Calmann-Lévy, éditeurs (p. 113-132).



VII


À présent qu’on voit Claude s’animer, s’égayer plus fréquemment, et que sa peine s’engourdit peu à peu dans l’oubli des jours, M. Lambert-Massin met son plan à exécution.

Il cherche à fiancer Claude. Il invite, à plusieurs reprises, ses deux principaux employés, Fernol et Jacquard ; à table, la jeune fille est placée entre eux.

Fernol est un garçon de vingt-sept ans, sec et guindé ; sa figure correcte, au teint « distingué », est déparée par un nez légèrement cassé et des yeux d’acier au regard dur et faux. Fernol est comptable. M. Lambert-Massin l’apprécie pour son intégrité absolue et la discipline étroite avec laquelle il règle les moindres actes de son existence méthodique. Fernol tomberait malade s’il arrivait de cinq minutes en retard au magasin ; s’il déjeunait une heure plus tôt que d’habitude ; s’il dépensait cinq francs de trop dans son trimestre ; ces qualités de parfait bureaucrate ne sont point de nature à servir les desseins de Léon ; dès son introduction dans la maison, Fernol a exercé sa sagacité à observer discrètement chacun ; il reste sur la défensive ; son être pratique est insensible à la beauté des femmes ; son esprit se méfie des pièges fleuris. Il est froid et réservé.

Jacquard a trente ans ; c’est le type du brun fatal des faubourgs : il a une bouche ensanglantée dans un visage blême et maigre, aux maxillaires accusés. Ses cheveux trop noirs, pommadés, ondulés, le coiffent ainsi qu’une calotte de caracul. Ses grands yeux humides, taillés en amandes, où les iris de jais nagent dans une sclérotique bleuâtre, se posent sur les dames avec une expression suppliante et plaintive. Il ne cesse de friser sa petite moustache encaustiquée. Il est bête comme un serin et inoffensif comme un agneau. C’est un tombeur de cœurs de midinettes ; et il n’a pas son pareil pour faire l’article, d’un air de circonstance, à la cliente en deuil qui négocie l’achat d’un souvenir à offrir aux Sœurs de Charité qui ont soigné son malade défunt.

Jacquard est fou d’orgueil d’être reçu chez le « patron » ; il tombe immédiatement amoureux de Claude, d’Yvonne et même un peu de Marthe à cause de ses toilettes. Il rêve d’un avenir doré.

La première fois que ces messieurs ont déjeuné chez les Lambert-Massin, un incident désagréable pour Claude s’est produit : comme l’entretien languissait, par faute de fusion entre ces invités hétérogènes — Fernol, Colette, Asquin, Jacquard, Irène, Derive, — Léon, pour mettre ses employés à l’aise, a parlé de sa maison de la place Saint-Sulpice. Il a rappelé l’événement ennuyeux du jour dont Jacquard, navré, se désolait : cent cinquante statuettes de bronze représentant Saint-Antoine, égarées comme de vulgaires colis pendant le transport en chemin de fer.

Léon confiait son intention d’assigner la compagnie coupable. Alors, Claude, un peu gamine, s’est écriée sans malice, avec un joli enjouement :

— Eh bien !… C’est le cas de mettre un cierge à saint Antoine de Padoue : il se retrouvera peut-être lui-même, puisqu’il a été assez sot pour se laisser perdre !

Silence glacial. Après un temps, M. Lambert-Massin l’a sermonnée, d’un ton sévère :

— Je suis extrêmement affligé, mon enfant, de constater le déplorable effet de votre éducation dépourvue de tout précepte religieux… L’impiété est la mère de tous les vices ; et je rougis de songer au mal que vous commettez, en assistant chaque dimanche à la messe sans avoir la foi !

Claude s’est maîtrisée pour ne point répondre, encore plus froissée qu’humiliée ; elle a lancé un regard significatif dans la direction d’Irène et de Colette : seraient-ce là les chastes brebis que le Seigneur eût souhaité de voir à la table d’un pur fidèle ? Et son cousin estime donc logique de prier dévotieusement Jésus de nous préserver des errements et du péché, de nous épargner les contacts salissants ; — une heure avant le repas familial où sa femme et ses fillettes se trouvent en promiscuité avec une courtisane déguisée, accompagnée de son amant, et une ancienne chanteuse de café-concert, actuellement exhibitrice de spectacles obscènes ?

Leurs fautes leur sont-elles donc pardonnées, grâce aux fortes mensualités d’Asquin, aux affaires florissantes du Palais-Montmartre ? Alors, l’absolution divine s’achète ; et la vertu n’est qu’une question de taux : elle est édifiante, en vérité, la morale de Léon Lambert-Massin.

Claude s’est sentie entourée d’ennemis : Fernol accueillait, les paupières baissées, la semonce du patron ; Marthe avait sa figure pincée. Mais son voisin Jacquard, prenant en pitié la jeune fille, l’a enveloppée d’un regard langoureux ; et Claude, touchée, l’a remercié d’un sourire. Alors, quel coup d’œil leur a jeté Georges Derive, assis vis-à-vis d’eux !…

— Vous savez que vos cousins veulent vous marier avec cet individu !

C’est trois semaines après ce déjeuner. Georges — exaspéré de retrouver Fernol et Jacquard installés chaque dimanche auprès de Claude Gérard ; mordu de jalousie à l’idée qu’on espère faire épouser Jacquard à celle qu’il croyait déjà posséder, — est parvenu à bloquer la jeune fille dans un angle du petit salon, et l’oblige de subir un interrogatoire serré.

— Oui… Mes parents sont très bons de s’occuper de moi ; répond doucement Claude.

Elle le pense. Elle a été si agréablement surprise en s’apercevant que ses cousins n’avaient point d’intentions inavouables à son égard, bien au contraire ! Elle se reproche d’avoir porté sur eux un jugement téméraire ; Georges enrage de la trouver si calme. Il gronde :

— Ce Jacquard est indigne de vous… L’avez-vous examiné ? Il a l’air d’un calicot… Oh ! ces yeux implorants et vainqueurs de mouton amoureux ; ses souliers jaunes à dix quatre-vingt-quinze ! Sa façon de parler : Ah ! c’est rien chic ! La maison de monsieur votre cousin est une maison conséquente… Comment va votre dame ? et de dire en s’en allant : Au revoir m’ssieurs dames. Il agète des objets ; il reviendra t’t’ à l’heure. Son accent grasseyant et ses formules vicieuses révèlent clairement ses origines populacières. Avec ça, il pose, l’animal !… Il a cette prétention horripilante de l’être sans éducation qui veut faire le monsieur. Lorsque votre cousine lui offre d’un plat, il répond : Merci vous êtes bien honnête. Et c’est ça que vous acceptez ?… Dieu ! que ce garçon me crispe !

Claude a les larmes aux yeux ; la justesse des observations de Georges la met au supplice : oui, voilà la vie qu’elle se prépare avec un mari dont la vulgarité la blessera. Mais, elle réplique, courageuse :

— Ce n’est pas moi qui l’accepte… C’est lui qui m’accepte : il a tout au moins ce mérite-là.

Georges tape du pied :

— Vous dites des choses ridicules ! Il ne faut pas que vous l’épousiez… Je vous aime, moi !

Tant pis : il vient de lâcher le mot qui lui brûlait les lèvres. Claude lui lance un regard magnifique, illuminé de joie et de tendresse. Puis, elle reproche :

— Vous ne devez pas songer à cela… Vous savez bien que je ne suis pas une femme pour vous, monsieur Georges.

Comme elle a prononcé ces mots ! Avec quelle résignation et quelle candeur à la fois… Ah ! çà, s’imagine-t-elle ingénument que le : « Je vous aime » d’un Georges Derive équivaut à une déclaration de prétendant éventuel ? Cette naïveté est trop énorme pour que Georges ne l’interprète point ainsi qu’une ruse étudiée de coquette qui spécule sur une rivalité opportune. Refroidi, il garde le silence.

Claude le contemple ardemment. Ah !… tristes choses que les conventions sociales ! Dire que le bonheur avec cet homme charmant, délicat, racé ; dont la voix est douce et le geste sobre ; qui se distingue par son élégance sans afféterie et son goût parfait ; — le bonheur si naturel qu’elle mérite, lui est refusé parce que M. Derive laisse des millions à ses fils. C’est la fille de quelque gros commerçant enrichi à vendre des épices, du papier ou du drap, qui aura le droit de s’appuyer au bras de Georges Derive ; mais, la fine et jolie fille d’un musicien obscur doit s’unir avec reconnaissance à l’employé commun et trivial, qui assume les obligations d’une gêne partagée. Claude gémit contre les hasards de notre naissance : son père aurait pu être l’un de ces rois du négoce qui déposent une fortune sur le berceau de leur nouveau-né. Mais une étrange bouffée d’orgueil la roidit : « Eh bien ! non : j’aime mieux avoir du sang d’artiste dans les veines : c’est un plus bel héritage. » Néanmoins, Claude éprouve une détresse intense à penser qu’il lui faut repousser de toutes ses forces cet amour incomparable dont elle se fût montrée si fière ! Si Georges était dans la situation de Jacquard, seulement… Car, désintéressée comme on l’est à vingt ans — c’est avec les besoins de l’âge qu’apparaît la cupidité — Claude regrette moins l’argent qu’elle n’a point, que l’argent que possède un autre.

Sa mélancolie l’embellit d’une séduction prenante ; et Georges, reconquis à l’aspect de cette tendre figure émue, reprend violemment :

— Il serait inique de vous condamner sans raison à cette existence mesquine, sans joie — car vous n’aimez pas Jacquard… Vous voyez-vous dans votre intérieur conjugal ?… Vous n’avez qu’une femme de ménage qui vient une heure, le matin ; vous habitez au cinquième ; et, dans la salle à manger, votre mari aura suspendu des assiettes à légendes et placé sous le globe de la pendule votre bouquet de fleurs d’oranger. Vous préparez vous-même le repas qu’il mastiquera goulûment avec des bruits de mâchoire d’animal qui broute, de chien qui croque des os et lappe sa boisson. Toute la journée, vous restez seule en tête à tête avec votre destin gâché. Le soir, pour vous distraire, Jacquard vous raconte les potins insipides du magasin ; vous emmène dans un petit café-concert de quartier où chante un tourlourou hilarant, avec une gommeuse poitrinaire… Et c’est cette vie-là que vous rêvez !… Dites : c’est ça que vous voulez ?

Claude attendait anxieusement la phrase qu’il n’a pas prononcée. Pourquoi la désole-t-il en pure perte, puisqu’il ne propose aucun remède ? Alors — répondant à l’arrière-pensée de Georges — la jeune fille, refoulant ses larmes, murmure d’une voix ferme :

— Je veux être une honnête femme.

Fernol, qui a percé rapidement le projet du patron, a mis beaucoup de tact de s’enquérir de la situation réservée à Claude. Lorsqu’il a su qu’une obole de dix mille francs serait la maigre dot de mademoiselle Gérard, son esprit strict a calculé que l’entretien de sa femme lui prendrait une grande partie de ses appointements ; et qu’au bout de deux ans, les dix mille francs seraient volatilisés alors que sa compagne, immuablement présente, demeurerait à sa charge. Il a songé qu’il serait plus avantageux de s’unir à la demoiselle qui tient la caisse, au magasin de la place Saint-Sulpice : car, la femme qui gagne sa vie rapporte au ménage l’argent qu’eût dépensé l’oisive — double bénéfice. Et Fernol, très sage, a décliné l’honneur que lui eût fait Léon : sa froideur significative était un refus tacite. On ne l’invite plus avenue d’Antin.

Les Lambert-Massin se retournent vers Jacquard : de ce côté, il y a beaucoup d’espoir. Le jeune employé flambe de désir : sa vanité comblée l’engage autant à ce mariage que la beauté de Claude. Jacquard, émerveillé et stupéfait, se répète vingt fois par jour : « Pas possible… Je pourrais donc épouser la cousine de monsieur Lambert-Massin, le grand fabricant de la rue Pastourelle, moi qui ai débuté à soixante francs par mois dans ses magasins de la place Saint-Sulpice ? »

Épouser une Lambert-Massin !… Aux yeux de l’employé, les grands noms de l’aristocratie commerciale ont le prestige qu’un Montmorency inspire à un comte du pape.

À présent, Léon et Marthe, sûrs de Jacquard, ne doutent plus que de l’assentiment de Claude. Yvonne, un jour, leur a insinué malignement :

— Alors, vous êtes persuadés que Claude, maintenant qu’elle connaît les douceurs de cette maison, acceptera de reprendre sa position d’antan, rien que pour vous être agréable ?

Ils ont une certaine confiance en leur fille aînée dont l’esprit délié les enchante. Léon estime qu’effectivement, la jeune Claude pensera peut-être qu’elle conclurait un marché de dupe en renonçant à leur foyer pour retourner à sa médiocrité première, aggravée dans l’avenir d’une maternité probable qui compliquerait le budget de son ménage. Il s’agit de lutter contre une résistance possible de la jeune fille.

Et aujourd’hui, Léon convoque Claude devant le conseil de famille.

Tous les Lambert-Massin sont assemblés au salon, formant un cercle dont Claude, un peu ahurie, occupe la sellette. Marthe, droite sur sa bergère, braque des yeux rigides ; Yvonne se balance sur une chaise en observant cette mise en scène d’un air railleur ; la grand’mère sourde, assise au coin de la cheminée, écarquille démesurément ses paupières comme pour entendre avec ses yeux ; jusqu’à la petite Madeleine qui est installée sur un pouf, sa poupée dans les bras, et qui regarde affectueusement Claude.

Léon commence sur un ton pontifiant :

— Ma chère enfant, je vous ai fait appeler ici afin d’avoir avec vous un entretien sérieux. Vous touchez à une heure grave de votre existence : ému par vos malheurs, subjugué (dois-je vous l’avouer ?) par vos charmes extérieurs et sans doute par vos qualités morales, un jeune homme de notre entourage est tombé amoureux de vous ; trop épris pour avoir le courage d’observer les convenances, il m’a demandé une entrevue hâtive : demain, il viendra solliciter votre main… Bien que sa démarche soit prématurée, quatre mois seulement après la perte cruelle de votre malheureux père, j’excuse les vifs sentiments de ce jeune homme en raison de leur vivacité même… j’espère que vous serez de mon avis ?

Claude se tait. Léon et Marthe échangent un coup d’œil ; ce silence leur semble de mauvais augure : « Elle a deviné de qui je parle, pense M. Lambert-Massin, et elle ne manifeste aucun enthousiasme. »

« Elle va refuser, disent les regards de Marthe : c’est navrant… intimide-la ! » Mais Léon réprouve le régime de la violence. Il reprend calmement, sans se dépiter :

— Ce jeune homme, c’est monsieur Jacquard… je puis vous affirmer son honorabilité et son caractère parfait : il y a douze ans qu’il fait partie de ma maison ; c’est un garçon inestimable.

Claude baisse ses paupières humides : voici le moment venu de reconquérir sa dignité en cessant de vivre du pain des autres ; le moment de se créer une nouvelle famille, une famille à elle, où elle n’usurpe point la place d’une Yvonne ou d’une Madeleine ; mais que le sacrifice est dur, et qu’il lui faut de courage pour se résigner à ne plus songer à ce Georges qui l’eût aimée si bien — et si mal !

Se méprenant à l’attitude de la jeune fille, Léon dompte son irritation et insiste doucereusement :

— Je sais qu’à votre âge, on rêve souvent d’un prince charmant… hélas ! nous ne sommes plus au temps où les rois épousaient des bergères : aujourd’hui, la bergère ne rencontre que des Céladons qui commencent par évaluer la valeur marchande de ses moutons. La situation de monsieur Jacquard est confortable, sans être brillante : évidemment, ce n’est point celle que vous possédez actuellement…

— Actuellement, je ne possède rien : je suis à votre charge ; répond Claude.

— Personne, ici, ne vous le reproche, mon enfant ; réplique Léon. Néanmoins, je vous félicite de sentir quand même l’inanité de votre position… provisoire. Du reste, je vous certifie que Jacquard est un garçon raisonnable et prudent. Il est malaisé d’insister sur certains sujets lorsqu’on s’adresse à une jeune fille… toutefois, nous sommes entre nous, n’est-ce pas ? Et vous êtes intelligente… Eh bien ! soyez tranquille : monsieur Jacquard écoutera mes conseils et n’alourdira point son budget de bouches inutiles à nourrir. Tant qu’on vit à deux, on peut toujours s’arranger… ne craignez rien, Claude : vous n’aurez pas d’enfants.

— Mais, si je me marie j’espère bien que j’en aurai, des enfants ! proteste vivement Claude. Je veux un fils, d’abord… pour qu’il ressemble à papa et devienne musicien. Qu’est-ce que ça fait, de vivre moins largement ? On a ces petits êtres à aimer ; on ne se sent plus seule au monde…

Et elle ajoute — trahissant, par ce cri, les rancœurs des filles qui vont au mariage sans amour :

— Ce sera mon unique consolation, d’avoir des enfants !

Les Lambert-Massin se contemplent avec stupeur : à leur point de vue, il est rare qu’une vierge de la société moderne envisage la maternité comme un bonheur naturel ! Décidément, cette petite Gérard est extraordinaire. Léon se remémore, non sans indulgence, la profession de foi que lui fit Yvonne à ce sujet : « Moi, je ne tolérerai pas qu’un homme me déforme… À moins que mon mari ne soit millionnaire et qu’il n’ait des héritiers directs : en ce cas-là, un bébé vaut mieux qu’un testament ; ça s’attaque un testament… et je peux devenir veuve. » Léon Lambert-Massin éprouve une fierté inavouée — et inavouable — en reconnaissant sa propre prévoyance en sa fille aînée.

À cet instant, sa chère Yvonne considère Claude d’un air sardonique et réprime une envie de fou rire. La grand’mère perçoit vaguement qu’il s’est prononcé des paroles importantes ; elle maudit son infirmité ; seule, Madeleine se désintéresse de l’entretien, et cajole sa poupée.

Marthe, pleine d’espoir, se décide à interroger d’une voix frémissante :

— Mais, alors… Vous acceptez donc d’épouser Jacquard, ma mignonne ?

Claude incline affirmativement la tête :

— Je vous remercie d’avoir préparé mon avenir, ma cousine… Et je suis touchée que monsieur Jacquard me prenne sans dot.

— Oh ! Léon vous en donne une, dit précipitamment madame Lambert-Massin.

— Je suis confuse, murmure Claude… Je vous demande pardon…

Elle se gourmande d’avoir soupçonné ces gens honnêtes, si bons, si équitables envers elle.

Marthe, délivrée de ses appréhensions, se livre à une brusque explosion. Elle étreint frénétiquement la jeune fille :

— Est-elle gentille, cette chérie ?… Oh ! vous serez heureuse, ma petite Claude : vous le méritez. Embrasse-la, Léon… embrasse-la, Yvonne… Maman, embrasse Claude !… Ma chère petite… Je suis aussi émue que s’il s’agissait de ma fille !… Savez-vous que Jacquard est très beau garçon, au fait !… Quel joli couple vous formerez, tous deux !…

À ces mots, Claude évoque Georges, malgré elle. Elle n’a plus le droit de l’aimer ; c’est un Jacquard aux grands yeux mouillés de marchand de cacaouettes qui doit être son idéal, désormais. Le cœur déchiré, à bout de forces, Claude cesse de se contenir ; et elle s’enfuit brusquement hors du salon, en éclatant en sanglots.

Restés seuls, les Lambert-Massin détendent leurs masques. Ils attribuent les larmes de Claude au regret du luxe qu’il lui faut abandonner ; ils estiment cela compréhensible, et lui pardonnent plus volontiers cet accès de faiblesse que s’ils en connaissaient la véritable cause. Léon finit par s’écrier :

— Enfin… Ça y est, tout de même !

Et il ajoute, se tournant vers Yvonne :

— Qu’est-ce que tu dis de Claude, toi ?

La malicieuse gamine passe sa langue sur ses lèvres et riposte avec ironie :

— Je dis que ce n’est pas sous un chou qu’elle est née cette enfant-là : c’est sur un poirier !