Calmann-Lévy, éditeurs (p. 254-272).



XV


Il y a maintenant cinq jours que Claude a été chez Georges Derive.

Ces Lambert-Massin vivent dans un état d’anxiété impatiente et de perplexité. L’espérance que manifeste la figure de Claude les incite aux conjectures favorables ; mais le silence obstiné de la jeune fille les réduit à l’incertitude.

Que s’est-il passé ? Ils usent les heures à se répéter cela.

Ils n’osent provoquer les confidences de Claude ; questionner — même habilement — serait s’attribuer une part de responsabilité dans les événements.

Or, envisageant l’éventualité d’une attaque, M. Lambert-Massin veut pouvoir se réserver le rôle d’un Pilate irréprochable — afin de se montrer inflexible envers une faute à laquelle il n’aura jamais participé ouvertement. Car, enfin, il faut prévoir le cas où la brillante aventure, tournant mal dans l’avenir, Claude se retrouverait de nouveau à la charge de sa famille ; ce jour-là, il serait avantageux d’avoir un grief à invoquer pour la repousser avec un geste de justicier.

Puis, Claude a désormais un sourire si dédaigneux sur les lèvres lorsqu’elle regarde ses cousins, que ceux-ci perdent contenance en sa présence. La jeune fille est tellement changée qu’elle les effraie presque : lorsqu’une âme que nous croyions connaître nous devient étrangère, son mystère nous semble plus redoutable que l’énigme d’un être encore inconnu.

Claude se tait et les autres n’ont point la hardiesse de parler. On attend.

Léon s’interdit de rien tenter, car il n’est pas partisan de l’action directe.

Aussi, quel soulagement quand arrive le dimanche bienheureux qui ramène les convives hebdomadaires des Lambert-Massin ! Aujourd’hui que l’on va revoir Georges Derive, quelque incident décisif surviendra bien, qui fixera la situation.

Dès le matin, l’attitude de Claude annonce un événement.

Au lieu de s’habiller rapidement ainsi que d’habitude, Claude traîne devant sa glace, prolongeant l’examen de sa personne. Elle s’approche si près du miroir que son souffle y dépose une légère buée ; elle étudie minutieusement le bout de son nez où la désole le point noir d’une imperceptible tanne ; elle essaye son sourire et frotte ses gencives pour les rougir ; elle analyse profondément la couleur de ses yeux ; d’un brun fauve qui se fonce sur les bords de l’iris, l’auréolant d’un cercle noir, alors qu’autour de la pupille brillante se superposent des nuances d’or verdâtre aux transparences glauques — ce qui lui donne un regard à la fois sombre et lumineux.

La petite Madeleine, bouche bée, observe la coquetterie inusitée de sa cousine qui, d’ordinaire, ne s’attarde guère devant le miroir de leur chambre commune.

Claude s’en aperçoit ; alors, se penchant vers la gamine et la prenant contre elle, la jeune fille interroge naïvement :

— Dites-moi, ma petite chérie, est-il vrai que je sois jolie ?

L’admiration des enfants a toujours enchanté Claude : celle des hommes est si gênante et celle des femmes, si envieuse ! Mais cette manifestation candide des gosses qui galopent derrière elle, dans la rue, viennent se planter sur son passage et s’exclament, en la dévisageant avec une effronterie ingénue : « Elle est belle, la dame ! » comble la jeune fille de ravissement.

— Oh ! oui, vous êtes jolie, répond Madeleine. Vous avez de beaux cheveux, on croirait qu’il y a du feu dedans.

À présent qu’elle est au seuil de son bonheur, Claude éprouve l’appréhension de ne plus le mériter. Elle doute d’elle, murmure timidement : « Mon Dieu ?… Suis-je assez plaisante pour lui plaire toujours ? » L’amour de Georges lui semble un don si précieux qu’elle s’en croit indigne. Elle voudrait contrôler chacune de ses beautés, surtout les plus secrètes, afin de se tranquilliser : car, sa pudeur s’efface devant le souci d’être aimée.

Tant qu’il la poursuivait d’un désir libertin, la vertu de Claude s’effarouchait. Maintenant qu’il la respecte, épris d’une passion sérieuse, la jeune fille, rassurée, s’éveille aux pensées voluptueuses.

Pourvu que Georges ne soit point déçu, lorsqu’il contemplera sa femme !

Et Claude, préoccupée, considère longuement le miroir qui lui renvoie son image inquiète et captivante de jeune vierge qui s’ignore. Marthe la surprend dans cette posture et reste ahurie de voir Claude en peignoir du matin, les cheveux flottant sur ses épaules.

Madame Lambert-Massin — déjà toute parée sous sa pelisse de zibeline, les mains enfouies dans son manchon où séjournent, son mouchoir, sa houpette et son paroissien — s’écrie d’un air navré :

— Comment !… Pas prête… Mais vous voulez nous faire manquer la messe !

— Pas le moins du monde : allez-y sans moi.

Cette dérogation aux usages frappe Marthe de stupeur et la scandalise profondément.

Madame Lambert-Massin s’absout très volontiers des vilenies qu’elle perpètre journellement ; en revanche, elle se choque avec une délicatesse pointilleuse des moindres peccadilles commises par autrui.

Marthe admet une cabotine à sa table, reçoit les maîtresses des clients de son mari, invite au besoin l’amant douteux de sa cousine Colette et rêve de vendre Claude… Mais si quelque Parisien spirituel lance devant elle une plaisanterie anodine qui pétille d’esprit gaulois, la prude madame Lambert-Massin baisse correctement les yeux et rougit avec confusion.

Quelle algarade eût essuyée Claude, en d’autres circonstances, pour avoir refusé d’accompagner sa cousine à la messe !

Aujourd’hui, le ton se modifie. L’indépendance extraordinaire de la jeune fille présage un fait prochain, souhaité par tous.

Reprenant son sang-froid, Marthe s’amadoue, et susurre d’une voix mielleuse :

— Oui… Vous êtes un peu fatiguée. Reposez-vous, nous prierons pour vous.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Tu viens ? dit Henri en jetant à son frère un coup d’œil moqueur.

Georges renoue sa cravate pour la troisième fois. Il se décide à suivre son frère. Mais, dans l’auto, retirant son chapeau, il se penche vers la glace du panneau de devant, et, considérant la raie blanche qui sépare ses cheveux en deux bandeaux inégaux, il déplore avec un accent consterné :

— Louis ne sait pas me coiffer !

— Coiffe-toi tout seul, conseille Henri, légèrement agacé.

— Tu es bon, toi : je n’en ai pas l’habitude.

C’est au tour de Georges de se découvrir mille laideurs insoupçonnées : « J’ai le front un peu fuyant ; Claude ne doit pas aimer ça. J’ai les dents trop grandes, elle a dû le remarquer… Si je laissais pousser ma moustache, afin de les cacher ? »

Au moment de se rejoindre, les deux amoureux sont torturés par le même sentiment : chacun doute de soi, tant il admire l’autre.

Henri jouit de sa supériorité en face de son cadet : que leur conduite est différente au sujet du mariage ! Le député pense : « Georges est en train de faire une bêtise. » Mais il s’abstient de toute tentative tendant à le contrecarrer. La satisfaction de se sentir le plus fort et l’amitié qu’il témoigne à son frère, l’inclinent à la mansuétude envers une sottise qui ne lui cause aucun détriment : car, bien souvent, l’indulgence n’est qu’une forme de notre égoïsme.

Henri questionne, d’un ton conciliant :

— Alors, c’est aujourd’hui que nous formulons notre demande ?

— Oui. C’est Claude qui m’a prié d’attendre jusqu’à dimanche : elle a voulu punir ses parents de leur mauvaise action en leur réservant cinq jours d’angoisse. Tu devines ce qu’ils doivent éprouver en la voyant impénétrable et muette, à la suite de l’embûche qu’ils lui ont tendue et dont ils ignorent le résultat… Et cet après-midi, dans la conversation, sans préparation, sans cérémonies, nous leur ménageons un coup de théâtre ! Ce qui me désole, c’est la pensée que les Lambert-Massin vont jubiler en assistant à un dénouement qu’ils n’auraient jamais espéré : ils avaient frappé à la porte de gauche — l’escalier de service — et c’est celle de droite qui s’ouvre à deux battants…

— Je suppose que tu espaceras les relations avec la famille de la femme.

— Ah ! certes… J’aurai une telle joie à éloigner Claude de ce milieu interlope… Comment avons-nous pu fréquenter ces gens-là ?

— Comme nous en fréquentons beaucoup d’autres aussi méprisables. Il n’y a que deux espèces de castes qui peuvent obéir à leurs instincts de sociabilité avec la certitude de ne point se fourvoyer : le clan des petits bourgeois dont l’honnête médiocrité est facilement contrôlable ; — et la classe aristocratique, parce que ses antécédents se perdent dans la nuit des temps. Mais notre monde de parvenus est un champ trop vaste pour que l’ivraie ne s’y mêle pas au blé… Au-dessus d’un certain train d’existence, il est difficile de préciser l’honorabilité absolue de ses connaissances. Sur dix grandes fortunes, il en est cinq dont la source est assez louche. Tant de gros financiers sont des voleurs heureux ; tant de vagues amis à qui nous serrons la main trois fois par jour, sont de fastueux aventuriers dont nous ignorons l’origine peut-être ignominieuse ! La famille Lambert-Massin est une famille comme tu en trouveras quelques-unes dans le quartier de l’Étoile : une noblesse fabriquée à l’aide de deux noms roturiers (le trait d’union est une manière de particule bourgeoise) ; une maison qui dégringole ; le fanatisme du bluff et de l’esbrouffe ; aucune moralité et des masses de préjugés… Voilà le portrait des Dupont-Durand, des Duval-Dulac, des Chose-Machin et des Lambert-Massin !… Mais nous sommes arrivés, mon cher Georges : trêve de considérations sur ce chapitre.

Claude regarde tour à tour les convives de ses cousins : ce déjeuner du dimanche lui rappelle l’un des premiers repas qu’elle fit ici, quelque temps après la mort de son père. Voici Irène d’Albret, toujours placée à côté de Joseph Asquin ; Colette, à la gauche de M. Lambert-Massin ; Marthe ayant immuablement Henri Derive à sa droite et Georges à sa gauche ; puis, la grand’mère abhorrée et vénérée, trônant à la place d’honneur près de son gendre qui la comble de soins perfides, la bourre de plats défendus, lui remplit son verre de vins généreux, aspirant à la bienheureuse indigestion dans laquelle expirent les vieillards gourmands.

Mais aujourd’hui, les yeux de Claude sont décillés : elle observe avec acuité ces visages menteurs dont elle n’est plus dupe ; son regard a pris l’expression ironique et désenchantée du regard d’Yvonne.

On passe au salon. Madame Lambert-Massin sert le café ; son mari offre des cigares. Tous deux épient la physionomie de Georges en échangeant d’imperceptibles signes de découragement : le jeune homme reste impassible ; comme de coutume, il s’est montré empressé envers Claude, indifférent à l’égard des autres femmes — sans qu’un geste de plus, une parole échappée trahissent le secret qu’abrite son front.

Claude, dans ce décor semblable, évoque avec un sourire l’après-midi où Colette de Verneuil l’étonna si vivement en souhaitant qu’il plût le dimanche pour faire monter la recette des matinées ; où Irène la scandalisa par ses libertés d’allures avec le député Asquin… Quel chemin parcouru, depuis ! La jeune fille a peine à concevoir sa naïveté passée.

On cause.

Un fait divers sensationnel — de par la personnalité des intéressés — alimente la conversation : la demoiselle de compagnie de la comtesse de Tracy (une amie des Lambert-Massin) s’est suicidée en se jetant dans la Seine, quai Debilly, sous les fenêtres mêmes de l’immeuble où habite sa maîtresse. La cause ? Madame de Tracy venait de découvrir l’état intéressant de sa demoiselle de compagnie et l’avait renvoyée pour ce motif.

Le député Asquin — à qui l’habitude des meetings socialistes inspire la haine des grands et la pitié envers les faibles, tout au moins en paroles — s’écrie avec impétuosité :

— Et dire que la comtesse de Tracy doit sûrement faire partie du comité des dames patronnesses d’une société philanthropique qui recueille les filles-mères !

Car, il raille férocement la bienfaisance mondaine.

Il se dispose à continuer sa diatribe, lorsque Henri l’interrompt :

— Épargne ta peine, mon cher… Les paradoxes de digestion n’ont jamais convaincu personne : on les écoute en méditant sur la saveur des aliments qu’on vient d’ingérer. Je vais donner un exemple frappant qui justifiera ma remarque.

Et, s’adressant à M. Lambert-Massin, Henri poursuit :

— Vous souvenez-vous, cher monsieur, qu’au cours de l’entretien qui suivit votre dernier dîner, votre goût des opinions originales vous inspira une boutade en faveur de l’union libre ? Or, malgré la considération où nous tenons votre esprit, voyez de quelle manière vos propos ont agi sur nos décisions : je me marie très légitimement ; et voici que Georges se dispose également à conduire une charmante jeune fille à la mairie et à l’autel…

Henri Derive prend un temps, savourant les expressions diverses de l’assistance : Asquin, Colette et Irène ont l’air très étonnés, sans plus. Mais la figure de Léon, les regards de Marthe reflètent le désespoir des passagers qui font naufrage en vue du port : que signifie cela ? Alors, Georges repousse leur cousine ?… Yvonne, muette de stupeur, considère le jeune homme avec mépris ; elle songe : « Ah ! il vaut bien son aîné, celui-là ! » Et puis, une délicieuse allégresse envahit le cœur de l’envieuse, une joie méchante la transporte : sa cousine, aussi, est abandonnée ! Quant à Claude — surprise qu’Henri s’associe avec une telle bienveillance aux intentions de Georges — elle lance au député un regard si touchant de gratitude et de sympathie, que celui-ci, conquis, ne lui en veut presque plus d’avoir séduit Georges.

Marthe finit par proférer d’une voix blanche, en essayant malgré tout de sourire :

— Votre frère se marie ?

— Avec votre assentiment, toutefois… si vous l’agréez.

Marthe regarde son mari et sa fille d’un air interrogateur ; elle réplique, sans comprendre :

— Comment ! si nous l’agréons ?

— Oui, fait doucement Henri. J’ai l’honneur de vous demander la main de mademoiselle Claude Gérard pour mon frère Georges.

Un bolide tombant au milieu du salon ne produirait pas plus d’effet que cette phrase dite tout simplement, sur le ton ordinaire de la conversation. Marthe reste pétrifiée.

Et tandis que Joseph Asquin s’efforce de dissimuler sa désapprobation sous son masque de mondain, Irène, abasourdie, chuchote à l’oreille de Colette :

— Ben ! Elle en a de la veine, celle-là !

— Aux innocentes, les poches pleines, riposte la directrice du Palais-Montmartre.

Irène, perplexe, réfléchit à la ruse que put employer Claude pour amener Georges Derive à l’épouser ; la comédienne éprouve les sentiments complexes — admiration, indignation et stupéfaction mélangées — d’un tireur expérimenté qui voit un novice faire mouche du premier coup.

Mais, lorsqu’on a regardé la figure des Lambert-Massin, les autres n’existent plus.

Ô candide Georges Derive qui s’imaginait que la nouvelle allait les réjouir !

Ils eussent accepté avec plaisir une liaison qui les eût débarrassés de Claude en les unissant plus étroitement encore aux frères Derive : car, irrégulière, Claude fût toujours demeurée inférieure à ses cousins, en dépit de sa position brillante.

À l’idée que l’orpheline qu’ils ont connue presque misérable, et recueillie par respect humain, sera demain madame Georges Derive, une Parisienne opulente dont le luxe les écrasera — et qu’ils ne pourront même pas s’en venger en vitupérant son honorabilité — les Lambert-Massin se sentent étouffer de rage.

Léon est vert de fureur rentrée. Il pense amèrement : « C’est à nous qu’elle est redevable de sa chance… Si Marthe ne l’avait pas ramenée ici, elle n’aurait jamais rencontré cet imbécile ! »

M. Lambert-Massin est exaspéré de constater qu’en voulant jeter la pierre à Claude, il a posé le premier pavé qui servira à édifier le panthéon où régnera sa jeune cousine.

Il nous suffit de souhaiter malheur à notre prochain pour lui porter bonheur : la Fortune s’amuse parfois à faire tourner sa roue contre le vent terrestre.

Léon suffoque. La véhémence primitive de sa nature reprend le dessus : en dépit de l’éducation mondaine et du flegme étudié, il faut qu’il se soulage par quelque geste violent… Et, tout frémissant de jalousie, il renverse, d’un coup de coude nerveux, un beau vase de céramique où s’étagent les palmes frisées d’un araucaria. Le bruit du cache-pot qui se brise assouvit son besoin de destruction. Ah ! qu’il lui semblerait bon de pouvoir lancer des coups de coude dans la vie des autres !

Yvonne souffre affreusement : avoir vu Henri, en personne, solliciter la main de sa cousine pour Georges, alors que le député s’est dérobé au flirt périlleux où l’entraînait la petite Lambert-Massin, est pour celle-ci l’expiation la plus dure de sa conduite à l’égard de Claude.

Cette parente naïve et vertueuse qu’Yvonne dédaignait, va devenir la belle-sœur d’un homme puissant qui méprise l’alliance des Lambert-Massin !


Aux temps préhistoriques où les hommes vivaient nus et ne composaient point leur visage, la famille Lambert-Massin eût sauté sur Georges et sur Claude, les eût griffés, déchirés, mordus, mis en lambeaux, si possible… Mais la civilisation moderne pèse sur leurs épaules de tout le poids des siècles accumulés. Et c’est avec la résignation des lâches cœurs d’à présent qui n’ont même plus le courage de leurs haines, que Marthe murmure péniblement — afin d’expliquer leur silence atterré :

— Vous nous excusez, n’est-ce pas : nous sommes si émus… C’est le bonheur qui nous trouble !