J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 114-121).
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CHAPITRE XII


De retour à la ferme, Louis de Winchestre y trouva Dirk Dirkensen prêt à le suivre. Ils acceptèrent le déjeuner que leur offrit le paysan, et après lui avoir donné les marques de leur reconnaissance, ils s’acheminèrent ensemble vers la ville de Bruges.

À la vue des tours de cette cité jadis si florissante, et où ses ancêtres tenaient le premier rang, le jeune homme s’arrêta et sentit ses yeux humides. Ami, dit-il à Dirk Dirkensen, ne sois pas surpris de mon émotion. C’est là le lieu de ma naissance : là j’ai éprouvé les premiers plaisirs et versé les premières larmes. Quel homme pourrait revoir la ville natale sans éprouver quelque attendrissement ?

— Je vous comprends à merveille, mon lieutenant, ou plutôt mon capitaine, répondit le vieux pilote, car l’amiral vous a donné ce titre avant de mourir. C’est comme si j’apercevais la mer après avoir passé quelques années sans voir autre chose que des prairies et de l’eau douce. Je me suis trouvé sous la même latitude dans mon premier voyage d’Espagne. J’avais oublié de saluer une statue de la vierge (Dieu maudisse les idolâtres qui adorent le bois et la pierre !) ; on m’emprisonna à Palos, et je fus forcé de louvoyer par terre jusqu’à Vigo. Je pleurai de joie quand je découvris enfin des mâts de navire, et j’embrassai le premier marin que j’entendis parler flamand.

— Dirk, répartit le jeune homme, je te montrerai le palais de mon aïeul, tu entreras avant moi, et tu diras au bon vieillard que son petit-fils existe encore, qu’il se propose d’implorer son pardon… surtout tu ne parleras point de nos croisières.

Le vieillard fronça le sourcil : — Lieutenant, dit-il, voudriez-vous renier vos exploits ? rougiriez-vous d’être un gueux de mer ?

— Je désire ne point indisposer mon aïeul, reprit Louis de Winchestre ; ainsi, parle de moi seulement comme d’un officier de marine, que le hasard t’aurait fait rencontrer.

— Pardonnez-moi, répliqua le pilote : je puis prendre un quart, un huitième de vent ; mais la vérité ne se divise pas de la sorte, et… je ne sais pas mentir.

Le jeune homme sourit. — Ni moi non plus, Dirk, répondit-il d’une voix assurée ; mais il faut ménager l’esprit d’un vieillard prévenu : je me réserve de lui découvrir ensuite la vérité, et de lui faire connaître ensuite ma conduite avant de recevoir le moindre de ses bienfaits.

— Je vois votre manœuvre à présent, dit le vieux loup de mer d’un ton radouci ; vous fermez vos sabords pour ne pas lui faire peur de trop loin, mais vous les ouvrirez assez tôt pour qu’il puisse se mettre en défense, précisément comme quand nous battîmes ces vingt vaisseaux royalistes, quoique nous n’en eussions que sept : ah ! c’était un grand homme de mer qu’Ewout Pietersen Worst !

Ils arrivèrent aux portes de la ville où on les laissa entrer librement, grâce à la précaution qu’ils avaient eue de ne rien prendre avec eux qui pût les faire reconnaître pour des étrangers ! Louis de Winchestre se rendit à l’église, où étaient les tombeaux de ses ancêtres : Dirk Dirkensen alla droit au palais de Gruthuysen, dont il se rappelait très bien la situation.

Quand il parvint au vestibule de cette magnifique demeure, il s’arrêta quelques moments pour admirer les colonnes de marbre et les riches dorures dont il était décoré ; puis il regarda avec surprise la livrée rouge, jaune et noire des domestiques qui se tenaient des deux côtés, et auxquels lui-même ne paraissait pas moins remarquable, avec ses pauvres vêtements de marin, sa figure basanée et son air stupéfait.

— L’ami, lui dit l’un, avec cette politesse arrogante des valets des grands, que désirez-vous ici ?

— Je veux parler au vieux seigneur de Gruthuysen, répondit le pilote en toisant celui qui l’avait interrogé.

— Vous venez un peu tard ; l’heure à laquelle il admet les pauvres est déjà passée.

— Et qui t’a dit que je fusse un pauvre, maudit perroquet ? s’écria Dirk Dirkensen en serrant les poings. Crois-tu donc, fainéant, qu’un homme de cœur, qui possède l’usage de ses bras, voulût mendier le pain de ton maître ? Passe encore si j’avais perdu la moitié de mes agrès !

— Peut-être, reprit le domestique, avez-vous fait quelque commission pour notre seigneur, ou bien est-ce un compte que vous avez à régler ? je vais vous conduire à l’intendant.

— Que le tonnerre t’écrase ! il n’est pas question du valet, mais du maître : allons ! que quelqu’un de vous me serve de pilote, car je suis pressé d’aborder !

— Nous ne pouvons vous introduire ainsi.

— Eh bien ! je m’en vais,… et quand mon capitaine aura pris le commandement, du diable si je ne l’engage pas à vous faire tous jeter par-dessus le bord !

Il allait sortir, quand le seigneur de Gruthuysen, qui avait entendu retentir la voix rauque du marin, envoya demander ce que c’était.

— C’est un message de bonnes nouvelles, répondit le pilote ; mais la marée est trop basse, je reste en rade et votre maître n’à qu’à prendre patience.

— Mon ami, dit le valet de chambre qui était venu s’informer de la cause du bruit, veuillez vous expliquer plus clairement.

— Plus clairement ! Double âne, n’as-tu donc jamais quitté la terre ferme ? Je te dis que je venais donner à ton maître quelques renseignements sur son petit-fils : entends tu maintenant ?

À ces mots le domestique trembla de tous ses membres ; car c’était lui qui avait eu spécialement soin des premières années de Louis de Winchestre, et il lui était attaché comme à son propre fils. — Que Dieu vous récompense, reprit-il enfin, si vous nous apprenez ce qu’il est devenu ! Venez avec moi, brave homme, mon maître sera heureux de vous entendre.

— Celui-ci parle assez bien, pensa Dirk Dirkensen, tout en le suivant à travers une longue et haute galerie ; mais que le Ciel confonde son camarade !

Ils arrivèrent à l’appartement du vieillard. C’était un salon immense, dont la voûte gothique était ornée de sculptures et d’arabesques. Les murailles étaient couvertes d’une tapisserie de Bruges, chef-d’œuvre de ces manufacturiers flamands qui ne connaissaient point de rivaux. On y voyait représenté des plus vives couleurs le fameux tournoi qui servit de modèle aux fêtes chevaleresques des comtes de Provence et des ducs de Bourgogne, imitées à leur tour par les rois et par les empereurs. Le seigneur de Gruthuysen et celui de Ghistelles, chefs des deux partis, couraient l’un contre l’autre, la visière baissée et la lance en arrêt, sous les yeux de ces belles dames de Bruges, parmi lesquelles une reine de France croyait voir cent autres reines[1]. Plus loin Édouard d’Angleterre, victime de la perfidie et de la rébellion, trouvait un asile et des secours dans le château d’un Gruthuysen. Un autre héros de la même famille apaisait seul la fureur des Gantois soulevés contre Charles le Téméraire. L’artiste avait choisi le moment où la multitude irritée dirigeait contre lui la pointe des lances et le bout des arquebuses. Il n’en était point ébranlé, et conservait son courage tranquille au milieu des accès de fureur de son prince et des lamentations des courtisans.

Entouré de ces grandes images de ses ancêtres, le vieux seigneur assis dans son fauteuil et environné des officiers de sa maison, s’offrit aux regards de Dirk Dirkensen comme un être d’une nature supérieure au reste des hommes. Il portait le costume sévère des magistrats de Bruges, et devant lui, sur une petite table, étaient la sainte Écriture et le recueil des lois de la ville. Ses traits pleins de noblesse annonçaient un caractère ferme mais bienveillant. Son regard était doux, et sur son front chauve se peignait la majesté de la vieillesse et de la vertu.

— Seigneur, lui dit le domestique en s’inclinant profondément, voici un brave homme qui vous apporte des nouvelles de Louis de Winchestre.

Les traits du vieillard s’animèrent et ses yeux devinrent brillants. — Des nouvelles de Louis de Winchestre ! répéta-t-il en levant les mains au ciel.

— Non, répondit Dirk Dirkensen.

— Quoi ! s’écria le domestique, ne m’avez-vous pas dit…

— Que j’étais envoyé par le petit-fils de ce bon seigneur ; mais, pour Louis de Winchestre, je ne le connais pas, à moins qu’en changeant de bord le jeune homme n’ait arboré un nouveau pavillon… Je me rappelle que l’amiral le nommait toujours sire Louis… Pour nous, nous l’appelions lieutenant, et quelquefois aussi le diable, parce que le feu paraissait son élément, quoiqu’il n’eût presque pas encore de barbe.

— Oh ! monseigneur, dit le valet de chambre, c’est certainement lui ; il aura caché son titre dans l’exil où il vivait.

— Marin, dit le vieillard d’une voix altérée, retourne-toi et regarde ce portrait : ressemble-t-il à l’homme dont tu parles ?

Dirk retourna la tête et vit le portrait d’un jeune homme dans l’adolescence. — Il manque deux choses à cette figure, dit-il : la couleur que donnent le soleil et la poudre, et la cicatrice d’un coup de sabre, dont le lieutenant a été balafré.

L’émotion du vieux seigneur croissait à chaque mot. — Et de quel message es-tu chargé pour moi ? reprit-il en faisant un effort pour déguiser son agitation.

— Je suis venu vous signaler l’approche du jeune homme, et vous dire qu’il implorait son pardon…

— Il approche, dis-tu ! où est-il maintenant ?

— À une portée de canon d’ici, répondit le vieux loup de mer.

— Il est à vos pieds, s’écria Louis de Winchestre, en se précipitant dans l’appartement.



  1. On trouve à la fin du premier volume des mémoires de Duclerq, publiés par M. le baron de Reiffenberg, une notice sur ce célèbre tournoi, empruntée à M. Van Praet.