Le Grand voyage du pays des Hurons/01/22

Librairie Tross (p. 203-206).
De la grand’ feste des Morts.

Chapitre XXII.


D e dix en dix ans, ou enuiron, nos Sauuages, et autres peuples Sedentaires, font la grande feste ou ceremonie des Morts, en l’vne de leurs villes ou villages, comme il aura esté conclu et ordonné par vn conseil general de tous ceux du pays (car les os des deffuncts ne sont enseuelis291||en particulier que pour vn temps) et la font encore annoncer aux autres Nations circonuoysines, afin que ceux qui y ont esleu la sepulture des os de leurs parens les y portent, et les autres qui y veulent venir par deuotion, y honorent la feste de leur presence ; car tous y sont les bien venus et festinez pendant quelques iours que dure la ceremonie, où l’on ne voit que chaudieres sur le feu, festins et dances continuelles, qui faict qu’il s’y trouue vne infinité de monde qui y aborde de toutes parts.

Les femmes qui ont à y apporter les os de leurs parens, les prennent aux cimetieres : que si les chairs ne sont pas du tout consommées, elles les nettoyent et en tirent les os qu’elles lauent, et enueloppent de beaux Castors neufs, et de Rassades et Colliers de Pourceleines, que les parens et amis contribuent et donnent, disans : Tiens, voilà ce que ie donne pour les os de mon père, de ma mere, de mon oncle, cousin ou autre parent ; et les ayans mis dans vn sac neuf, ils les portent sur leur dos, et ornent encore le dessus du sac de quantité de petites parures, de colliers, brasselets et autres enjoliuemens. Puis les292||pelleteiies, haches, chaudieres et autres choses qu’ils estiment de valeur, auec quantité de viures se portent aussi au lieu destiné, et là estans tous assemblez, ils mettent les viures en vn lieu, pour estre employez aux festins, qui sont de fort grands fraiz entr’eux, puis pendent proprement par les Cabanes de leurs hostes, tous leurs sacs et leurs pelleteries, en attendant le iour auquel tout doit estre enseuely dans la terre.

La fosse se fait hors de la ville, fort grande et profonde, capable de contenir tous les os, meubles et pelleteries dediées pour les deffuncts. On y dresse vn eschaffaut haut esleué sur le bord, auquel on porte tous les sacs d’os, puis on tend la fosse par tout, au fond et aux costez, de peaux et robes de Castors neufves, puis y font vn lict de haches, en apres de chaudieres, rassades, colliers et brasselets de Pourceleine, et autres choses qui ont esté données par les parens et amis. Cela faict, du haut de l’eschafFaut les Capitaines vuident et versent tous les os des sacs dans la fosse parmy la marchandise, lesquels ils couurent encore d’autres peaux neuves, puis d’escorces, et après reiettent la terre par293||dessus, et des grosses pieces de bois ; et par honneur ils fichent en terre des piliers de bois tout à l’entour de la fosse, et font vne couuerture par dessus qui dure autant qu’elle peut, puis festinent derechef, et prennent congé l’vn de l’autre, et s’en retournent d’où ils sont venus, bien ioyeux et contens que les âmes de leurs parens et amis auront bien de quoy butiner, et se faire riches ce iour-là en l’autre vie.

Chrestiens, r’entrons vn peu en nous-mesmes, et voyons si nos ferueurs sont aussi grandes enuers les ames de nos parens detenuës dans les prisons de Dieu, que celles des pauures Sauuages enuers les âmes de leurs semblables deffuncts, et nous trouuerons que leurs ferueurs surpassent les nostres, et qu’ils ont plus d’amour l’vn pour l’autre, et en la vie et après la mort, que nous, qui nous disons plus sages, et le sommes moins en effect, parlant de la fidelité et de l’amitié simplement : car s’il est question de donner l’aumosne, ou faire quelqu’autre œuure pieuse pour les viuans ou deffuncts, c’est souuent auec tant de peine et de repugnance, qu’il semble à plusieurs qu’on leur arrache les entrailles du ventre, tant ils294||ont de difficulté à bien faire, au contraire de nos Hurons et autres peuples Sauuages, lesquels font leurs presents, et donnent leurs aumosnes pour les viuans et pour les morts, auec tant de gayeté et si librement, que vous diriez à les voir qu’ils n’ont rien plus en recommandation, que de faire du bien, et assister ceux qui sont en necessité, et particulierement aux ames de leurs parens et amis deffuncts, ausquels ils donnent le plus beau et meilleur qu’ils ont, et s’en incommodent quelques-fois grandement, et y a telle personne qui donne presque tout ce qu’il a pour les os de celuy ou celle qu’il a aymée et cherie en cette vie, et ayme encore apres la mort : tesmoin Ongyata, qui pour auoir donné et enfermé auec le corps de sa deffuncte femme (sans nostre sceu) presque tout ce qu’il auoit, en demeura tres-pauure et incommodé, et s’en resiouyssoit encore, sous l’esperance que sa deffuncte femme en seroit mieux accommodée en l’autre vie.

Or par le moyen de ces ceremonies et assemblées, ils contractent vne nouuelle amitié et vnion entr’eux, disans : Que tout ainsi que les os de leurs parens et295||y amis deffuncts sont assemblez et vnis en vn mesme lieu, de mesme aussi qu’ils deuoient durant leur vie, viure tous ensemblement en vne mesme vnité et concorde, comme bons parens et amis, sans s’en pouuoir à iamais separer ou distraire, pour aucun desseruice ou disgrace, comme en effect ils font.