J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 272-280).
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CHAPITRE XXIX


La baronne de Berghes crut tous ses malheurs terminés quand elle vit sortir de Malines la garnison hérétique, et elle se moqua des craintes enfantines de sa nièce, qui redoutait la vengeance du duc d’Albe. Elle avait donné ordre de décorer de tentures la façade de son hôtel, et se préparait à célébrer comme un jour de fête ce jour qui devait être si fatal à la ville ; déjà, vêtue de son costume de cour et de brillantes pierreries, elle s’était rendue dans le plus bel appartement de son hôtel, et là, assise dans son grand fauteuil et le rosaire à la main, elle attendait l’arrivée des officiers espagnols, quand le mulâtre, dont elle avait déjà éprouvé la vigilante attention, se présenta devant elle. Cette fois il ne cherchait plus à cacher ses traits et sa couleur ; l’inquiétude se peignait dans ses regards, et ce fut d’une voix mal assurée qu’il lui dit :

— Il faut partir, madame, il faut me suivre ; dans une heure cette malheureuse cité sera la proie des soldats avides ; dans une heure il n’y aura plus d’asile pour vous dans les demeures des hommes ni dans les temples de l’Éternel ; mais je vous ai préparé une retraite inaccessible où vous n’aurez rien à redouter.

Semblable à celui qu’on arrache brusquement à un rêve agréable, la douairière ne savait trop si elle avait bien entendu. Elle hésita un moment, tournant son rosaire dans ses mains, et tellement troublée qu’elle rompit le fil qui en retenait les perles. Enfin, elle répondit d’un ton plein de hauteur :

— Vous vous trompez certainement, nous sommes royalistes, et le duc d’Albe nous protège ; comment ses soldats oseraient-ils nous insulter ?

Marguerite était assise à côté d’elle, pâle, tremblante, et attendant avec anxiété la décision que sa tante prendrait ; mais en l’entendant tenir un langage si imprudent, elle se leva, saisit la main de la vieille dame et lui dit en langue flamande :

— Chère tante, pouvez-vous vous aveugler à ce point ? Ne connaissez-vous pas maintenant les soldats du duc d’Albe ?

— Mais ce noir, ma nièce, répliqua la baronne en lui lançant un coup d’œil expressif, cet homme noir, pouvons-nous mettre notre confiance en lui ?

Quoique ces mots fussent prononcés dans une langue étrangère, le regard et le geste qui les accompagnaient en firent deviner le sens au mulâtre. Cependant il n’en fut point blessé : le témoignage que lui rendait sa conscience l’élevait au-dessus des atteintes du mépris.

— Il nous a déjà protégées, reprit Marguerite, désolée d’une méfiance qui pouvait devenir si funeste à toutes deux ; il est l’ami de Louis de Winchestre, et vous hésitez…

— Mais si c’était un hérétique ! n’a-t-il pas la couleur des réprouvés ?

Le mulâtre, debout devant elles, frémissait de douleur et d’impatience :

— Osez vous fier à moi, madame, s’écria-t-il, les moments sont précieux ; et tandis que vous délibérez, peut-être les soldats ont-ils déjà escaladé les murailles.

La chaleur et la conviction avec lesquelles il s’exprimait émurent un peu la baronne :

— Jurez-moi donc, dit-elle, de ne nous faire aucun mal, jurez-le-moi solennellement !

Don Alonzo tressaillit.

— Je n’ai prononcé qu’un serment dans le cours de ma vie, répondit-il, et ma bouche se refuse à proférer ces engagements mystérieux. Que ma parole vous suffise !

— Il est démasqué, s’écria la baronne en se levant k d’un air furieux. Le traître est démasqué… Qu’il sorte, qu’il se dérobe à ma vengeance, ou j’appelle mes domestiques.

Un regard de pitié fut la seule réponse du mulâtre aux menaces de la douairière.

— Votre obstination, dit-il, peut vous être bien fatale… mais je resterai auprès de vous, et je mourrai avant qu’on ne vous outrage.

— Vous resterez près de nous ! répéta la baronne, indignée qu’un inconnu s’arrogeât cet honneur ; êtes-vous donc le maître ici ? Je ne sais de quel droit un étranger, un noir, prétendrait s’établir dans mon hôtel, et je ne suis pas disposée à le souffrir.

Le mulâtre ne répondit rien ; mais, se tournant vers Marguerite et mettant un genou en terre devant elle : . — Ô vous, dit-il, qui êtes chère à Louis de Winchestre, votre cœur est-il moins noble que le sien ? la méfiance et les soupçons seront-ils la seule récompense de mon dévouement ? aurai-je le malheur de vous voir périr, lorsque j’aurais pu vous conserver à mon généreux libérateur ?

La jeune fille tremblait, car elle voyait toute l’étendue du danger ; mais, fidèle aux lois de la pudeur, elle fit signe au jeune homme de se relever, et, après qu’il eut obéi :

— Un étranger, lui dit-elle, peut seul ignorer ce que la fille du comte de Waldeghem doit à sa renommée ; soumise aux ordres de ma parente, je ne me séparerai point d’elle : plutôt mourir que de manquer à ce que demandent de moi l’honneur et la reconnaissance.

En achevant ces paroles elle se rassit à côté de la vieille dame, et, les yeux baissés, les mains jointes, dans l’attitude de la résignation, elle attendit en silence que son sort se décidât.

Bientôt des cris perçants se firent entendre : quelques soldats avaient déjà pénétré dans la ville et y répandaient l’épouvante. Alors la baronne, éperdue, fut la première implorer le secours du mulâtre : Venez donc, dit-il, et, s’il en est temps encore, je vous sauverai. À ces mots, il offrit à Marguerite le secours de son bras ; mais elle lui montra la vieille dame qui pouvait à peine se lever, car ses genoux se dérobaient sous elle. — Ma tante ! dit-elle, sauvez ma tante ! je tâcherai de vous suivre. — Don Alonzo fit un geste d’admiration, et, soutenant d’un bras robuste la douairière, paralysée par la frayeur, il la porta plutôt qu’il ne la conduisit à une porte de derrière, d’où, traversant quelques rues détournées, il arriva bientôt à une maison antique et de peu d’apparence. C’est ici votre refuge, dit-il en y faisant entrer les deux dames. Puis, déplaçant une lourde pierre qui recouvrait un escalier secret, il les fit descendre dans un passage humide et obscur qui aboutissait à une chambre souterraine, où la lumière ne pénétrait que par de petites lucarnes soigneusement grillées. Ce fut là qu’il enferma la baronne et sa nièce, leur promettant de venir les prendre aussitôt qu’elles pourraient sortir sans danger.

Après son départ elles entendirent le bruit des verrous des grilles de fer qu’il fermait après lui, et le retentissement de la grosse pierre qui retombait sur l’entrée de l’escalier.

Les soupçons de la baronne se renouvelèrent à ce bruit. — Certainement, dit-elle, nous sommes tombées dans les mains d’un malfaiteur. Plût à Dieu que j’en eusse cru ma première méfiance ! Mais je me suis alarmée mal à propos à la vue des soldats, et maintenant nous voilà captives d’un brigand, d’un nègre, peut-être d’un anthropophage.

— Madame, répondit Marguerite, rien ne peut justifier de pareilles imputations. Jusqu’ici cet homme ne nous a montré que du dévouement.

— Mais sa couleur ! n’est-ce pas un avertissement du Ciel que sa couleur ? Ah ! comment ai-je pu suivre cet homme noir ! Mais, patience ! voilà des soldats espagnols qui approchent de notre lucarne, je vais les appeler et leur promettre une forte récompense s’ils nous tirent d’ici.

— Gardez-vous-en bien, chère tante, vous nous exposeriez à des horreurs mille fois pires que la mort : ce sont des pillards ; voyez, ils enfoncent la - porte de cette maison.

— C’est qu’ils vont sans doute arrêter un rebelle. Mais deux d’entre eux sont restés dans la rue : holà ! braves Espagnols, venez au secours de deux dames royalistes.

— Au nom du ciel, dit Marguerite, éperdue, gardez le silence ou je meurs…

— Vous êtes une enfant, répliqua la vieille dame, et elle se mit à crier de plus belle : Au secours, braves Espagnols !

Les soldats entendirent sa voix et s’approchèrent de la lucarne ; mais, comme ils allaient questionner celle qui les appelait, leurs camarades sortirent de la maison dont ils avaient enfoncé la porte, chargés d’un grand coffre, sous le poids duquel ils paraissaient plier.

— À l’aide ! amis, à l’aide ! s’écrièrent-ils ; nous avons déterré le magot : c’est de l’or.

— De l’or ! répétèrent les deux soldats, avec l’accent de la plus vive joie ; et, oubliant tout le reste, ils se joignirent à leurs compagnons.

Cependant un homme pâle, les cheveux hérissés et l’œil étincelant, sortit de la maison : la douairière reconnut en lui l’usurier Van Grip.

— Mon argent ! s’écria-t-il en saisissant le coffre avec une fureur pareille à celle de l’homme affamé qui se voit arracher son dernier morceau de pain, mon argent ! ma vie ! mon sang ! mes entrailles ! mon argent ! mon argent !

Les soldats voulurent le repousser, mais il se cramponnait à eux avec une force surnaturelle.

— Si tu ne nous laisses en repos, dit l’un en brandissant son sabre, tu feras connaissance avec une lame de Tolède.

Cette menace n’ayant produit aucun effet sur l’usurier, le soldat, fatigué de ses cris et de sa résistance, lui abattit le poignet droit d’un coup de sabre ; mais le malheureux ne lâchait point encore prise, il fallut lui couper aussi l’autre main.

Ainsi mutilé il s’accrocha avec les dents à l’habit de l’un des militaires, s’efforçant d’entraver sa marche, et l’entourant de ses bras ensanglantés ; mais l’Espagnol se dégagea, et d’un revers il lui coupa le jarret, ce qui le fit tomber sur le ventre. Cependant, ni la douleur ni la mort qui s’approchait ne parurent faire la moindre impression sur l’usurier ; il semblait ne sentir que la perte de son trésor, et, se traînant sur les genoux et sur les coudes, il essayait de suivre les ravisseurs : enfin l’un d’eux, peut-être par compassion, lui appliqua sur le crâne un grand coup de sabre. Le misérable laissa tomber la tête, la releva avec effort, tourna ses yeux mourants vers son coffre, murmura encore une fois : mon argent ! et rendit le dernier soupir.

Marguerite et sa tante avaient détourné la tête pour ne point voir cette scène horrible, mais la voix de l’usurier parvenait jusqu’à elles ; elles entendirent le bruit de sa chute, et, quelque temps encore après qu’il eut expiré, elles croyaient distinguer sa voix déchirante, répétant avec une expression affreuse : mon argent ! mon argent !

Déjà le pillage devenait général : après s’être portés en foule à l’archevêché, aux caisses publiques et aux couvents, d’où ils enlevèrent tout l’or qu’avaient respecté les soldats luthériens de Guillaume de Nassau, les Espagnols se répandirent dans les maisons, et y commirent tous les excès auxquels est exposée une ville prise d’assaut. Alors on n’entendit que des cris et des gémissements, et les deux dames, saisies d’horreur, se prosternèrent contre terre, remerciant Dieu d’avoir échappé au désastre épouvantable dont elles étaient témoins.

Après une journée d’angoisses et d’horreur, elles furent délivrées, au commencement de la nuit, par le jeune mulâtre. Il les fit sortir du souterrain et les conduisit par des rues détournées jusqu’à une des portes de la ville, où commandait un officier dont il était sûr. Elles prirent ensuite le chemin d’Anvers, au milieu d’une obscurité profonde. Mais à peine avaient-elles marché pendant près d’une heure, qu’une bande de soldats ivres et furieux se trouva sur leur passage. Le mulâtre mit l’épée à la main, mais que pouvait-il seul contre tous ! Après des prodiges de valeur, il tomba percé de plusieurs coups et fut laissé pour mort. Déjà les Espagnols saisissaient les deux fugitives, déjà ils les avaient séparées et se disputaient le droit affreux d’outrager le premier leurs prisonnières, quand deux hommes à cheval, fondant sur eux avec la rapidité de la foudre, écrasèrent les plus hardis et mirent le reste en fuite.