Le Havre et la Seine maritime

Le Havre et la Seine maritime
Revue des Deux Mondes4e période, tome 129 (p. 189-206).
LE HAVRE
ET LA SEINE MARITIME

Le 1er janvier de l’an de grâce 1517, le roi François Ier donnait commission à Bonnivet, grand amiral de France, de construire, à l’embouchure de la Seine, le port que les écrivains du règne suivant appelèrent Inexpagnabilis Neoportus, vulgo Hableneuf aut Hable de Grâce. Bonnivet chargea de la direction de ce travail le chevalier Guyon le Roy, sire du Chaillou, capitaine de Honfleur, homme ardent, avisé, et pas plus mauvais ingénieur que tel Italien qui fût venu de Lombardie. Jean Gaulvin, bourgeois de Harfleur, et Michel Ferey, maître des ouvrages de Honfleur, déclarés adjudicataires à raison de 22 livres 10 sols la toise carrée, après une messe pieusement entendue en la chapelle de Grâce, se mettaient à l’œuvre le 13 avril de cette même année 1517. Quand trois ans après, revenant du camp du Drap d’or, François Ier fit au Havre l’honneur d’une visite royale, le port contenait déjà plusieurs grands navires.

Les choses allaient plus vite alors qu’aujourd’hui. Il ne s’agit plus cependant de créer le port du Havre. Mais il y a nécessité reconnue depuis longtemps de l’améliorer pour le mettre en mesure de satisfaire aux exigences de la marine moderne, et de soutenir, pour le plus grand bien du commerce, la concurrence des ports étrangers. Il y a plus de sept ans que le gouvernement a soumis au Parlement le programme des travaux jugés indispensables pour atteindre ce but : depuis sept ans, les ministères ont succédé aux ministères, les Chambres se sont renouvelées ; les autres ports, Liverpool, Anvers, Rotterdam, Amsterdam, Hambourg et Brème, pour ne parler que des voisins, se sont développés, agrandis, creusés, perfectionnés ; l’insuffisance du Havre est de jour en jour devenue plus manifeste, et cependant la question vient seulement d’être résolue.

Aux dernières heures de l’année 1894, le Sénat, après de longues discussions, a uni par voter le projet de loi qui lui avait été transmis le 31 janvier 1889 par la Chambre des députés. Mais le vote de la haute Assemblée n’a été obtenu qu’au prix de remaniemens et de suppressions qui transforment le projet primitif de telle façon qu’une nouvelle comparution au Palais-Bourbon a été nécessaire. Il était permis de craindre que la solution se fit attendre encore, eu ces temps de ministres éphémères, de budgets en retard, et d’interpellations socialistes. Si l’ingénieur du Havre a quelque chose du tempérament du sire du Chaillou, il a dû, plus d’une fois, mourir d’impatience. Mais la Chambre a voulu mériter une bonne note. Elle a, dans les derniers jours de février, sanctionné en quelques minutes le projet qui avait coûté tant d’efforts et de temps au Sénat.

Ce serait manquer de respect envers les sénateurs que d’imputer à leur indifférence ces retards prolongés. Bien au contraire, ils ont mis un zèle extrême à discuter tout ce qui leur était successivement apporté. Mais la question aujourd’hui n’est plus aussi simple qu’au temps de François Ier. Il n’y a plus seulement le Havre ; il y a encore Rouen, dont il faut tenir compte. De la solidarité de ces deux préoccupations, naît une complexité qui faisait dire à un sénateur, et l’un, certes, des plus marquans, qu’après avoir lu la plupart des mémoires et des rapports qui ont été faits sur les travaux projetés, force lui était d’avouer que son esprit — et il n’en manque pas — était resté dans la plus complète incertitude. Cependant, le projet a, en définitive, été voté au Luxembourg par 222 voix contre 2 ; il est donc à penser que les collègues de l’honorable M. Buffet n’ont pas éprouvé les mêmes anxiétés que lui. Après s’être rendu compte des améliorations proposées, ils se sont sentis en état d’en apprécier l’urgente nécessité.

Souhaiter que cet heureux état d’esprit devienne celui du lecteur qui se hasardera à parcourir les lignes qui vont suivre est le seul vœu de celui qui les écrit.

I

Entre le cap d’Antifer et la pointe de Barfleur, le littoral abandonne brusquement la direction générale des côtes françaises de la Manche. Il se creuse en une vaste échancrure de 148 kilomètres de long, de 45 de profondeur, qui constitue ce qu’on appelle la baie de Seine. Au fond, dans la brusque cassure qui sépare les verdoyantes collines de Honfleur des falaises de Sainte-Adresse, apparaît tout à coup le vaste triangle de l’estuaire, s’ouvrant, chambre nuptiale grandiose, à l’union périodiquement consommée de la Seine avec le vieil Océan. Entre lui et les coteaux d’Ingouville s’étend la plaine basse, qui fut autrefois le marais de Lheure et qui porte aujourd’hui la grande ville dont le royal ami de Léonard de Vinci avait voulu faire le premier port de France.

Si quelqu’une des divinités qui commandent aux flots obligeait un jour la mer à s’éloigner pour un instant de la côte havraise, et à laisser voir le.mystère de ses profondeurs, on apercevrait, disposés suivant une direction qui semble la continuation de la Pointe de la Hève, une série de hauts-fonds isolés qui, entre eux et la côte, circonscrivent, en la protégeant contre l’assaut des tempêtes du largo, la petite rade au fond de laquelle s’ouvre le chenal d’entrée du Havre. Ce sont les Hauts de la rade, sur lesquels, aux heures des basses mers, on ne trouve plus que quelques pieds d’eau. C’est par les passes ou intervalles qui séparent les Hauts que les navires peuvent pénétrer dans la petite rade ou en sortir. Mais toutes ne sont pas également fréquentées. Le chenal d’entrée du port a encore aujourd’hui l’orientation vers le Sud-Ouest que lui donnèrent le sire du Chaillou et ses expéditifs entrepreneurs. Chercher alors les passes du Nord, soit qu’on arrive, soit qu’on parte, obligerait les navires à faire dans la petite rade une sorte de marche de flanc qui les exposerait à être drossés sur le rivage de Sainte-Adresse par les vents d’Ouest et les lames du large. De petits bateaux peuvent peut-être s’y exposer par beau temps. Les grands navires, les paquebots transatlantiques en particulier, ne pourraient en courir le risque. Ils viennent plus bas chercher celle de ces passes qui est la continuation la moins indirecte du chenal d’entrée : c’est la passe du Sud-Ouest. Longeant le banc appelé, — à cause du peu d’eau qui le recouvre à mer basse, — le Haut de Quarante[1], la passe du Sud-Ouest aboutit sans détours entre les deux jetées. La manœuvre, pour prendre cette direction, est relativement facile et s’exécute, en tous cas, assez loin des côtes pour être sans danger. Mais tout n’est pas avantage. Sur cette route, pour laquelle l’estuaire est — nous le verrons, — un voisin devenu dangereux, les navires d’aujourd’hui ne peuvent circuler que quelques heures chaque jour au moment des hautes marées. Elle est tracée, en effet, au-dessus d’un plateau sous-marin de 2000 mètres environ d’étendue, sur lequel on ne trouve que des profondeurs de 1m, 40 à 2m, 20, au moment des plus basses mers, ce qui n’assure aux hautes mers moyennes que 7m, 90 à 7m, 95 pas tout à fait 8 mètres ; c’était plus que suffisant pour les nefs et les galères de la Renaissance. Les modernes transatlantiques sont plus exigeans, eux qui, pour bien faire, doivent enfoncer leurs quilles à 8 mètres au moins au-dessous du plan d’eau. Peut-être eût-il sufii d’approfondir, comme on l’a fait en ces derniers temps. C’eût été une solution provisoire, incomplète en tous cas, puisqu’elle n’aurait toujours pas donné l’accès du Havre à toute heure de marée. On aurait pu, à la rigueur, s’en contenter, pour quelque temps au moins, si l’existence de cette passe du Sud-Ouest, celle même de l’entrée du port, ne s’étaient trouvées tout à coup menacées. C’est de la Seine que venait le péril.

À la hauteur du méridien du Havre, et suivant une ligne qui irait de la Pointe du Hoc à Villerville, le fond de l’estuaire présente trois dépressions ou fosses séparées par les deux bancs d’Amfard et du Ratier. Ceux-ci ne découvrent jamais, mais la profondeur y est faible. C’est surtout par les vastes issues des fosses, vomitoires du liquide amphithéâtre, que la grande masse du flot de marée se précipite dans l’estuaire.

Ce phénomène de la marée offre dans l’estuaire de la Seine une particularité qui a des conséquences importantes. En réalité, il s’y produit deux hautes mers successives qui se superposent, pour ainsi dire, séparées par un court intervalle de temps. La première est produite par le courant que la saillie du cap d’Antifer détache de la grande ondulation qui, venue de l’Atlantique, remonte la Manche jusqu’au Pas de Calais. Après avoir doublé la Hève dont il menace continuellement la base, ce courant s’épanche dans la baie de Seine, laisse sur la plage de SainteAdresse quelques galets de silex, débris arrachés aux crayeuses falaises du pays de Caux, passe devant le Havre, dont il commence de ses eaux limpides à remplir l’avant-port, et pénétrant enfin dans l’estuaire, refoule devant lui les eaux du fleuve et fait sentir son action jusqu’au barrage de Martot à 24 kilomètres de Rouen. Il est bientôt rejoint par un autre courant de marée, venu avec lui de l’Atlantique, mais qui, divergeant à partir de la pointe de Barfleur, s’est attardé le long des côtes sablonneuses du Calvados. Une lutte s’établit : affaibli déjà et comme pressé d’obéir à l’inéluctable loi qui lui commande de se retirer, le courant du Nord cède le premier. Il se refuse à mêler plus longtemps ses ondes claires aux vagues bourbeuses qui arrivent de l’autre côté. Chassé par ce rival dont le contact le déshonore, il fuit, revient sur ses pas et, après avoir achevé de remplir précipitamment les bassins du Havre, il regagne en hâte la haute mer, non sans gêner, par sa rapidité, les navires qui tentent de le croiser pour entrer au port.

Vainqueur un instant, le courant du Calvados doit bientôt, lui aussi, ralentir sa marche. Enfin, comme fatigué de l’effort, il s arrête, avant de revenir en arrière. Ce moment de calme qui sépare les deux oscillations de la marée, c’est l’étale. Les alluvions, dont le courant du Calvados est chargé> se déposent alors dans toute l’étendue du bassin.

Puis, changeant de nom comme de sens, de flot devenu jasant, la marée redescend, augmentée du débit du fleuve ; mais, comme si elle quittait avec regret ces rives verdoyantes et pittoresques, elle est à s’éloigner plus lente qu’elle n’était à venir. Moins rapide que le flot, par suite doué d’une moindre puissance de transport, le jusant n’entraînera plus les sables qu’apportait le courant du Calvados. Trop lourds pour ces ondes ralenties, il leur faut d’abord, pris, repris, triturés, usés dans les mouvemens tumultueux de plusieurs marées successives, se réduire en impalpable limon. Le jusant s’en charge alors, et, emportée au large, cette boue légère se décante peu à peu dans les calmes profondeurs de l’océan, sans modifier, par des dépôts prématurés, le relief des parties voisines du littoral.

L’estuaire de la Seine est ainsi le vaste atelier de broyage où le fabricateur souverain malaxe et prépare les matériaux dont il a résolu de faire les régulières assises des continens futurs.

Pourvoyeur fidèle, le flot du Calvados approvisionne l’atelier : inconscientes ouvrières de la grande œuvre de transformation du globe, les marées en leur jeu périodique broient et triturent ces grains de sable trop lourds d’abord : le jusant enlève enfin l’alluvion, par ce travail devenue légère, et la disperse loin de nos côtes.

Comme en une usine bien dirigée, l’équilibre existait entre ces opérations connexes : ce qu’apportait le flot du Calvados, l’atelier de broyage, après l’avoir préparé, le rendait au jusant ; et il n’apparaît pas, dans l’histoire de l’estuaire et de ses abords, que la besogne ait été mal répartie, que les matériaux soient arrivés en trop grande abondance, ni que, devant attendre, pour être enlevés, une plus complète trituration, ils se soient accumulés dans l’atelier, menaçant encore d’encombrer le voisinage.

L’œuvre séculaire et réglée de la nature se poursuivait. Mais l’homme survint.

II

Sur leurs légers esquifs, les Northmans de Rollon sans peine étaient montés jusqu’à Rouen. Tant que les navires n’eurent besoin que de quelques pieds d’eau pour naviguer, la vieille cité normande, fière déjà d’être, sur le fleuve, la porte de Paris, put se vanter d’être aussi un port de mer. Jusqu’au milieu de ce siècle, son commerce se contentait de ces petits navires de 100 à 150 tonneaux au plus, presque des barques, qui mettaient douze à quinze jours à franchir, et encore au prix de nombreux hasards, les 120 kilomètres de ce chenal irrégulier, changeant, jalonné d’épaves, qui de la mer conduisait à Rouen. Le fret était cher, moins encore cependant que le roulage de la grande route du Havre, et l’on vivait ainsi.

Mais la vapeur, les chemins de fer, vinrent secouer l’heureuse indolence de nos pères. L’heure de l’activité fébrile avait sonné. La navigation connut le prix du temps. On voulut transporter beaucoup, vite, à peu de frais. Les navires accrurent leurs dimensions, enfoncèrent de plus en plus leurs quilles au sein des ondes, et durent renoncer alors à naviguer dans les chenaux sans profondeur de la Seine maritime. Le Havre les vit arriver en grand nombre. Rouen allait-il donc cesser d’être un port de mer ? La première moitié de ce siècle se passa sans qu’une réponse satisfaisante fût faite à cette question. Même on parlait d’écluses, par conséquent de barrages. On revenait au projet d’un canal latéral à la Seine, allant de Rouen à la mer, et dont l’ingénieur Gachin, l’un des hardis constructeurs de la digue de Cherbourg, avait, sous l’inspiration du sage Trudaine, ébauché une sorte d’avant-projet. Mais l’énormité de la dépense fit hésiter tous les gouvernemens qui se succédèrent. En 18i5, rien n’était fait encore, et Rouen, déserté par le commerce, assistait, attristé et jaloux, à la croissante prospérité du Havre.

C’est alors que Rouniceau, à ce moment simple ingénieur ordinaire des ponts et chaussées, s’inspira de ce qu’à la fin du siècle dernier avaient entrepris les ingénieurs écossais pour améliorer la Clyde entre Glascow et la mer. Il proposa de resserrer le cours du fleuve entre deux digues longitudinales dont l’écartement augmenterait progressivement à mesure qu’on s’approcherait de la mer. C’était donner des rives inflexibles à un chenal fixe et régulier, dans lequel, concentrés et maintenus, les courans de flot et de jusant, au lieu de se disperser dans toute l’étendue du lit, acquerraient des vitesses suffisantes pour déblayer le fond et en accroître ainsi la profondeur. Une loi du 31 mai 1846, au vote de laquelle les voix éloquentes de Lamartine et d’Arago prêtèrent un efficace appui, autorisait l’établissement entre Villequier et Quillebœuf de digues longitudinales, espacées de 300 mètres à leur point de départ. C’était rétrécir notablement la largeur du lit qui était alors de 1000 mètres environ à Villequier, de 3000 à Quillebœuf. Mais c’était aussi le seul moyen de réaliser les sagaces prévisions de Bouniceau et de ses habiles successeurs, Doyat et Beaulieu. — Ce ne fut cependant que deux ans après le vote de la loi, que les digues furent commencées à Belcinac, en face de Villequier. En 1851, elles atteignaient Quillebœuf. C’est une note favorable à la République de 1848, qu’entre les deux dates extrêmes de sa courte et précaire existence, un semblable travail ait pu se commencer et s’accomplir sans être interrompu.

L’effet de l’endiguement fut immédiat. Prévisions et espérances furent dépassées. Dociles à la contrainte que leur imposaient les constructeurs des digues, les eaux, réunissant leurs efforts dans l’étroit chenal ainsi délimité, en creusèrent le fond, entraînant les déblais vers la région inférieure du fleuve. Les travaux atteignaient à peine Quillebœuf que le mouillage offert à la navigation dans la partie endiguée était presque doublé. Ce premier succès était un encouragement à continuer. On n’attendit pas. Cinq décrets successifs conduisirent les digues jusqu’au delà de Berville, situé un peu au-dessous du confluent de la Bisle, à 17 kilomètres de la ligne où la Seine se confond définitivement avec la mer. Construites à pierres perdues, avec des blocs extraits des falaises crayeuses qui bordent la vallée, ces digues sont, en quelques endroits, élevées au-dessus du niveau des plus hautes marées : ailleurs, au contraire, elles ont été faites submersibles de façon à troubler le moins possible — c’est ce qu’on cherchait à éviter — le régime général des marées.

Le résultat définitif a répondu aux prévisions qu’après les premiers travaux il avait été permis d’établir. Le lit endigué s’est profondément creusé ; des dragages ont, en outre, abaissé certains seuils, tels que celui des Meules, dont la nature rocheuse et consistante résistait à l’érosion des eaux. La Seine maritime est aujourd’hui toujours accessible aux navires calant 5<exp>m</exp>, 50. Pendant 230 jours par an, elle peut recevoir ceux de 6<exp>m</exp>, 50, et ceux de 7 mètres pendant 120 jours. Entre Berville et la mer, dans l’estuaire non endigué, les chenaux creusés par les courans continuent, il est vrai, à divaguer ; on a cependant constaté, depuis l’établissement des digues en amont, une certaine tendance des chenaux navigables à la fixité, ou plutôt une plus grande lenteur à modifier leur forme, leur profondeur ou leur direction. Tout au moins, une certaine régularité dans les modifications semble-t-elle avoir succédé aux brusques désordres d’autrefois.

Le pilotage de l’estuaire, heureusement, est exercé par une corporation à la hauteur des difficultés qu’elle a à surmonter. Surveillé en ses changemens au moyen de sondages pour ainsi dire continuels, le chenal est balisé avec un soin extrême. Des bouées lumineuses installées depuis deux ans environ, permettent d’y naviguer la nuit. Les progrès de la navigation ont suivi pas à pas ces améliorations. Rouen a vu, enfin, son port recevoir communément des navires de plusieurs milliers de tonnes ; son commerce s’est développé, ses relations se sont étendues, sa richesse s’augmente et se révèle par mille traits visibles. Aussi à Rouen, disait un député normand, tout le monde est-il partisan des digues. Le contraire eût étonné.

Cependant tout n’est pas dit sur les conséquences des digues quand on se réjouit de l’approfondissement du chenal qui a restauré la fortune commerciale de la capitale de la Normandie. Un autre effet s’est produit : en arrière des digues, dans les parties du lit désormais soustraites à l’action des courans. des alluvions considérables se sont rapidement formées. De fertiles prairies n’ont pas tardé à les recouvrir qui ont bien vite acquis une grande valeur. Aussi se plaît-on à opposer aux 18 millions de francs qu’a coûté l’endiguement les 34 millions qui représentent la valeur des 8305 hectares déjà conquis et des 2000 qui sont encore en voie de formation.

En réalité, qu’a-t-on t’ait en provoquant — sans le vouloir d’ailleurs et sans les avoir bien prévus — ces productifs atterrissemens ? On a retranché de l’estuaire primitif, œuvre de la libre nature, une capacité de 240 millions de mètres cubes. L’atelier de broyage a, de la sorte, vu restreindre son étendue et diminuer sa puissance. Il ne reçoit plus qu’une partie du courant du Calvados. Les matériaux qui lui arrivent encore par cette voie, mêlés à ceux que l’érosion enlève au plafond du chenal, ne sont plus aussi complètement travaillés. Moins finement pulvérisées, les particules vaseuses restent plus lourdes. Les courans, accrus en vitesse par le fait du rétrécissement, peuvent cependant les entraîner encore. Mais ils les déposent plus tôt, lorsque, rendus à la mer, ils s’y épanouissent perdant à la fois leur vitesse et la puissance de transport qui en résulte. À ces amas s’ajoutent les apports du dernier flot du Calvados, lequel n’ayant pu, connue autrefois, pénétrer dans l’estuaire rétréci, a dû continuer sa route le long de la plage sous-marine, avec une vitesse graduellement amortie. De là, la formation dans la baie de Seine de vastes bancs de sable qui en relèvent les fonds d’une manière souvent inquiétante. C’est un dangereux voisinage pour la passe Sud-Ouest et l’entrée même du Havre, surtout quand, — comme cela a eu lieu notamment en 1882 et 1883, — le principal courant de jusant vient à se diriger vers Amfard et Le Hoc, c’est-à-dire, dans le voisinage immédiat du Havre. Les tempêtes du nord-ouest ont, heureusement, jusqu’ici, fait, en temps utile, rebrousser chemin à ces menaçantes invasions. Sans ce secours, plus d’une fois, et tout dernièrement encore, le port du Havre était, comme le fut celui de Brouage à la fin du XVIIe siècle, définitivement obstrué. Ne devoir la continuation de son existence qu’à l’opportune et bienveillante intervention de Neptune en fureur est une condition quelque peu misérable et précaire. Les digues, si bienfaisantes à Rouen, devinrent le cauchemar des Havrais. Leurs plaintes furent entendues. Depuis 1870, tout travail d’endiguement a cessé dans la Seine maritime. — Mais s’abstenir n’est pas résoudre. Renseigné par les ingénieurs hydrographes, ces médecins consultans de la mer, le Havre suit d’un œil anxieux la marche menaçante des alluvions ; Rouen, de son côté, s’inquiète de n’avoir, pour commercer avec le monde, qu’un chemin devenu insuffisant. Les deux préoccupations sont légitimes. Sont-elles exclusives l’une de l’autre ? On ne le croit pas. Le Parlement, après dix ans de sollicitations, vient enfin de leur donner une dernière satisfaction. Il n’était que temps.

III

Cependant, de part et d’autre, à Rouen comme au Havre, on s’était outillé en attendant.

Le Havre, prédestiné par sa position géographique à être le port français de la grande navigation transatlantique, a, pendant ce dernier demi-siècle, constitué un outillage d’exploitation qui peut être cité comme un des plus complets et des plus parfaits. Outre son avànt-port dont la superficie est de près de 22 hectares, mais dont la configuration vicieuse ; est une cause de gêne et souvent de danger, le Havre possède aujourd’hui neuf bassins à flot, fermés au moment de la marée descendante par de puissantes portes. Ils offrent aux navires un mouillage permanent, qui de 5<exp>m</exp>, 50 dans l’ancien bassin du Roy, va jusqu’à 9 mètres dans le bassin Bellot, réservé aux grands transatlantiques. La superficie de ces bassins est de près de 74 hectares, bordés de 11 kilomètres de quai. 83 appareils de levage, mâtures, treuils, grues à bras, à vapeur, hydrauliques, appareils fixes, mobiles ou flottans, depuis ceux d’une force de 1500 kilos jusqu’à la grande mâture de la Société des forges et chantiers, capable de soulever un fardeau de 100 000 kilos, tous ces appareils offrent leur concours pour débarquer ou embarquer les cargaisons. 37 kilomètres de voie ferrée, raccordés au réseau de la Compagnie de l’Ouest, en facilitent l’approche ou l’enlèvement, à moins que, sans destination immédiate ou mises en entrepôt, ces marchandises n’aillent s’abriter sous les 19 hangars de la Chambre de commerce on s’enfermer dans les 39 grands magasins de la Compagnie des Docks. Six formes de radoub, dont la plus grande a 150 mètres de long et 20 mètres de large, un dock flottant, quelque peu démodé, il est vrai, des grils, des pontons de carénage offrent aux navires, grands et pelits, le moyen de faire visiter, nettoyer, repeindre, réparer leur carène. Mis en communication directe avec la Seine par le canal de Tancarville, le Havre est, par surcroît, devenu un port de navigation intérieure, accessible à la batellerie fluviale, qui ne pouvait auparavant se risquer à faire la traversée toujours difficile, souvent dangereuse de l’estuaire. Ces améliorations successives n’ont pas été sans grandes dépenses. Le Havre coûte jusqu’ici à la génération actuelle plus de 125 millions de francs, dont le quart, à peu près, a été fourni par la municipalité et la Chambre de commerce, et le reste par l’État.

Le sacrifice ne paraît pas avoir été au delà des résultats obtenus. La population de la ville a décuplé. On y a vu de tous côtés affluer l’intelligence et les capitaux. Aux jours douloureux où la patrie française fut démembrée, des patriotes alsaciens, fidèles à la destinée de la France, apportèrent au Havre l’utile et fécond encouragement de leur esprit d’initiative, le fortifiant exemple de leurs vertus commerciales. Des industries de toute nature se sont créées et développées dans la région : le commerce y a pris une grande intensité. Sans compter les petits bateaux à vapeur, si connus des touristes, qui vont à Honlleur, à Trouville, à Caen, à Cherbourg et ailleurs, non plus que les pécheurs petits et grands, le Havre a vu, en 1891, entrer dans son port 6435 navires apportant près de 2 milliards de kilogrammes de marchandises ; celles qu’ils ont ensuite emportées pesaient plus d’un milliard de kilogrammes et, grâce à l’élaboration industrielle, représentaient une valeur quintuple, au moins, de celle des produits importés.

De son côté, Rouen, rappelée à la vie commerciale par les premiers endiguemens de la Seine maritime, ne s’est pas endormie dans la jouissance de sa renaissante fortune. Elle s’est souvenue qu’elle était, comme le disait il y a quelque temps un ingénieur roumain, son hôte d’un jour, l’anneau de mariage de la navigation maritime avec la batellerie fluviale. Elle a voulu devenir un grand port de transit. Le gouvernement l’a voulu avec elle : 23 millions de francs, dont près de six, fournis par la ville et la Chambre de commerce, ont été consacrés aux améliorations du port. — Dans le bras principal de la Seine, plus de 3500 mètres de quais en maçonnerie sont aujourd’hui immédiatement accostables, sans manœuvres, sans attente, sans portes à ouvrir ou à fermer. Au pied de ces quais, la profondeur d’eau, au moment le plus défavorable, est de 5 m, 80. Quelques dragages suffiraient pour la rendre plus grande encore. 66 appareils de levage apportent leur concours aux opérations. Sur 23050 mètres de voie ferrée, les wagons offrent leurs services aux commerçans pressés, tandis que, directement accostés aux flancs des navires, les bateaux de rivière, péniches et chalands, reçoivent les marchandises que le réseau de nos voies navigables leur permettra, en concurrence avec les chemins de fer, de porter, non seulement à Paris, l’insatiable consommateur, mais plus loin encore dans l’Est, à Nancy, à Strasbourg, à Lyon même. En 1891, 3021 navires, jaugeant ensemble plus de 1200000 tonnes, sont venus par la Seine mouiller à Rouen. Les marchandises qu’ils ont transportées, tant à la remonte qu’à la descente, pesaient près de 2 milliards de kilogrammes. Un partage d’attributions semble se devoir faire tout naturellement entre les deux ports : au Havre, les paquebots rapides, les puissans transatlantiques dont les minutes sont comptées, pressés d’arriver, pressés de partir, transportant voyageurs, lettres, valeurs, marchandises de prix ; à Rouen, le modeste cargo-boat ne sacrifiant pas l’ampleur de ses formes au désir d’aller vite, et propre surtout au transport économique des matières premières, marchandises d’une faible valeur unitaire, chargées en grande masse, et ne pouvant supporter qu’un fret peu élevé.

C’est dans ces conditions que les deux villes ont vécu et prospéré.

Cependant, depuis 1891, cette prospérité paraît stationnaire. Au Havre comme à Rouen, il semble que la roue de l’inconstante Fortune va cesser de tourner. Sans doute, on peut, on doit en accuser les tarifs de douane, hostiles à l’échange, qui entravent aujourd’hui l’activité productive du pays autant qu’ils restreignent sa faculté de consommer. Comme le disait Narbal à Télémaque, il faut que le prince, — et tout gouvernement est prince sur ce point, — n’entreprenne jamais de gêner le commerce pour le tourner selon ses vues ; autrement, il le découragera. C’est l’œuvre, cependant, qu’accomplissent aujourd’hui nos gouvernans. Mais en même temps que la liberté de commercer, le sage Tyrien recommande d’assurer aux navires qui abordent le port la sûreté et la commodité. Sûreté et commodité, on pouvait, il y a peu de temps encore, les rencontrer au Havre et aussi à Rouen, grâce aux installations que nous venons d’énumérer.

Mais les temps ont marché : et aujourd’hui, nos deux grands ports sont semblables à de coûteux palais dont il serait interdit de franchir le seuil. Stimulé par la concurrence universelle, l’infatigable progrès a modifié les allures du commerce. Les ailes de l’agile Mercure ont encore grandi. Le temps, l’irreparabile tempus a haussé de prix : il n’en faut pas perdre un instant. S’aidant des merveilleux progrès de la métallurgie et de la mécanique, les navires ont accru leurs dimensions au delà de ce qu’on pouvait concevoir. Les rapides transatlantiques, longs de 150, même de 170 mètres, ont 8 mètres de tirant d’eau. Chacune des heures de leur existence coûte à l’armateur plusieurs centaines de francs. Ils ne viendront plus au Havre, s’il leur faut mouiller en rade, attendant qu’une marée favorable leur permette de franchir le haut-fond, toujours menacé par les alluvions, sur lequel s’ouvre la passe actuelle. Ils y viendront d’autant moins que partout, sur les cotes atlantiques, les nations voisines se sont pourvues de ports accessibles aux navires du plus grand tirant d’eau, et garnis de quais facilement accostables, où les opérations de mise à terre et d’embarquement s’effectuent avec une singulière rapidité.

Londres, à tant de docks et de warfs qu’elle possédait déjà, vient d’ajouter dans la partie inférieure de la Tamise les vastes bassins de Tilbury, et s’occupe à creuser dans son fleuve majestueux un chenal de plus de 9 mètres aux plus basses mers. Liverpool, si merveilleusement servi par la nature, n’avait qu’une imperfection : la barre à l’entrée de la Mersey. Depuis deux ans, le plus colossal engin de dragage qui ait encore été construit, capable en une heure d’aspirer plus de 100 mètres cubes de sable, approfondit la barre. Il l’a mise aujourd’hui à 6<m,750 au-dessous des basses mers de vive eau. Le travail se continue et ne s’arrêtera que quand les 30 pieds (9m,144) à basse mer de vive eau, qui sont aujourd’hui le désidératum des compagnies transatlantiques, auront été obtenus. Les grands paquebots de 8m,85 de tirant d’eau qu’on construit en ce moment à Philadelphie pourront alors, sans arrêt, pénétrer dans la Mersey. C’est affaire de quelques mois. Liverpool n’aura plus alors à redouter la concurrence de Southampton, qui a mis à 30 pieds le grand bassin de l’Empress dock et le chenal qui y aboutit.

Si le savant et habile Franzius n’a encore ouvert l’accès de Brème qu’aux navires calant 5 mètres environ, il a créé, à l’embouchure même du Weser, le port de Bremerhafen, dont le nouveau bassin, dépassant même les exigences actuelles de la marine, pourrait recevoir des navires de 9m,15. Par ses amenagemens perfectionnés et la facilité de son accès, ce nouveau port a compensé le désavantage de sa situation géographique. Il est devenu le siège de la plus puissante compagnie de navigation maritime qui existe actuellement, le Norddeutscher Lloyd, dont les 83 grands steamers promènent sur tous les océans la séculaire renommée de la Hanse.

Hambourg, depuis douze ans seulement, pour ne pas remonter plus loin, a coûté 200 millions de francs. Son Sénat n’en a pas moins poursuivi la transformation du port de Cuxhaven, situé à l’embouchure même de l’Elbe, à peu près comme le Havre à l’entrée de la Seine. Dès les premiers mois de 1896, Cuxhaven offrira aux transatlantiques, lors des marées les plus basses, une profondeur minima de 8 mètres. Rival des ports allemands, celui de Copenhague, non content en se déclarant port franc de contrebalancer l’influence du canal de la Baltique à la mer du Nord, réserve dans ses nouvelles installations un bassin de 9 mètres de profondeur. Amsterdam met à 8m, 20 le canal d’Ymuiden et ne semble pas redouter le voisinage de Rotterdam qui, après avoir ouvert à travers le cap sablonneux du Hoek van Holland un accès à la mer que lui refusait l’embouchure encombrée de la Nieuwe Maas, a su s’installer de la façon la plus intelligente et la plus grandiose, pour recevoir, décharger, recharger et expédier en un instant les plus grands navires. Anvers, enfin, malgré les 90 kilomètres qui la séparent de la haute mer, voit toujours sa puissante clientèle lui rester fidèle, grâce à la certitude qu’elle lui offre de trouver immédiatement le long de ses vastes quais une place accostable et un outillage disponible. Et cependant, le gouvernement belge, pénétré des nécessités de l’heure présente, va créer à Heyst, sur la côte sablonneuse des Flandres, un port d’escale, permettant, en tout état de marée, la flottaison des navires calant 8 mètres. Un canal maritime pourra les conduire ensuite aux portes de Bruges, réveillée, par le son grave de leurs mugissantes sirènes, de sa longue léthargie monacale pour redevenir la grande cité commerçante qu’elle était au temps des Artveld. Sous la pression d’une même nécessité, au sud comme au nord, à Bilbao, à Lisbonne qui reprend l’œuvre de ses quais, interrompue par un de ces accidens financiers devenus aujourd’hui chose ordinaire, à New-York qui fait sauter les derniers rochers de son chenal, mis aujourd’hui à 30 pieds, partout, au canal de Suez lui-même, qui abaisse à 9 mètres le plafond de la grande route de l’Extrême-Orient, partout on veut être en mesure d’accueillir à tout moment les navires de 8 mètres de tirant d’eau.

Seule, la France n’a encore sur les rives atlantiques aucun grand port présentant cet avantage.

IV

Pour que le Havre devienne le rival de Liverpool et de Londres, d’Anvers, de Rotterdam ou de Cuxhaven, pour qu’il puisse disputer à tous ces ports l’honneur et le profit d’être une des grandes portes par lesquelles notre vieux continent demeurera en relations avec le reste de l’univers, il faut — condition absolument nécessaire — que les navires calant 8 mètres puissent y pénétrer à toute heure de marée, y accoster sans retard et sans peine des quais pourvus d’un outillage suffisant à opérer, dans le moins de temps possible, toutes les manutentions nécessaires. C’était lace que poursuivait le projet primitivement soumis aux Chambres. Prévoyant l’avenir, il comportait, pris sur la rade, un vaste avant-port, déjà déclaré nécessaire en 1841 par Arago, et, dans l’intérieur de cet avant-port, des quais toujours accostables ; puis, l’entrée du port rectifiée, tournée vers les passes d’accès du nord, enfin le creusement de nouveaux bassins, l’approfondissement des anciens, et des écluses doubles au lieu des portes simples, dangereuses et insuffisantes. Mais surtout, par la disposition de l’avant-port et le prolongement des digues de la Seine, ce vaste projet se préoccupait d’isoler le port du Havre, de le soustraire complètement aux menaces venues de l’estuaire. La Chambre, malgré les appréhensions des protectionnistes, s’était laissé entraîner par des voix éloquentes et convaincues, elle avait volé ce projet, complet autant qu’efficace. Mais le Sénat, ménager d’une situation budgétaire qui de jour en jour devient plus précaire, s’effraya des millions qu’il fallait dépenser. Devant sa résistance, il fallut en rabattre, avoir des visées moins hautes, et, renonçant aux longs espoirs, n’envisager que l’avenir prochain : c’est ce qui a été fait dans le nouveau projet. Les travaux que le Sénat vient enfin d’approuver sont d’ordre plus modeste que ceux primitivement étudiés. Pour le moment, cependant, ils paraissent devoir suffire et il sera sage de s’en contenter. Ils ont d’ailleurs l’avantage de ne rien empêcher de ce qu’on voudra sans doute faire quand il sera permis, — si cela arrive jamais, — de faire œuvre grandiose.

Ces travaux consistent essentiellement dans la construction en avant du port actuel d’une enceinte avancée, réduction en quelque sorte du grand avant-port du projet primitif. L’entrée, large de 200 mètres, en sera orientée vers le nord-ouest, loin, par conséquent, des alluvions de la Seine. On y accédera du large par deux passes draguées dans les fonds naturels. Celle du nord aura par les plus petites hautes mers une profondeur de 9m,90, et encore 3m,75 aux basses mers de morte eau. — Les navires moyens y pourront donc circuler presque à tout moment, les grands transatlantiques environ cinq heures par marée. Autre avantage : les choses seront disposées de telle sorte qu’au lieu de la route sinueuse d’aujourd’hui, les navires gagneront en droite ligne le fond du nouvel avant-port. Là, ils trouveront une vaste écluse à sas de 30 mètres de large et de 225 mètres de long, permettant de pénétrer dans les bassins à toute heure de marée. On ne sera plus réduit, comme aujourd’hui avec les portes uniques, à n’ouvrir les bassins qu’au moment de la haute mer, ce qui impose souvent à la navigation des retards de plusieurs heures — sans parler du risque de voir les bassins se vider, et les navires qu’ils contiennent s’échouer, si un accident, toujours possible, vient à retarder la fermeture au moment où la mer commence à descendre. Sans doute, une longue suite de quais immédiatement accostables vaudrait mieux que le passage par l’écluse et le séjour dans les bassins. Mais nous n’avons ici ni l’Escaut, ni la Meuse, ni la Mersey, ni la Tamise, et ce sera toujours pour le Havre une infériorité de n’être pas situé sur un fleuve profond et facilement navigable.

Cet avantage, Rouen le possède : mais son éloignement de la mer, et surtout l’impossibilité d’ouvrir d’ici longtemps la Seine maritime aux navires de 8 mètres empêcheront d’utiliser pour recevoir ceux-ci le bel alignement de ses quais, fort comparables, toutes proportions gardées, à ceux de Rotterdam et d’Anvers. — Ce que Rouen demande, ce que, hâtons-nous de le dire, personne ne lui refuse, c’est une route sûre et relativement facile pour les cargo-boats de 6 m ,50 à 7 mètres. Tous les ingénieurs s’accordent à reconnaître que le procédé à employer consiste à prolonger, en les évasant progressivement, les digues actuelles ; on s’entend moins sur ce que sera ce prolongement : — Suivant quelle règle évasera-t-on ? Prolongera-t-on jusqu’au seuil même de l’estuaire, jusqu’à la hauteur du Hoc du côté du Havre, de Villerville de l’autre ? Ne serait-ce pas réduire encore et d’une quantité notable l’atelier où le courant du Calvados voudrait toujours apporter ses alluvions ? Découragé d’un transport inutile, de plus en plus troublé en ses allures, celui-ci ne va-t-il pas se débarrasser trop tôt de son fardeau, ensabler, plus qu’elles ne le sont déjà, les plages recherchées de Trouville et de Dauville ? N’ira-t-il pas, du surplus, augmenter encore les bancs de la baie de Seine, rendre la passe Sud-Ouest actuelle du Havre complètement inaccessible ? C’est ce que redoutent les plus sages. D’après eux, il suffit, pour le moment, de s’arrêter à Honfleur. La solution n’est pas définitive, sans doute. Mais les quelques kilomètres de l’aval qui ne seront point endigués subiront l’influence régulatrice du jusant sortant des digues avec une direction et une vitesse dont l’impulsion se prolongera sur un assez long espace. — Puis, sur cette faible distance de 7 à 8 kilomètres, des dragages analogues à ceux de la barre de la Mersey peuvent efficacement intervenir.

Arrêter les digues de la sorte, ce sera, par surcroît, donner à l’honnête petit port de Honfleur, si laborieux, si intelligent, si utile à certains commerces, une preuve de sollicitude démocratique.

Ainsi, d’une part, on place la nouvelle entrée du Havre aussi loin que possible de l’embouchure; de l’autre, on prolonge les digues de façon à ne laisser en dehors de leur influence directe que l’étroite bande de l’estuaire comprise entre le méridien de Honfleur et celui d’Amfard. On aurait pu faire plus, on aurait pu faire moins. C’est une transaction. Au moins, n’aura-t-on fait rien d’irréparable. Tels seraient, au contraire, par-dessus tous autres procédés, ces barrages transversaux qui fermeraient à tout jamais l’estuaire, portant au comble le trouble déjà trop grand des mouvemens naturels des eaux, et précipitant la catastrophe qu’avec les digues convenablement évasées on peut, au contraire, avoir l’espérance d’atténuer.


V

La question technique résolue, restait la question d’argent. Ce n’était pas la moindre. Le projet primitif s’élevait à 96 150 000 francs. Mais il faut en défalquer tout d’abord 7 500 000 francs de dépenses purement militaires, visant des travaux absolument distincts de ceux d’amélioration. Ces derniers ne devaient plus alors coûter que 88 650 000 francs dont pour le Havre 67 millions, pour la Seine et Rouen 21 650 000 francs.

Le projet, sans s’arrêter à cette distinction, mettait à la charge de l’Etat les trois quarts de la dépense totale, soit 72 112 500 francs. — Pour faire le dernier quart, le département de la Seine-Inférieure, les villes de Rouen et du Havre offraient, à titre de subsides non remboursables, une somme de 8 millions; les Chambres de commerce des deux ports fournissaient, celle du Havre 12 490 320 francs, celle de Rouen 3 547 180 francs. — Le projet les autorisait à se récupérer au moyen de taxes, basées sur la jauge des navires.

Ces diverses contributions se trouvent naturellement réduites dans le nouveau projet, lequel ne s’élève plus qu’à 42 500 000 francs. Mais la répartition de la dépense entre les intéressés n’est pas faite proportionnellement à l’ancienne. Dans le premier cas, les Chambres de commerce et les villes, encore aidées par le département, prenaient à leur charge un quart seulement de la dépense. Cette fois, elles en assurent la moitié, à savoir le département et les villes 6 627 000 francs, la Chambre de commerce de Rouen 4 937 5(00 francs celle du Havre 9 685 500 francs, — soit en tout: 21 250 000 francs. C’est, proportionnellement, plus qu’il n’avait encore été demandé, pour des travaux de ce genre, aux intéressés directs. Leur part, dans les dépenses faites jusqu’ici pour l’amélioration du Havre, de Rouen, même de Marseille, atteignait le quart, à peine. — Il y a donc tendance à faire participer de plus en plus aux travaux des ports ceux qui ont à en retirer un bénéfice immédiat. C’est arriver progressivement à cet heureux état social où l’utilité publique pourra s’apprécier d’après le critérium de Dupuit, à la fois ingénieur et économiste, qui disait en 1814 « qu’en matière de travaux publics, il n’y a d’utilité que celle qu’on consent à payer[2]. » C’est ce que disait déjà Adam Smith :

« Lorsque les grandes routes, les canaux, les ponts et les ports, sont construits et entretenus par le commerce même qui se fait par leurs moyens, ils ne peuvent être établis que dans les endroits où le commerce a besoin d’eux et, par conséquent, où il est à propos de les construire. La dépense de leur construction, leur grandeur, leur magnificence, répond nécessairement à ce que ce commerce peut suffire à payer... Il ne paraît pas que la dépense de ces ouvrages doive être défrayée par ce qu’on appelle communément le revenu public, celui dont la perception et l’application sont, dans la plupart des pays, attribuées au pouvoir exécutif[3]. »

Nos voisins d’outre-Manche sont restés fidèles aux enseigne- mens de l’illustre économiste; l’importance absolue qu’ils recon- naissent à l’initiative privée a contribué, pour une grande part, au développement économique et à l’enrichissement de la Grande- Bretagne.

A un autre point de vue encore, après les coûteuses leçons qui nous ont été prodiguées depuis un certain nombre d’années, l’intervention de l’Etat en matière de travaux est faite pour inspirer une légitime inquiétude. Il est désirable que son action aille s’amoindrissant, que celle des individus et mieux encore celle des associations s’y substitue avec une vue plus exacte de ce qui est utile. Mais ici, plus que partout ailleurs peut-être, on ne peut pas souhaiter une brusque révolution qui remplace instantanément un régime par l’autre. L’État a trop agi. Il ne faut pas en conclure qu’il ne doit plus agir du tout. C’est progressivement et, pour ainsi dire, par étapes que le caractère national doit acquérir avec une virile fermeté la nette conscience de sa valeur. On repoussera alors cette dangereuse tutelle de l’État ; on en viendra à l’application étendue de cette sage recommandation de Montesquieu : « Il ne faut point faire par les lois ce qu’on peut faire par les mœurs[4]. » Mais nous n’en sommes pas encore là.

C’est cependant ce brusque saut qu’eussent voulu faire certains hommes politiques qui, lors de la première délibération sur le projet de loi relatif aux améliorations du Havre et de la Seine maritime, proposèrent de mettre la totalité de la dépense à la charge des Chambres de commerce. On eût, il est vrai, autorisé ces corporations à prélever certains droits, non plus seulement sur le tonnage des navires, mais aussi sur les marchandises. Cet amendement, surgissant tout à coup, a fait échec, pendant plusieurs années, au projet de loi. Les protectionnistes s’en réjouissaient. Améliorer les ports n’est-ce pas attirer les marchandises étrangères dans un pays auquel on finit par faire croire qu’il doit tout produire chez lui, que le commerce extérieur n’est qu’une forme insidieuse de la guerre, un prolégomène de l’invasion ? Cependant, à la réflexion, le Sénat, quoique peu suspect de libéralisme économique, n’a pas maintenu la rigueur de sa formule première. Il a admis, telle qu’elle lui était proposée, la participation de l’État.

La Chambre s’était montrée favorable au projet primitif. Elle n’a pas fait plus mauvais accueil au projet réduit qui lui revenait du Luxembourg. Entre deux interpellations, elle a trouvé le temps de le voter. Il n’y a plus, en effet, un instant à perdre, et l’on a déjà trop attendu. Différer davantage c’était laisser aux autres la part qui doit légitimement revenir dans le commerce universel à ce pays, auquel, de tout temps, géographes, historiens, hommes d’État, Strabon, Richelieu, Colbert, Napoléon, promettaient de si merveilleuses destinées maritimes.

J. Fleury.
  1. Quarante pouces.
  2. Dupuit, De la mesure de l’utilité des travaux publics. (Annales des ponts et chaussées, 1844, 2e semestre, p. 232.)
  3. Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, liv. V, ch. I.
  4. Maximes et Pensées diverses, Firmin-Didot, 1855, P. 136.