J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 141-148).
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CHAPITRE XV


À mesure que la voiture s’éloignait de l’Écluse la tristesse des deux fugitives se dissipait ; elles se croyaient hors de danger et ne doutaient pas que le gouverneur ne leur rendît justice. La douairière surtout parlait avec la plus grande assurance de ses liaisons, de son crédit et de l’accueil honorable qu’elle recevait à la cour de Bruxelles.

Elle racontait à sa nièce les fêtes superbes qu’elle avait vues dans cette ville sous le règne précédent, elle s’étendait sur la beauté des édifices, le nombre des habitants, leur richesse, leurs plaisirs. Partout, disait-elle, nous apercevrons l’image de l’industrie et de l’abondance ; un air de satisfaction est empreint sur toutes les figures : des boutiques sans nombre, décorées avec art, offrent aux yeux les productions des deux mondes. À chaque pas on rencontre de riches équipages ; mille divertissements, inconnus ailleurs, amusent le peuple et lui donnent un caractère plus gai et plus aimable : enfin Bruxelles est le séjour de la magnificence et du bonheur.

Mais à mesure qu’on approchait de cette capitale le spectacle qui s’offrit aux regards des deux dames répondait bien mal à la description de la baronne : les campagnes d’alentour étaient dévastées et l’incendie avait dévoré les maisons des cultivateurs ; une troupe nombreuse de soldats étrangers, postée à l’entrée de la ville, arrêtait tous les voyageurs, les interrogeait et rançonnait le plus grand nombre. Cependant ils laissèrent passer librement le carrosse de la douairière ; car, n’apercevant aucune espèce de bagage, ils ne doutèrent point que ces dames ne fussent de Bruxelles.

Elles entrèrent dans la ville. Cette cité, naguère si populeuse, paraissait maintenant déserte ; car le petit nombre d’habitants qui n’avaient pas pris la fuite se tenaient autant que possible renfermé dans l’intérieur de leurs maisons. Si l’on en rencontrait quelques-uns, que des affaires pressantes eussent obligés de sortir, leurs regards pleins de défiance trahissaient leurs inquiétudes continuelles ; ils marchaient seuls, enveloppés de leurs manteaux, le chapeau enfoncé sur les yeux, évitant la rencontre de leurs amis les plus chers et choisissant de préférence les rues les plus écartées. Ce n’était plus ce peuple franc et joyeux qui avait su acquérir l’abondance et en jouir : c’étaient de misérables esclaves, soumis à un joug abhorré et succombant sous le poids de leurs chaînes ; ils craignaient même de laisser percer leur douleur, dont on leur eût fait un crime.

Plus de la moitié des boutiques étaient fermées ; on avait dégarni le reste de tout ce qui aurait pu éveiller la cupidité des Espagnols en révélant l’aisance des propriétaires. Les maisons, mal entretenues, avaient pris cette teinte noirâtre que leur donne si vite un climat septentrional ; plusieurs semblaient près de tomber en ruines, les oiseaux de proie y trouvaient un asile ; la mousse couvrait murailles, et l’herbe des champs croissait dans rues abandonnées.

Des postes de soldats, distribués sur tous les points, veillaient au maintien de l’esclavage. Des fantassins espagnols et italiens formaient de nombreuses patrouilles qui parcouraient continuellement la ville, la pique haute et la mèche allumée ; des cavaliers allemands ou albanais traversaient les rues au galop, renversant tout ce qui se trouvait sur leur passage. Quelquefois aussi on rencontrait des détachements de ces vieilles bandes flamandes, dont la valeur avait décidé les victoires de Gravelines et de Saint-Quentin : ces braves soldats, mécontents du service auquel on les condamnait, se rendaient lentement à leurs postes, la tête baissée, l’œil morne et le cœur serré, et souvent leurs mains se portaient à la poignée de leurs sabres, lorsqu’ils voyaient de féroces étrangers maltraiter leurs malheureux compatriotes.


Des fantassins espagnols et italiens formaient de nombreuses patrouilles…

À travers ces rues désertes et au milieu de ces soldats on voyait passer de respectables ecclésiastiques qui allaient consoler les prisonniers, secourir les malades, et porter les derniers sacrements aux moribonds. À aucune époque la mortalité n’avait été aussi grande, quoique la ville eût perdu les deux tiers de ses habitants. C’est que le renversement des fortunes et la décimation des familles avaient déchiré tous les cœurs. L’inquiétude abrégeait les jours du père, le regret faisait périr la veuve à la fleur de son âge, les enfants orphelins mouraient de besoin ou de désespoir. Au milieu de cette scène de désolation, le zèle du clergé semblait infatigable : non seulement les prêtres attachés aux paroisses, mais encore la plupart des moines prodiguaient aux malheureux leurs soins et leurs bienfaits. On les rencontrait au chevet des malades et dans le cachot des prisonniers, et ce clergé, qui était alors le plus éclairé de l’Europe, se montrait aussi le plus héroïque.

Une douleur mêlée d’effroi saisit les deux dames lorsqu’elles virent Bruxelles tellement changé. — Voilà les fruits amers de l’hérésie et de la révolte ! s’écriait la baronne. — Ne seraient-ce pas les effets de la tyrannie étrangère ? se demandait tout bas la timide Marguerite.

Elles se firent successivement conduire chez plusieurs personnes de leur famille, où elles comptaient demander l’hospitalité, mais elles trouvèrent leurs hôtels vides et abandonnés ; le fisc s’était même emparé de quelques-uns. Ainsi elles furent réduites à se loger chez d’honnêtes bourgeois attachés de tout temps à leur maison. On les y accueillit cordialement, mais sans ces démonstrations de joie qui, à une autre époque, eussent témoigné le prix qu’on attachait à leur présence ; car un gouvernement ombrageux avait rendu pénibles les relations les plus douces.

Pendant les deux jours qui suivirent son arrivée la baronne de Berghes se rendît chez des amis sur lesquels elle comptait. La noble dame y était assez bien reçue aussi longtemps quelle laissait ignorer l’accusation qui pesait sur elle : mais quand on apprenait qu’elle était compromise les visages se rembrunissaient, la froideur succédait au zèle, les excuses aux protestations d’amitié : ceux qui parurent conserver quelque intérêt pour elle lui conseillèrent unanimement de se cacher jusqu’à ce que le nouveau gouverneur, dont on attendait l’arrivée, eût fait connaître ses intentions ; car on espérait qu’il publierait une amnistie générale.

Le soir du second jour, comme elle rentrait dans son asile, triste et désespérée, un officier espagnol se présenta à elle. C’était don Christophe de Sandoval. La douairière frémit en le reconnaissant. Lui se mit à sourire et une joie maligne brilla dans ses regards.

Ils étaient seuls dans le parloir de la maison. — Chère dame, dit l’Espagnol, vous ne vous attendiez pas sans doute à me revoir aussi tôt : mais ne craignez rien ; je ne vous garde pas rancune, quoique vous m’ayez fait passer une bien mauvaise nuit, et je ne suis venu à Bruxelles que pour vous tirer d’embarras.

En parlant ainsi il s’efforçait de prendre un air de franchise et de bienveillance, mais le visage de la baronne n’exprimait que le mépris et le dégoût ; cependant il eut assez d’assurance pour continuer :

« Quand vos relations avec les gueux de mer seront connues, le conseil des troubles sévira contre vous. Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de ce fameux conseil des troubles, que le peuple appelle ici le tribunal du sang. Le président, don Jean de Vargas, est mon compatriote et mon parent. Il se croira intéressé à venger l’injure que vous m’avez faite, et vous savez que tout fléchit devant Jean de Vargas.

» Voici maintenant à quelles conditions je puis tirer de péril : je suis gentilhomme et officier comme le père de dona Marguerite ; si je n’ai point de richesses à lui offrir, mon rang me donne d’assez belles espérances. Que votre nièce oublie les moyens dont je me suis servi pour obtenir sa possession ; qu’elle devienne mon épouse, et vous êtes sauvées toutes deux. »

La douairière, qui jusqu’alors l’avait patiemment écouté, se leva, et avec la même fierté que si elle n’eût rien eu à craindre, elle lui répondit : Si notre innocence ne suffit point pour nous défendre, jamais nous n’achèterons notre sûreté par une alliance avec un homme sans honneur.

L’Espagnol interdit resta quelques moments immobile ; puis, jetant entièrement le masque, il sortit en jurant de se venger,

Quand Marguerite eut appris de sa tante les offres et les menaces de ce scélérat, les larmes s’échappèrent de ses yeux : Je le savais d’avance, dit-elle ; vous braverez tous les périls plutôt que de me sacrifier, car je possède en vous une seconde mère.

— Oui, chère fille, répondit la baronne, en l’embrassant, il n’est rien qui m’empêchât de te protéger de tout mon pouvoir : mais, Marguerite, ma bonne Marguerite, efforcez-vous, je vous en conjure, d’oublier cet officier des rebelles, qui, je m’en suis bien aperçue, occupe toutes vos pensées ; songez que je mourrais de douleur, si ma nièce aimait un gueux de mer. Oh ! quel coup pour votre père ! quelle honte pour votre famille ! quel malheur pour votre âme qu’une pareille passion ! Prévenez-la, mon enfant ; hâtez-vous de la prévenir.

— Je tâcherai de le faire, madame, reprit la jeune fille en baissant les yeux ; mais sa rougeur semblait dire : ce serait une peine inutile ; je ne l’oublierai jamais.