J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 219-224).
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CHAPITRE XXIII


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près le départ de Louis de Winchestre, le duc demeura seul avec le mulâtre. Il se promena quelque temps à grands pas, livré à ses réflexions et poursuivi par des idées lugubres ; puis, s’arrêtant vis-à-vis de son fils naturel : — Don Alonzo, lui dit-il, vous irez à Madrid avec ce Flamand.

La satisfaction se peignit sur la figure du jeune noir ; mais ce fut une satisfaction passagère et trompeuse, car le duc ajouta :

— Quelque confiance que je lui aie témoignée, je crains qu’il ne me trompe : à quel homme peut-on sans danger remettre aveuglément le soin de son salut ? Mais vous l’observerez, don Alonzo, et s’il vous était suspect… vous me comprenez…

Le mulâtre fit un pas en arrière :

— Tuez-le sans pitié, s’écria Ferdinand de Tolède en saisissant son poignard, comme si la victime de ses soupçons eût été devant lui.

Don Alonzo ne donna aucune marque d’horreur ou d’assentiment : il demeurait immobile comme une statue.

— Je sais, reprit le féroce Espagnol, que nous avons reçu un service de ce comte de Winchestre… aussi le récompenserai-je amplement s’il s’acquitte bien de sa mission… et qu’il échappe ensuite aux mains de Philippe. Mais s’il voulait me trahir !… Don Alonzo, je suis votre père… faites-moi le serment de le tuer.

Le mulâtre étendit la main… mais avant qu’il proférât un seul mot : — Une Bible ! s’écria le duc ; jurez sur la Bible !

— Vous n’avez pas exigé de serment de lui, répondit froidement le jeune noir.

— Il fallait affecter de la confiance… mais avec vous je puis être sans détours. Mon fils, vous hésiteriez peut-être à frapper cet homme ; il faut vous engager par un serment terrible et solennel.

— J’y suis prêt !

Ferdinand de Tolède plaça sur la table une bible imprimée en caractères hébraïques et, l’ouvrant avec une sorte de solennité : Mettez votre main ici, dit-il, et appelez sur votre tête la malédiction divine au cas où vous rompriez votre promesse.

Le jeune noir posa la main sur le livre.

— Ne croyez pas, au moins, s’écria le duc, que prêtre ni pontife puisse vous dégager d’un tel serment.

— Je ne le crois pas.

— Quand vous l’aurez prononcé, il vous liera retour.

— Sans retour !

— Eh bien, jurez !

Don Alonzo leva les yeux au ciel, et, d’un air assuré, d’une voix ferme et sonore : Je jure, dit-il, et puisse Dieu me punir si je fausse mon serment ! je jure de regarder comme rompus les liens qui m’attachaient à un homme sans foi et sans pitié ; je jure de consacrer ma vie à mon libérateur, à mon ami, à Louis de Winchestre !

La rage étincelait dans les yeux de Ferdinand de Tolède. — Traître ! dit-il en frémissant ; misérable traître !

— Le serment est prononcé, dit le mulâtre : je suis lié sans retour. Êtes-vous satisfait ?

Le duc leva son poignard.

— Je ne me défendrai point contre vous, reprit le jeune noir ; tuez-moi, comme vous avez tué ma mère.

Au souvenir de cette femme, qu’il avait chérie avec une ardeur sans égale, le féroce Espagnol s’arrêta et détourna les yeux, pour ne plus voir celui dont la couleur lui rappelait sa victime. — Éloignez-vous, murmura-t-il ; fuyez ! vous n’êtes plus mon fils.

— Je n’ai jamais mérité de l’être, répondit le mulâtre en se préparant à sortir.

— Où allez-vous ? s’écria le duc en le retenant.

— Rejoindre Louis de Winchestre.

— Et l’engager à me trahir ?

— Ce que vous m’avez proposé restera un secret pour tout le reste du monde… et cependant je voudrais détourner ce noble jeune homme de courir à sa perte ; il vous serait si facile de trouver un autre agent.

— Un autre homme qui ne tremblât point devant Philippe ! Don Alonzo, il n’y a que l’aigle qui puisse fixer impunément les yeux sur le soleil.

— Eh bien ! je ne le verrai pas, c’est le seul moyen de lui cacher mon inquiétude ; mais je renonce, dès ce jour, à vos bienfaits si chèrement achetés ; je renonce à cette cause injuste et maudite, pour laquelle vous avez pris les armes ; je ne m’occuperai que de secourir, s’il m’est possible, quelques-uns des malheureux que vous avez faits.

— Parlez sans détour, don Alonzo ; dites que vous allez rejoindre les rebelles.

— La religion et la nature ne permettent pas à un fils de s’armer contre l’auteur de ses jours,… et vous êtes… vous êtes mon père !

— Oui, malheureux ! oui, je le suis, et jamais père n’aima davantage son fils ! Revenez à moi, don Alonzo, je ne vous demande plus rien ! revenez à moi.

— Le serment est prononcé, répondit le jeune noir.

— Je vous ferai absoudre par nos évêques, par le Saint-Père lui-même, si vous l’exigez.

— Ni les évêques ni le Souverain Pontife n’ont ce pouvoir. Laissez-moi donc accomplir ma destinée : malgré toute votre grandeur et votre tendresse, je n’ai trouvé à votre cour que le mépris, la haine et l’humiliation ; une autre carrière m’est ouverte : je veux, je dois la parcourir. Je serai homme, je ferai le bien, et le témoignage de ma conscience, l’estime de ceux qui sont au-dessus des préjugés vulgaires, me dédommageront de l’opprobre qui s’attache à ma couleur. Adieu, mon père !

Il sortit en achevant ces mots, et le duc d’Albe resta seul avec ses remords. Quelques moments après son secrétaire intime, Albernot, entra dans le cabinet ; mais il resta interdit en voyant la figure décomposée et le regard fixe de son maître.

— Que veux tu ? lui cria le duc.

— Je venais prendre les ordres de Votre Excellence.

Le gouverneur passa plusieurs fois la main sur son front : Il n’y a rien, dit-il… Ah ! ah ! j’oubliais, faites arrêter les dix-sept doyens de la bourgeoisie de Bruxelles, et que le bourreau prépare dix-sept cordes.

Quoique accoutumé à recevoir des ordres semblables, le secrétaire fut effrayé de l’effet que produirait un pareil attentat : prévoyant que le supplice des bourgeois les plus estimés pousserait à bout la patience du peuple dans un moment où l’armée allait s’éloigner il se hasarda à faire quelques représentations.

— Seigneur, dit-il, ces gens sont si peu coupables que vos juges (vous connaissez la sévérité de vos juges !) m’ont tous déclaré qu’ils n’oseraient les condamner à mort : on le regarderait comme un assassinat.

Le duc jeta un regard menaçant à celui qui osait plaider ainsi la cause des suspects. — Les juges sont des imbéciles, répondit-il avec un horrible jurement ; faites ce que je vous dis.

Albernot sortit épouvanté ; cependant il n’exécuta point cette affreuse commission.