ritournelle obsédante et joyeuse continue : « si, si, si,… do, si, sol, la… si, la, fa, sol… »

Claude balbutie, d’une voix étranglée :

— Papa !… oh, papa !

Les larmes irrésistibles lui montent aux paupières ; et elle s’enfuit à l’écart, derrière un bosquet, afin d’échapper aux curiosités environnantes. Ne pouvant rien comprendre, ahuris et scandalisés, ses cousins la regardent se sauver…

Claude sanglote, sans parvenir à se dominer. Elle s’est appuyée contre un arbre en dehors du café, dans une allée déserte. L’écorce du tronc lui pique le bras, à travers sa manche de crêpe. Quelqu’un murmure auprès d’elle : « Pauvre petite ! » On lui prend la taille ; et elle voit les lèvres de Georges tout près de sa bouche… Elle se dégage brusquement : les Lambert-Massin suivaient le jeune homme ; elle est sûre que ses parents ont surpris le geste hardi…

Mais Léon sourit amicalement à Georges, Marthe s’empresse ; Claude s’est-elle trompée ?… Non.

Elle a comme la perception obscure que le charmant millionnaire Derive, le frère du député influent, a dans la considération de ses cousins la place à part d’une prépondérance que l’on vénère et d’une force dont on respecte les actes, quitte à les ignorer lorsqu’ils ne sont point louables : la cécité du dieu Plutus est contagieuse pour ceux qui servent son autel.

Et dans son désir inconscient de chercher un refuge contre la menace vague qu’elle pressent, Claude va prendre la petite Madeleine par la main.



V


— À quoi songez-vous, Claude la silencieuse ?

Yvonne vient d’interpeller sa cousine. Les deux jeunes filles passent la soirée en tête à tête, dans le petit salon. Les Lambert-Massin sont allés aux Variétés, au spectacle d’une pièce gaie ; ils n’ont point emmené Yvonne, car il eût été malséant qu’elle fût vue à cette représentation d’une œuvre trop légère : mais ils lui ont permis — en guise de compensation — de lire cette même pièce dans le supplément de l’Illustration : affaire de nuances.

La grand’mère et Madeleine sont déjà couchées. Yvonne s’ennuie ; elle a feuilleté un roman ; elle a examiné Claude Gérard qui rêve en face d’elle, le front plissé et les yeux fixes. Maintenant, elle l’interroge, pour se distraire.

Depuis un mois qu’elle vit chez les Lambert-Massin, Claude s’est familiarisée avec Yvonne : la séduction des méchantes spirituelles pare cette dernière d’une sorte de charme piquant. Le rapprochement de leurs âges et la différence même de leurs natures a créé entre elles une camaraderie — perfide de la part d’Yvonne — et très amicale en ce qui concerne Claude.

Celle-ci éprouve à l’égard de sa jeune cousine certains sentiments d’abandon qui viennent moins de sa confiance que du désir de se confier : Yvonne est la seule personne de son entourage qui soit capable d’entendre ses confidences.

Ce soir, Claude réplique d’une voix qui rêve tout haut :

— Je songeais aux choses qui se passent ici… et que je comprends mal.

— Vous êtes si naïve !

Yvonne considère la jeune fille avec une pitié moqueuse ; elle raille :

— Dire que vous êtes majeure !… Qu’est-ce que vous savez, à votre âge ?

— Tout ce que l’on m’a enseigné.

— Traduction libre : tout ce que nous n’avons pas besoin d’apprendre. Mais ma bonne Claude, la seule science qu’il nous faut connaître, c’est celle qui n’est point marquée au programme.

Yvonne — s’apercevant que ses boutades déconcertent Claude — reprend brusquement :

— Et qu’est-ce qui vous intrigue, chez nous ?

— Tenez… par exemple… la psychologie de madame votre mère.

— La psychologie de maman ?… Ah ! non, je vais étouffer !

Yvonne se roule sur son fauteuil en riant aux éclats. Elle s’exclame :

— La psychologie de maman : c’est ça…

Et ses doigts, haut dressés, font le geste de secouer une crécelle :

— Quelque chose qui s’agite bruyamment pour parvenir à remuer du vent, conclut Yvonne.

La malicieuse fille poursuit, se réjouissant des mines de Claude :

— Après ?… Continuez. Aujourd’hui, on renseigne gratis.

Claude a de beaux yeux tourmentés ; sa voix grave prend des inflexions profondes :

— Je vous assure que je ne plaisante guère, Yvonne. J’ai peur de ne pas aimer vos parents comme je le devrais, à cause de ces hésitations auxquelles je suis en butte… Alors, expliquez-moi, une bonne fois… Vos parents, n’est-ce pas, sont des gens austères, probes, un peu rigoristes, aux idées étroites, aux préjugés vertueux ; bref, ce que mon père appelait gaiement de « vrais bourgeois ? »

— Parfaitement !

— Eh bien… Mais je ne vais pas vous choquer, au moins ?

— Oh ! Yvonne Lambert-Massin choquée par mademoiselle Gérard… Qui paye sa place pour voir ce phénomène ?

— Eh bien… comment se peut-il qu’ils soient si tolérants ou si aveugles, quand il s’agit…

Claude est cramoisie ; il faut qu’elle s’encourage en regardant la frimousse amusée d’Yvonne, pour achever :

— De… nos flirts… et de leurs visiteurs…

Yvonne pouffe ; ses yeux noisette s’allument d’une lueur perverse ; elle riposte, acerbe :

— Si je vous répondais qu’ils sont trop indulgents par affection pour nous et par politesse envers leurs hôtes, vous me croiriez aisément… Mais je préfère d’être franche. Si je cédais à la fantaisie de marivauder avec mon professeur de dessin, qui a vingt-trois ans, de beaux cheveux blonds, bouclés, et pas un maravédis en poche, vous constateriez le courroux de mes chers auteurs et vous entendriez leurs anathèmes contre une fille dévergondée… seulement, je flirte avec Henri Derive, le riche député ; or, leur point de vue change… Ils suivent d’un œil attendri ces petits jeux innocents dont l’enjeu serait une union inespérée, qu’ils n’osent espérer…

— Pourquoi ?

— Ah ! voilà le hic… Mes parents me semblent fortunés, ils m’aiment ; et, cependant, d’après certains indices, je présume que je n’aurai pas une grosse dot… tandis qu’Henri est extrêmement riche. Comprenez-vous, à présent, pour quel motif j’ai la permission tacite de me laisser embrasser dans les coins ?

— Yvonne, vous calomniez vos parents… Monsieur Derive a vingt-cinq ans de plus que vous !

— Pauvre Claude… Ce qu’on vous roulera facilement, dans la vie !… La vérité vous scandalise parce que c’est une dame qui sort toute nue ; mais le mensonge vous abuse, lorsqu’il s’habille en quaker.

Yvonne poursuit ses révélations :

— Quant à Georges Derive, si l’on ne semble point remarquer combien sa galanterie vous gêne, c’est qu’on le sait capricieux, susceptible ; et qu’il est à ménager, à cause de son grand frère… D’ailleurs, ma chère, je vous trouve niaisement formaliste : ce garçon ne va pas vous… manquer de respect, dans le salon familial, au milieu de dix personnes ! À votre place, je m’amuserais à jouer les Célimènes, c’est fort divertissant de souffler sur les étincelles lorsqu’on est protégé par le garde-feu.

— Je ne veux pas qu’il me croie coquette… cela me ferait de la peine.

— Ah ! çà… seriez-vous prête à l’aimer ?… Ce serait une fameuse gaffe !

Les deux jeunes filles se considèrent fixement ; Claude, interdite, froissée par ce langage effronté, regarde la cynique gamine avec la mine inquiète d’une jeune chatte qui épie les grimaces d’un ouistiti. Yvonne, gouailleuse, finit par s’écrier :

— J’aurais dû m’en douter, parbleu !… Vous êtes une sentimentale, c’est complet !

La petite Lambert-Massin examine sa cousine avec une véritable compassion : à ses yeux de fillette avertie, la sentimentalité est une espèce de maladie dangereuse, aussi redoutable que le choléra. Après un silence, Claude, obéissant à sa curiosité, demande :

— Et madame de Verneuil, qui est-ce ?

— Bon ! C’est la cousine Colette qui vous préoccupe, maintenant.

— J’ai rencontré cette dame cinq ou six fois déjà ; et je n’arrive pas à la caractériser… je n’ose questionner vos parents… Pourtant, sa personnalité m’intrigue !… Puisqu’elle est reçue ici, c’est une femme convenable… alors pourquoi affecte-t-elle un genre si bizarre ? Elle tutoie les gens au bout de cinq minutes, fume comme un homme, et passe son temps à supputer les recettes des théâtres parisiens dont elle a l’air de connaître tous les directeurs… Est-ce que c’est aussi une actrice, ainsi qu’Irène d’Albret ?

— Comment !… Vous ignorez encore ce que fait Colette Lambert, alias de Verneuil ?… Voyons… Son nom ne vous dit rien ? Eh bien, voici son histoire, en deux mots : Colette est une cousine de papa ; c’est la fille naturelle d’une demoiselle Lambert qui avait mal tourné. À vingt ans, sans un sou, pourvue d’une naissance irrégulière et d’un joli visage, Colette comprit rapidement qu’elle resterait toujours en marge de l’existence correcte. Alors, débrouillarde, elle se présenta un jour aux auditions de l’Eldorado : on lui trouva du galbe ; elle débuta heureusement ; et, pendant quinze ans, chanta tous les flonflons du café-concert sous le nom de Colette de Verneuil : je vous prie de croire que papa ne se vantait pas d’être son cousin, à cette époque-là : Colette était excommuniée. Et puis, un beau jour, elle a quitté les planches ; avec ses économies, elle a acheté le Palais-Montmartre, ce grand café-concert du boulevard de Clichy ; elle le dirige à merveille, y réalise de gros bénéfices et rêve de se retirer prochainement des affaires pour aller vieillir en dame vénérable dans quelque province candide. Mais le plus drôle, c’est que Colette, en dépit de son existence accidentée, est demeurée pieuse comme une Romaine : elle communie une fois par mois et se confesse tous les quinze jours. Chaque fois qu’une revue osée du Palais-Montmartre atteint la centième, Colette prélève une part sur les recettes pour offrir au Seigneur l’amende honorable de cet argent déshonorant que rapportent les spectacles impurs. Il y a deux ans, lorsque son procès au sujet d’une danseuse nue lui fit tant de réclame, Colette imagina — pénitence ou actions de grâces ? — de donner à sa paroisse un christ d’ivoire, grandeur nature : et ce fut à papa qu’elle l’acheta ; six mois plus tard, elle lui adressait une nouvelle commande à l’occasion d’un nouveau succès ; coût, six mille francs. Depuis ce temps, mes parents reçoivent Colette et se souviennent de leur parenté ; ils l’ont désormais en odeur de sainteté, c’est le cas de le dire !

Plus les propos irrespectueux d’Yvonne la scandalisent, plus Claude se sent mordue par l’envie de savoir. Elle reprend ses questions avec une sorte de confusion :

— Et Irène d’Albret ?… Et monsieur Asquin ?

— Oh ! oh… Rien ne vous échappe, ma chère Claude… Eh bien, oui : Irène est entretenue par Joseph Asquin. Mon père et ma mère ferment les yeux, d’abord parce qu’Asquin est un député influent qui rend mille services à papa…

— Je me figurais qu’il n’avait pas les mêmes opinions que monsieur Lambert-Massin.

— Oui, mais raison de plus : il paraît qu’il est bien plus utile. Ensuite… nous ne pouvons tenir rigueur à Irène d’une décision, en somme, très sage… Irène Massin n’avait pas de fortune ; sa mère a d’abord cherché à la marier ; comme à vingt-sept ans ma cousine était toujours fille, elle a transformé en profession ce talent déclamatoire qui n’était qu’un art d’agrément… Elle a joué dans les salons, chez des rastaquouères ; puis, sur des théâtricules à côté… On a signalé son chic et sa grâce ; un couturier l’a habillée à l’œil… Enfin, elle a rencontré monsieur Asquin qui lui a meublé un entresol rue de Miromesnil et lui sert trois mille francs par mois… Mes parents n’ont garde de blâmer Irène ! elle a tant de tenue !… Elle leur fait honneur, ayant l’habileté de s’être ménagé une liaison flatteuse…

Yvonne conclut étourdiment :

— Somme toute, elle a su arranger sa vie ; et elle est bien moins gênante que si elle était restée leur parente pauvre !

Claude est cinglée par cette phrase : serait-ce donc là la morale des Lambert-Massin ! Ils salueraient l’argent, quelle que fût sa source, et déclareraient intelligente la déclassée « qui a su arranger sa vie », et de quelle façon !… Lui proposerait-on dans l’avenir de tels marchés, à elle, l’autre parente pauvre ? Claude se révolte contre cette pensée, et proteste :

— Vous êtes mauvaise, Yvonne… Vous vous méprenez sur les intentions de vos parents, dont le mobile nous échappe. S’ils agissent ainsi, c’est peut-être par charité, non par intérêt… Allons… Avouez que vous vous moquez de moi et que vous n’oseriez point juger de cette manière des êtres si excellents… si religieux ?… Que diraient-ils s’ils vous entendaient parler comme vous le faites ?

— Rien du tout, puisque personne ne m’écoutait… Mais ils me gronderaient terriblement, si quelqu’un de leurs amis eût pu surprendre mes paroles.

Yvonne murmure doucement :

— Aux yeux de papa, les apparences seules importent : il ne châtie que la faute publique… et maman est son écho fidèle. Colette de Verneuil ne défraye plus la chronique scandaleuse ; Irène d’Albret jouit clandestinement d’une aventure unique et fructueuse : donc, elles sont honorables, car nul ne critique leurs gestes. La bonté paternelle me laisse toute licence, du moment que je dissimule mon indépendance… Seulement, le hasard s’est plu à me doter d’une franchise native ; j’ai eu beau me réformer, la nature reprend ses droits… Et voilà pourquoi je m’exprime parfois si brutalement… ça me repose des grippe-minauderies forcées.

Yvonne se penche vers le guéridon, saisit le roman qu’elle feuilletait tout à l’heure et le tend à Claude qui déchiffre le titre, sur la couverture : Les Oberlé. — rené bazin. Yvonne ouvre une page, au hasard, et la place sous les yeux de Claude qui s’écrie, après avoir parcouru quelques lignes :

— Mais… c’est le Lys rouge, d’Anatole France !

— Pardi !… Tiens, on vous l’a donc laissé lire, jeune oie blanche, que vous le reconnaissez ?

— Oui. Mon père disait que les beaux livres peuvent être mis entre toutes les mains sans jamais pervertir l’esprit.

— Mes parents ne sont point de son avis, hélas !… On ne me permet pas encore Le Lys rouge, tandis que Les Oberlé, n’est-ce pas, ça se repasse de mère en fille… c’est la lecture saine ad usum delphini… Alors, moi, pas bête, j’ai décollé proprement les couvertures des deux livres ; j’ai recollé celle du bouquin autorisé sur la page de garde du roman défendu, et ainsi, je puis savourer tranquillement mon cher Lys rouge, sans que personne me dérange ; car, l’aspect rassurant du contenant protège le contenu ignoré…

Et Yvonne achève, non sans profondeur :

— Voyez-vous, ma chère Claude… chez monsieur et madame Lambert-Massin, tout n’est qu’une question de « couverture » !



VI


Joseph Asquin et les frères Derive sortent ensemble ; ils ont passé l’après-midi chez les Lambert-Massin ; et, tentés par la fraîcheur du crépuscule d’avril, les trois hommes viennent de renvoyer leurs autos pour se promener à pied dans les Champs-Élysées.

Asquin observe malicieusement Georges qui chemine à sa gauche, l’air absorbé. Le député s’écrie soudain :

— Allons ! mon cher… convenez-en : vous êtes pris. Je vous ai étudié, là-haut, pendant que vous causiez…

Georges le regarde, étonné. Asquin précise :

— La petite Claude-vous tient… n’est-ce pas ton avis ?

Asquin se tourne vers Henri : il tutoie l’aîné — vieux camarade — alors qu’il demeure légèrement cérémonieux avec le jeune frère, moins intime. Henri répond négligemment :

— Georges commence à comprendre que les aventures du demi-monde ne valent point celles d’un monde meilleur… Il a raison, ma foi : je l’engage à suivre ton exemple.

Georges s’arrête brusquement ; ses yeux lumineux se posent alternativement sur ses deux compagnons avec une expression d’incertitude. Il finit par objecter d’une voix hésitante :

— Je vous assure que mademoiselle Gérard ne me paraît guère justifier vos prévisions… Certes, elle me plaît ; et je ne sais si je dois m’en féliciter, car sa conduite est d’une honnête fille irréprochable, à moins qu’elle ne soit le plan d’une personne un peu trop machiavélique… En tout cas, c’est l’attitude irritante d’une demoiselle qui se refuse aux plus innocentes faveurs en feignant de réprimer sa visible inclination.

— Le système classique ! s’exclame Henri. On essaye toujours de se faire épouser — d’abord…

— Pourtant, ses manières ne sont point d’une rouée, continue Georges. À certains moments, on m’affirmerait qu’elle est sincère, que je serais presque enclin à le croire…

— C’est fort possible, après tout, dit Joseph Asquin. Par exemple, elle ne le restera pas longtemps dans le milieu où la voilà placée…

Le député s’interrompt, pour allumer une cigarette, et poursuit, du même ton caustique :

— Vous connaissez les Lambert-Massin aussi bien que moi… La façade est belle ; mais, à l’intérieur, ça sent le moisi… C’est de la haute bourgeoisie en décadence : nous assistons à la lente débâcle d’un foyer français. La fin d’une famille qui tombe ressemble au déclin d’un ministère : c’est l’instant où les compromissions entrent en scène. La situation est simple : depuis des années, Lambert-Massin s’acharne à relever sa maison de commerce qui dégringole progressivement ; il s’obstine à soutenir un train de vie somptueux, s’enfonce, en tentant de grands coups hasardeux avec l’imprudence de ceux qui voguent contre le vent. Sa rage d’ostentation, son orgueil de parvenu le poussent à sauver les apparences, avant tout : c’est toujours les années d’inventaire piteux que madame exhibe un nouveau bijou : un Lambert-Massin ne fait jamais de mauvaises affaires. L’expulsion des congrégations valut à Marthe le diamant bleu de son pendentif ; c’est de la séparation des Églises et de l’État que date le nouveau rang de son collier : la maison fondée par un Lambert-Massin n’est jamais atteinte par les événements fâcheux. Le loyer de l’avenue d’Antin est devenu trop onéreux : qu’importe !… Un Lambert-Massin ne déchoit jamais. Et grâce à cet entêtement téméraire, ces gens se discréditent insensiblement ; ils savent que le monde marque plus de bienveillance aux déclassés opulents qu’aux bourgeois naïfs qui se restreignent, sans cacher leurs revers de fortune : un Lambert-Massin se soucie moins d’être honoré, que d’être considéré ; — il y a un abîme entre ces deux mots… Et les expédients commencent… Ils se cramponnent à leurs relations au fur et à mesure qu’ils les devinent plus distantes. Afin de ramener les amis prudents qui s’éloignent d’un terrain solide hier, douteux aujourd’hui, périlleux demain, madame Lambert-Massin, la prude mondaine, devient la bonne hôtesse indulgente aux faiblesses de ses familiers. Elle « ignore » que le banquier Scholl — qui déserta un moment son salon, craignant que Lambert-Massin ne lui fît le coup de la commandite — y retourne désormais, parce qu’elle invite la charmante marquise de Lucey, cette divorcée que Scholl entretient discrètement. Elle ne « sait pas » que Colette de Verneuil cède à tous les caprices que lui inspirent les pensionnaires du Palais-Montmartre. Elle reçoit un jeune séminariste que la comtesse de Tracy, cette dévote quinquagénaire, protège d’une amitié touchante ? Elle nous attire et nous englue chez elle — à tel point que nous ne saurions nous dérober — en flattant nos désirs, nos aises, notre veulerie. Le résultat des adroites manœuvres du ménage Lambert-Massin, c’est que nous serrons ostensiblement la main de ces gens que nous méprisons ; et que nous mangeons lâchement leur cuisine exquise — qui devrait nous écœurer… Bref, nous ne valons pas mieux qu’eux.

Asquin passe son bras sous celui de Georges :

— Étant donné cela, mon cher, est-il malaisé de prédire quel sera le sort de la jeune Claude ? Elle suivra l’exemple de sa cousine Irène, ma délicieuse petite amie, et sera plus tard imitée par ses cousines Yvonne et Madeleine, car ces enfants n’ont point à compter sur l’héritage de leur grand’mère : je sais qu’une partie de la fortune de madame Massin est placée en viager ; quant à l’autre, son gendre se chargera vite de l’employer, sitôt que sa belle-mère aura trépassé.

Asquin prend son accent parlementaire, son accent de tirade :

— Car, en cette ère de bluff à outrance où la vie chaque jour plus difficile n’empêche point nos appétits de s’accroître, nous connaissons une nouvelle catégorie de femmes…

Ce sont les jeunes filles pauvres issues de familles fastueuses, dont les parents égoïstes gaspillent le patrimoine qui eût constitué leur dot. On leur apprend à goûter la richesse, les plaisirs délicats, les belles choses ; on leur enseigne à merveille l’art de dépenser l’argent, de diriger un personnel domestique, d’ordonner une réception : bref, on en fait des fiancées accomplies pour millionnaires. Et le jour où les épouseurs se présentent, le père de mademoiselle, en guise de dot, offre de servir aux jeunes mariés une rente dérisoire dont le capital n’est même pas assuré. Que peuvent-elles devenir, les malheureuses, avec une éducation pareille !… Elles conquièrent rarement l’homme fortuné et elles effrayent l’homme pauvre… Puis, ce sont les nièces, les sœurs, les cousines… Un Lambert-Massin se croit charitable de faire vivre à ses côtés une parente indigente, tandis qu’il agit comme une espèce de malfaiteur : car, c’est une épreuve dépravante que de jouir du luxe en usufruit… Quelle conscience y résisterait ? Claude Gérard est désarmée par sa jeunesse autant que par la vie : est-on capable de suivre une ligne de conduite, à vingt ans, lorsque l’âme juvénile est encore de cire molle ! La sagesse est une plante rare dont la floraison n’est jamais précoce. Ainsi, mon cher Georges, la charmante personne que vous avez distinguée est vouée au destin de ses semblables : les belles jeunes filles coûteuses que la société semble élever, entraîner tout exprès, pour un plaisir plus raffiné. Jadis, on ramassait ses aventures dans la rue, dans les théâtres ou dans les villes d’eaux… Aujourd’hui, on en trouve chez des gens très comme il faut : il ne s’agit plus d’adultères dangereux, de partages malpropres ; on a toutes les garanties de sécurité et de propriété ; le bonheur vous est livré — tel une brosse à dents hygiénique enfermée sous une enveloppe hermétique. J’ai connu Irène de cette manière : elle s’est accordée sciemment, sachant le mariage impossible ; la gêne, intolérable ; ayant besoin d’un appui discret. De mon côté, je la considère mieux qu’une maîtresse ordinaire. Bénis soient les temps qui nous préparent ces liaisons de qualité ! Nos amies n’ont point la grossièreté des filles… ce ne sont pas non plus des mijaurées sans gaieté… Elles tiennent le juste milieu. Je ne sais comment les désigner… Puisque les grues avérées se prétendent demi-mondaines, ne serait-il pas exact de dénommer nos maîtresses mondaines : les demi-grues ?

Henri Derive a écouté Asquin en donnant des signes d’approbation. Georges tiraille nerveusement un bouton de son pardessus ; ses yeux bleus se foncent de mélancolie. Il murmure :

— Alors… Vous pensez… que mademoiselle Gérard ?

— Parbleu ! c’est couru… Et surtout, n’ayez pas de scrupules, mon cher : vous lui rendrez service, à cette enfant : puisqu’elle est livrée d’avance au Minotaure, autant que le Minotaure soit un galant homme. Menez rondement la partie. Insistez ; triomphez. Cette jolie rousse ne sera pas à plaindre, avec vous !

— Asquin voit toujours juste, appuie Henri Derive. Écoute-le, vieux Geo !

Henri serait enchanté que son frère se reposât de la fête, de la noce bête, en s’embourgeoisant dans un gentil faux-ménage sans risque d’aucune sorte.

Mais Georges, évoquant les regards purs de Claude, ne peut réprimer sa pitié honnête ; il soupire doucement :

— Pauvre petite… C’est dommage… Ah ! comme c’est dommage !

Oui, c’est dommage.

Georges se répète cela, tout seul, en arpentant la rue Royale. Il a quitté ses compagnons à la Concorde ; et, maintenant, il se remémore les mille petites choses qui l’attachent à Claude.

La jeune fille s’est éprise de lui ; elle s’efforce loyalement de lutter, depuis deux mois, car plus son entourage lui laisse de licence, plus Claude résiste à ses penchants, sentant le péril.

Georges est loin de soupçonner les véritables sentiments de la jeune fille ; mais le chaste amour qu’elle éprouve le séduit inconsciemment. Il subit le charme de cette ingénuité qui se dérobe à la façon de Galatée ; dont le cœur s’offre, quand sa pudeur se rétracte ; qui redoute d’être poursuivie par lui et qui craint de le perdre dès qu’il s’éloigne d’elle ; et lui sourit des yeux, lorsqu’elle vient de se reculer peureusement : anxieuse à l’idée de le mécontenter, effarouchée à la pensée de lui plaire.

Une amoureuse aussi virginale deviendrait-elle la demi-grue dépeinte par Asquin ?

Georges le déplore sincèrement. Il croit, en ce moment, à la candeur de la jeune fille ; il forme le projet chevaleresque de la respecter, de la protéger envers et contre tous — et contre lui, d’abord.

Mais, tout à coup, la beauté de Claude apparaît à ses regards : il se rappelle ses lèvres rouges, juteuses comme un fruit de chair pourpre ; ses yeux sombres dont la prunelle scintille de lumière noire ; ses cheveux soyeux, au reflet d’or cuivré ; et la forme parfaite du corps moulé sous sa gaine de serge collante. Il repense à une scène fugace qui s’est passée, l’autre jour : Claude était assise devant lui, dans le salon ; à une minute, Georges a glissé sa main derrière la chaise de la jeune fille et caressé doucement la taille souple. Claude n’osait se lever de peur d’attirer l’attention ; et Georges se souvient voluptueusement des frémissements brefs qu’elle avait, sous ses doigts…

Il se représente la jeune fille dévêtue, abandonnant ses formes gracieuses en des attitudes lascives…

Et parce qu’il n’est qu’un homme avide d’amour sensuel ; et parce que ses défiances de mâle appréhendent de se laisser abuser par la ruse d’une fausse innocence, Georges cesse déjà de s’attendrir ; et murmure en souriant :

— Somme toute… Serait-ce si dommage ?



VII


À présent qu’on voit Claude s’animer, s’égayer plus fréquemment, et que sa peine s’engourdit peu à peu dans l’oubli des jours, M. Lambert-Massin met son plan à exécution.

Il cherche à fiancer Claude. Il invite, à plusieurs reprises, ses deux principaux employés, Fernol et Jacquard ; à table, la jeune fille est placée entre eux.

Fernol est un garçon de vingt-sept ans, sec et guindé ; sa figure correcte, au teint « distingué », est déparée par un nez légèrement cassé et des yeux d’acier au regard dur et faux. Fernol est comptable. M. Lambert-Massin l’apprécie pour son intégrité absolue et la discipline étroite avec laquelle il règle les moindres actes de son existence méthodique. Fernol tomberait malade s’il arrivait de cinq minutes en retard au magasin ; s’il déjeunait une heure plus tôt que d’habitude ; s’il dépensait cinq francs de trop dans son trimestre ; ces qualités de parfait bureaucrate ne sont point de nature à servir les desseins de Léon ; dès son introduction dans la maison, Fernol a exercé sa sagacité à observer discrètement chacun ; il reste sur la défensive ; son être pratique est insensible à la beauté des femmes ; son esprit se méfie des pièges fleuris. Il est froid et réservé.

Jacquard a trente ans ; c’est le type du brun fatal des faubourgs : il a une bouche ensanglantée dans un visage blême et maigre, aux maxillaires accusés. Ses cheveux trop noirs, pommadés, ondulés, le coiffent ainsi qu’une calotte de caracul. Ses grands yeux humides, taillés en amandes, où les iris de jais nagent dans une sclérotique bleuâtre, se posent sur les dames avec une expression suppliante et plaintive. Il ne cesse de friser sa petite moustache encaustiquée. Il est bête comme un serin et inoffensif comme un agneau. C’est un tombeur de cœurs de midinettes ; et il n’a pas son pareil pour faire l’article, d’un air de circonstance, à la cliente en deuil qui négocie l’achat d’un souvenir à offrir aux Sœurs de Charité qui ont soigné son malade défunt.

Jacquard est fou d’orgueil d’être reçu chez le « patron » ; il tombe immédiatement amoureux de Claude, d’Yvonne et même un peu de Marthe à cause de ses toilettes. Il rêve d’un avenir doré.

La première fois que ces messieurs ont déjeuné chez les Lambert-Massin, un incident désagréable pour Claude s’est produit : comme l’entretien languissait, par faute de fusion entre ces invités hétérogènes — Fernol, Colette, Asquin, Jacquard, Irène, Derive, — Léon, pour mettre ses employés à l’aise, a parlé de sa maison de la place Saint-Sulpice. Il a rappelé l’événement ennuyeux du jour dont Jacquard, navré, se désolait : cent cinquante statuettes de bronze représentant Saint-Antoine, égarées comme de vulgaires colis pendant le transport en chemin de fer.

Léon confiait son intention d’assigner la compagnie coupable. Alors, Claude, un peu gamine, s’est écriée sans malice, avec un joli enjouement :

— Eh bien !… C’est le cas de mettre un cierge à saint Antoine de Padoue : il se retrouvera peut-être lui-même, puisqu’il a été assez sot pour se laisser perdre !

Silence glacial. Après un temps, M. Lambert-Massin l’a sermonnée, d’un ton sévère :

— Je suis extrêmement affligé, mon enfant, de constater le déplorable effet de votre éducation dépourvue de tout précepte religieux… L’impiété est la mère de tous les vices ; et je rougis de songer au mal que vous commettez, en assistant chaque dimanche à la messe sans avoir la foi !

Claude s’est maîtrisée pour ne point répondre, encore plus froissée qu’humiliée ; elle a lancé un regard significatif dans la direction d’Irène et de Colette : seraient-ce là les chastes brebis que le Seigneur eût souhaité de voir à la table d’un pur fidèle ? Et son cousin estime donc logique de prier dévotieusement Jésus de nous préserver des errements et du péché, de nous épargner les contacts salissants ; — une heure avant le repas familial où sa femme et ses fillettes se trouvent en promiscuité avec une courtisane déguisée, accompagnée de son amant, et une ancienne chanteuse de café-concert, actuellement exhibitrice de spectacles obscènes ?

Leurs fautes leur sont-elles donc pardonnées, grâce aux fortes mensualités d’Asquin, aux affaires florissantes du Palais-Montmartre ? Alors, l’absolution divine s’achète ; et la vertu n’est qu’une question de taux : elle est édifiante, en vérité, la morale de Léon Lambert-Massin.

Claude s’est sentie entourée d’ennemis : Fernol accueillait, les paupières baissées, la semonce du patron ; Marthe avait sa figure pincée. Mais son voisin Jacquard, prenant en pitié la jeune fille, l’a enveloppée d’un regard langoureux ; et Claude, touchée, l’a remercié d’un sourire. Alors, quel coup d’œil leur a jeté Georges Derive, assis vis-à-vis d’eux !…

— Vous savez que vos cousins veulent vous marier avec cet individu !

C’est trois semaines après ce déjeuner. Georges — exaspéré de retrouver Fernol et Jacquard installés chaque dimanche auprès de Claude Gérard ; mordu de jalousie à l’idée qu’on espère faire épouser Jacquard à celle qu’il croyait déjà posséder, — est parvenu à bloquer la jeune fille dans un angle du petit salon, et l’oblige de subir un interrogatoire serré.

— Oui… Mes parents sont très bons de s’occuper de moi ; répond doucement Claude.

Elle le pense. Elle a été si agréablement surprise en s’apercevant que ses cousins n’avaient point d’intentions inavouables à son égard, bien au contraire ! Elle se reproche d’avoir porté sur eux un jugement téméraire ; Georges enrage de la trouver si calme. Il gronde :

— Ce Jacquard est indigne de vous… L’avez-vous examiné ? Il a l’air d’un calicot… Oh ! ces yeux implorants et vainqueurs de mouton amoureux ; ses souliers jaunes à dix quatre-vingt-quinze ! Sa façon de parler : Ah ! c’est rien chic ! La maison de monsieur votre cousin est une maison conséquente… Comment va votre dame ? et de dire en s’en allant : Au revoir m’ssieurs dames. Il agète des objets ; il reviendra t’t’ à l’heure. Son accent grasseyant et ses formules vicieuses révèlent clairement ses origines populacières. Avec ça, il pose, l’animal !… Il a cette prétention horripilante de l’être sans éducation qui veut faire le monsieur. Lorsque votre cousine lui offre d’un plat, il répond : Merci vous êtes bien honnête. Et c’est ça que vous acceptez ?… Dieu ! que ce garçon me crispe !

Claude a les larmes aux yeux ; la justesse des observations de Georges la met au supplice : oui, voilà la vie qu’elle se prépare avec un mari dont la vulgarité la blessera. Mais, elle réplique, courageuse :

— Ce n’est pas moi qui l’accepte… C’est lui qui m’accepte : il a tout au moins ce mérite-là.

Georges tape du pied :

— Vous dites des choses ridicules ! Il ne faut pas que vous l’épousiez… Je vous aime, moi !

Tant pis : il vient de lâcher le mot qui lui brûlait les lèvres. Claude lui lance un regard magnifique, illuminé de joie et de tendresse. Puis, elle reproche :

— Vous ne devez pas songer à cela… Vous savez bien que je ne suis pas une femme pour vous, monsieur Georges.

Comme elle a prononcé ces mots ! Avec quelle résignation et quelle candeur à la fois… Ah ! çà, s’imagine-t-elle ingénument que le : « Je vous aime » d’un Georges Derive équivaut à une déclaration de prétendant éventuel ? Cette naïveté est trop énorme pour que Georges ne l’interprète point ainsi qu’une ruse étudiée de coquette qui spécule sur une rivalité opportune. Refroidi, il garde le silence.

Claude le contemple ardemment. Ah !… tristes choses que les conventions sociales ! Dire que le bonheur avec cet homme charmant, délicat, racé ; dont la voix est douce et le geste sobre ; qui se distingue par son élégance sans afféterie et son goût parfait ; — le bonheur si naturel qu’elle mérite, lui est refusé parce que M. Derive laisse des millions à ses fils. C’est la fille de quelque gros commerçant enrichi à vendre des épices, du papier ou du drap, qui aura le droit de s’appuyer au bras de Georges Derive ; mais, la fine et jolie fille d’un musicien obscur doit s’unir avec reconnaissance à l’employé commun et trivial, qui assume les obligations d’une gêne partagée. Claude gémit contre les hasards de notre naissance : son père aurait pu être l’un de ces rois du négoce qui déposent une fortune sur le berceau de leur nouveau-né. Mais une étrange bouffée d’orgueil la roidit : « Eh bien ! non : j’aime mieux avoir du sang d’artiste dans les veines : c’est un plus bel héritage. » Néanmoins, Claude éprouve une détresse intense à penser qu’il lui faut repousser de toutes ses forces cet amour incomparable dont elle se fût montrée si fière ! Si Georges était dans la situation de Jacquard, seulement… Car, désintéressée comme on l’est à vingt ans — c’est avec les besoins de l’âge qu’apparaît la cupidité — Claude regrette moins l’argent qu’elle n’a point, que l’argent que possède un autre.

Sa mélancolie l’embellit d’une séduction prenante ; et Georges, reconquis à l’aspect de cette tendre figure émue, reprend violemment :

— Il serait inique de vous condamner sans raison à cette existence mesquine, sans joie — car vous n’aimez pas Jacquard… Vous voyez-vous dans votre intérieur conjugal ?… Vous n’avez qu’une femme de ménage qui vient une heure, le matin ; vous habitez au cinquième ; et, dans la salle à manger, votre mari aura suspendu des assiettes à légendes et placé sous le globe de la pendule votre bouquet de fleurs d’oranger. Vous préparez vous-même le repas qu’il mastiquera goulûment avec des bruits de mâchoire d’animal qui broute, de chien qui croque des os et lappe sa boisson. Toute la journée, vous restez seule en tête à tête avec votre destin gâché. Le soir, pour vous distraire, Jacquard vous raconte les potins insipides du magasin ; vous emmène dans un petit café-concert de quartier où chante un tourlourou hilarant, avec une gommeuse poitrinaire… Et c’est cette vie-là que vous rêvez !… Dites : c’est ça que vous voulez ?

Claude attendait anxieusement la phrase qu’il n’a pas prononcée. Pourquoi la désole-t-il en pure perte, puisqu’il ne propose aucun remède ? Alors — répondant à l’arrière-pensée de Georges — la jeune fille, refoulant ses larmes, murmure d’une voix ferme :

— Je veux être une honnête femme.

Fernol, qui a percé rapidement le projet du patron, a mis beaucoup de tact de s’enquérir de la situation réservée à Claude. Lorsqu’il a su qu’une obole de dix mille francs serait la maigre dot de mademoiselle Gérard, son esprit strict a calculé que l’entretien de sa femme lui prendrait une grande partie de ses appointements ; et qu’au bout de deux ans, les dix mille francs seraient volatilisés alors que sa compagne, immuablement présente, demeurerait à sa charge. Il a songé qu’il serait plus avantageux de s’unir à la demoiselle qui tient la caisse, au magasin de la place Saint-Sulpice : car, la femme qui gagne sa vie rapporte au ménage l’argent qu’eût dépensé l’oisive — double bénéfice. Et Fernol, très sage, a décliné l’honneur que lui eût fait Léon : sa froideur significative était un refus tacite. On ne l’invite plus avenue d’Antin.

Les Lambert-Massin se retournent vers Jacquard : de ce côté, il y a beaucoup d’espoir. Le jeune employé flambe de désir : sa vanité comblée l’engage autant à ce mariage que la beauté de Claude. Jacquard, émerveillé et stupéfait, se répète vingt fois par jour : « Pas possible… Je pourrais donc épouser la cousine de monsieur Lambert-Massin, le grand fabricant de la rue Pastourelle, moi qui ai débuté à soixante francs par mois dans ses magasins de la place Saint-Sulpice ? »

Épouser une Lambert-Massin !… Aux yeux de l’employé, les grands noms de l’aristocratie commerciale ont le prestige qu’un Montmorency inspire à un comte du pape.

À présent, Léon et Marthe, sûrs de Jacquard, ne doutent plus que de l’assentiment de Claude. Yvonne, un jour, leur a insinué malignement :

— Alors, vous êtes persuadés que Claude, maintenant qu’elle connaît les douceurs de cette maison, acceptera de reprendre sa position d’antan, rien que pour vous être agréable ?

Ils ont une certaine confiance en leur fille aînée dont l’esprit délié les enchante. Léon estime qu’effectivement, la jeune Claude pensera peut-être qu’elle conclurait un marché de dupe en renonçant à leur foyer pour retourner à sa médiocrité première, aggravée dans l’avenir d’une maternité probable qui compliquerait le budget de son ménage. Il s’agit de lutter contre une résistance possible de la jeune fille.

Et aujourd’hui, Léon convoque Claude devant le conseil de famille.

Tous les Lambert-Massin sont assemblés au salon, formant un cercle dont Claude, un peu ahurie, occupe la sellette. Marthe, droite sur sa bergère, braque des yeux rigides ; Yvonne se balance sur une chaise en observant cette mise en scène d’un air railleur ; la grand’mère sourde, assise au coin de la cheminée, écarquille démesurément ses paupières comme pour entendre avec ses yeux ; jusqu’à la petite Madeleine qui est installée sur un pouf, sa poupée dans les bras, et qui regarde affectueusement Claude.

Léon commence sur un ton pontifiant :

— Ma chère enfant, je vous ai fait appeler ici afin d’avoir avec vous un entretien sérieux. Vous touchez à une heure grave de votre existence : ému par vos malheurs, subjugué (dois-je vous l’avouer ?) par vos charmes extérieurs et sans doute par vos qualités morales, un jeune homme de notre entourage est tombé amoureux de vous ; trop épris pour avoir le courage d’observer les convenances, il m’a demandé une entrevue hâtive : demain, il viendra solliciter votre main… Bien que sa démarche soit prématurée, quatre mois seulement après la perte cruelle de votre malheureux père, j’excuse les vifs sentiments de ce jeune homme en raison de leur vivacité même… j’espère que vous serez de mon avis ?

Claude se tait. Léon et Marthe échangent un coup d’œil ; ce silence leur semble de mauvais augure : « Elle a deviné de qui je parle, pense M. Lambert-Massin, et elle ne manifeste aucun enthousiasme. »

« Elle va refuser, disent les regards de Marthe : c’est navrant… intimide-la ! » Mais Léon réprouve le régime de la violence. Il reprend calmement, sans se dépiter :

— Ce jeune homme, c’est monsieur Jacquard… je puis vous affirmer son honorabilité et son caractère parfait : il y a douze ans qu’il fait partie de ma maison ; c’est un garçon inestimable.

Claude baisse ses paupières humides : voici le moment venu de reconquérir sa dignité en cessant de vivre du pain des autres ; le moment de se créer une nouvelle famille, une famille à elle, où elle n’usurpe point la place d’une Yvonne ou d’une Madeleine ; mais que le sacrifice est dur, et qu’il lui faut de courage pour se résigner à ne plus songer à ce Georges qui l’eût aimée si bien — et si mal !

Se méprenant à l’attitude de la jeune fille, Léon dompte son irritation et insiste doucereusement :

— Je sais qu’à votre âge, on rêve souvent d’un prince charmant… hélas ! nous ne sommes plus au temps où les rois épousaient des bergères : aujourd’hui, la bergère ne rencontre que des Céladons qui commencent par évaluer la valeur marchande de ses moutons. La situation de monsieur Jacquard est confortable, sans être brillante : évidemment, ce n’est point celle que vous possédez actuellement…

— Actuellement, je ne possède rien : je suis à votre charge ; répond Claude.

— Personne, ici, ne vous le reproche, mon enfant ; réplique Léon. Néanmoins, je vous félicite de sentir quand même l’inanité de votre position… provisoire. Du reste, je vous certifie que Jacquard est un garçon raisonnable et prudent. Il est malaisé d’insister sur certains sujets lorsqu’on s’adresse à une jeune fille… toutefois, nous sommes entre nous, n’est-ce pas ? Et vous êtes intelligente… Eh bien ! soyez tranquille : monsieur Jacquard écoutera mes conseils et n’alourdira point son budget de bouches inutiles à nourrir. Tant qu’on vit à deux, on peut toujours s’arranger… ne craignez rien, Claude : vous n’aurez pas d’enfants.

— Mais, si je me marie j’espère bien que j’en aurai, des enfants ! proteste vivement Claude. Je veux un fils, d’abord… pour qu’il ressemble à papa et devienne musicien. Qu’est-ce que ça fait, de vivre moins largement ? On a ces petits êtres à aimer ; on ne se sent plus seule au monde…

Et elle ajoute — trahissant, par ce cri, les rancœurs des filles qui vont au mariage sans amour :

— Ce sera mon unique consolation, d’avoir des enfants !

Les Lambert-Massin se contemplent avec stupeur : à leur point de vue, il est rare qu’une vierge de la société moderne envisage la maternité comme un bonheur naturel ! Décidément, cette petite Gérard est extraordinaire. Léon se remémore, non sans indulgence, la profession de foi que lui fit Yvonne à ce sujet : « Moi, je ne tolérerai pas qu’un homme me déforme… À moins que mon mari ne soit millionnaire et qu’il n’ait des héritiers directs : en ce cas-là, un bébé vaut mieux qu’un testament ; ça s’attaque un testament… et je peux devenir veuve. » Léon Lambert-Massin éprouve une fierté inavouée — et inavouable — en reconnaissant sa propre prévoyance en sa fille aînée.

À cet instant, sa chère Yvonne considère Claude d’un air sardonique et réprime une envie de fou rire. La grand’mère perçoit vaguement qu’il s’est prononcé des paroles importantes ; elle maudit son infirmité ; seule, Madeleine se désintéresse de l’entretien, et cajole sa poupée.

Marthe, pleine d’espoir, se décide à interroger d’une voix frémissante :

— Mais, alors… Vous acceptez donc d’épouser Jacquard, ma mignonne ?

Claude incline affirmativement la tête :

— Je vous remercie d’avoir préparé mon avenir, ma cousine… Et je suis touchée que monsieur Jacquard me prenne sans dot.

— Oh ! Léon vous en donne une, dit précipitamment madame Lambert-Massin.

— Je suis confuse, murmure Claude… Je vous demande pardon…

Elle se gourmande d’avoir soupçonné ces gens honnêtes, si bons, si équitables envers elle.

Marthe, délivrée de ses appréhensions, se livre à une brusque explosion. Elle étreint frénétiquement la jeune fille :

— Est-elle gentille, cette chérie ?… Oh ! vous serez heureuse, ma petite Claude : vous le méritez. Embrasse-la, Léon… embrasse-la, Yvonne… Maman, embrasse Claude !… Ma chère petite… Je suis aussi émue que s’il s’agissait de ma fille !… Savez-vous que Jacquard est très beau garçon, au fait !… Quel joli couple vous formerez, tous deux !…

À ces mots, Claude évoque Georges, malgré elle. Elle n’a plus le droit de l’aimer ; c’est un Jacquard aux grands yeux mouillés de marchand de cacaouettes qui doit être son idéal, désormais. Le cœur déchiré, à bout de forces, Claude cesse de se contenir ; et elle s’enfuit brusquement hors du salon, en éclatant en sanglots.

Restés seuls, les Lambert-Massin détendent leurs masques. Ils attribuent les larmes de Claude au regret du luxe qu’il lui faut abandonner ; ils estiment cela compréhensible, et lui pardonnent plus volontiers cet accès de faiblesse que s’ils en connaissaient la véritable cause. Léon finit par s’écrier :

— Enfin… Ça y est, tout de même !

Et il ajoute, se tournant vers Yvonne :

— Qu’est-ce que tu dis de Claude, toi ?

La malicieuse gamine passe sa langue sur ses lèvres et riposte avec ironie :

— Je dis que ce n’est pas sous un chou qu’elle est née cette enfant-là : c’est sur un poirier !



VIII


Dix heures du matin. Assis dans son petit bureau dont la fenêtre donne sur la place Saint-Sulpice, Jacquard contemple d’un air béat le va-et-vient des autobus, les gens qui passent, les maisons d’en face. Il murmure, très intéressé : « Tiens !… On fait le ravalement, chez Bouasse », et regarde longtemps les échafaudages. Puis, il retourne, entre le pouce et l’index, la maquette d’une nouvelle médaille religieuse qu’un de leurs artistes fournisseurs vient de soumettre à M. Lambert-Massin. Soudain, au ronflement d’un moteur, Jacquard reporte ses yeux sur la rue : un auto s’arrête à la porte. Jacquard chuchote : « Le patron ! » Léon descend prestement de sa limousine, s’arrête un instant, pour donner à Émile un ordre ponctué d’un geste bref. Le chauffeur repart ; et Léon entre dans le magasin en coup de vent.

Quelques minutes après, Jacquard entend un employé appeler d’une voix glapissante :

— Monsieur Jacquard !

Il se précipite ; monte au premier, quatre à quatre, et pousse la porte du cabinet directorial.

M. Lambert-Massin s’y promène de long en large ; ses doigts font un bruit de castagnettes. Dès qu’il aperçoit son employé, il s’interrompt, le considère fixement, et dit de sa voix onctueuse :

— Mon cher Jacquard, vous m’avez prié de vous recevoir chez moi, cet après-midi. Comme j’ai un moment à vous consacrer, immédiatement, veuillez donc m’exposer ici même le but de l’entrevue que vous sollicitiez.

Jacquard se sent pâlir. Sa langue se déssèche : et son émoi est tel qu’il éprouve de vagues inquiétudes intestinales. Se croire mandé chez le patron pour quelque question de service et se voir mis en demeure d’expliquer séance tenante le projet qu’il juge si audacieux… C’en est trop pour le malheureux garçon, qui transpire d’effroi. Ce n’est pas sans raison, d’ailleurs, que Léon agit ainsi. M. Lambert-Massin n’ignore point que son prestige de supérieur s’exerce beaucoup mieux ici qu’avenue d’Antin ; il estime que Jacquard se décidera plus facilement à entrer dans ses desseins, s’il est intimidé par le respect professionnel.

Aux premiers mots que l’employé, paralysé, s’efforce à balbutier, Léon croit comprendre que la partie est gagnée d’avance. Il se frotte gaillardement les mains. M. Lambert-Massin est aussi joyeux qu’aux jours où il obtient à un prix dérisoire, du sculpteur ou du graveur aux abois, l’œuvre qu’il fondra à plusieurs milliers d’exemplaires et qui lui fera réaliser le gros bénéfice.

Et, bienveillant, avec la condescendance d’un protecteur, Léon encourage Jacquard :

— Allons, mon ami… Ne vous mettez pas dans cet état ! Vous êtes un grand enfant… Vous figurez-vous que je ne vous aie pas deviné ?… Eh bien ! ai-je l’air de vous accueillir d’une manière rébarbative ?

Jacquard exulte :

— Monsieur… Monsieur Lambert-Massin : vous contentez !… Vous m’accordez la main de mademoiselle Claude, à moi qui ne suis rien !

— Vous êtes un honnête homme ; et j’ai confiance en votre conduite : cela me suffit.

— Vous m’autorisez à entrer dans votre famille !

— Vous en faisiez déjà partie, puisque vous êtes de ma maison.

— Comment reconnaîtrai-je vos bontés ?

— Vous n’aurez qu’à rendre votre compagne heureuse.

Jacquard, trépidant, cherche à reprendre pied : son bonheur lui donne le vertige. Il est ébloui de sa future grandeur : le voilà cousin du patron, bientôt associé peut-être… On l’intéressera aux bénéfices. Et il dessine, pour l’avenir, des projets de firme nouvelle : « jacquard et lambert-massin, bronze et ornements d’église », ou bien : « Ancienne maison lambert-massin, jacquard, successeur. » Il se rengorge, essaye d’un maintien imposant.

Et c’est à cet instant précis que la voix insidieuse de Léon renverse le pot-au-lait de Jacquard :

— À présent, causons affaires, déclare monsieur Lambert-Massin. Vous savez que ma cousine n’a aucun bien personnel ; la mort subite de son père l’avait laissée dans un dénuement complet d’où nous l’avons tirée. J’aurais souhaité de continuer mon œuvre jusqu’au bout en dotant richement Claude ; mais, j’ai deux filles ; je dois sauvegarder tout d’abord leur avenir et ne puis les dépouiller d’un patrimoine qui leur revient. Je vous informe donc qu’à mon grand regret, je serai forcé de me montrer moins généreux que je ne l’eusse désiré ; et je ne donnerai à Claude Gérard qu’une petite dot de dix mille francs. Quant à vous, mon cher Jacquard, du jour où vous serez marié, j’élèverai vos appointements d’une augmentation de soixante francs par mois. Du reste, mon cher ami, je ne vous fournis toutes ces explications que pour la bonne règle ; car, je suis persuadé de votre désintéressement absolu et de votre vive inclination à l’égard de ma cousine…

M. Lambert-Massin s’arrête, attendant une protestation affirmative qui ne vient pas. Jacquard tarde étrangement à manifester son assentiment. Léon le regarde et comprend : atterré, l’employé baisse la tête et considère le vernis craquelé de ses chaussures.

Infortuné Jacquard qui n’eus point la prévoyance de Fernol, tu expies chèrement à cette seconde l’étourderie d’avoir risqué cette demande avant de t’être renseigné sur la situation offerte ! Tu rêvais de splendeurs : on t’achète ta liberté pour cinq cents louis, plus sept cent vingt francs par an d’indemnité.

Jacquard pense : « Si j’accepte, je suis refait : j’entrevoie maintenant la combinaison du patron ; il comptait se débarrasser de sa parente en avant l’air de lui faire un sort… Me marier dans ces conditions : non ! Je suis plus heureux en restant garçon ; et il ne manque point de petites amies aussi jolies que mademoiselle Claude. Oui, mais si je reprends ma parole après m’être engagé, j’offense grièvement monsieur Lambert-Massin et il me flanque à la porte… »

Dilemme torturant : Jacquard blêmit d’angoisse. Et puis, brusquement, il se décide : « J’aime mieux refuser. Après tout, si le patron me chasse, je retrouverai une autre place… Justement, on a besoin d’un employé chez Biais… »

Il bredouille, à voix haute :

— Monsieur… Monsieur… Vos paroles me brisent le cœur… J’adore mademoiselle Gérard, mais je me vois contraint de renoncer à elle… Des charges trop nombreuses… Ressources insuffisantes… J’ai ma vieille mère à soutenir : je dois sacrifier mon bonheur pour elle… Je suis désespéré… Par malheur, je ne saurais associer à mon sort précaire une personne habituée chez vous à ne se priver de rien… et qui, sans doute, a des goûts dispendieux… Je me figurais… J’avais imaginé…

Jacquard s’étrangle, ravale sa salive. Il se dit in petto : « Je vais recevoir mon paquet ! »

Mais M. Lambert-Massin garde le silence. Il médite. Jacquard est un homme de confiance, utile et zélé ; sa simplicité d’esprit même le rend consciencieux ; il pratique cette vertu aimée des patrons : la routine. Léon songe que s’il prononce une phrase, ce sera pour renvoyer Jacquard. Cette exécution l’attriste, car il tient à son employé. Que déterminer ?… Doubler la dot de Claude ? Alors, ce serait un expédient plus onéreux que de la laisser vivre avec eux. Conserver Jacquard, après son refus insultant ?… Quelle résolution mortifiante de la part d’un Lambert-Massin !… Léon soupire profondément.

Soudain, son visage se rassérène : il a trouvé le joint. La magnanimité n’est-elle point la qualité des âmes fortes ? Et M. Lambert-Massin décrète fermement :

— Monsieur Jacquard, vous venez de m’infliger une injure douloureuse que je n’oublierai jamais. Sachez que toute sympathie est bannie de nos rapports, désormais. Néanmoins, je suis un homme juste et je me flatte de le rester, en quelque circonstance que ce soit : malgré l’affront pénible que vous m’avez fait, je consens à me souvenir des services que vous avez rendus ici. J’ignore, à partir d’aujourd’hui, monsieur Jacquard, simple particulier ; mais, je continue d’estimer monsieur Jacquard, mon employé. L’homme privé souffre en moi : ce n’est pas un motif pour que le directeur de la maison Lambert-Massin cesse d’être équitable. La vie se poursuivra ainsi qu’auparavant : tâchez d’être encore plus digne à l’avenir du poste que je ne veux pas vous retirer.

Jacquard suffoque de stupéfaction : comment, on le garde ?… Écrasé par la générosité du patron, il chuchote d’indistinctes excuses, tout confus de sa piètre attitude. Léon l’interrompt d’un geste auguste, et dit, de sa voix d’affaires, comme s’il ne s’était rien passé :

— Vous avez reçu le projet de médaille de Sabatier, monsieur Jacquard ? Apportez-le-moi.

— Bien, monsieur.

Humble et déférent, Jacquard sort du bureau après avoir lancé au patron un regard de coupable repentant, un regard d’adoration et de reconnaissance : M. Lambert-Massin vient de se gagner un nouveau dévouement.

Seulement, le soir, rentré chez lui, Léon s’abandonne à un mouvement d’humeur. Il s’emporte contre Yvonne à propos de bottes, gifle la petite Madeleine, et recommence de reprocher à sa femme la sensiblerie de son caractère stupide. À la fin, Marthe et Yvonne, grâce à leurs questions, parviennent à lui arracher le secret de cette violence inusitée : le mariage manqué, la perspective de voir l’étrangère les encombrer indéfiniment. Léon s’en prend à sa femme :

— Tu m’as attaché deux boulets au pied : ta mère et Claude Gérard.

Marthe juge opportun d’éclater en sanglots. Madeleine, effrayée, pleure de confiance parce que sa mère a du chagrin. Yvonne ricane, et Léon continue de crier.

Attirée par le bruit de cette scène de famille, Claude paraît à la porte du salon.

Elle s’inquiète, interroge d’une voix tremblante :

— Oh ! mon Dieu… Qu’est-ce qu’il y a ?

M. Lambert-Massin la toise d’un œil impitoyable.

Il réplique avec sévérité :

— Il y a que vous êtes la cause de tous nos tourments. Et que j’ai supporté aujourd’hui la première honte de mon existence… Monsieur Jacquard, quoique fort épris de vous, m’a informé que des motifs graves lui interdisent de vous épouser.

Une joie involontaire inonde le cœur de Claude.

Elle s’efforce de se contenir, et murmure, indifférente :

— Il ne veut pas… Pourquoi ?… Que lui ai-je fait ?

Léon répond d’une voix dure :

— Je vous épargnerai mes commentaires… Sachez qu’il se plaint des instincts qu’il devine en vous : oisiveté, coquetterie, goûts dispendieux… Bref, il se dérobe. Nous en sommes très affectés.

Claude, abasourdie, les regarde tour à tour : Marthe semble l’accabler de ses pleurs ; Yvonne est redevenue la sèche fillette d’antan ; M. Lambert-Massin la condamne par son silence menaçant. Et Claude, soudainement glacée, a l’impression désespérée de sombrer dans un vide immense.



IX


L’existence de Claude change, à partir de ce jour. L’hostilité sourde de Léon éclate librement. Marthe devient agressive, nerveuse. Yvonne, aimable à ses heures, ne se montre désagréable qu’au moment où l’on agite des questions d’intérêt. À propos d’une robe supplémentaire que sa mère lui refuse, Yvonne pousse des soupirs de victime et dit âprement, en louchant vers sa cousine : « Naturellement, depuis qu’il y a une personne de plus à habiller, je dois me contenter d’user mes vieilleries. »

Lorsque Léon rentre du magasin, il s’affale lourdement sur un fauteuil, se plaint d’être éreinté, geint toute la soirée. Si Claude, jouant dans un coin du salon avec Madeleine, élève un peu la voix, M. Lambert-Massin, excédé, la prie de se taire et fait d’amères réflexions sur l’égoïsme des gens désœuvrés qui ne savent point respecter le repos de ceux qui travaillent pour les entretenir. À l’entendre, on croirait qu’il n’existe à Paris qu’un homme occupé de dix heures du matin à midi et de deux heures à six heures du soir : et que la profession d’éditeur de bronzes religieux soit la plus exténuante au monde, sans qu’aucune autre puisse lui être comparée. La fatigue de Léon Lambert-Massin est une fatigue spéciale, particulière, déprimante, sacrée ; nul n’a le droit d’être également fatigué dans son entourage : la fatigue est le privilège unique du chef de famille qui gagne la vie des siens. Et Claude se rappelle son père toujours si gai, si dispos, après des journées et des soirées de neuf heures consécutives de musique, concert, répétitions, leçons ; où, sans répit, il jouait de ce hautbois maudit, qui lui retranchait une minute d’existence avec chaque parcelle de son souffle ; elle pense au violoniste Halberger qui compose, travaille, organise ses programmes, dirige son orchestre, le sourire aux lèvres, et qui jamais ne se lamente de ses efforts ni de son labeur. Elle songe à tous les besogneux modestes qui travaillent gaillardement par la ville.

À rebours de son mari, Marthe ne critique point l’inaction de la jeune fille ; mais, elle lui reproche toutes ses actions. Claude ne peut lui rendre un service sans se faire taxer de maladresse, ni s’efforcer de l’aider à tenir son intérieur sans que Marthe l’accuse de vouloir être la maîtresse.

Ces vexations quotidiennes torturent la jeune fille d’un supplice irritant et sournois ; elle a la sensation de subir de perpétuelles piqûres de moustiques. Il est des instants où elle se dit : « J’en ai assez… c’est intolérable… je vais partir… » Partir pour où ? Que faire ? Que tenter ? Et Claude baisse la tête, accablée par son impuissance : elle n’a rien et n’est capable de rien. Elle a suffisamment vécu — d’une vie humble qui côtoyait la pauvreté — pour connaître les difficultés du struggle for life, l’impossibilité matérielle de subsister sans métier ; elle ne se forge point d’illusions irréalisables, sachant bien que, seules, les héroïnes de romans nourrissent leur vieille mère en peignant des éventails ou des menus ; et que, seuls, les personnages de comédies sont des industriels bienfaisants qui offrent à la jeune inconnue entrée chez eux, sans références, une place grassement rétribuée et le mariage au troisième acte.

Claude n’a qu’à se souvenir de la façon dédaigneuse dont la reçut un élève de son père chez qui Gérard l’avait envoyée réclamer le montant de ses cachets, ou de l’accueil brutal d’un éditeur de musique auquel elle proposa des valses inédites de Victor Gérard — pour se représenter la série de démarches inutiles et rebutantes qu’elle devrait entreprendre en vain, si elle quittait les Lambert-Massin ! Du jour où elle cherche à pourvoir honnêtement à ses besoins, la femme n’a plus à compter sur la courtoisie humaine ; ceux qui la payent s’arrogent le droit de la traiter durement, réfrigérants envers la solliciteuse, exploiteurs avec l’employée. Et puis, comment gagner de l’argent quand on n’a appris aucun métier ? Claude déplore l’éducation mal avisée que l’on dispense à la plupart des filles de petite bourgeoisie : ainsi qu’elles, Claude est assez forte en littérature ; elle pénètre la syntaxe avec l’instinct de sa race harmonieuse ; mais elle est rebelle à l’arithmétique et possède de très vagues notions géographiques. Elle joue remarquablement du piano : neuf Françaises sur dix se trouvent dans son cas ; la musique et la pyrogravure tiennent beaucoup de place au programme de notre instruction.

Claude constate avec découragement :

— Que pourrais-je résoudre ? Je suis une faible chose désarmée d’avance… Je ne sais rien faire. Je ne sais pas même coudre !

Elle pense que toutes les filles sans fortune devraient acquérir des connaissances utiles, étudier quelque profession qui supplée à leur médiocrité, aujourd’hui que les exigences de la vie chère éloignent les hommes sages du mariage et des petites dots. Cette réflexion lui rappelle Jacquard. Pourquoi n’a-t-il plus voulu d’elle ? Ce mystère la préoccupe obstinément. Claude — ignorant que Léon offrait une dot disproportionnée à la position luxueuse qu’elle semble occuper ici et à la situation du jeune homme — se creuse la tête pour découvrir quelle est la faute dont on l’accuse. Elle est si joyeuse de ne point épouser Jacquard qu’elle ressent l’obligation de racheter son bonheur par un peu de remords : pour qu’un homme lui ait fait l’injure de reprendre sa parole après avoir demandé sa main, il faut qu’elle ait commis un acte très répréhensible. Claude finit par s’imaginer que Jacquard s’est aperçu de son amour pour Georges Derive et s’est retiré, cédant à un accès de jalousie.

Sans volonté, sans énergie contre son destin, Claude se résigne aux rebuffades de son entourage. Elle paye ses cousins de leur hospitalité en devenant le déversoir où s’épanche l’aigreur de chacun. Quand la couturière a manqué de parole, Claude essuie une scène de Marthe ; quand M. Lambert-Massin a raté une affaire, Claude est l’objet de ses rares colères ; si la femme de chambre a oublié une commission d’Yvonne, la petite Lambert-Massin grogne rageusement : « Parbleu ! Julie ne peut tout faire à la fois : elle commence par servir mademoiselle Claude ! » Ce qui est vrai d’ailleurs : les domestiques — qui ont expérimenté le réel caractère de leurs maîtres — se sont pris d’amitié à l’égard de Claude et lui témoignent de bienveillantes prévenances ; et quoiqu’elle leur en sache gré, cette pitié de la valetaille est encore la principale humiliation de la jeune fille.

Une amélioration notable se produit dans les rapports respectifs de la famille Lambert-Massin, depuis que Claude leur sert de bouc émissaire. On ne gronde plus Madeleine ; Yvonne est livrée à ses caprices. Jusqu’à la vieille madame Massin dont Léon contemple d’un œil moins sinistre la trop robuste sénilité.

Claude souhaite que ses cousins reçoivent le plus souvent possible, car ses seuls moments de répit sont ceux où il y a du monde à la maison. Alors, derechef, Claude est la fille adoptive des Lambert-Massin, leur enfant gâtée, leur chérie, ils soignent la réclame vivante de leur bonne action.

La jeune fille n’a qu’un adoucissement à sa peine : l’amitié de la petite Madeleine, trop jeune encore pour entrer dans les calculs de sa famille. L’enfant adore sa grande amie qui l’encourage à s’instruire en lui apprenant les leçons indiquées par l’institutrice, sous forme de contes ingénieux que Claude imagine si bien. Ce sont aussi les belles histoires inventées par sa compagne qui endorment insensiblement Madeleine, les soirs où elle s’agite dans son lit, apeurée au milieu des ténèbres. Et Claude se raccroche éperdument à cette tendresse puérile, qui est son unique réconfort.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une nouvelle épreuve : ses yeux se dessillent. Et cela lui semble extrêmement dur d’être désabusée sur le compte de ses faux parents.

Un dimanche matin, M. Lambert-Massin entre dans la chambre de sa femme au moment où elle se dispose à partir pour la messe avec Claude, Yvonne et Madeleine. Il annonce, d’un air sombre :

— Je reçois à la minute un mot de Colette : elle se décommande… elle ne viendra pas déjeuner. C’est le troisième dimanche qu’elle nous réserve ce coup du pneumatique… Que signifie son attitude ?

Léon s’inquiète. Colette de Verneuil chercherait-elle à espacer les relations, à rompre en douceur ? Mais alors… Et les importantes commandes qu’elle adresse à la maison de la place Saint-Sulpice, vont-elles cesser également ? Marthe devine la pensée de son mari et s’exclame :

— Que peut-elle avoir ? Personne, ici, ne l’a contrariée, que je sache… À moins que Claude… ?

À son nom, la jeune fille tremble, songe : « C’est encore moi qui vais endosser les lubies de Colette ! »

Par bonheur, Yvonne détourne le cours de l’entretien en s’écriant :

— Je la connais, moi, la raison de l’abstention de Colette !

— Eh bien ! parle… dis-la ! interroge Léon.

— Elle a un nouveau béguin, explique crûment Yvonne.

— Oh ! veux-tu te taire ! gronde Marthe, scandalisée.

— Fallait rien me demander, riposte Yvonne. L’un m’ordonne de parler, l’autre de me taire…

M. Lambert-Massin impose silence à sa femme ; ce n’est pas l’heure de se formaliser des libertés de leur fille ; il vaut bien mieux la questionner. Léon reprend :

— Voyons, ma mignonne, apprends-nous ce que tu sais…

— Voici… Irène m’a raconté l’autre jour que Colette a engagé pour sa saison d’été le fameux Saint-Médard, ce célèbre chanteur comic-excentric-idiot, comme disent les affiches qui le représentent clignant de l’œil et coiffé d’un melon posé de travers… Saint-Médard a, paraît-il, un succès fou parmi les dames du théâtre et du demi-monde. Colette s’est éprise de lui : elle lui a fait un traité superbe… Elle ne le quitte plus… Bref, vous comprenez qu’en pleine lune de miel, Colette ne veut pas laisser son cher et tendre, pour aller déjeuner avec des gens chez qui il n’est pas invité… Voilà pourquoi elle se défile depuis trois semaines…

Les Lambert-Massin oublient de s’indigner, tant ils sont préoccupés de cette nouvelle insolite. La disparition de Colette les navre, à un tel moment : n’est-ce pas lorsqu’elle vient d’offenser Dieu par sa conduite que Colette de Verneuil fait amende honorable, en offrant au curé de sa paroisse un don proportionné à sa faute ? Pourvu qu’elle n’omette point le rite accoutumé… et ne retire point sa pratique à Léon !

M. Lambert-Massin est perplexe. Marthe réfléchit. À la fin, Yvonne propose malicieusement :

— Après tout, nous pourrions peut-être inviter aussi Saint-Médard ?

La plaisanterie est trop osée. Pour le coup, Léon proteste ; Marthe pousse des cris d’orfraie.

Claude a l’audace de se mêler à la discussion. Telle une brebis en révolte qui s’efforcerait de frapper de la tête, — oubliant qu’elle n’a pas les armes du bélier, — l’inoffensive Claude se permet d’insinuer avec ironie :

— Au fait… pourquoi ne recevriez-vous pas l’ami de Colette ?… Vous recevez bien l’ami d’Irène : quelle différence y a-t-il ?

Léon la regarde d’un air stupéfait ; cette Claude inattendue lui inspire une sorte de crainte vague qui l’empêche de se fâcher. Et c’est très sérieusement qu’il réplique :

— Quand nous accueillons monsieur Joseph Asquin, ce n’est pas l’ami d’Irène d’Albret que nous invitons : c’est l’ami d’Henri Derive, notre intime… La nuance est sensible, il me semble !

Évidemment.

Saint-Médard est un cabotin sans argent — qui en reçoit. Asquin est un député influent — qui en donne.

Et dix minutes plus tard, agenouillée à la droite de madame Lambert-Massin en l’église Saint-Philippe-du-Roule, Claude, voyant sa cousine profondément absorbée, se dit : « Elle ne prie pas, elle est en train de se demander si elle doit inviter Saint-Médard. »

En effet, rentrée à la maison, Marthe déclare à son mari :

— Léon… N’y aurait-il pas moyen de le recevoir tout de même… ce monsieur ? C’est un artiste, dans son genre… On l’a fait chanter à l’Élysée, quand le roi d’Espagne est venu à Paris !… C’est une espère de personnage… Et puis, nous donnerions un déjeuner absolument intime, ce jour-là : il ne se rencontrerait avec personne.

Léon médite un long moment ; il consulte ensuite sa femme, puis Yvonne. On finit par décider que l’on priera Colette, pour la semaine suivante, d’amener déjeuner et de présenter M. Saint-Médard à ses cousins, qui seront enchantés de le connaître. Léon rédige la lettre d’invitation et décide qu’à part Irène d’Albret, il ne conviera aucun étranger à sa table, ce dimanche-là.

Claude, écœurée, observe la physionomie de Marthe : ce regard aguiché de femme curieuse, cet air de concupiscence bourgeoise à l’idée de frôler de si près une vedette de boui-boui, qui traîne sa personnalité canaille dans tous les mauvais lieux et ses mœurs douteuses dans les alcôves galantes.

Madame Lambert-Massin a sa figure émerillonnée des matins où sa manucure lui rapporte les potins de coulisses…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est Colette de Verneuil, — l’ex-théâtreuse, la Montmartroise débraillée — qui donne une leçon de tact aux prudes Lambert-Massin. Ahurie mais flattée qu’ils aient invité son amant, Colette a dicté à Saint-Médard (en surveillant son orthographe) une missive élégamment tournée où le chanteur s’excuse, mettant son refus sur le compte de ses habitudes peu mondaines et de sa sauvagerie native. Puis, Colette s’est rendue seule au déjeuner de ses cousins afin de leur manifester sa gratitude.

Les Lambert-Massin jubilent : ils ont reconquis la bonne cliente et sauvegardé les convenances.

Néanmoins, après le repas, lorsqu’on s’installe au salon, un certain froid s’établit.

Colette — qui ne manque pas d’esprit — a une manière si narquoise de cligner ses cils frisés en dévisageant ses hôtes, que Léon et Marthe, gênés, commencent de perdre contenance. Yvonne se divertit bien trop de l’embarras de ses parents pour venir à leur secours.

Heureusement, Irène d’Albret sauve la situation. Remarquant cette contrainte dont elle ignore les motifs, la comédienne se demande : « Qu’est-ce qu’ils ont donc, tous ? On croirait qu’ils se sont chamaillés. » Et comme sa nature jouisseuse réprouve les digestions maussades, la brune Irène s’efforce de rétablir un courant de gaieté. Elle s’approche du piano, fredonne un air de revue en tapotant le clavier avec un seul doigt ; puis, ses talents musicaux s’arrêtant là, elle se retourne vers Marthe et propose :

— Jouez-nous donc quelque chose !

— Je n’ai pas appris la musique, confesse Marthe à voix basse.

— Et Yvonne ?

— Yvonne non plus : elle est sujette à des névralgies terribles qui lui interdisent cet art.

La petite Lambert-Massin, en effet, a soustrait son enfance à la méthode Carpentier, au chant et au solfège, par l’infaillible moyen des migraines atroces qu’elle feignait à ravir. Irène s’étonne :

— Je pensais que vous étiez musiciennes, moi, en voyant ce superbe instrument… Ben, alors… À quoi vous sert-il, votre piano ?

— À meubler le salon, riposte Yvonne entre haut et bas.

Les Lambert-Massin estiment que tout salon chic doit s’orner d’un piano à queue grand modèle, de six mille francs : peu importe que nul n’en joue. On n’est pas nécessairement peintre parce qu’on possède des tableaux, pourquoi aurait-on besoin d’être pianiste pour exhiber un piano ?

Irène s’adresse à Claude :

— Et vous, mademoiselle ?

Claude a un tressaillement : depuis cinq mois, depuis la mort de son père, elle n’a pas joué une fois… Ses doigts s’agitent malgré elle ; des rythmes, des sons aimés chantent dans sa tête. Machinalement, elle s’approche de l’instrument, s’assoit sur le tabouret. Ses mains s’essayent sur les touches, ses pieds manœuvrent les pédales. Elle murmure, d’une voix attentive :

— Il faudrait qu’on l’accordât… La haute est un peu faible.

On l’engage à continuer. Marthe s’empresse, la complimente. Claude recherche dans sa mémoire.

Installée vis-à-vis du piano, toute menue devant ce monument de palissandre, Claude offre un joli profil studieux à la paupière abaissée, à la bouche pensive. Un rayon de soleil, se glissant par la baie entr’ouverte, traverse le salon, vient se nicher au creux de la nuque de la jeune fille, et s’amuse à faire miroiter dans sa lumière blonde l’or rutilant du chignon roux.

Les nerfs de Claude vibrent de plaisir à retrouver la jouissance perdue ; ses petites pattes exercées écartent démesurément leurs phalanges étroites pour plaquer les accords sonores ; puis, elles se relèvent soudain avec un geste d’envolée. Claude exécute la première partie de l’admirable Schéhérazade de Rimsky-Korsakow, avec une compréhension parfaite qui exprime l’âme de l’œuvre ; et une habile virtuosité d’amateur qui escamote adroitement les trop grandes difficultés en croquant quelques notes, de-ci de-là. Claude a les yeux mi-clos ; son visage s’empreint de sensualité ; elle savoure la double volupté physique et cérébrale qui est le privilège des artistes ; et son regard lointain évoque le harem bariolé de Schéhérazade où les sultanes en folie, vautrant leur chair brûlante sur la soie des tapis, attendent l’heure de faire entrer les nègres déchaînés…

Quand la jeune fille s’arrête, les paumes moites et les poignets brisés, Marthe se pâme :

— Oh ! Que c’est beau… ça fait penser au théâtre des Champs-Élysées… Tu te rappelles, Léon ?… Les soirées d’Astruc où les fauteuils nous ont coûté soixante francs, et où il y avait de si jolies toilettes !… Et Nijinsky… Oh ! Nijinsky !

Colette de Verneuil félicite chaudement Claude Gérard : par une antinomie assez fréquente, cette femme qui gagna sa vie à se gargariser de refrains idiots et de chansonnettes, goûte toutes les beautés de la haute musique.

Irène s’extasie. Elle conseille à Claude :

— Vous devriez donner des concerts… Ça ne coûte pas très cher et on peut laisser croire qu’on s’est fait payer : je connais un directeur qui a la spécialité de ces petites opérations… Ce que le public vous remarquerait !… Vous en auriez du succès — et des adorateurs !… Il faudrait porter une robe de tulle, décolletée ; les bras nus ; avec une écharpe de voile noir qui s’attacherait à votre chignon et retomberait sur le sein gauche après avoir glissé sur l’épaule droite… Vous seriez très chic… C’est Georges Derive qui vous admirerait ! N’est-ce pas, Marthe ?

La comédienne, quêtant une approbation, s’avance du côté de sa cousine. Mais, madame Lambert-Massin ne la voit même pas. Anxieuse, apeurée, Marthe surveille sa fille aînée : Yvonne a le teint plus jaune encore et les traits contractés ; ses yeux noisette dardent sur Claude un regard de haineuse souffrance.

Envieuse à s’en rendre malade, Yvonne ne peut supporter le bonheur ni le succès d’autrui ; toute attention qui s’adresse aux voisins lui semble frustrer sa précieuse petite personne de l’intérêt qu’elle lui juge dû.

Et Marthe, qui gâte sa fille, respecte tendrement les susceptibilités ombrageuses de cette jalousie malsaine.

Aussi désormais, lorsque ses amis prient Claude de leur jouer un morceau, madame Lambert-Massin retient impérieusement la jeune fille, et proteste, avec véhémence :

— Non… non… non !… Je ne veux pas. Cette petite se prodigue trop quand elle est à son piano. Elle s’énerve, se détraque, s’épuise… Elle est si délicate ! Nous préférons nous priver du plaisir de l’entendre que de la voir se fatiguer. Vous comprenez, cette enfant, c’est comme une grande fille que nous aurions retrouvée… Alors, la santé de Claude passe avant tout !



X


Au mois d’août, les Lambert-Massin partent pour la mer. La grand’mère reste à Paris.

Depuis six semaines, Marthe a déjà fait ensevelir son mobilier sous le linceul des housses et des linges. Le lustre du grand salon est devenu un paquet neigeux d’où quelques lambeaux d’étoffe pendent, tels des stalactites ; les rideaux sont emmaillotés de toile grise ; des draps protègent les tentures et les tapisseries : on se croirait chez un photographe.

Depuis deux mois, Marthe et Yvonne courent les maisons de couture, les grands magasins et les modistes en vogue ; les essayages se succèdent ; les paquets affluent avenue d’Antin ; on a gratifié Claude d’un costume de piqué blanc avec ceinture de crêpe noir, d’un tailleur de lainage noir à grand col marin et d’une robe de charmeuse blanche voilée de mousseline de soie noire.

La jeune fille se demande, non sans curiosité, à quelle villégiature luxueuse sont destinées ces élégances.

Les Lambert-Massin vont à Cherville-sur-Mer, où ils doivent retrouver Irène, Asquin et les frères Derive. C’est un petit trou de la côte normande, une de ces plages minuscules qui s’échelonnent entre Deauville et Cabourg. Dernièrement, un gros brasseur d’affaires, possédant de vastes terrains à Cherville, s’est imaginé d’en faire une plage à la mode et s’y est pris de la plus simple façon : sur ses indications on a construit un somptueux et unique hôtel, face à la mer ; le tarif de ce palace est hors de prix, et cela seul a suffi pour y attirer des snobs. Il y aura un Casino à Cherville, l’année prochaine ; on parle également d’y organiser un champ de courses, un grand cercle, diverses attractions : aviation, tennis, golf. En attendant, le merveilleux hôtel solitaire se dresse majestueusement sur une grève déserte, derrière laquelle s’élèvent quelques bicoques de pêcheurs, une église et une petite colline verdoyante surmontée d’un calvaire. La flore du pays semble riche en luzerne, orties et chardons ; une herbe sale pousse çà et là, à même le sable ; mais le prospectus de l’hôtel annonce des excursions splendides.

Au bout d’une semaine de séjour dans cet endroit saumâtre — où l’on ne peut sortir sans être cuit par le soleil ou fouetté par la tempête, aveuglé par des trombes de sable et poursuivi par une ribambelle de marmots qui mendient avec l’effronterie de leur race — Claude ne comprend pas pourquoi ses cousins ont choisi cette étrange villégiature. Elle en découvre promptement l’explication.

À Deauville, les toilettes de Marthe se fussent perdues dans la cohue des courses ; elle se fût confondue parmi l’essaim de baigneuses, incapable de lutter avec le luxe professionnel des demi-mondaines dont les commanditaires sont autrement fortunés qu’un M. Lambert-Massin.

À Cabourg, à Houlgate, à Villers, les gens chics restent chez eux ; on voisine, entre villas ; un tel genre ne conviendrait guère aux goûts ostentateurs des Lambert-Massin qui préfèrent d’éblouir les foules satellites des feux de leurs étoiles, que de briller plus simplement parmi leurs égaux.

Alors, pour eux, Cherville devient le site idéal. C’est très simple : à Cherville, il n’y a que l’Hôtel, comme distraction ; et, dans l’Hôtel, la famille Lambert-Massin trône, domine et rayonne.

L’heure de gloire, c’est l’heure du dîner. Lorsque la grande salle à manger, meublée de petites tables qu’éclairent des guirlandes de fleurs électriques, est aux trois quarts remplie, Marthe opère une entrée sensationnelle, toutes voiles dehors, au bras de Léon en habit ; tandis que les trois jeunes filles suivent derrière eux, telles les vierges du chœur antique. Marthe sent les regards des femmes braqués sur elle avec une acuité de commissaire-priseur, évaluant le prix de son diamant bleu ; la coupe de sa tunique brodée, l’orient de ses perles fines. Les hommes examinent Yvonne, qui tire parti de sa grâce de fruit acide en attachant un nœud de petite fille dans ses belles nattes châtain clair, et en montrant ses jambes par l’entre-bâillement de sa jupe écourtée. Ils admirent Claude, plus encore pour le corps impeccable qu’ils devinent sous les plis de l’étoffe vaporeuse, que pour son beau visage régulier qui sourit trop rarement à leur gré.

À une table, Marthe aperçoit Irène d’Albret et Joseph Asquin, installés avec les frères Derive. Coquetant au milieu des trois hommes, provocante, exubérante, lançant de droite à gauche de noires œillades qu’encanaille le khôl de ses paupières fardées, la comédienne se fait beaucoup remarquer. Quand elle adresse un salut familier aux bourgeois Lambert-Massin, les dîneurs qui les observent s’étonnent intérieurement de ces relations insolites. Et Marthe, amusée, songe : « Nous avons l’air de connaître une cocotte ! » Car, ici, on est loin de Paris, du monde à ménager et de la place Saint-Sulpice : les scrupules se relâchent.

Environnée de généraux (?) brésiliens, de banquiers levantins traînant une smalah de femelles grasses, de dames seules lorgnant les bagues des messieurs qui ne portent point d’alliance à l’annulaire, et d’un prince napolitain qui déambule par l’hôtel avec une inquiétante démarche silencieuse de « rat » en espadrilles, madame Lambert-Massin s’épanouit d’accaparer l’attention universelle.

Le bonheur de Marthe n’est gâté que par un détail : elle a apporté à Cherville vingt-quatre robes du soir et elle y doit passer un mois entier ; comme elle change de toilette tous les soirs, il faudra donc que, les six derniers jours de sa villégiature, elle se résigne à remettre des robes qu’elle aura déjà offertes une fois aux curiosités de l’assistance : c’est un point noir à son horizon.

Les attractions de Cherville ne risquent pas de fatiguer par leur diversité : le matin, on déjeune ; on s’habille ; on re-déjeune. L’après-midi, des voitures vous promènent sur des routes désespérément ensoleillées ; on revient à six heures, courbaturé, congestionné ; on se dépêche de se déshabiller et de se rhabiller pour le solennel dîner ; puis, la soirée s’écoule, mélancolique : dans le vaste hall de l’hôtel où circulent des valets de pied en culotte courte, chacun s’assoit bien sagement. Les vieux messieurs lisent des revues ou ronflent derrière les pages déployées du Times, les femmes comparent leurs décolletages, à la dérobée ; des groupes d’amis chuchotent tout bas, comme à l’église. Parfois, un prestidigitateur de passage entre, fait son boniment, escamote des mouchoirs, surveille la génération spontanée de lapins ou de tourterelles au fond d’un chapeau haut de forme, puis, envoie sa femme — une forte brune sanglée de satin rouge — quêter dans l’assemblée. Et c’est une soirée extraordinaire.

Il arrive que Léon regrette intérieurement sa vie active de Paris, son frais bureau de la place Saint-Sulpice dont les deux fenêtres s’ouvrent sur les arbres ; mais, cependant, à la rentrée, il gémira devant ses amis : « Ah ! quelles délicieuses vacances nous avons passées… Je regrette que mes affaires m’empêchent de prendre plus d’un mois de congé ! »

Heureusement que la présence d’Irène et de ses amis égaie la famille Lambert-Massin.

On décide un jour d’aller en bande aux courses de Deauville ; c’est un but de promenade, une heure de voiture à travers la campagne normande. Les Lambert-Massin prennent avec eux, dans leur auto, Asquin et Irène. Henri Derive offre la sienne aux trois jeunes filles ; Yvonne et Claude s’installent au fond et placent la petite Madeleine entre elles. Les deux frères s’assoient vis-à-vis de leurs jeunes amies ; Claude voit le député qui serre déjà la jupe d’Yvonne entre ses genoux ; alors, elle s’écarte de Georges, le plus qu’elle peut. Les deux voitures quittent l’Hôtel, l’une derrière l’autre ; puis, se séparent bientôt au premier carrefour, Émile ayant suivi la route directe, tandis qu’Henri ordonnait à son chauffeur de s’engager sur un chemin qui ne mène guère à Deauville — sous prétexte qu’il offre un plus beau point de vue.

L’auto roule à travers un paysage verdoyant, où l’herbe et les feuilles sont de ce vert épais et chaud qui semble une couleur spéciale à la Normandie. Il fait bon. Un vent frais vous cingle le visage, apportant des bouffées d’odeurs diverses : goût acide des pommiers, parfum suffocant des sureaux, senteur pénétrante des chèvrefeuilles. Yvonne, indifférente à tout cela, continue son flirt avec Henri, éclate de rires factices, aussi froide, aussi coquette que dans un salon parisien. Mais Claude jouit de cette heure exquise avec une sensibilité presque douloureuse d’intensité. Ses yeux contemplent ces plaines qui s’étendent à l’horizon et dont le tapis uni semble une répercussion de la mer, dans une tonalité d’émeraude plus accentuée. Ses narines s’écartent, pour aspirer plus profondément les émanations de la nature. Claude est grisée par l’ivresse de la campagne : elle se trouve très heureuse, tout à coup, sans savoir pourquoi…

Georges l’épie. Très habile, le jeune homme se garde d’effaroucher cette timide en extase ; mais, ayant remarqué son affection pour Madeleine, il s’occupe de la petite fille, entame avec elle une conversation puérile où il s’agit de nids d’oiseaux, de fruits, de fleurs des champs. Madeleine interpelle sa grande amie, la mêle à leurs propos ; — et c’est ainsi que Georges se rapproche de Claude.

Le chauffeur des frères Derive est un garçon averti et discret, qui devine ses maîtres ; il promène sa voiture au hasard, court droit devant lui, et ne se retourne jamais pour demander des ordres.

Maintenant on est en pleines terres ; à perte de vue, ce n’est qu’une suite de prairies cultivées ; rectangles d’or, carrés de pourpre, bandes de sinople, losanges d’argent qui s’étendent sur la plaine comme autant d’écus armoriaux, tels des blasons champêtres.

Soudain, la petite Madeleine, pointant son doigt vers la haie, s’écrie :

— Oh !… Des mûres !… Allons en cueillir.

Tu es folle : elles sont encore vertes, objecte sa sœur : voyons… tiens-toi tranquille !

— Mais non : descendons, propose Henri. Cela nous délassera.

Le chauffeur stoppe. Madeleine se précipite et fourrage, parmi les ronces. Georges a passé son bras sous celui de Claude ; et il l’entraîne doucement, traîtreusement, à l’écart de leurs compagnons. Son frère le regarde agir avec un sourire complice, puis, se rapproche d’Yvonne.

Georges et Claude s’enfoncent dans un petit sentier qui serpente entre deux champs d’orge. La jeune fille, troublée, cherche à dégager son bras qu’emprisonne l’étreinte de Georges ; il la serre contre lui et, à chaque pas, leurs hanches se heurtent voluptueusement. Il murmure :

— Que vous ai-je fait ?… Vous êtes fâchée ?… Depuis quinze jours, vous me fuyez… vous me boudez !

Claude veut répondre, mais sa gorge serrée ne laisse passer aucun son ; elle se recule. Il insiste :

— Vous n’êtes pas gentille… Vous me rendez très malheureux…

— Moi !

L’innocente s’est méprise au verbiage banal du Lovelace. Claude regarde avec une tendresse passionnée cet homme qu’elle croit peiné ; elle lui sourit craintivement. Alors, Georges recommence de se défier : les paroles de son frère se rappellent à son esprit ; et les conseils judicieux du député Asquin… Georges paye à cet instant la rançon de ses millions : il lui est impossible de supposer sincère un amour qui s’adresse à lui. Ce garçon de trente-six ans, aimable, séduisant, joli de figure, vigoureux de corps, éprouve devant la femme toutes les suspicions d’un vieil amant dont on convoite l’or. Deux vers de Montesquieu chantent dans sa mémoire :

     Seigneur, je vous bénis malgré le tort immense
     D’être le riche affreux que nul ne peut aimer !

Et Georges Derive — presque haineux dans son scepticisme — songe, en considérant Claude :

« Toi, ma petite, ne t’imagine pas que tu vas me monter le coup avec la comédie de candeur amoureuse… Est-ce qu’il y a de véritables ingénues dans la famille Lambert-Massin ! » Et il évoque la beauté délurée d’Irène, la frimousse vicieuse d’Yvonne, afin de lutter contre le charme des regards purs de Claude qu’il accuse de fausseté. Il pense rageusement : « Comment… Là-bas, l’autre doit être en train de se laisser lutiner par mon frère ; et moi, je jouerais un rôle d’imbécile auprès de celle-ci ! »

Le contact de Claude, la sensualité puissante de cette insidieuse Normandie et toute la chaleur de sa jeunesse lui font perdre la tête. Ils sont seuls, au milieu d’un pré dont l’herbe leur monte à mi-jambes. Alors, Georges empoigne brusquement la jeune fille et la renverse sous lui, sur un lit de luzerne épaisse. D’abord, Claude, tout étourdie, n’oppose aucune résistance. Écrasée, pétrie, par cet homme que sa chair désire et que son cœur chérit, elle ressent un involontaire tremblement de joie, une étrange mollesse dans les membres, une lâcheté paresseuse qui l’incite à rester passive. Et puis — quand les lèvres de Georges, forçant sa bouche, lui apprennent son premier baiser, — sa volonté sursaute et se révolte.

Claude, ayant vécu isolée, sans curiosité malsaine, a gardé une singulière ignorance des choses de l’amour : les romans les plus osés qu’elle ait lus n’outrepassaient point certaines limites. N’ayant jamais eu d’amie, elle n’a point reçu les confidences troublantes, que l’on se chuchote entre compagnes. Elle n’a pas la moindre idée de ce que peut être le geste sexuel ; mais les mines choquées des gens vertueux, le mystère dont on voile certains actes, lui font imaginer que ces mots : amant, maîtresse… désignent des êtres ignominieux. Entre mari et femme, l’amour devient sans doute une manifestation immatérielle, idéalisée ; un accouplement de tourterelles perpétré dans l’ombre. Mais l’autre… l’Amour défendu, se représente à ses yeux naïfs sous l’apparence d’une succession de rites effrayants, démoniaques et baroques… Oh ! tout ce que peut inventer l’âme d’une vierge absolument chaste !

Et Claude, épouvantée, se débat désespérément, afin d’échapper au sort angoissant, énigmatique et barbare qui la menace. Sa pudeur se traduit sous forme de peur : peur de l’inconnu ; peur du secret qui hantait Psyché ; peur qu’on ne lui fasse du mal ; peur de ces mains qui la brisent et de ces lèvres qui la mordent… Elle lutte avec la terreur d’une assassinée.

Et soudain, Claude, à bout d’énergie, se met à pousser des cris fous, aigus, stridents, qui déchirent l’air comme des coups de sifflet… Georges, interloqué et furieux, la lâche.

Claude s’échappe, bondit, s’élance à travers la campagne — fuyant l’homme.

Elle court rapidement, malgré les battements de cœur qui lui coupent la respiration ; jamais ses pieds ne lui ont semblé plus agiles ni son corps plus léger ; elle voltige au-dessus des trèfles, franchit des rigoles d’eau qui sillonnent les pâturages, évite les troupeaux de bœufs couchés au soleil ; se sauve toujours plus vite, toujours plus loin, sans savoir où elle va — dans un besoin instinctif de mettre encore plus d’espace entre cette chose et elle.

Tout à coup, elle se trouve nez à nez avec un vieux paysan qui la contemple d’un air hébété.

Claude a une allure surprenante, en effet : échevelée, haletante, elle respire avec effort ; ses boucles fauves s’échappent de son panama aplati ; la sueur coule sur son front, dans son cou où des plaques roses marbrent la peau blanche ; sa jupe de piqué porte des taches verdâtres et sa ceinture de crêpe pend comme une loque effilochée. Qu’importe !… Claude questionne d’une voix étranglée :

— Cherville ?… Où est Cherville ?…

Le paysan médite un long moment. Il finit par désigner une masse jaune, vers l’ouest.

Claude le plante là, et galope de nouveau dans la direction indiquée. Au bout de trois quarts d’heure, elle arrive devant l’hôtel, grimpe l’escalier quatre à quatre, sous les yeux des baigneurs et des valets interdits, et monte se réfugier dans sa chambre. La chair brûlante, les tempes battantes, courbaturée, moulue, fiévreuse, Claude se jette sur son lit et ferme les yeux — anéantie.

Après un certain temps, elle reprend conscience, peu à peu. Elle compte six fois le tintement d’une pendule : on va rentrer, changer de vêtements pour le dîner… Aussitôt, elle saute à terre, court se regarder au miroir : oh ! ses cheveux… sa robe salie… Claude déroule ses torsades emmêlées, se recoiffe en un tour de main ; puis elle retire ses chaussures terreuses, ses bas humides, sa jupe souillée et son corsage fripé. Elle sonne la femme de chambre, pour demander qu’on lui prépare un bain.

À l’heure du dîner, Claude descend au salon, ayant réparé son désordre. Elle a revêtu sa toilette de soie blanche, promené une houppette de poudre rose sur la pâleur de ses joues ; ses yeux noirs scintillent, dévorés de fièvre : Claude fait sensation ; elle est en beauté.

Elle aperçoit, réunis dans la véranda, les Lambert-Massin, Asquin, Irène d’Albret et Henri Derive. Georges n’est pas là : Claude reprend courage et s’avance avec plus de sûreté. Tout d’abord, on ne lui dit rien. Marthe, continuant une conversation commencée, interroge Henri Derive :

— Mais, enfin… Qu’est-ce qu’il a, votre frère ?… Il paraît mal à son aise, depuis que vous êtes rentrés.

Le député réplique, sans mauvaise intention :

— C’est la faute de mademoiselle Gérard… Elle lui a causé une telle venette ! Figurez-vous qu’elle l’a lâché subitement, au beau milieu de la promenade, sans prévenir… Il l’a cherchée en vain ; puis, il est venu nous rejoindre, tout déconfit… Qu’est-ce qui vous a pris, mademoiselle Claude ? Nous vous avons cru perdue !

Il n’a pas achevé sa phrase que Léon et Marthe, furibonds, entraînent Claude dans un coin :

— Qu’est-ce à dire ? menace Léon d’une voix sifflante : vous vous êtes permis une telle insolence envers monsieur Derive !

— Vous lui adresserez des excuses dès qu’il entrera ! ajoute Marthe.

Claude se révolte :

— Ça… non, par exemple !

Elle poursuit, plus bas, avec une indignation contenue :

— Si je me suis sauvée comme une folle et une malheureuse, c’est que monsieur Georges, profitant d’un instant où nous nous trouvions isolés, a cherché à me manquer de respect. Il m’a jetée dans l’herbe. Il…

Elle s’arrête, rougit. Léon et Marthe ont échangé un regard bizarre chargé d’une lueur équivoque, vite éteinte. Leur contrariété se dissipe. Léon murmure, sur un ton autoritaire :

— Vous êtes une sotte, entendez-vous, Claude !… Vous vous forgez des idées absurdes : ma parole, c’est de l’hystérie !… monsieur Georges Derive est un homme bien élevé, absolument incapable… Je veux que vous soyez polie avec lui : c’est compris ? Je ne vous ai pas recueillie sous mon toit pour que vous insultiez mes amis.

Des larmes gonflent les paupières de Claude. Henri, qui devine une scène de famille sans avoir saisi le dialogue, se rapproche d’eux, intervient avec bienveillance :

— Voyons, laissez-la tranquille, cette petite… La voilà toute bouleversée ! Pardonnez-moi, mademoiselle : je suis un bavard.

Henri s’efforce de consoler Claude, avec une courtoisie paternelle. Il avise la fleuriste de l’hôtel, lui achète une gerbe de roses neigeuses qu’il épingle, une à une, au corsage de Claude, avec des gestes pleins d’aisance, de galanterie déférente. Et la jeune fille, comparant les manières du député à celles de Georges, songe, attristée :

« Henri a l’air de me respecter, lui… Il a remarqué, cependant, que son frère me fait la cour… Ainsi, ça lui semblerait naturel que Georges m’aimât pour le bon motif… Il est donc plus honnête et plus désintéressé que son cadet ? »

Sans se douter — la pauvre Claude ! — que le député Derive choie en ce moment l’aventure de tout repos qu’il souhaite à Georges, et se dit, tandis qu’il lui baise dévotement la main : « Quelle charmante petite maîtresse s’est choisie mon frère ! »

À l’instant où l’on passe dans la salle à manger, Georges Derive rejoint les Lambert-Massin.

— Prenez le bras de Georges, chuchote Marthe à Claude ; ce sera une façon de réparer votre bévue.

Fascinée par les regards fulgurants de sa cousine, Claude obéit afin d’esquiver de futurs reproches. Elle se place à côté du jeune homme ; puis, s’apercevant que Léon ne la quitte pas des yeux, elle se roidit, essaye de sourire avec amabilité.

Et Georges qui pensait qu’elle allait lui tenir rigueur de sa conduite brutale, dont il a honte à présent, Georges, qui ne comprend rien au revirement de Claude, s’exclame in petto :

« Cristi !… Elle est rudement forte, pour son âge ! »



XI


— Claude !

— Ma cousine ?

— Tournez-vous un peu : votre ceinture remonte… Vous ne saurez jamais vous habiller, ma petite enfant !

Marthe parle d’une voix doucereuse. Elle est agenouillée devant Claude et la femme de chambre lui tend une sébile d’épingles. Dans le grand miroir à trois panneaux qu’éclairent trois appliques électriques. Claude aperçoit trois Claude, de face, de quart, de profil, qui portent une robe de panne noire, décolletée en carré, dont le corsage est agrémenté d’une berthe de vraie dentelle.

Il y a deux mois que l’on est rentré à Paris. Claude expérimente un autre genre d’épreuve.

Aux duretés des Lambert-Massin, ont succédé des prévenances insolites. La jeune fille, dont on avait toujours soigné la toilette par amour de la parade, se voit l’objet de soins plus raffinés encore.

Marthe l’oblige, chaque matin, de rester plongée dans un bain d’amidon, parfumé de sels ; de se livrer à la manucure, qui lui polit longuement les ongles et lui malaxe les mains de ses doigts enduits de pâte : un coiffeur vient laver sa tête d’une mixture glaciale qui sent l’éther et le pétrole ; puis il ondule et dispose savamment la gerbe dorée de sa chevelure soyeuse.

Ainsi parée et préparée, Claude doit suivre sa cousine aux expositions d’automne, aux thés des palaces, au théâtre, dans toutes les sorties journalières, qui sans cesse — par hasard — la remettent en présence de Georges Derive.

Et Claude ne peut s’empêcher de songer aux Orientaux qui, durant les semaines qui précèdent les noces, font macérer leur fille dans l’huile et les aromates avant de la vendre au prétendant qui apportera cent têtes de bétail, de riches étoffes et des dons précieux.

Yvonne assiste à ces préparatifs en réprimant sa jalousie : il ne s’agit que d’un état temporaire ; elle endure patiemment l’importance intéressée que ses parents accordent à Claude.

Aucun heurt, nulle fausse note dans l’attitude des Lambert-Massin : rien ne dénonce leurs désirs abjects. Ils conduisent leurs pions avec un doigté qui ferait envie à un vieux routier de la carrière, rompu à toutes les finesses de l’échiquier diplomatique.

Les rencontres qu’ils ménagent entre Claude et Georges ; les sourires avec lesquels ils s’éloignent, afin de laisser les deux jeunes gens en tête-à-tête ; les attendrissements de Marthe, l’approbation de Léon, la complicité indulgente de Henri Derive ; et jusqu’à la résignation envieuse de sœur cadette qui voit marier son aînée, que manifeste Yvonne ; — tout respire chez les Lambert-Massin un lilial parfum de fiançailles.

Et c’est cela, surtout, dont Claude est meurtrie.

Elle aime Georges ; elle est digne de lui et comprend cependant que les conventions sociales rendent impossible la monstruosité d’un mariage aussi disproportionné. Alors, pourquoi lui infliger ce supplice de Tantale : cette parodie des fiançailles avant cette parodie conjugale qui porte l’ignoble nom de : « collage » ?

Claude était jusqu’ici de caractère faible : l’adversité lui révèle la force insoupçonnée de son âme droite. Elle n’était point spirituelle ; son esprit réfléchi manquait de vivacité : voici que, sous l’empire de la crainte, son intelligence s’éveille, apprend à observer, à raisonner, à se défendre. Le besoin de lutter aiguillonne sa frêle énergie : sa personnalité sort peu à peu des limbes. Car, tel l’exercice développe nos muscles, la nécessité d’agir accroît la puissance de notre volonté.

Et Claude se jure, avec, une ferme décision qui inquiéterait M. Lambert-Massin :

« Je ne serai jamais la maîtresse de Georges Derive. »

Ainsi, est-ce le véritable amour — beaucoup plus que des principes de commande — qui nous enseigne à ne point faillir. La passion inspire à la femme le désir de se grandir aux yeux de celui qu’elle aime, et l’aspiration à la noblesse est le commencement de la vertu.

Vivre de Georges, accepter l’argent de Georges… Tarifer les joies de sa personne alors qu’elle a donné son cœur… Claude éprouve un dégoût immense à évoquer ces viletés.

Ces combats intérieurs avivent sa beauté ; l’expression de son regard devient d’une profondeur rare, pour une jeune fille. Et Georges, qui subit ce charme intense, se montre plus épris, plus empressé. Les entrevues fréquentes, dans un milieu complaisant, achèvent de torturer Claude : elle découvre que ce ne semble qu’un jeu de résister aux autres, du jour où s’impose l’effort de se vaincre soi-même.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque Marthe juge Claude impeccable dans sa belle robe de panne noire dont le deuil est peu rigoureux, elle l’emmène au salon. Ce soir, on attend les frères Derive invités à dîner.

La vieille madame Massin a été revêtue d’une magnifique toilette de velours aubergine ; on lui a mis ses plus beaux joyaux : boucles d’oreilles de rubis, solitaire à l’annulaire et grosse broche ancienne en crachat dont les diamants jettent des feux aveuglants. On l’a assise sur le fauteuil de gauche près de la cheminée : elle est exposée ainsi qu’au portrait de famille.

Claude songe amèrement, en considérant la grand’mère : « Celle-là aussi, si elle était jeune, on lui chercherait un amoureux afin de se débarrasser d’elle… Mais tant qu’elle est là, on l’exhibe — comme moi ! »

Yvonne étrenne une robe rose. Marthe, congestionnée, s’est presque négligée dans son souci d’attifer Claude.

À huit heures moins dix, Léon arrive de sa maison de commerce, sonne le valet de chambre, se fait habiller précipitamment, et entre dans le salon au moment où l’on introduit ses invités.

— Comme Henri est fringant, ce soir ! murmure Yvonne à l’oreille de Claude.

Le député a l’air guilleret ; sa moustache conquérante garde le pli du fer à friser ; sa taille semble plus svelte sous le drap mince de l’habit de soirée : il paraît six ans de moins. Et Claude observe que cette jeunesse passagère accentue sa ressemblance avec Georges : ils ont les mêmes yeux bleus, doux et moqueurs, le même nez aquilin, et les mêmes cheveux bruns qui, chez le député, se parsèment de fils neigeux au bord des tempes.

Marthe remarque à son tour l’entrain exceptionnel d’Henri Derive. Elle dit, avec une certaine curiosité :

— Vous avez la figure de quelqu’un à qui il est arrivé quelque chose d’agréable ?

— Vous ne vous trompez guère, madame, réplique Henri. En effet… J’ai une nouvelle à vous annoncer…

— Ah !… Quoi donc ?

Le député répond, avec une nuance d’embarras imperceptible :

— Mon prochain mariage.

Immédiatement, Marthe et Léon arborent leurs masques congratulatoires ; des félicitations s’échappent de leurs lèvres. Ils demandent au député quelle est la personne ?… Alors, non sans marquer un mouvement de vanité, Henri prononce un nom de la haute finance ; il épouse mademoiselle Ève de Hirschfeld, la fille du banquier ; vingt-trois ans, une dot de princesse yankee.

Henri triomphe modestement.

Claude ne peut se retenir de glisser un regard vers Yvonne. La petite Lambert-Massin est blême ; ses dents pointues s’enfoncent dans sa lèvre exsangue ; néanmoins, elle persiste à faire bonne contenance ; seule, sa main cramponnée au dossier d’une chaise décèle les étourdissements qui doivent l’assaillir. Yvonne ne s’est jamais montrée fort amicale envers sa cousine : mais, c’est sa compagne, et, ce soir, elle souffre… Claude se rapproche insensiblement d’elle, prend la petite main crispée entre ses doigts effilés et s’efforce de lui exprimer sa sympathie, sa compassion, dans une pression affectueuse.

— Laissez-moi, chuchote Yvonne d’une voix rauque. Laissez-moi… ou je sens que je vais pleurer !

Claude comprend que le moindre attendrissement provoquerait les larmes de l’adolescente. Elle n’insiste pas et se retire, attristée.

Le dîner lui semble mortellement ennuyeux. Mélancolique, elle contemple le visage satisfait d’Henri Derive et la figure fermée d’Yvonne qui dissimule si énergiquement son désespoir que ses parents ne s’en sont pas aperçus. Claude s’imagine comprendre la détresse d’Yvonne en l’assimilant à ses propres peines, — sans se douter à quel point différent leurs sentiments.

La soirée s’écoule trop lentement. Enserrée entre l’amour qu’elle éprouve pour Georges, et l’insistance perfide, les pratiques cachées des Lambert-Massin, ne sachant à quel sort ils la condamneront après sa rébellion, Claude, effrayée, se compare à ce prisonnier de l’Inquisition dont Edgar Poë décrit la torture : enfermé dans une cellule étroite dont les parois s’allument, chauffées par un feu extérieur, il voit peu à peu la muraille se mouvoir, rétrécissant le cercle où gît le supplicié, le contraignant à subir la morsure de l’incendie ou à sauter dans un puits creusé au centre de la pièce infernale…

Et Claude se répète en tremblant : « Eh bien, tant pis !… Qu’ils me brûlent vive, mais je ne sauterai pas ! »

À cet instant, Georges songe, en la couvant d’un regard luisant : « Décidément… elle commence d’abuser… Que diable ! toute attente a des limites : et une coquette qui se fait trop prier finit par devenir aussi maladroite qu’une belle qui s’accorde trop vite. Ah ! la petite friponne : si elle n’était pas si jolie, sa comédie pourrait lui coûter cher… Le brochet a le temps de se délivrer de l’hameçon quand le pêcheur tarde à ramener sa ligne… Bah ! Elle devine son pouvoir ; comment saurais-je me détacher de cette chair diaphane, de cette chevelure ardente et de ces yeux splendides : c’est une petite sirène de volupté ! »

Tout à coup, l’attention de Claude se reporte sur la conversation générale : on a d’abord parlé de la dépopulation ; Henri s’est livré à des considérations multiples qui ont fait dévier le sujet ; on agite maintenant la question du mariage de plus en plus rare chez les ouvriers ; et, bientôt, on passe au chapitre de l’union libre. À la stupeur de tous, Léon Lambert-Massin déclare soudain :

— Eh bien, moi, je suis partisan de l’union libre. Je l’avoue franchement : là est l’avenir du pays. Nous sommes bâillonnés par un code arriéré dont les lois caduques blessent toutes les classes. Avant que sonne l’heure des réformes nécessaires, il faudra que nous prêchions d’exemple pour forcer le législateur à nous suivre : et plus cet exemple partira de haut, plus il retentira…

Puis, M. Lambert-Massin cite Jean-Jacques Rousseau, Élisée Reclus et Victor Margueritte, dans un désordre à faire frémir.

Henri proteste, traite Léon d’anarchiste et de révolutionnaire. Le multimillionnaire, à la veille d’associer ses biens à ceux d’une fiancée richissime, s’indigne à la pensée qu’aucun contrat ne réglementerait l’usage ni le partage de ces forces toutes-puissantes. Henri s’écrie :

— Votre opinion ne tient pas debout ! Mettez-vous à la place d’un père : uniriez-vous votre fille dans ces conditions ?

Alors, M. Lambert-Massin est presque beau d’impudence en ripostant d’une voix loyale :

— Certes, si ma fille… ou une personne qui m’en tiendrait lieu… cédait à l’attrait irrésistible d’une passion partagée, sans s’occuper des vulgaires préjugés… je lui dirais : « Mon enfant, tu t’offres en exemple aux femmes de demain… Va où te mène ta conscience ! »

Cette fois, l’allusion est claire. Henri sourit : il a compris ; il regarde Claude.

Georges — que son désir exaspère et rend cruel — a l’impertinence de mettre le point sur l’i et questionne :

— Quel est l’avis de mademoiselle Gérard sur ces idées nouvelles ?

Claude, toute vibrante, fait appel à son intelligence en éveil ; son esprit sur la défensive aiguise le trait d’une réplique tranchante. Elle répond, — avec une âpreté qui la transfigure :

— Je pense à un chef-d’œuvre de Maupassant qui s’appelle : Boule de Suif… Tels les héros de ce conte, les femmes d’hier — qui croient n’avoir jamais péché — jetteraient la première pierre à la femme de demain, dès qu’elles en auraient obtenu ce qu’elles souhaitent…

Claude ajoute d’une voix profonde :

— Je pense également qu’il est superflu de donner l’exemple, car je ne suis jamais les exemples qu’on me donne.

Et tandis que les Lambert-Massin, déçus, s’étonnent du changement qu’ils constatent en elle, Georges — loin de deviner qu’il est l’auteur de ce miracle qui transforme Claude comme la princesse de la jolie légende de Riquet à la Houppe, qui devenait plus spirituelle au fur et à mesure qu’elle aimait davantage — Georges se répète ses paroles soupçonneuses de Cherville :

« Décidément, elle est très forte… très ! »

À minuit, lorsque les frères Derive s’en sont allés et que les Lambert-Massin ont regagné leurs chambres respectives. Claude, déshabillée, passa un peignoir par-dessus sa chemise ; puis, quittant sa chambre à pas de loup afin de ne point réveiller Madeleine, elle se dirige à tâtons dans l’obscurité et va frapper tout doucement à la porte d’Yvonne.

— Entrez ! balbutie une voix chevrotante.

Yvonne est couchée ; elle a le visage enfoui sous ses draps ; son oreiller chiffonné se promène au pied de son lit. À l’approche de Claude, elle lève la tête, découvre sa figure ravagée de larmes amères. Elle semble avoir maigri en trois heures : ses joues sont creusées ; deux rides qui partent des ailes du nez, pour s’aller perdre aux commissures des lèvres, vieillissent douloureusement ce visage d’enfant.

Claude, émue, court vers elle et l’embrasse tendrement en murmurant :

— Pleurez, ma pauvre Yvonne… Pleurez : ça soulage.

Claude n’a pu supporter l’idée qu’Yvonne se désolait toute seule, au milieu du silence nocturne : tout apitoyée, elle est venue participer à sa peine.

D’abord. Yvonne sanglote, appuyée contre l’épaule de sa cousine qui lui prodigue ses caresses ; puis, obéissant à la colère qui gronde sous son chagrin d’orgueilleuse meurtrie, la petite Lambert-Massin s’écrie rageusement :

— Oh ! le mufle !… le mufle !… Il m’a bafouée ; mais je me vengerai… J’aurai ma revanche… Je tromperai sa femme avec lui et c’est moi qui croquerai la dot !

— Yvonne, vous divaguez !

Claude reste abasourdie devant ces sentiments qu’elle ne comprend plus.

Yvonne gigote sous ses couvertures où ses jambes s’agitent furieusement ; elle considère Claude d’un œil envieux et lui conseille avec un accent irrité :

— Vous qui avez plus de chance que moi, que mon malheur vous serve d’enseignement !… Et tâchez d’en profiter en vous conduisant adroitement.

— Je ne sais ce que vous voulez dire.

— Ah ! Claude… Ne faites pas la bête. Je vous suppose beaucoup plus maligne que vous ne feignez de l’être. Vous sentez qu’un beau garçon assez faible vous aime ; et vous cherchez à ce qu’il vous épouse… Prenez garde, vous avez tort… Votre tactique est une méprise ou vous êtes présomptueuse… Vous avez dû constater ce soir qu’un Derive n’épouse qu’un sac… Vous finirez par lasser Georges. À votre place, je me dépêcherais de lui céder avant qu’il fût marié à son tour…

— Pour qui me prenez-vous ?

— Pour une fille sans le sou.

— Je me moque de l’argent !

— Se moquer des choses n’est pas s’en passer. Vous méprisez les pièces de vingt francs ; mais vous aimez l’avenue d’Antin, les courses en auto, les parfums rares, les vraies dentelles, le théâtre, la musique, la grasse matinée, les robes que paye maman, les plats que cuisine Marie, le raisin au mois de janvier et les pommes au mois de juin… Vous aimez tout ce qui coûte cher et vous avez perdu l’habitude de compter, parce que ce sont les autres qui dépensent pour vous !

Claude a un sursaut d’indignation :

— Est-ce à vous de me reprocher ce que vos parents ont fait de moi ?… Je ne demandais qu’à remplir dans l’ombre mon rôle de parente pauvre : ils m’ont exposée en plein soleil, afin de me voir miroiter ainsi qu’une médaille d’encouragement au bien ! J’aurais été avec bonheur leur demoiselle de compagnie, leur intendante, leur servante… Ils m’ont préférée inutile. Un Lambert-Massin ne traite pas sa cousine comme une domestique, hein ? — aux yeux du monde… Mais il l’excite sournoisement à devenir une vilaine créature. Je commence à les connaître, vos parents !

— Mes parents ! Je vous conseille d’en dire du mal… Ils vous ont ramassée dans la rue.

— Est-ce une raison pour me jeter sur le trottoir ?

— Hum ! Le macadam de Georges Derive est un tremplin fort enviable.

— Et d’autant plus vil.

Claude poursuit, la voix enrouée, le sang aux joues :

— Je n’aurais peut-être pas su lui résister, s’il avait été pauvre… C’est l’existence fortunée qu’il m’offre qui me défend contre son amour… Yvonne… Ma pauvre Yvonne… Moi qui avais la naïveté de vous croire éprise d’Henri ! Vous ignorez ce que c’est que d’aimer… Je vous pardonne les horreurs que vous me débitez. Oui, j’adore Georges, et je ne serai jamais sa maîtresse… Ah ! je l’aime bien trop pour souffrir qu’il me méprise !

— Vous en êtes encore là !… Claude, je me figure parfois que vous êtes née sous Louis-Philippe.

Yvonne, aigrie par sa déconvenue, ajoute, mauvaise :

— Eh bien, si vous avez tant de scrupules, je m’étonne que vous acceptiez si facilement d’être entretenue par nous : Georges, au moins, recevrait des marques de gratitude, en échange…

— Est-ce moi qui vous ai demandé de me recueillir ?

— Non ; seulement vous avez pris goût à l’asile.

— Tranquillisez-vous : je n’y resterai pas longtemps !

— Pas de coup de tête : contentez-vous de suivre le conseil que papa vous donnait ce soir… Il est très intelligent, papa.

Claude, révoltée, sort brusquement, regagne sa chambre.

Elle suffoque, murmure tout bas : « Je ne demeurerai pas deux jours de plus dans cette maison. Cette fois, j’en ai assez…. Je m’en vais… Je travaillerai… J’essayerai de trouver… Ah ! la méchante ! la méchante ! Moi qui la plaignais !… »

Elle retire son peignoir, se glisse entre ses draps.

Et soudain, Claude éclate en larmes, mordant son oreiller pour étouffer le bruit saccadé de ses sanglots.

Claude pleure irrésistiblement, parce qu’elle vient d’apercevoir dans le lit voisin du sien, à la lueur de la veilleuse, le seul visage innocent de sa famille : la figure poupine de la petite Madeleine endormie, qui sourit à ses rêves bleus…



XII


Claude a passé une nuit blanche durant laquelle elle a réfléchi, envisagé plusieurs solutions, et pris finalement la résolution de gagner sa vie en tirant parti de son talent de musicienne.

Au matin, elle s’habille rapidement, puis, va trouver Marthe.

Installée dans la salle à manger, madame Lambert-Massin lape son chocolat par petites cuillerées, tout en vérifiant les additions de la cuisine. Claude dit avec hésitation :

— Ma cousine… je désire sortir… C’est aujourd’hui l’anniversaire de naissance de mon amie, madame Halberger… Il y a près de huit mois que je ne l’ai revue… Puis-je me rendre chez elle ?

Marthe observe :

— Vous voulez y aller tout de suite ?… Mais, on ne fait pas de visites à dix heures et demie !

— Oh ! avec les Halberger, ça n’a guère d’importance, et monsieur Halberger est occupé au dehors, l’après-midi.

Marthe ébauche un geste d’indifférence : en effet, peu importent les convenances envers ces gens-là. Que Claude agisse à sa guise. Soudain, madame Lambert-Massin se ravise, prend un ton courroucé :

— Eh bien !… Vous en avez, des idées !… Vous choisissez justement mon jour de grand nettoyage pour courir la prétentaine… Oubliez-vous que, chaque mercredi, on fait le ménage à fond, ici ?… Julie ne vous accompagnera pas : j’ai besoin d’elle à la maison.

— Ce ne sera point la première fois que je sortirai seule.

— C’est d’un mauvais genre pour une jeune fille. Si quelqu’un de mes amis vous rencontrait ?

— Il est peu probable que vos amis se promènent dans le dixième arrondissement. À cette heure, ils sont au Bois.

— Si vous remettiez votre course à demain ?… Ah ! c’est vrai : c’est parce que c’est sa fête… Où habitent-ils, vos Halberger ?

— Boulevard de Strasbourg.

— Bon. Tâchez d’être rentrée à l’heure du déjeuner. Émile ne peut vous conduire là-bas : l’auto est au magasin de Léon. Vous trouverez l’autobus du Trocadéro, faubourg Saint-Honoré : il vous mènera directement à la gare de l’Est… Tenez, voici cinquante centimes…

Car la fastueuse madame Lambert-Massin est d’une économie quasi sordide sur le chapitre des dépenses ignorées. Très large en ce qui concerne les frais ostentateurs, Marthe se montre avare dans sa vie intime. Yvonne a beaucoup de robes, mais reçoit peu d’argent de poche. Les domestiques subissent une surveillance étroite. La cuisinière, pour une facture de boucher ; la femme de chambre, pour l’achat d’une étoffe ; le chauffeur, pour une note d’essence — se voient tarabuster par la patronne si leurs comptes varient de quelques sous, d’une quinzaine à l’autre. Quant à Claude, on ne lui donne jamais d’argent.

La jeune fille se dépêche de partir avant que Marthe puisse revenir sur son autorisation.

Rien n’oblige Claude à tenter cette démarche précisément aujourd’hui ; ce n’est pas la fête de madame Halberger : mais la fougue de la jeunesse la fait bondir d’impatience. À présent qu’elle a résolu de quitter ses cousins, elle veut agir tout de suite, exécuter sur l’heure un projet que son esprit n’avait pas conçu encore hier. Le moindre retard lui apparaîtrait comme une catastrophe.

Durant le trajet, elle échafaude ses plans futurs. M. Halberger va l’encourager, la recommander. Qui sait s’il ne la prendra pas dans son concert pour remplacer le pianiste, les soirs où celui-ci a congé ? Claude se voit déjà installée sur l’estrade, à côté du cymbalier, devant un beau piano de grande marque. Ses rêves devancent ses désirs et réalisent ses espérances.

Lorsqu’elle monte l’escalier obscur d’une grande maison noire du boulevard de Strasbourg où logent ses amis, la jeune fille a reconquis une assurance de l’avenir qui lui donne un air joyeux.

— Ma petite Claude ! Je croyais que nous étions oubliés à tout jamais… Quelle bonne surprise !

L’effusion de madame Halberger l’imprègne d’intimité et de douceur.

Claude entre dans la salle à manger. Le chant d’un violon vient de la pièce voisine.

— Paul est en train de travailler, explique madame Halberger.

Bientôt, le musicien apparaît tenant son instrument à la main. Il accueille la jeune fille avec une simplicité affectueuse, une sympathie concentrée qui ne se disperse pas en paroles.

— Regarde comme elle est belle, Paul ! s’exclame madame Halberger.

Claude se sent étrangement gênée : devant Paul Halberger, qui porte un vieux veston ; devant sa femme, qui a un peignoir de laine grossière et des bigoudis sur les tempes ; dans cet intérieur mal éclairé, — un entresol sur cour — meublé pauvrement : buffet de pitchpin, toile cirée sur la table, et vieux coucou au son fêlé, Claude semble apporter le parfum du luxe qu’elle quitte, incarner la richesse mensongère qu’elle ne possède point, grâce à sa silhouette élégante de petite visiteuse pomponnée.

Madame Halberger admire son tailleur de velours noir, et l’étole de renard blanc que Marthe a repassée à Claude parce que cette fourrure tombe dans le commun.

Et la jeune fille songe, avec un sourire amer : « Ils seront bien étonnés quand je leur exposerai le but de ma démarche ! »

Madame Halberger devient presque déférente envers cette Claude nouvelle qui ne lui rappelle plus l’humble petite Gérard de naguère : c’est surtout dans la comparaison des parures qu’une femme puise la notion des distances.

Mais Halberger conserve sa bonhomie. Il parle avec une tristesse attendrie des événements que lui remémore la présence de Claude, de la disparition de ce pauvre Victor Gérard.

La jeune fille éprouve un soulagement immense à pouvoir évoquer la figure de son père dans un milieu ami où il fut apprécié. Une mélancolie sans âpreté amollit ces trois êtres.

Puis, Halberger s’écrie tout à coup :

— Que la mort est bête de frapper sans discernement ! Il méritait de vivre vieux : il avait tant de talent ! Alors que des millions d’imbéciles inutiles encombrent la terre de leur présence prolongée… Savez-vous que je n’ai pas pu remplacer encore votre papa, ma petite : l’animal qui lui a succédé a un jeu méthodique, sans chaleur, sans âme, qui a le don de me porter sur les nerfs. Ah ! où est le son incomparable de Victor Gérard !…

Claude profite de ce moment d’enthousiasme pour glisser sa requête. Elle murmure :

— Et moi, monsieur Halberger, trouvez-vous que je sois bonne musicienne ?

— Vous ?… vous avez hérité de l’intelligence artistique de votre père, mon enfant ; vous comprenez ce que vous entendez ; vous allez au delà du charme mélodique pour entrer dans la pensée du compositeur.

— Mais… comme exécutante ? Vous qui m’avez souvent écoutée jouer du piano ?…

— Vous possédez beaucoup de dons, d’excellentes dispositions.

— Mais… ça… ce sont des qualités vagues, des éloges pour amateur. Me jugeriez-vous au point, comme professionnelle ?

— Diable ! La question change un peu… On ne vous a jamais fait travailler régulièrement — le travail régulier, c’est la moitié du talent — et vous avez eu le tort de vous attaquer prématurément, sans progression, à des œuvres beaucoup trop ardues : ça vous a gâté la main.

— Enfin… Combien de temps me faudrait-il… si je voulais devenir une pianiste impeccable ?

— Dame !… Vous pouvez compter quatre bonnes années d’étude : deux ans pour vous débarrasser des tics, des mauvaises habitudes, des défauts contractés à jouer selon votre fantaisie ; et deux ans d’un travail assidu qui vous serait bien plus pénible qu’à une élève prise dès le début.

— C’est ce que papa me disait, quand il m’entendait… Seulement, il n’aimait pas à me contrarier ; et finissait par me laisser déchiffrer à ma guise les morceaux très difficiles qu’il eût fallu « piocher ! »

Claude réfléchit : quatre ans de travail… alors, elle devrait attendre d’avoir presque vingt-six ans pour gagner sa vie. Il lui semble qu’elle n’aura jamais vingt-six ans !… D’ailleurs, comment agencer son existence, d’ici-là ?

La désillusion est trop forte : la jeune fille éclate en sanglots.

Madame Halberger se précipite, l’enlace tendrement, essaye de la calmer.

Interloqué, le violoniste questionne, sur un ton d’amicale gronderie :

— Ah çà ! quelle mouche vous pique, ma petite Claude ? Qu’est-ce que ce caprice ? Ça vous tient donc bien à cœur de devenir une grande pianiste ?… Quelle idée ! Vous êtes suffisamment musicienne pour vous amuser et faire plaisir à votre entourage… À quoi servirait de vous perfectionner ?

— À quoi !

Claude se redressa brusquement, et ses petits doigts convulsés étreignent fébrilement les mains nerveuses d’Halberger. Elle s’écrie ardemment :

— À gagner ma vie… à me libérer… à m’en aller de chez mes cousins ! Monsieur, je vous en prie : tâchez de me trouver un emploi de pianiste quelque part… n’importe où… aidez-moi ! Je vous assure… il faut que je quitte les Lambert-Massin : je les gêne et je suis malheureuse avec eux !

— Ma pauvre petite ! réplique Halberger. Vous voulez vous lancer dans la lutte pour la vie, désarmée comme vous l’êtes !… Chercher un emploi, entrer dans une carrière où vous n’avez aucun titre à faire valoir… Alors que des premiers prix du Conservatoire battent le pavé sans parvenir à utiliser leur talent, parce qu’ils sont trop, et en sont réduits à courir le cachet… C’est fou !

— Monsieur Halberger, je me suis répété tout ça… et je persiste dans mon projet.

— Vous vous préparez de rudes déboires !

— Dites plutôt que j’y suis préparée. Je sais ce qui m’attend, mais je suis courageuse. Je préfère cent fois une existence précaire au luxe de mes cousins. J’ai des raisons très sérieuses…

Halberger médite ; il songe à ce qu’il pourrait faire pour Claude. Mais un signe de sa femme l’arrête, change le cours de ses réflexions.

La sage madame Halberger a écouté la jeune fille avec une attention profonde ; sa prudence l’engage à se défier des belles résolutions d’une petite exaltée qui n’a pas vingt-deux ans. Et retenant son mari du geste, elle observe judicieusement :

— Claude… vous me surprenez beaucoup : quels motif graves vous déterminent à abandonner vos bienfaiteurs après avoir passé huit mois sous leur toit ? Si leur protection s’était défavorablement exercée, vous en auriez souffert plus tôt !

— Chacune de leurs paroles me reproche d’être à leur charge.

— N’êtes-vous pas un peu susceptible ? Votre crainte même de les gêner et le sentiment de votre situation vous portent peut-être à interpréter dans un sens fâcheux des propos non malveillants ? Vous n’avez pas de causes suffisantes pour prendre une telle décision… Ou alors, c’est qu’il y a autre chose ?

Claude se tait. C’est très difficile et très délicat : comment leur expliquer la conduite des Lambert-Massin en cinq minutes, lorsqu’elle a mis huit mois à la découvrir. Les Halberger ne la croiraient pas — ou comprendraient mal. Et puis, Claude a la pudeur de son amour ; et elle répugne à leur parler de Georges, du moment qu’il s’agit de montrer le jeune homme dans un vilain rôle.

Madame Halberger poursuit avec logique :

— J’ai vu madame Lambert-Massin : elle vous considère comme sa fille ; c’est une personne généreuse et charitable. Elle vous a révélé un monde nouveau, vous a ménagé une existence de petite princesse. Il y a tant de parentes, à sa place, qui vous auraient traitée en servante non salariée… car, l’humanité n’est point belle, ma petite amie !… Et, brusquement, vous voulez sortir de cette excellente famille, renoncer à tous vos plaisirs pour mener une vie dont vous ne vous dissimulez point les tracas et les tristesses ? Oh ! Claude, ma chère Claude… je ne peux ajouter foi à vos scrupules d’amour-propre : avouez-le, c’est une autre raison qui vous pousse à cela… Vous désirez être libre, oui. C’est par besoin d’indépendance que vous avez rêvé cette folie. Les Lambert-Massin sont des gens austères, rigoristes. Ils doivent vous surveiller très étroitement… Qui sait s’ils n’ont point contrarié en vous quelque inclination… Ah ! c’est cela : il y a une amourette au fond de l’histoire ! Vous vous êtes éprise d’un joli jeune homme et vous souhaitez d’échapper à la tutelle de vos cousins, hein ?… Eh bien, ma chère petite, convenez-en : pouvons-nous, mon mari et moi, prendre la responsabilité d’encourager une telle escapade en vous fournissant les moyens de la risquer ?

Paul Halberger, impressionné par la perspicacité de sa femme, appuie :

— Non, c’est vrai… Nous ne pouvons pas.

Claude reste atterrée. Son cœur est déchiré à l’idée que ces braves gens la suspectent de courir vers le danger, au moment même où elle s’efforce de le fuir. Oh ! douloureuse ironie des apparences : c’est son geste d’honnêteté qui lui attire tous les soupçons et ce sont les Lambert-Massin qui passent pour des tuteurs vertueux !

Claude goûte prématurément à ce fond de calice, qui empoisonne l’âge mûr d’expérience et de déception. Sa jeunesse combative lui crie : « Défends-toi ! Clame la vérité ! » Mais, déjà, sa clairvoyance désabusée lui répond : « À quoi bon !… Rien n’est moins probant que la sincérité. »

Claude sent qu’on ne lutte pas contre une conviction fausse : il n’est de pire coupable qu’un innocent. Jamais les Halberger, ces êtres loyaux et simples, n’admettraient la perfidie raffinée, la corruption secrète des Lambert-Massin. Il faudrait qu’ils eussent vécu de la vie de Claude pour entendre ses révélations sans l’accuser de mensonge.

Et l’énergie de la jeune fille sombre dans une résignation farouche. Elle oppose un fier silence aux suppositions dont l’accablent ses amis : ce n’est pas ici qu’elle trouvera un appui ; tant pis !

On est forcé de s’incliner devant la fatalité des choses.

Claude prend congé des Halberger avec des paroles banales. La séparation est presque froide.

La jeune fille descend péniblement de cette maison où elle a connu une nouvelle peine. Maintenant, la voici sur le boulevard de Strasbourg avec cette atroce sensation d’isolement qui saisit les déshérités sans attache lorsqu’ils sont perdus au milieu de la foule étrangère.

Claude murmure : « Papa ! » comme on appelle au secours. Lui seul aurait eu confiance en sa fille, l’aurait protégée contre toute embûche. À cette heure de détresse, dans ce quartier familier qui lui remémore leurs promenades à deux, il semble à Claude qu’elle est orpheline pour la seconde fois. Elle pense : « Mon Dieu, que je suis malheureuse !… Je ne peux compter sur personne. Je n’ai rien. » Soudain, elle prononce machinalement une phrase qu’elle se souvient d’avoir lue dans Crime et Châtiment : « N’avoir plus où aller… » Jusqu’ici, elle n’avait point compris la portée de cette parole. Maintenant, la pensée du grand Dostoïewski la pénètre profondément. Que d’âpreté, de mélancolie dramatique dans ces simples mots : « N’avoir plus où aller… ! » Si elle veut s’affranchir, elle est livrée au hasard ; elle n’a plus de gîte, plus de parents… Elle n’a plus où aller. Aucune porte ne s’ouvre devant elle ; aucun abri ne s’offre à sa fatigue. C’est la rue indifférente, la ville hostile où elle doit errer, inconnue… vouée à un sort terrible.

Claude, glacée, se ratatine sous sa fourrure ; elle s’aperçoit, au passage, silhouette fluette et gracieuse, petite créature séduisante et désemparée dont l’image se reflète dans la glace d’une boutique. Des hommes la frôlent avec insistance. Elle entend : « Jolie fille !… Oh ! la belle gosse ! » Parmi ces passants orduriers que midi sonnant fait sortir de l’atelier où ils travaillent, du magasin où ils sont commis, l’un d’eux, plus hardi, plaque sa main sur la jupe de Claude. La jeune fille se sauve, en songeant que partout ce sera la même chose : où qu’elle aille, la convoitise du mâle poursuivra sa beauté. Væ soli ! Malheur à la vierge orpheline que nulle protection ne garde !

Et machinalement, la tête basse, Claude remonte dans l’autobus qui la ramène avenue d’Antin ; — telle une bête fourbue regagne la demeure où l’attendent sa litière, sa pitance et les coups de ses maîtres.

Elle s’est assise au fond de la voiture, entre une femme en cheveux qui tient un nourrisson dans ses bras et un vieil homme à l’aspect de rond-de-cuir, dont l’haleine empeste, imprégnée d’une double odeur de mauvais cigare et de dents gâtées. Claude, incommodée, par ces émanations nauséabondes, se retourne vers sa voisine : celle-ci exhale un relent de lait suri, et son marmot mal nettoyé bave de la bouche et des narines, avec des reniflements, semblable à un petit limaçon. Claude, dégoûtée, aspire à l’automobile de Marthe où, chaque matin, Émile renouvelle les fleurs du porte-bouquet. Hélas ! d’où lui viennent ces répugnances qu’elle ignorait jadis ?

Ce contact des indigents lui est un supplice. Son odorat subtil distingue à présent cette senteur spéciale que dégagent les gens du peuple, imperceptible pour celui qui vit parmi eux. Leurs éclats de voix, leurs manières communes exacerbent ses nerfs.

Claude songe avec effroi : « Qu’ont-ils fait de moi, ces Lambert-Massin ! Ils m’ont communiqué leur répulsion et leur haine de la misère… Je ne saurais plus être pauvre. J’éprouve maintenant la nostalgie du luxe et du bien-être pour avoir passé une matinée hors de chez eux… Ah !… comme ils ont su me dépraver insensiblement ! »

Que tenter, désormais ?… De quelle façon leur échapper ? Une seconde, l’idée du suicide traverse son esprit. Mais Claude est une fille saine ; et tout son être plein de santé, avide de vivre, se hérisse d’horreur à la pensée de la mort.

Elle rentre dans cette maison abhorrée. Elle se maudit d’avoir un mouvement d’allégresse involontaire à se revoir au milieu de ce faste honni et délectable, et se mord la lèvre jusqu’au sang pour se punir de ses goûts de sybarite.

Au salon, Claude aperçoit Irène d’Albret qui déjeune aujourd’hui avec ses cousins.

La comédienne, assise devant une console, griffonne sur une carte pneumatique tandis qu’Yvonne, debout derrière elle, lit au fur et à mesure par-dessus son épaule.

À l’aspect de Claude, Irène s’interrompt, se lève, entraîne Yvonne dans un coin où elles chuchotent avec animation en se désignant Claude du coin de l’œil.

La jeune fille est trop absorbée pour prêter attention au manège des deux cousines.

Lorsque leur conciliabule prend fin, Claude n’entend pas Yvonne murmurer en la regardant d’un air malicieux :

— Vous avez eu une excellente inspiration, ma chère Irène… Les choses semblent traîner en longueur… ça ne sera pas mauvais de brusquer les événements.



XIII


Le lendemain, après le déjeuner, Marthe, — à laquelle Yvonne adresse des signes significatifs — dit soudain :

— Ma petite Claude, vous allez vous habiller… Vous mettrez votre robe de drap anglais et votre bonnet de loutre. Irène doit venir chercher Yvonne à trois heures pour la mener voir des tabatières anciennes… Vous les accompagnerez.

— C’est une exposition ? questionne Claude. Où a-t-elle lieu ?

— Je ne sais pas, réplique Marthe avec une nuance d’embarras. Irène s’est mal expliquée.

— Bien. Je serai prête à trois heures.

Claude a remarqué qu’Yvonne lui glissait un regard suppliant. Et la jeune fille suppose que sa cousine, se repentant de ses duretés de l’avant-veille, s’efforce de préparer la réconciliation en lui proposant cette promenade. Claude ne veut point avoir l’air de repousser les avances de la petite Lambert-Massin dont le caractère pervers lui inspire plus de pitié que de blâme.

Irène, pimpante et fanfreluchée, se présente très exactement, et emmène les deux jeunes filles, après des adieux rapides à Marthe. L’automobile du député Asquin attend la comédienne à la porte.

Dès qu’elles sont en voiture, Irène et Yvonne se mettent à jacasser avec tant d’animation que Claude ne peut placer un mot afin de demander où on la conduit. La comédienne parle d’une répétition générale à laquelle elle assista hier. Elle décrète : « Ce que X… peut être mauvaise dans son rôle, ma chère !… Détestable artiste d’ailleurs… Pas de jeu… Pas de méthode… Elle est beaucoup trop naturelle. » Irène rend ses arrêts sans appel, avec le ton tranchant d’une théâtreuse du demi-monde qui juge une actrice de talent.

Claude regarde par la portière : l’auto avance lentement dans les allées du parc Monceau ; passé la grille, le chauffeur accélère l’allure, emportant sa voiture à travers des rues coquettes que Claude reconnaît mal, peu familiarisée avec ce quartier.

Le wattman stoppe devant un petit hôtel Renaissance qui s’élève dans une rue charmante, où il n’y a que des hôtels particuliers.

Claude songe : « C’est sans doute un musée dans le genre du musée Gustave Moreau. »

Mais, soudain le nom qu’indique une plaque bleue sur la maison d’angle : « Rue Alphonse-de-Neuville » la fait tressaillir : c’est ici qu’habitent les frères Derive.

À peine a-t-elle le temps de réfléchir, qu’elle est entraînée par Yvonne. Voici les trois femmes au milieu d’un salon jaune où les meubles sont tendus d’admirable tapisserie de Beauvais. Georges paraît, négligemment vêtu d’un veston de velours fauve, et s’incline, en baisant la main offerte d’Irène, qui déclare très haut :

— Nous sommes venues pour admirer votre collection de tabatières.

Claude est soulevée par un mouvement de colère et de mépris en devinant le guet-apens auquel elle s’est laissé prendre. Elle attire Yvonne à l’écart, et reproche :

— Je ne vous croyais pas inconséquente au point de commettre une telle incorrection !… Se présenter chez un célibataire, chaperonnées par la maîtresse d’un de ses amis… Yvonne, qu’est-ce que monsieur Derive va penser de cette équipée ?… Et votre mère est un courant ?

— Non.

Yvonne réprime un sourire railleur ; elle implore, à voix, basse :

— Ma chère Claude, ne m’en veuillez pas : j’avais tant envie de visiter l’hôtel des frères Derive, que l’on dit plein de merveilles… Et j’ai estimé qu’avec vous, ce serait moins compromettant.

Roide et silencieuse, Claude proteste par son attitude contre l’action audacieuse à laquelle elle se trouve associée, de force. Elle suit machinalement ses compagnes que Georges promène à travers le salon avec des arrêts devant des vitrines, des étagères aux bibelots précieux.

Claude ne se mêle point à la conversation : elle s’efforce d’être absente au moins par la pensée ; il lui semble que cela pallie le fait de sa présence involontaire.

Mais, tout à coup, Georges la contraint de sortir de son mutisme en l’interpellant directement :

— Aimez-vous ceci ?

Il lui a mis dans la main une minuscule bergère de biscuit. Claude, — séduite, comme la plupart des femmes, par tout ce qui interprète la nature sous le plus petit volume possible — admire cette statuette en miniature.

— Oh ! ravissant !… Que la figure est mignonne et que les mains sont fines !

Georges dit :

— Mon frère raffole de ses porcelaines… Moi, j’avoue tout bas que je suis un profane en cette matière. Je goûte médiocrement la grâce et la préciosité de ces poupées de biscuit, et je serais incapable d’établir une distinction entre celles-ci et les contrefaçons qui s’en étalent chez tous les confiseurs des grands boulevards…

Claude proteste ; elle lui souligne les menues beautés de la bergère. Georges se rapproche. Ils sont tous deux penchés sur le délicat bibelot que la jeune fille retourne entre ses doigts.

Soudain, Claude relève la tête : au dehors, s’entend le grondement d’une auto qui démarre.

La jeune fille regarde autour d’elle : Irène et Yvonne se sont éclipsées, profitant d’un moment d’inattention pour s’échapper sans bruit, laissant leur compagne en tête à tête avec Georges.

Claude comprend, maintenant, quel était le but de cette partie préméditée, et, croyant le jeune homme complice, elle s’écrie en le toisant avec irritation :

— Oh ! c’est mal, ça… c’est lâche !

— Mademoiselle… que signifient vos paroles ?

Georges paraît extrêmement surpris ; et il est sincère. Depuis hier, depuis l’heure où il reçut une carte énigmatique contenant ces mots :

« Restez chez vous demain toute la journée et soyez seul. Vous ne vous en repentirez pas. — irène. »

Georges s’est creusé la tête pour deviner ce que pouvait lui vouloir la comédienne. Puis, comme il n’avait rien projeté pour le lendemain, et que, dans la vie d’un oisif, la moindre diversion devient une distraction… Georges s’est arrangé de manière à éloigner aujourd’hui Henri de leur demeure commune, et il a donné congé à ses domestiques.

En voyant apparaître Claude, derrière Irène, tout à l’heure, Georges s’est expliqué le mystère. Parbleu ! le mariage de son frère a inquiété les Lambert-Massin : ils ont craint que Georges ne suivît bientôt l’exemple de son aîné. Et, sentant combien la tactique trop habile de mademoiselle Claude était malhabile en l’occurrence, ils ont décidé sans doute la jeune fille à changer de politique. Leurs conseils prudents ont triomphé. Et la visite étonnante de Claude annonce une capitulation. Georges a prévu tout de suite qu’Irène et Yvonne sauraient disparaître de façon propice.

À présent, l’indignation de Claude le stupéfie : cette attitude est en dehors du programme.

Et l’air interrogateur du jeune homme augmente encore le courroux de Claude.

Car, chacun des deux soupçonne l’autre d’avoir agencé le piège dont il se croit la dupe.

La jeune fille reproche d’une voix grondante :

— Elles m’ont livrée à vous et vous avez participé à cette comédie. C’est honteux de votre part !

— Je me demande de quel côté est la comédie ?

Le malentendu s’accentue. Georges, impatienté par cette coquette qui persiste à résister à la minute même où elle semble se rendre, dit avec brusquerie :

— Vraiment, mademoiselle, j’ignore ce qui me vaut cette algarade. Il a plu à vos cousines de filer à l’anglaise : si elles ne nous ont pas avertis de leur départ, peut-être est-ce parce que leur absence sera courte. Néanmoins, vous attachez beaucoup d’importance à cet incident et vous m’en attribuez la responsabilité : je n’y suis plus du tout ! Je vous donne ma parole d’honneur que je suis aussi étranger que vous à ce qui se passe. La frayeur que vous témoignez à l’idée de rester seule… ici… n’est guère flatteuse pour moi. Je n’entends pas la mériter… Mon valet de chambre est en courses ; dès qu’il sera là, je vous enverrai chercher une voiture, à moins que vous ne préfériez attendre le retour de vos cousines, pour rentrer chez vous…

— Elles ne reviendront pas ; vous le savez.

— Eh ! que diable ! non, je n’en sais rien ! Il me semble que je vous ai donné ma parole ! généralement, on y croit. Je commence à supposer que vous vous moquez de moi, toutes les trois !

L’emportement de Georges rassure Claude. Ce n’est plus l’amoureux de Cherville qu’elle a devant elle : ces regards orageux, ce ton rude sont d’un ennemi malveillant plus que d’un galant entreprenant ; Claude s’en félicite et s’en désole à la fois.

Quant à Georges, l’énervement que lui cause la conduite incompréhensible de la jeune fille prime son désir et son affection : il la considère d’un œil dur. Est-ce lui qui a prié Irène, Yvonne et Claude d’envahir sa maison ? Comment, on lui jette la petite Gérard dans les bras ; et il devrait jouer un rôle grotesque jusqu’au bout, en face de cette gamine indéchiffrable ?… Il murmure : « Je ne suis pas un pantin, moi. »

Claude s’approche de lui et questionne, en l’enveloppant d’un regard ardent :

— Alors, monsieur, vous me jurez que vous n’y êtes pour rien… Elles ne vous avaient pas prévenu… Ah ! qu’elles sont viles ! Si vous saviez… Elles m’ont amenée ici par ruse, sans me dire où l’on allait. Elles m’ont menti. Tout cela, pour me pousser à… Oh ! les drôlesses !

Georges reste sceptique ; mais l’animation de Claude le charme. Il pense : « Sapristi ! quelle belle fille, tout de même… Elle a des yeux incomparables. Et quel teint ! Sa chair doit être fondante et parfumée sous la lèvre… » Il s’émeut voluptueusement.

Attirant la jeune fille vers une causeuse, il s’assoit auprès d’elle, et, lui prenant les mains, d’un geste ferme et respectueux, il propose doucement :

— Écoutez… Voulez-vous avoir confiance en moi, mademoiselle Claude ?

La jeune fille est remuée par son accent amical ; ces yeux francs, dont la lueur bleue la pénètre de tendresse, lui inspirent, en effet, une grande confiance. Elle balbutie :

— Oui… je veux bien.

Alors Georges poursuit, d’un ton protecteur :

— Croyez-moi, ma petite amie, cessez de suivre les mauvais conseils qu’on vous a donnés… Soyez simple et spontanée… Ne compliquez pas les choses. Je connais les Lambert-Massin, n’est-ce pas… Ce ne sont pas des parents très estimables.

— Oh ! non.

— Je ne suis pas un sot : il y a longtemps que j’ai percé leurs projets et les mobiles qui les dirigent. Ces gens vous ont faussé les idées : ce n’est pas de votre plein gré que vous agissez comme vous le faites.

La pauvre Claude se sent envahie d’espoir ; enfin, Georges est désabusé ; le voilà convaincu de son innocence… Mais le jeune Derive continue :

— Monsieur Lambert-Massin est un grand commerçant : il a cru diplomatique de vous inculquer ses principes d’homme d’affaires, sans songer qu’on ne traite pas une question sentimentale ainsi que l’achat d’un bronze religieux. Dans le commerce, on obtient tout, grâce aux marchandages astucieux, aux transactions qui s’éternisent. Claude, voyez, je vous parle très calmement, sans vous faire peur, sans être aussi fou, aussi affolé qu’à Cherville… Eh bien, je vous aime. Je vous jure que je vous aime le plus qu’il m’est possible d’aimer. Rien ne peut augmenter désormais la passion que je ressens pour vous. Vous aurez de moi… tout ce que vous désirez. Je vous offrirai plus que vous ne rêvez… Je mets à vos pieds ce que je suis, ce dont je dispose, ce que je possède… sans restriction. Alors, ma petite Claude… à quoi vous avancerait de persister encore à garder cette réserve défiante ? Je vous conjure d’avoir confiance en moi : vous ne le regretterez point…

Georges s’interrompt, interdit par l’effet que produisent ses paroles. Claude est devenue blême, d’une pâleur blafarde qui fait mal à regarder ; son visage exprime une souffrance indicible ; elle contemple Georges avec des prunelles agrandies : ses yeux, sous les paupières qui ne clignent pas, ont la fixité de la folie. Une seule pensée parvient à se faire jour, dans le désordre de son esprit : « Il prend ma résistance pour un marchandage de fille qui se vend cher. »

Et puis, brusquement, c’est l’explosion, Claude crie d’une voix rauque :

— Ah ! je le sais bien, qu’il faut que je finisse comme ça !… Ils m’y excitent tous, par tous les moyens ; et je suis à bout de forces… Ils sont venus me chercher dans mon petit coin, moi qui ne leur demandais rien. Marthe s’est targuée de ma présence auprès d’elle ; et maintenant qu’elle est lasse de son personnage de mère adoptive, elle souhaite de me jeter au ruisseau ainsi qu’on se débarrasse d’un bouquet fané. Léon me reproche de m’entretenir et Yvonne, d’accaparer sa place… Elle va jusqu’à m’insinuer qu’il serait moins humiliant, après tout, de recevoir l’argent d’un amant que celui de son père. Est-ce ma faute, à moi, s’ils m’ont recueillie !… Ah ! j’aurais tant voulu me marier : j’ai désiré éperdument d’épouser cet employé de mon cousin, que je trouvais pourtant si vulgaire… Cela ne s’est pas arrangé. Hier encore, j’ai essayé de fuir : je suis allée supplier un ancien ami de papa de me procurer un emploi, de me faire gagner ma vie… Hélas ! il a refusé, doutant de ma sincérité : s’imaginant que je voulais quitter mes cousins afin de rejoindre quelque amoureux ! Personne n’accepte de me croire. Je suis toute seule… Je ne sais que tenter… Et ils m’ont habituée à vivre largement ; ils m’ont amollie au contact de leur luxe… Je n’ai plus le courage d’un effort, à présent… Je me rends si bien compte de ma faiblesse ! Je n’ai pas une nature virile, moi. Ah ! oui… Je le comprends que je suis destinée à mal tourner… Et cela me fait beaucoup de peine. Allons ! puisqu’il le faut, je m’y résignerai peut-être… Mais, pas avec vous ! Oh ! non… ça, jamais… Je ne pourrais pas… Avec le premier gandin qu’ils me présenteront ; avec un autre de leurs amis ; avec n’importe qui… mais, pas avec vous !… Je sens que je ne serais jamais capable… avec vous… monsieur Derive !

Georges éprouve une impression singulière ; il lui semble qu’il est soulagé ; de quoi ? il l’ignore. Quelque chose allège son cœur ; il est délivré du vautour qui le rongeait. Le doute qui l’oppressait s’est envolé. Ce savetier-financier vient de conquérir l’insouciance inconnue des riches.

Tant que Claude se défendait honnêtement, Georges suspectait son désintéressement : on lui a déjà présenté — dans le demi-monde et dans le monde entier — bon nombre de fausses vertus qui lui récitaient adroitement leur rôle d’ingénue pour monsieur crédule !

Mais, dès l’instant que Claude lui tient ce langage de créature aux abois, comment la confondre avec ces menteuses ! C’est au moment où elle s’avoue prête à faillir, qu’il reconnaît la pureté de son âme. Il n’y a pas le moindre calcul, sous ces propos décousus qui trahissent son désarroi. Le jeune homme reconstitue l’aventure, pénètre enfin la vérité ; il gronde intérieurement : « Ah ! les sales gens ! les sales types… Je veux la sauver, l’arracher à ce milieu. »

Car, un rien a suffi pour l’éclairer subitement ; et lui expliquer l’inexplicable.

Claude a prononcé dans son innocence le sésame magique qui lui ouvre le cœur méfiant de Georges : « Avec n’importe qui… mais, pas avec vous !… Avec vous, je sens que je ne pourrais pas. » Aucune femme ne lui a encore dit cela, au jeune viveur sceptique habitué à déjouer les ruses d’Èves qui visaient son or.

Ce cri sincère le trouble profondément. Il constate, avec un étonnement naïf : « Mais, elle m’aime… Elle m’aime. »

Les frémissements de la jeune fille dont le corps frissonne de fièvre ; le tremblement nerveux de sa bouche douloureuse ; l’amour et le désespoir qui se lisent dans ses yeux noirs sont autant de jouissances dont Georges se repaît délicieusement. Il savoure le bonheur d’être aimé sans l’angoisse de se croire trompé.

Il attire à lui le buste frêle qui se rétracte contre son étreinte ; il chuchote d’une voix attendrie :

— Ne vous désolez pas, ma pauvre petite Claude. Vous deviendrez une honnête femme : la mienne…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Georges l’a ramenée jusqu’à la porte de ses cousins. Ils ont dû faire un effort immense pour se séparer. Claude s’écroule sur la banquette de l’ascenseur ; et c’est avec une peine extrême qu’elle se traîne jusqu’à l’appartement des Lambert-Massin : elle a les jambes cessées.

La souffrance et la félicité lui ont été dispensées tour à tour avec la brutalité d’une douche écossaise : elle en reste brisée, anéantie de stupeur et de bonheur.

Il est huit heures passées. Les Lambert-Massin — qui n’osent espérer qu’elle ne rentrera pas — ont commencé néanmoins de dîner, sans l’attendre.

Lorsque Claude paraît au seuil de la salle à manger, une appréhension désagréable étreint toute la famille. Seule, la petite Madeleine pousse un cri de joie en l’apercevant.

Yvonne et Marthe sont atrocement inquiètes : quelle scène va leur faire Claude ? Léon se renferme en une attitude digne et rigide — afin de lui imposer.

Mais Claude s’installe à sa place, sans dire un mot. Ils n’ont point l’aplomb de l’interroger.

Cependant, Léon, Marthe et Yvonne l’observent sournoisement : la figure de Claude les ébahit. Ils échangent des regards effarés. Comment ! Pas de protestations ? Nul reproche ? Pourtant, il est arrivé du nouveau, certainement… Et elle semble exulter ?

Léon et Marthe baissent les yeux vers leur assiette avec un sourire équivoque : tiens ! tiens ! cette mademoiselle Claude… Ils se livrent à toutes les hypothèses.

Et soudain, Yvonne — rassurée — se sent furieuse contre sa cousine.

La contenance inattendue de Claude insulte à la déconvenue de la petite Lambert-Massin.

Malgré ses calculs, malgré son intérêt, Yvonne est dévorée de rage à la pensée que son complot a réussi — en ce qui concerne Georges — alors qu’elle-même échoua auprès d’Henri.

Et, devant la mine radieuse de Claude, la jalouse devient jaune…



XIV

— Henri !

— Mon cher ?

— Peux-tu m’accorder quelques minutes ?

— Mais, comment donc !

Georges vient d’entrer dans le bureau de son frère. C’est une belle pièce aux boiseries sombres, aux lourdes tentures, où l’atmosphère répand une odeur de maroquin et de tabac d’Orient.

Assis devant sa table, Henri, la figure souriante, contemple un écrin ouvert où s’étale un pendentif qu’il destine à mademoiselle de Hirschfeld, sa fiancée : au bout d’un fil de platine presque invisible, pendent un rubis en forme de poire et deux diamants d’une eau splendide.

Georges considère son frère pendant un moment, puis, demande à mi-voix :

— Henri… que penses-tu de Claude ?

Le député se renverse sur son fauteuil et lance à Georges un regard d’indulgente malice ; il riposte d’un air aimable :

— La petite Gérard ?… Je la trouve, exquise : elle est fine, gracieuse et séduisante ; elle possède une distinction innée. Et puis, sa beauté est sympathique, ses yeux sont intelligents, ses traits purs, ses lèvres expriment la bonté… On devine que c’est une petite nature pleine de charme et de douceur. Elle me plaît beaucoup.

Georges, debout, s’appuie à l’angle de la table et joue machinalement avec un coupe-papier de jade que ses doigts ont rencontré. Il scrute profondément le visage de son frère.

Henri retourne à son pendentif. Il déclare, désignant le bijou :

— Joli, n’est-ce pas ?

Georges dit lentement :

— Henri… Moi aussi, je songe à me marier.

— Ah !

Le député paraît surpris. Il approuve :

— Au fait, tu as raison. Notre vie va se trouver bouleversée par mon mariage : nous n’habiterons plus ensemble, nous nous séparerons… Tu choisis à propos l’instant de te préparer à ton tour une nouvelle existence : je ne te croyais pas si sage.

Et il ajoute philosophiquement :

— Alors… oublions la jeune Claude, et disposons-nous à faire une fin !

Georges fronce les sourcils ; il riposte avec fermeté :

— Mais, c’est mademoiselle Gérard que j’ai l’intention d’épouser.

Henri sourit gouailleusement. Son opposition se manifeste sur le mode ironique :

— Patatras !… Te voilà pincé. C’était bien la peine de poser au monsieur invulnérable à qui les femmes n’en content pas, pour se laisser embobeliner par une petite fille à trente-six ans sonnés !

— Je ne conçois pas les choses de cette façon… J’aime une personne irréprochable et je me propose d’en faire ma compagne : où vois-tu que je sois trompé ?

— On n’épouse pas une Lambert-Massin… quand on a percé la façade de cette famille !

— Ce n’est pas une Lambert-Massin, c’est une Gérard : je t’assure que la différence est énorme.

— Ah ! çà… Tu prends ton projet au sérieux, ma parole ! Cette fille est joliment rouée !

— Tout à l’heure c’était une créature pleine de charme et de douceur, qui te plaisait beaucoup.

— Tout à l’heure, tu ne l’épousais pas !

Georges fixe sur son frère un regard où se lit une inébranlable volonté. Il dit :

— Je te prie instamment de ne point douter d’elle. Claude est honnête et loyale : j’en ai la preuve.

— Et après ?… Une telle union est quand même inadmissible.

— Alors, c’est sa pauvreté que tu lui reproches ?

— Parbleu !… Oh ! ne t’imagine pas que je raisonne à cet instant ainsi qu’un bourgeois cupide et mesquin : mes vues sont plus larges. L’homme est né pour s’accroître, car une juste ambition est la vertu des âmes nobles. Enfants, nous profitons du patrimoine paternel ; adultes, nous le faisons fructifier ; et, pères à notre tour, nous avons le devoir de transmettre à notre descendance une fortune supérieure à celle de l’aïeul, que nos fils s’obligent à augmenter, grâce à leurs efforts. Ainsi le flambeau doit s’alimenter d’un feu plus vigoureux au fur et à mesure qu’il passe entre les mains d’un nouveau coureur. Notre richesse n’est pas le bien d’un seul : c’est la propriété de la famille dont nous sommes les dépositaires. L’homme fortuné qui choisit une compagne indigente, ou la fille bien dotée qui accepte un mari sans argent, sont répréhensibles d’une action anti-sociale — car ils amoindrissent leur postérité afin de satisfaire leur désir égoïste. Médite mon exemple : j’ai attendu jusqu’à quarante-deux ans pour me marier, n’ayant pas rencontré plus tôt la femme appelée à élever ma situation. Je me suis refusé la joie de voir mes enfants vieillir, car je serai mort avant que mes fils soient des hommes, et si je me prive de connaître ces hommes de mon sang, c’est afin qu’ils soient plus puissants. Crois-moi, Georges, songe à ta race, au lieu de chercher ton plaisir.

Georges ricane :

— Député, va !… Tes phrases ont besoin de la tribune pour retentir avec éclat… Elles sonnent creux, ici : l’acoustique est mauvaise…

Il poursuit sérieusement :

— Tes arguments sont facilement réfutables ; je suis assez riche pour deux ; mon revenu me permettrait de constituer dix mille francs de rente à quinze ménages : j’ai donc les moyens de m’offrir un seul ménage à moi. Mes héritiers ne souffriront guère de l’infériorité de situation de ma femme. Quant à ma race, puis-je mieux la servir qu’en m’unissant à une vierge belle qui me donnera de beaux enfants ? Les êtres conçus par l’amour portent le sceau de Vénus, c’est un vieux proverbe. Et je t’affirme que si j’ai une fille, elle préférera d’être moins riche que de contempler, sur ses traits, la laideur qui caractérise les fruits des mariages sans inclination.

Henri répond avec condescendance :

— Tu n’es qu’un grand gosse passionné !… C’est la sensualité qui parle. Mais, triple maladroit, puisque tu peux te payer cette fantaisie, à quoi bon te marier ? Claude t’aurait cédé sans cela… N’ajoute pas foi à ses résistances : elle est maligne, cette enfant ; mais, au fond, elle t’aime réellement ; et si tu te montrais habile, elle finirait bien par faiblir. Tu es très joli garçon, mon cher Geo, et la jeune Claude a des yeux pour le constater : je m’en suis aperçu…

— Tu conviens qu’elle m’aime !

— C’est fort probable. Tu as toujours eu du succès auprès des femmes. Eh bien ! Claude serait une délicieuse maîtresse : douce, aimante, docile… Vous joueriez aux époux amoureux tant que cela ne te lasserait point. Je ne vois même pas d’inconvénient à ce que tu t’amuses à doter le monde d’une jolie fille de plus, d’un enfant de l’amour, comme tu dis… Seulement, le jour où, revenu de ton caprice, tu aspirerais à une existence plus flatteuse, tu ne serais pas enchaîné, au moins !… Il te serait permis d’accepter la fiancée que tu mérites, une femme dans le genre de la mienne. Alors, tu te séparerais tendrement de ta gentille amie en lui assurant une vie confortable, ainsi qu’à son bambin… Voilà comment agissent tous les hommes de notre caste.

— Les hommes de notre caste !… Mon pauvre Henri ! Que sommes-nous, sinon des fils de parvenu ? Souviens-toi… Notre père a commencé sa fortune sans un sou en poche, à l’exemple des millionnaires transatlantiques… À vingt-cinq ans, il était employé chez un banquier : à sa place tu aurais tâché d’épouser la fille du patron ; papa, lui, s’est contenté de se marier avec la sténographe de la maison, une belle orpheline de dix-huit ans qui fut notre mère… C’est donc notre père que tu critiques lorsque tu me blâmes d’avoir choisi une compagne semblable à maman.

— Jobard ! grogne Henri entre ses dents.

Georges s’irrite, et réplique avec âpreté :

— Les jobards valent autant que les arrivistes… Tu ne sens pas l’immoralité de tes opinions, toi, le digne civilisé qui révère le patrimoine et la société. Tu me conseilles de prendre une femme illégitime, de faire des bâtards que j’abandonnerais pour négocier une alliance fructueuse… Et quel est celui qui me prodigue ces beaux avis : c’est l’homme qui a voté la loi sur la recherche de la paternité !…

Henri s’énerve également :

— Tu es mal inspiré d’exercer ta verve aux dépens de mes travaux, toi qui vis en inutile.

Georges s’emporte :

— Certes, je ne fais rien, aussi suis-je certain de ne léser personne. Tu te vantes de travailler… il y a bien de quoi. Ton métier ? C’est d’exploiter trente huit millions d’individus à l’aide de convictions fausses.

Les deux frères se dressent l’un devant l’autre, en adversaires courroucés.

Soudain, Henri, tournant les yeux, aperçoit dans le miroir de la cheminée leurs images reflétées : l’hostilité et la ressemblance de ces visages fraternels le frappent douloureusement… C’est avec les yeux de Georges qu’Henri toise durement son cadet ; c’est avec la bouche sinueuse d’Henri que Georges insulte son aîné. Le dédoublement de la chair maternelle a-t-il donc créé deux ennemis ?

Henri Derive aime trop son sang pour supporter cette pensée. Il sent que rien ne doit les désunir, que les liens de leur enfance et de leurs souvenirs communs sont plus forts que leurs querelles et, disposé aux concessions par l’affection indulgente que lui inspire Georges, — le plus jeune, — c’est Henri qui cède, en murmurant sans colère :

— Oh ! mon petit… sur quel ton me parles-tu ? Je ne mets pas d’obstacle à ton projet, parce que je l’ai discuté. Tu es libre d’agir à ta guise, je ne suis ni ton père, ni ton tuteur.

Georges, confus, lui tend la main en bredouillant des excuses.

— Somme toute, elle est ravissante, ma future belle-sœur ! conclut Henri, sans rancune.

Car, l’ambitieux député vient de penser subitement que, si son frère diminue sa fortune par un mariage inférieur à l’heure où lui-même s’élève à l’aide d’une association grandiose, c’est en lui, l’aîné, que se résumera la puissance de la dynastie Derive, sans que, plus tard, ses neveux puissent rivaliser avec ses propres enfants ; ainsi s’affirmera l’inégalité naturelle de la branche cadette.

Et l’orgueil familial d’Henri se dilate…



XV


Il y a maintenant cinq jours que Claude a été chez Georges Derive.

Ces Lambert-Massin vivent dans un état d’anxiété impatiente et de perplexité. L’espérance que manifeste la figure de Claude les incite aux conjectures favorables ; mais le silence obstiné de la jeune fille les réduit à l’incertitude.

Que s’est-il passé ? Ils usent les heures à se répéter cela.

Ils n’osent provoquer les confidences de Claude ; questionner — même habilement — serait s’attribuer une part de responsabilité dans les événements.

Or, envisageant l’éventualité d’une attaque, M. Lambert-Massin veut pouvoir se réserver le rôle d’un Pilate irréprochable — afin de se montrer inflexible envers une faute à laquelle il n’aura jamais participé ouvertement. Car, enfin, il faut prévoir le cas où la brillante aventure, tournant mal dans l’avenir, Claude se retrouverait de nouveau à la charge de sa famille ; ce jour-là, il serait avantageux d’avoir un grief à invoquer pour la repousser avec un geste de justicier.

Puis, Claude a désormais un sourire si dédaigneux sur les lèvres lorsqu’elle regarde ses cousins, que ceux-ci perdent contenance en sa présence. La jeune fille est tellement changée qu’elle les effraie presque : lorsqu’une âme que nous croyions connaître nous devient étrangère, son mystère nous semble plus redoutable que l’énigme d’un être encore inconnu.

Claude se tait et les autres n’ont point la hardiesse de parler. On attend.

Léon s’interdit de rien tenter, car il n’est pas partisan de l’action directe.

Aussi, quel soulagement quand arrive le dimanche bienheureux qui ramène les convives hebdomadaires des Lambert-Massin ! Aujourd’hui que l’on va revoir Georges Derive, quelque incident décisif surviendra bien, qui fixera la situation.

Dès le matin, l’attitude de Claude annonce un événement.

Au lieu de s’habiller rapidement ainsi que d’habitude, Claude traîne devant sa glace, prolongeant l’examen de sa personne. Elle s’approche si près du miroir que son souffle y dépose une légère buée ; elle étudie minutieusement le bout de son nez où la désole le point noir d’une imperceptible tanne ; elle essaye son sourire et frotte ses gencives pour les rougir ; elle analyse profondément la couleur de ses yeux ; d’un brun fauve qui se fonce sur les bords de l’iris, l’auréolant d’un cercle noir, alors qu’autour de la pupille brillante se superposent des nuances d’or verdâtre aux transparences glauques — ce qui lui donne un regard à la fois sombre et lumineux.

La petite Madeleine, bouche bée, observe la coquetterie inusitée de sa cousine qui, d’ordinaire, ne s’attarde guère devant le miroir de leur chambre commune.

Claude s’en aperçoit ; alors, se penchant vers la gamine et la prenant contre elle, la jeune fille interroge naïvement :

— Dites-moi, ma petite chérie, est-il vrai que je sois jolie ?

L’admiration des enfants a toujours enchanté Claude : celle des hommes est si gênante et celle des femmes, si envieuse ! Mais cette manifestation candide des gosses qui galopent derrière elle, dans la rue, viennent se planter sur son passage et s’exclament, en la dévisageant avec une effronterie ingénue : « Elle est belle, la dame ! » comble la jeune fille de ravissement.

— Oh ! oui, vous êtes jolie, répond Madeleine. Vous avez de beaux cheveux, on croirait qu’il y a du feu dedans.

À présent qu’elle est au seuil de son bonheur, Claude éprouve l’appréhension de ne plus le mériter. Elle doute d’elle, murmure timidement : « Mon Dieu ?… Suis-je assez plaisante pour lui plaire toujours ? » L’amour de Georges lui semble un don si précieux qu’elle s’en croit indigne. Elle voudrait contrôler chacune de ses beautés, surtout les plus secrètes, afin de se tranquilliser : car, sa pudeur s’efface devant le souci d’être aimée.

Tant qu’il la poursuivait d’un désir libertin, la vertu de Claude s’effarouchait. Maintenant qu’il la respecte, épris d’une passion sérieuse, la jeune fille, rassurée, s’éveille aux pensées voluptueuses.

Pourvu que Georges ne soit point déçu, lorsqu’il contemplera sa femme !

Et Claude, préoccupée, considère longuement le miroir qui lui renvoie son image inquiète et captivante de jeune vierge qui s’ignore. Marthe la surprend dans cette posture et reste ahurie de voir Claude en peignoir du matin, les cheveux flottant sur ses épaules.

Madame Lambert-Massin — déjà toute parée sous sa pelisse de zibeline, les mains enfouies dans son manchon où séjournent, son mouchoir, sa houpette et son paroissien — s’écrie d’un air navré :

— Comment !… Pas prête… Mais vous voulez nous faire manquer la messe !

— Pas le moins du monde : allez-y sans moi.

Cette dérogation aux usages frappe Marthe de stupeur et la scandalise profondément.

Madame Lambert-Massin s’absout très volontiers des vilenies qu’elle perpètre journellement ; en revanche, elle se choque avec une délicatesse pointilleuse des moindres peccadilles commises par autrui.

Marthe admet une cabotine à sa table, reçoit les maîtresses des clients de son mari, invite au besoin l’amant douteux de sa cousine Colette et rêve de vendre Claude… Mais si quelque Parisien spirituel lance devant elle une plaisanterie anodine qui pétille d’esprit gaulois, la prude madame Lambert-Massin baisse correctement les yeux et rougit avec confusion.

Quelle algarade eût essuyée Claude, en d’autres circonstances, pour avoir refusé d’accompagner sa cousine à la messe !

Aujourd’hui, le ton se modifie. L’indépendance extraordinaire de la jeune fille présage un fait prochain, souhaité par tous.

Reprenant son sang-froid, Marthe s’amadoue, et susurre d’une voix mielleuse :

— Oui… Vous êtes un peu fatiguée. Reposez-vous, nous prierons pour vous.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Tu viens ? dit Henri en jetant à son frère un coup d’œil moqueur.

Georges renoue sa cravate pour la troisième fois. Il se décide à suivre son frère. Mais, dans l’auto, retirant son chapeau, il se penche vers la glace du panneau de devant, et, considérant la raie blanche qui sépare ses cheveux en deux bandeaux inégaux, il déplore avec un accent consterné :

— Louis ne sait pas me coiffer !

— Coiffe-toi tout seul, conseille Henri, légèrement agacé.

— Tu es bon, toi : je n’en ai pas l’habitude.

C’est au tour de Georges de se découvrir mille laideurs insoupçonnées : « J’ai le front un peu fuyant ; Claude ne doit pas aimer ça. J’ai les dents trop grandes, elle a dû le remarquer… Si je laissais pousser ma moustache, afin de les cacher ? »

Au moment de se rejoindre, les deux amoureux sont torturés par le même sentiment : chacun doute de soi, tant il admire l’autre.

Henri jouit de sa supériorité en face de son cadet : que leur conduite est différente au sujet du mariage ! Le député pense : « Georges est en train de faire une bêtise. » Mais il s’abstient de toute tentative tendant à le contrecarrer. La satisfaction de se sentir le plus fort et l’amitié qu’il témoigne à son frère, l’inclinent à la mansuétude envers une sottise qui ne lui cause aucun détriment : car, bien souvent, l’indulgence n’est qu’une forme de notre égoïsme.

Henri questionne, d’un ton conciliant :

— Alors, c’est aujourd’hui que nous formulons notre demande ?

— Oui. C’est Claude qui m’a prié d’attendre jusqu’à dimanche : elle a voulu punir ses parents de leur mauvaise action en leur réservant cinq jours d’angoisse. Tu devines ce qu’ils doivent éprouver en la voyant impénétrable et muette, à la suite de l’embûche qu’ils lui ont tendue et dont ils ignorent le résultat… Et cet après-midi, dans la conversation, sans préparation, sans cérémonies, nous leur ménageons un coup de théâtre ! Ce qui me désole, c’est la pensée que les Lambert-Massin vont jubiler en assistant à un dénouement qu’ils n’auraient jamais espéré : ils avaient frappé à la porte de gauche — l’escalier de service — et c’est celle de droite qui s’ouvre à deux battants…

— Je suppose que tu espaceras les relations avec la famille de la femme.

— Ah ! certes… J’aurai une telle joie à éloigner Claude de ce milieu interlope… Comment avons-nous pu fréquenter ces gens-là ?

— Comme nous en fréquentons beaucoup d’autres aussi méprisables. Il n’y a que deux espèces de castes qui peuvent obéir à leurs instincts de sociabilité avec la certitude de ne point se fourvoyer : le clan des petits bourgeois dont l’honnête médiocrité est facilement contrôlable ; — et la classe aristocratique, parce que ses antécédents se perdent dans la nuit des temps. Mais notre monde de parvenus est un champ trop vaste pour que l’ivraie ne s’y mêle pas au blé… Au-dessus d’un certain train d’existence, il est difficile de préciser l’honorabilité absolue de ses connaissances. Sur dix grandes fortunes, il en est cinq dont la source est assez louche. Tant de gros financiers sont des voleurs heureux ; tant de vagues amis à qui nous serrons la main trois fois par jour, sont de fastueux aventuriers dont nous ignorons l’origine peut-être ignominieuse ! La famille Lambert-Massin est une famille comme tu en trouveras quelques-unes dans le quartier de l’Étoile : une noblesse fabriquée à l’aide de deux noms roturiers (le trait d’union est une manière de particule bourgeoise) ; une maison qui dégringole ; le fanatisme du bluff et de l’esbrouffe ; aucune moralité et des masses de préjugés… Voilà le portrait des Dupont-Durand, des Duval-Dulac, des Chose-Machin et des Lambert-Massin !… Mais nous sommes arrivés, mon cher Georges : trêve de considérations sur ce chapitre.

Claude regarde tour à tour les convives de ses cousins : ce déjeuner du dimanche lui rappelle l’un des premiers repas qu’elle fit ici, quelque temps après la mort de son père. Voici Irène d’Albret, toujours placée à côté de Joseph Asquin ; Colette, à la gauche de M. Lambert-Massin ; Marthe ayant immuablement Henri Derive à sa droite et Georges à sa gauche ; puis, la grand’mère abhorrée et vénérée, trônant à la place d’honneur près de son gendre qui la comble de soins perfides, la bourre de plats défendus, lui remplit son verre de vins généreux, aspirant à la bienheureuse indigestion dans laquelle expirent les vieillards gourmands.

Mais aujourd’hui, les yeux de Claude sont décillés : elle observe avec acuité ces visages menteurs dont elle n’est plus dupe ; son regard a pris l’expression ironique et désenchantée du regard d’Yvonne.

On passe au salon. Madame Lambert-Massin sert le café ; son mari offre des cigares. Tous deux épient la physionomie de Georges en échangeant d’imperceptibles signes de découragement : le jeune homme reste impassible ; comme de coutume, il s’est montré empressé envers Claude, indifférent à l’égard des autres femmes — sans qu’un geste de plus, une parole échappée trahissent le secret qu’abrite son front.

Claude, dans ce décor semblable, évoque avec un sourire l’après-midi où Colette de Verneuil l’étonna si vivement en souhaitant qu’il plût le dimanche pour faire monter la recette des matinées ; où Irène la scandalisa par ses libertés d’allures avec le député Asquin… Quel chemin parcouru, depuis ! La jeune fille a peine à concevoir sa naïveté passée.

On cause.

Un fait divers sensationnel — de par la personnalité des intéressés — alimente la conversation : la demoiselle de compagnie de la comtesse de Tracy (une amie des Lambert-Massin) s’est suicidée en se jetant dans la Seine, quai Debilly, sous les fenêtres mêmes de l’immeuble où habite sa maîtresse. La cause ? Madame de Tracy venait de découvrir l’état intéressant de sa demoiselle de compagnie et l’avait renvoyée pour ce motif.

Le député Asquin — à qui l’habitude des meetings socialistes inspire la haine des grands et la pitié envers les faibles, tout au moins en paroles — s’écrie avec impétuosité :

— Et dire que la comtesse de Tracy doit sûrement faire partie du comité des dames patronnesses d’une société philanthropique qui recueille les filles-mères !

Car, il raille férocement la bienfaisance mondaine.

Il se dispose à continuer sa diatribe, lorsque Henri l’interrompt :

— Épargne ta peine, mon cher… Les paradoxes de digestion n’ont jamais convaincu personne : on les écoute en méditant sur la saveur des aliments qu’on vient d’ingérer. Je vais donner un exemple frappant qui justifiera ma remarque.

Et, s’adressant à M. Lambert-Massin, Henri poursuit :

— Vous souvenez-vous, cher monsieur, qu’au cours de l’entretien qui suivit votre dernier dîner, votre goût des opinions originales vous inspira une boutade en faveur de l’union libre ? Or, malgré la considération où nous tenons votre esprit, voyez de quelle manière vos propos ont agi sur nos décisions : je me marie très légitimement ; et voici que Georges se dispose également à conduire une charmante jeune fille à la mairie et à l’autel…

Henri Derive prend un temps, savourant les expressions diverses de l’assistance : Asquin, Colette et Irène ont l’air très étonnés, sans plus. Mais la figure de Léon, les regards de Marthe reflètent le désespoir des passagers qui font naufrage en vue du port : que signifie cela ? Alors, Georges repousse leur cousine ?… Yvonne, muette de stupeur, considère le jeune homme avec mépris ; elle songe : « Ah ! il vaut bien son aîné, celui-là ! » Et puis, une délicieuse allégresse envahit le cœur de l’envieuse, une joie méchante la transporte : sa cousine, aussi, est abandonnée ! Quant à Claude — surprise qu’Henri s’associe avec une telle bienveillance aux intentions de Georges — elle lance au député un regard si touchant de gratitude et de sympathie, que celui-ci, conquis, ne lui en veut presque plus d’avoir séduit Georges.

Marthe finit par proférer d’une voix blanche, en essayant malgré tout de sourire :

— Votre frère se marie ?

— Avec votre assentiment, toutefois… si vous l’agréez.

Marthe regarde son mari et sa fille d’un air interrogateur ; elle réplique, sans comprendre :

— Comment ! si nous l’agréons ?

— Oui, fait doucement Henri. J’ai l’honneur de vous demander la main de mademoiselle Claude Gérard pour mon frère Georges.

Un bolide tombant au milieu du salon ne produirait pas plus d’effet que cette phrase dite tout simplement, sur le ton ordinaire de la conversation. Marthe reste pétrifiée.

Et tandis que Joseph Asquin s’efforce de dissimuler sa désapprobation sous son masque de mondain, Irène, abasourdie, chuchote à l’oreille de Colette :

— Ben ! Elle en a de la veine, celle-là !

— Aux innocentes, les poches pleines, riposte la directrice du Palais-Montmartre.

Irène, perplexe, réfléchit à la ruse que put employer Claude pour amener Georges Derive à l’épouser ; la comédienne éprouve les sentiments complexes — admiration, indignation et stupéfaction mélangées — d’un tireur expérimenté qui voit un novice faire mouche du premier coup.

Mais, lorsqu’on a regardé la figure des Lambert-Massin, les autres n’existent plus.

Ô candide Georges Derive qui s’imaginait que la nouvelle allait les réjouir !

Ils eussent accepté avec plaisir une liaison qui les eût débarrassés de Claude en les unissant plus étroitement encore aux frères Derive : car, irrégulière, Claude fût toujours demeurée inférieure à ses cousins, en dépit de sa position brillante.

À l’idée que l’orpheline qu’ils ont connue presque misérable, et recueillie par respect humain, sera demain madame Georges Derive, une Parisienne opulente dont le luxe les écrasera — et qu’ils ne pourront même pas s’en venger en vitupérant son honorabilité — les Lambert-Massin se sentent étouffer de rage.

Léon est vert de fureur rentrée. Il pense amèrement : « C’est à nous qu’elle est redevable de sa chance… Si Marthe ne l’avait pas ramenée ici, elle n’aurait jamais rencontré cet imbécile ! »

M. Lambert-Massin est exaspéré de constater qu’en voulant jeter la pierre à Claude, il a posé le premier pavé qui servira à édifier le panthéon où régnera sa jeune cousine.

Il nous suffit de souhaiter malheur à notre prochain pour lui porter bonheur : la Fortune s’amuse parfois à faire tourner sa roue contre le vent terrestre.

Léon suffoque. La véhémence primitive de sa nature reprend le dessus : en dépit de l’éducation mondaine et du flegme étudié, il faut qu’il se soulage par quelque geste violent… Et, tout frémissant de jalousie, il renverse, d’un coup de coude nerveux, un beau vase de céramique où s’étagent les palmes frisées d’un araucaria. Le bruit du cache-pot qui se brise assouvit son besoin de destruction. Ah ! qu’il lui semblerait bon de pouvoir lancer des coups de coude dans la vie des autres !

Yvonne souffre affreusement : avoir vu Henri, en personne, solliciter la main de sa cousine pour Georges, alors que le député s’est dérobé au flirt périlleux où l’entraînait la petite Lambert-Massin, est pour celle-ci l’expiation la plus dure de sa conduite à l’égard de Claude.

Cette parente naïve et vertueuse qu’Yvonne dédaignait, va devenir la belle-sœur d’un homme puissant qui méprise l’alliance des Lambert-Massin !


Aux temps préhistoriques où les hommes vivaient nus et ne composaient point leur visage, la famille Lambert-Massin eût sauté sur Georges et sur Claude, les eût griffés, déchirés, mordus, mis en lambeaux, si possible… Mais la civilisation moderne pèse sur leurs épaules de tout le poids des siècles accumulés. Et c’est avec la résignation des lâches cœurs d’à présent qui n’ont même plus le courage de leurs haines, que Marthe murmure péniblement — afin d’expliquer leur silence atterré :

— Vous nous excusez, n’est-ce pas : nous sommes si émus… C’est le bonheur qui nous trouble !



XVI


C’est un grand mariage.

Dès le matin, Claude s’est éveillée d’un sommeil agité avec ce goût âcre dans la bouche et cette torpeur dans les membres que laissent les mauvaises nuits.

Elle a les tempes douloureuses et les paupières lourdes.

On lui a préparé un bain trop chaud dont les sels parfumés l’entêtent.

Puis, c’est le coiffeur cruellement zélé qui met plus de trois quarts d’heure à l’onduler : la jeune fille se rendort malgré elle sous la caresse régulière du démêloir qui sépare ses boucles.

Ensuite, la femme de chambre s’empresse autour d’elle. La première du couturier, qui vient l’habiller en personne, étourdit Claude par le tourbillon de ses gestes et la volubilité de son verbiage.

Peu à peu, Claude voit apparaître dans la glace la silhouette liliale d’une mariée délicate et vaporeuse que Julie et l’ouvrière arrangent avec précaution, comme on effleure un objet fragile. Elle est coiffée d’un béguin de dentelle blanche où se rattache une couronne de roses de mai. Sous ses boucles fauves, son visage s’allonge, pâlot, et ses yeux cernés semblent plus grands : Claude a l’air d’une petite fille malheureuse. Elle a l’impression qu’elle va refaire sa première communion, grâce à cette atmosphère de fête, au voile de tulle que la couturière épingle soigneusement derrière son oreille.

En proie à une migraine croissante qui lui donne des nausées, Claude finit par balbutier, défaillant presque :

— Je vous en prie… Apportez-moi une tasse de café noir.

Il lui semble qu’elle n’aura jamais le courage de supporter sa journée jusqu’à la fin ; elle tombera avant, lasse d’énervement, brisée d’émotion.

La vue de Georges la réconforte, lorsque le jeune homme entre au salon ; il a des yeux fiévreux et des mouvements crispés qui plaisent à Claude, parce qu’ils trahissent ses propres sentiments.

Elle songe : « Dieu que cela sera délicieux, ce soir, de me débarrasser de ce voile qui m’encombre, de cette robe qui m’engonce, pour revêtir le plus simple de mes tailleurs, et partir toute seule avec Georges… Demain, nous serons à deux cents lieues de Paris ! »

Hélas ! auparavant il lui faut subir l’inévitable corvée des formalités nécessaires et s’offrir aux félicitations d’un cortège composé d’envieux ou d’indifférents.

La belle cérémonie… Dans l’église bondée de curieux, Claude s’avance avec lenteur au bras de Léon Lambert-Massin, qui arbore une physionomie touchante de père attendri.

Marthe, triomphante et congestionnée, s’appuie sur Georges Derive. Elle porte une robe de crêpe de Chine mauve, brodée, drapée, fanfreluchée, tarabiscotée : chef-d’œuvre de complication couturière que les femmes présentes dévorent des yeux.

Madame Lambert-Massin a oublié momentanément ses tourments.

C’est elle qui exigea cette pompe, bien que le deuil assez récent de Claude eût demandé plus d’intimité. Pour Marthe, aucune occasion d’exhiber une nouvelle toilette ne doit être négligée : aujourd’hui, rien n’existe à ses yeux que cette magnifique tunique du crêpe de Chine entièrement brodée à la main, qui s’enroule autour de son corps avec des grâces molles d’écharpe.

Elle songe, en s’agenouillant devant son prie-Dieu : « Décidément, Max est un couturier incomparable ! »

Yvonne, blême demoiselle d’honneur, promène à travers l’église une figure aux traits tirés, aux lèvres décolorées, dont la mine inquiétante détonne parmi ses parures.

La petite Madeleine quête avec la gravité recueillie des enfants qui accomplissent un rite inaccoutumé dont l’importance les flatte.

Et Claude, qui mire sagement ses gants blancs, sans oser regarder Georges — auquel elle a peur de sourire, — sans oser regarder le curé — qui lui inspire une folle envie de rire, parce qu’il a l’air d’un déguisé morose sous sa chasuble chamarrée ; — Claude réprime des bâillements furtifs (à jeun depuis quatre heures) et remarque in petto : « Est-ce long, ces cérémonies religieuses ! »

Elle évoque les funérailles de son père où la rigueur des usages la contraignit de rester assise à deux pas de la bière dans laquelle se désagrégeait un cadavre adoré, et de subir, durant une messe interminable, la voix déchirante des orgues funèbres dont les sonorités vibraient douloureusement sur ses nerfs exacerbés.

Aujourd’hui, l’orgue accompagne un ténor de l’Opéra que la vanité des Lambert-Massin se délecte à écouter. La musique chante l’espoir et la félicité : n’importe, Claude est hantée par le rappel de la mort.

Elle ferme les paupières afin de retenir ses larmes…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Maintenant, le défilé à la sacristie.

Dans l’air ambiant, flotte une odeur écœurante de poudre de riz et d’encens.

Claude, étourdie, harcelée, embrassée de toutes parts, a cependant le sang-froid de faire, au vol, quelques observations.

Elle est profondément blessée par l’air d’aimable commisération avec lequel le député Asquin adresse à Georges ses félicitations mensongères.

Joseph Asquin est furieux intérieurement : depuis trois semaines, Irène le poursuit de sollicitations insinuantes, caressantes, aigres-douces et obstinées : la brune comédienne, excitée par une jalouse émulation, s’est juré d’épouser son ami, et le député, excédé, prévoit l’ennuyeuse nécessité d’une rupture prochaine.

Claude remarque aussi la persistance que mettent une théorie de jeunes filles (des amies d’Yvonne qu’elle connaît à peine) à contempler « celle qui a su décrocher le beau mariage ! »

Ces frimousses curieuses qui la dévisagent amusent follement la nouvelle madame Derive : il lui semble que ces gamines vont lui demander sa recette.

Tout à coup, Claude voit en face d’elle ses amis Halberger.

Le violoniste et sa femme ont les yeux mouillés et les lèvres épanouies.

Madame Halberger murmure :

— Ma petite Claude !… Ma petite Claude !… Que nous sommes heureux pour vous !… Et dire que vous vouliez quitter vos excellents cousins au moment où ils préparaient votre bonheur !

Claude échange avec Georges un sourire apitoyé : évidemment, c’est aux seuls êtres sincères qui se trouvent dans l’assemblée que cette méprise était réservée !

Elle suit d’un regard chargé d’amertume et d’ironie le manège des braves Halberger qui serrent avec effusion les mains loyales de Léon et de Marthe.

— Merci ! merci ! chuchote madame Halberger en passant devant madame Lambert-Massin, dont elle bénit, se la rappelant à cette minute, la visite mémorable rue Albouy…

Claude éprouve aussi une légère affliction en sentant la froideur hostile de madame Henri Derive, qui se tient à la droite de Georges. La fille du banquier Hirschfeld, qui épousa Henri la semaine précédente, témoigne une politesse glaciale à sa belle-sœur : ses yeux graves détaillent longuement la beauté de Claude ; ils expriment une sorte d’antipathie mélancolique : la rancune envieuse d’une héritière à l’égard de la fille sans dot qui possède la certitude d’être aimée.

Mais c’est sans sévérité que Claude juge les sentiments d’Ève Derive : ne lui décernent-ils pas la suprématie du bonheur ?

Et Claude — touchée d’être si favorisée — pardonne à la pauvre riche.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Voici le dernier dîner en famille.

Ce soir, Georges et Claude Derive prennent le rapide de Marseille.

La jeune mariée exulte. Elle a déjà revêtu son costume de voyage et posé un feutre noir sur ses cheveux : dîner en chapeau lui affirme plus encore qu’elle est une étrangère, désormais, pour ses cousins.

Elle se repaît avidement de leur accablement taciturne. Ils ont perdu jusqu’à la force de déguiser leurs pensées.

Léon mâche péniblement des bouchées dures à avaler, en omettant même de resservir de tous les mets à la vieille madame Massin — qui a très bonne mine, justement.

Marthe s’absorbe dans une méditation profonde, et frotte machinalement ses ongles vernis contre la nappe, pour les rendre plus luisants.

Yvonne repousse chaque plat, d’un geste sec, et se contente de boire de grands verres de vouvray qui empourprent peu à peu ses pommettes jaunes : elle cherche à s’engourdir dans une ivresse oublieuse.

Georges se dit, avec une gaieté narquoise :

« Fichtre !… Mes beaux-parents à la mode de Bretagne sont en train de s’apprêter à une digestion laborieuse du repas qu’ils n’auront pas mangé ! »

Et il poursuit, toujours mentalement :

« Il y a beaucoup de gens, de par le monde, à qui le bonheur du voisin coupe l’appétit. »

Mais soudain, un bruit de sanglots interrompt ses réflexions.

La petite Madeleine se met à pleurer brusquement, avec les gros hoquets des chagrins d’enfant.

— Qu’est-ce que tu as ?

— Qu’est-ce qui te prend ?

Ses parents l’interrogent avec inquiétude, enchantés au fond qu’un incident détourne le cours de leurs préoccupations et fasse cesser un silence gênant.

Madeleine bredouille, à travers ses larmes :

— Claude va s’en aller… Je ne la verrai plus !… Je suis malheureu-eu-euse !

— Oh ! mon pauvre petit ! s’écrie Claude.

Elle se lève et se précipite vers la fillette qu’elle s’efforce de consoler. Elle s’assoit près de Madeleine et la prend sur ses genoux en la câlinant.

Pendant la journée, Madeleine n’a pas songé une seule fois au départ de sa grande amie. Les événements la distrayaient. Elle était fière de porter une belle robe bleu ciel couverte de guipure ; de quêter pendant la messe, au bras d’un petit garçon d’honneur ; c’était très divertissant de voir marier Claude.

À présent l’enfant comprend seulement qu’il lui arrive une vraie peine. Elle subit obscurément l’angoisse atroce qui précède les séparations.

Claude s’émeut ; quelqu’un, ici, regrettera son passage si bref, appellera son souvenir… Elle promet, en cajolant la petite fille :

— Mon absence ne durera pas longtemps, ma chérie… Nous reviendrons bientôt.

Madeleine réplique, l’accent désespéré :

— Oui, mais vous ne coucherez pas dans ma chambre, cette nuit !

Georges ébauche un sourire.

Madeleine continue :

— Quand j’avais peur de l’obscurité, vous me racontiez de belles histoires pour m’endormir.

Son chagrin atteint au paroxysme. Elle sanglote avec frénésie :

— Vous ne me raconterez jamais plus de belles histoires !

Claude répond :

— Si, mon pauvre petit, je vous en raconterai encore…

Elle s’arrête, regarde tour à tour — et intensément — le visage sournois de Léon, la figure de Marthe, la frimousse perfide et tourmentée d’Yvonne…

Puis, comme saisie d’une inspiration subite, Claude déclare d’une voix profonde :

— Je vais vous dire une histoire que vous comprendrez plus tard, lorsque vous serez grande, qui vous amusera tout bonnement, tant que vous resterez petite, et qui vous consolera ce soir, où vous avez du chagrin, ma pauvre chère mignonne innocente…

Madeleine, déjà intriguée, s’arrête de pleurer, et tandis que des larmes achèvent de sécher sur ses joues gonflées, elle recommence de sourire en interrogeant :

— Elle a un titre, votre histoire ?… Comment « qu’elle » s’appelle ?

Claude adresse un regard expressif à son mari, lance un coup d’œil dans la direction des Lambert-Massin, et répond lentement :

— Mon histoire s’appelle :


LE HUITIÈME PÉCHÉ

Puis, elle commence d’une belle voix grave :

— Il était une fois un mauvais ange nommé Satan qui, pour se venger d’avoir été chassé du ciel par la volonté du Seigneur, s’était fait le chef des démons afin de posséder une puissance qui lui donnât l’audace de lutter contre Jéhovah.

» Embusqué dans son antre de ténèbres, le malicieux Satan surveillait en ricanant toutes les créations de Dieu.

» Lorsque le Seigneur fit la lumière, Satan observa curieusement ce feu qui nous éclaire et qui nous chauffe ; puis, il inventa l’insolation qui dessèche la terre et l’incendie qui détruit tout sur son passage.

» Quand Dieu ordonna que la nuit fût, Satan engendra le crime qui chuchote de mauvais conseils à l’ombre protectrice.

» Le jour où le Seigneur peupla la terre d’animaux, Satan imagina les dards venimeux, les défenses, les cornes, les crocs, les serres et les instincts meurtriers.

» Mais lorsque Jéhovah créa les hommes, Satan se contenta de sourire.

» Car, le Seigneur, formant ces êtres à son image, leur avait accordé l’esprit, — oubliant qu’il leur eût fallu posséder la sagesse divine pour se servir de son présent sans danger.

» Et bientôt Satan domina tous les mortels ; sa logique astucieuse et subtile pénétra leur intelligence : le sophisme était trouvé.

» Alors, Jéhovah fit les vertus, qui adoucissent le cœur des hommes. Car, si notre esprit appartient au diable, notre cœur reste la part de Dieu.

» Ce jour-là, Satan demeura perplexe : comment vaincre ces filles du ciel qui amélioraient l’œuvre du Créateur ?

» Il recourut à l’ingéniosité de tous les démons réunis. Chacun reçut l’ordre de parachever minutieusement quelque vice raffiné propre à induire l’homme en tentation.

» Lorsque arriva l’heure fixée par Satan comme dernier délai, sept démons seulement se présentèrent devant leur chef.

» Le premier, écartant fièrement ses compagnons annonça triomphalement :

» — Maître, j’ai découvert le péché unique, propre à perdre la créature la plus noble : c’est le sentiment qui nous incite à renverser tout ce qui nous dépasse, à tenir l’univers sous notre sceptre, à défier Jéhovah lui-même : maître, j’ai découvert l’Orgueil, dont la présomption finira par atrophier la conscience des mortels.

» Le second s’écria avec véhémence :

» — Satan ! ne l’écoute pas : j’ai constitué un péché plus efficace ; en m’inspirant de la folie, de l’ivresse et de la brutalité, j’ai obtenu cette crise de démence que je nomme : la Colère.

» Le troisième vanta l’Avarice ; le quatrième, la Luxure ; le cinquième peignit la joie abjecte qui abrutit l’homme livré à la Gourmandise ; le sixième esquissa un tableau nonchalant des désordres où nous pousse la Paresse dépravante. Et le dernier déclara, d’un air sardonique :

» — J’ai ressenti une telle souffrance en constatant le succès obtenu par les recherches de mes rivaux, que cela m’a révélé soudain un septième péché : l’Envie.

» Satan ne dissimula point sa satisfaction. Il félicita ses émissaires et déchaîna les sept péchés à travers le monde. Leurs ravages y furent grands, puisque l’Église les décréta capitaux, les croyant propres à engendrer tous les autres.

» Néanmoins, la bataille restait indécise entre les bons et les mauvais principes.

» Satan, légèrement déçu, rêvait de l’emporter définitivement sur le Seigneur.

» Il songea :

» L’œuvre de mes démons est incomplète : leurs vices ont des défauts… Il faudrait qu’il existât quelque mal plus fort encore… Si j’inventais un huitième Péché ?

» Patiemment il se mit à l’œuvre, n’épargnant guère son intelligence ni ses efforts. Car, le diable est bon ouvrier : c’est pourquoi nos malheurs sont toujours parfaits, ayant été forgés par ses mains.

» Lorsque son labeur fut terminé, Satan avait donné la vie à une créature étrange : légère, immatérielle, presque invisible, c’était une femme attirante dont le sourire était une séduction et le regard une énigme fascinante. Son aspect prévenait en sa faveur : on l’eût prise pour quelque fée angélique destinée à nous protéger. La douceur de ses manières, la grâce de ses mouvements semblaient le charme suave d’une âme pure et ingénue.

» Satan, extasié, se prosterna devant elle :

» — Ô ma fille ! s’écria-t-il, symbole de ma puissance… Ô ma fille ! toi qui empruntes, afin de les combattre, toutes les armes des vertus… toi qui feras prendre le mal pour le bien, absoudre le coupable et condamner l’innocent… Toi qui permettras aux mortels d’aimer le vice sans fausse honte, grâce au masque de ton mensonge… toi qui posséderas l’univers, reine sur les marches du trône et déesse dans le cœur humain… va-t’en pervertir le monde et tromper Jéhovah lui-même, ô ma fille bien-aimée !… ô huitième merveille !… ô huitième péché !… tu seras l’hypocrisie.

» Et, désormais sur la terre commença l’ère du mensonge.

» Satan avait découvert enfin le Vice suprême, la monstrueuse Idole qui étend sur l’humanité ses tentacules de pieuvre.

» Nul être n’échappe à son emprise : l’homme vicieux munie avec délice cette marionnette infernale qui l’aide à jouer la comédie, devant son auditoire de dupes.

» Quant à l’homme juste, l’apparence du bien finit par lui inspirer l’aversion du bien véritable ; il devient sceptique à force de douter ; misanthrope à force d’être sceptique ; et termine ses jours dans la solitude, préférant le sort d’Alceste à celui d’Orgon…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et Claude conclut — en caressant Georges d’un regard d’amoureuse :

— Car, l’hypocrisie est à la vertu ce que le strass est au diamant : l’élite, seule, ne les confond pas.



FIN



E. GRÉVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY — 1198 1-14.