Le Grand voyage du pays des Hurons/01/17

Librairie Tross (p. 137-156).
196||De leurs conseils et guerres.

Chapitre XVII.


P line, en vne Epistre qu’il escrit à Fabate, dict que Pyrrhe, Roy des Epirotes, demanda à vn Philosophe qu’il mesnoit auec luy, quelle estoit la meilleure Cité du monde. Le Philosophe respondit, la meilleure Cité du monde, c’est Maserde, vn lieu de deux cens feux en Achaye, pour ce que tous les murs sont de pierres noires, et tous ceux qui la gouuernent ont les testes blanches. Ce Philosophe n’a rien dit (en cela) de luy-mesme : car tous les anciens, apres le Sage Salomon, ont dit qu’aux vieillards se trouuoit la sagesse : et en effect, on voit souuent la ieunesse d’ans, estre accompagnée de celle de l’esprit.

Les Capitaines entre nos Sauuages, sont ordinairement plustost vieux que ieunes, et viennent par succession, ainsi que la Royauté par deçà, ce qui s’entend, si le ||197 fils d’vn Capitaine ensuit la vertu du pere ; car autrement ils font comme aux vieux siecles, lors que premierement ces peuples esleurent des Roys : mais ce Capitaine n’a point entr’eux authorité absoluë, bien qu’on luy ait quelque respect, et conduisent le peuple plustost par prieres, exhortations, et par exemple, que par commandement.

Le gouuernement qui est entr’eux est tel, que les anciens et principaux de la ville ou du bourg s’assemblent en vn conseil auec le Capitaine, où ils decident et proposent tout ce qui est des affaires de leur Republique, non par vn commandement absolu, comme i’ay dict ; ains par supplications et remonstrances, et par la pluralité des voix qu’ils colligent, auec de petits fetus de joncs. Il y auoit à Quieunonascaran le grand Capitaine et chef de la Prouince des Ours, qu’ils appelloient Garihoùa andionxra, pour le distinguer des ordinaires de guerre, qu’ils appellent Garihoùa doutaguéta. Iceluy grand Capitaine de Prouince auoit encore d’autres Capitaines sous luy, tant de guerre que de police, par tous les autres bourgs et villages de sa Iurisdiction, lesquels en chose de 198 || conséquence le mandoient et aduertissoient pour le bien du public, ou de la Prouince : et en nostre bourg, qui estoit le lieu de sa residence ordinaire, il y auoit encore trois autres Capitaines, qui assistoient tousiours aux conseils auec les anciens du lieu, outre son Assesseur et Lieutenant, qui en son absence, ou quand il n’y pouuoit vacquer, faisoit les cris et publications par la ville des choses necessaires et ordonnées. Et ce Garihoùa andionxra n’auoit pas si petite estime de luy-mesme, qu’il ne se voulust dire frere et cousin du Roy, et de mesme egalité, comme les deux doigts demonstratifs des mains qu’il nous monstroit ioints ensemble, en nous faisant cette ridicule et inepte comparaison.

Or quand ils veulent tenir conseil, c’est ordinairement dans la Cabane du Capitaine, chef et principal du lieu, sinon que pour quelque raison particuliere il soit trouué autrement expedient. Le cry et la publication du conseil ayant esté faicts, on dispose dans la Cabane, ou au lieu ordonné, vn grand feu, à l’entour duquel s’assizent sur les nattes tous les Conseillers, en suite du grand Capitaine qui tient le premier rang, assis en tel endroict, que 199 || de sa place il peut voir tous ses Conseillers et assistans en face. Les femmes, filles et ieunes hommes n’y assistent point, si ce n’est en vn conseil general, où les ieunes hommes de vingt-cinq à trente ans peuuent assister, ce qu’ils cognoissent par vn cry particulier qui en est faict. Que si c’est vn conseil secret, ou pour machiner quelque trahison ou surprise en guerre, ils le tiennent seulement la nuict entre les principaux Conseillers, et n’en descouurent rien que la chose proiettée ne soit mise en effect, s’ils peuuent.

Estans donc tous assemblez, et la Cabane fermée, ils font tous vne longue pose auant que de parler, pour ne se precipiter point, tenans cependant tousiours leur Calumet en bouche, puis le Capitaine commence à haranguer en terme et parole hauts et intelligibles vn assez longtemps, sur la matiere qu’ils ont à traiter en ce conseil : ayant finy son discours, ceux qui ont à dire quelque chose, les vns apres les autres sans s’interrompre et en peu de mots, opinent et disent leurs raisons et aduis, qui sont par apres colligez auec des pailles ou petits ioncs, et là dessus est conclud ce qui est iugé expedient.

200|| Plus, ils font des assemblées generales, sçauoir des regions loingtaines, d’où il vient chacun an vn Ambassadeur de chaque Prouince, au lieu destiné pour l’assemblée, où il se faict de grands festins et dances, et des presens mutuels qu’ils se font les vns les autres, et parmy toutes ces caresses, ces resiouyssances et ces accolades ils contractent amitié de nouueau, et aduisent entr’eux du moyen de leur conseruation, et par quelle maniere ils pourront perdre et ruyner tous leurs ennemis communs : tout estant faict, et les conclusions prises, ils prennent congé, et chacun se retire en son quartier auec tout son train et equipage, qui est à la Lacedemonienne, vn à vn, deux à deux, trois à trois, ou gueres d’auantage.

Quant aux guerres qu’ils entreprennent, ou pour aller dans le pays des ennemis, ce seront deux ou trois des anciens, ou vaillans Capitaines, qui entreprendront cette conduite pour cette fois, et vont de village en village faire entendre leur volonté, donnant des presens à ceux desdits villages, pour les induire et tirer d’eux de l’ayde et du secours en leurs guerres, et par ainsi sont comme Généraux d’armées. 201|| Il en vint vn en nostre bourg, qui estoit vn grand vieillard, fort dispos, qui incitoit et encourageoit les ieunes hommes et les Capitaines de s’armer, et d’entreprendre la guerre contre la Nation des Attinoïndarons ; mais nous l’en blasmasmes fort, et dissuadasmes le peuple d’y entendre, pour le desastre et mal-heur ineuitable que cette guerre eust peu apporter en nos quartiers, et à l’aduancement de la gloire de Dieu.

Ces Capitaines ou Généraux d’armées ont le pouuoir, non seulement de designer les lieux, de donner quartier, et de ranger les bataillons ; mais aussi de disposer des prisonniers en guerre, et de toute autre chose de plus grande consequence : il est vray qu’ils ne sont pas tousiours bien obeys de leurs soldats, en tant qu’eux-mesmes manquent souuent dans la bonne conduite, et celuy qui conduit mal, est souuent mal suiuy. Car la fidele obeyssance des suiects depend de la suffisance de bien commander, du bon Prince, disoit Theopompus Roy de Sparte.

Pendant que nous estions là, le temps d’aller en guerre arriuant, vn ieune homme de nostre bourg, desireux d’honneur, 202|| voulut luy seul, faire le festin de guerre, et deffrayer tous ses compagnons au iour de l’assemblée generale, ce qui luy fut de grand coust et despence, aussi en fut-il grandement loüé et estimé : car le festin estoit de six grandes chaudieres, auec quantité de grands poissons boucanez, sans les farines et les huiles pour les graisser.

On les mit sur le feu auant iour, en l’vne des plus grandes Cabanes du lieu, puis le conseil estant acheué, et les resolutions de guerre prises, ils entrerent tous au festin, commencerent à festiner, et firent les mesmes exercices militaires, les vns après les autres, comme ils ont accoustumé, pendant le festin, et apres auoir vuidé les chaudieres, et les complimens et remerciemens rendus, ils partirent, et s’en allerent au rendez-vous sur la frontiere, pour entrer és terres ennemies, sur lesquelles ils prindrent enuiron soixante de leurs ennemis, la pluspart desquels furent tuez sur les lieux, et les autre amenez en vie, et faits mourir aux Hurons, puis mangez en festin.

Leurs guerres ne sont proprement que des surprises et deceptions ; car tous les 203|| ans au renouueau, et pendant tout l’esté, cinq ou six cens ieunes hommes Hurons, ou plus, s’en vont s’espandre dans vne contrée des Yroquois, se departent cinq ou six en vn endroict, cinq ou six en vn autre et autant en vn autre, et se couchent sur le ventre par les champs et forests, et à costé des grands chemins et sentiers, et la nuict venue ils rodent par tout, et entrent iusques dans les bourgs et villages, pour tascher d’atraper quelqu’vn, soit homme, femme ou enfant, et s’ils en prennent en vie, les emmenent en leur pays pour les faire mourir à petit feu, sinon après leur auoir donné vn coup de massuë, ou tué à coups de flesches, ils en emportent la teste ; que s’ils en estoient trop chargez, ils se contentent d’en emporter la peau auec sa cheuelure, qu’ils appellent Onontsira, les passent et les serrent pour en faire des trophées, et mettre en temps de guerre sur les pallissades ou murailles de leur ville, attachées au bout d’vne longue perche.

Quand ils vont ainsi en guerre et en pays d’ennemis, pour leur viure ordinaire ils portent quant eteux, chacun derriere son dos, vn sac plein de farine de bled 204|| rosty et grillé dans les cendres, qu’ils mangent crue, et sans estre trempée, ou bien destrempée auec vn peu d’eau chaude ou froide, et n’ont par ce moyen à faire de feu pour apprester leur manger, quoy qu’ils en fassent par-fois la nuict au fond des bois pour n’estre apperceus, et font durer cette farine iusqu’à leur retour, qui est enuiron de six semaines ou deux mois de temps : car après ils viennent se rafraischir au pays, finissent la guerre pour ce coup, ou s’y en retournent encore auec d’autres prouisions. Que si les Chrestiens vsoient de telle sobrieté, ils pourraient entretenir de tres-puissantes armées auec peu de fraiz, et faire la guerre aux ennemis de l’Eglise, et du nom Chrestien, sans la foule du peuple, ny la ruyne du pays, et Dieu n’y seroit point tant offencé, comme il est grandement, par la pluspart de nos soldats, qui semblent plustost (chez le bon homme) gens sans Dieu, que Chrestiens naiz pour le Ciel. Ces pauures Sauuages (à nostre confusion) se comportent ainsi modestement en guerre, sans incommoder personne, et s’entretiennent de leur propre et particulier moyen, sans autre gage ou esperance de recompense, que 205|| de l’honneur et louange qu’ils estiment plus que tout l’or du monde. Il seroit aussi bien à desirer que l’on semast de ce bled d’Inde par toutes les Prouinces de la France, pour l’entretien et nourriture des pauures qui y sont en abondance : car auec vn peu de ce bled ils se pourroient aussi facilement nourrir et entretenir que les Sauuages, qui sont de mesme nature que nous, et par ainsi ils ne souffriraient de disette, et ne seroient non plus contrains de courir mendians par les villes, bourgs et villages, comme ils font iournellement pource qu’outre que ce bled nourrist et rassasie grandement, il porte presque toute sa sauce quant-et-soy, sans qu’il y soit besoin de viande, poisson, beurre, sel ou espice, si on ne veut.

Pour leurs armes, ils ont la Massue et l’Arc, auec la Flesche empennée de plumes d’Aigles, comme les meilleures de toutes, et à faute d’icelles ils en prennent d’autres. Ils y appliquent aussi fort proprement des pierres trenchantes collées au bois, auec vne colle de poisson tres-forte, et de ces Flesches ils en emplissent leur Carquois, qui est faict d’vne peau de chien passée, qu’ils portent en escharpe. Ils por-206||tent aussi de certaines armures et cuirasses, qu’ils appelent Aquientor, sur leur dos, et contre les jambes, et autres parties du corps, pour se pouuoir defendre des coups de Flesches : car elles sont faictes à l’espreuue de ces pierres aiguës ; et non toutefois de nos fers de Kebec, quand la Flesche qui en est accommodée sort d’vn bras roide et puissant, comme est celuy d’vn Sauuage : ces cuirasses sont faictes auec des baguettes blanches, coupées de mesure, et serrées l’vne contre l’autre, tissues et entrelassées de cordelettes, fort durement et proprement, puis la rondache ou pauois, et l’enseigne ou drappeau, qui est (pour le moins ceux que i’ay veus) vn morceau d’escorce rond, sur lequel les armoiries de leur ville ou prouince sont depeintes et attachées au bout d’une longue baguette, comme vne Cornette de caualerie. Nostre Chasuble à dire la saincte Messe, leur agreoit fort, et l’eussent bien desiré traiter de nous, pour le porter en guerre en guise d’enseigne, ou pour mettre au haut de leurs murailles, attachée à vne longue perche, afin d’espouuenter leurs ennemis, disoient-ils.

Les Sauuages de l’Isle l’eussent encore 207|| bien voulu traiter au Cap de Massacre, ayans desia à cet effect, amassé sur le commun, enuiron quatre-vingts Castors : car ils le trouuoient non seulement tres-beau, pour estre d’vn excellent Damas incarnat, enrichy d’vn passement d’or (digne present de la Reyne), mais aussi pour la croyance qu’ils auoient qu’il leur causeroit du bon-heur et de la prosperité en toutes leurs entreprises et machines de guerre.

Comme l’on a de coustume sur mer, pour signe de guerre, ou de chastiment, mettre dehors en euidence le Pauillon rouge : Aussi nos Sauuages, non seulement és iours solennels et de resiouyssance, mais principalement quand ils vont à la guerre, ils portent pour la plus-part à l’entour de la teste de certains pennaches en couronnes, et d’autres en moustaches, faicts de longs poils d’Eslan, peints en rouge comme escarlatte, et collez, ou autrement attachez à vne bande de cuir large de trois doigts. Depuis que nos François ont porté des lames d’espées en Canada, les Montagnets et Canadiens s’en seruent, tant à la chasse de l’Eslan, qu’aux guerres contre leurs ennemis, qu’ils sça-208||uent droictement et roidement darder, emmanchées en de longs bois, comme demyes-picques.

Quand la guerre est declarée en vn pays on destruit tous les bourgs, hameaux, villes et villages frontieres, incapables d’arrester l’ennemy, sinon on les fortifie, et chacun se range dans les villes et lieux fortifiez de sa Iurisdiction, où ils bastissent de nouuelles Cabanes pour leur demeure, à ce aydés par les habitans du lieu. Les Capitaines assistés de leurs Conseillers, trauaillent continuellement à ce qui est de leur conseruation, regardent s’il y a rien à adiouster à leurs fortifications pour s’y employer, font balayer et nettoyer les suyes et araignées de toutes les Cabanes, depeur du feu que l’ennemy y pourroit ietter par certains artifices qu’ils ont appris de ie ne sçay quelle autre Nation que l’on m’a autresfois nommée. Ils font porter sur les guerites des pierres et de l’eau pour s’en seruir dans l’occasion. Plusieurs font des trous, dans lesquels ils enferment ce qu’ils ont de meilleur, et peur de surprise les Capitaines enuoyent des soldats pour descouurir l’ennemy, pendant qu’ils encouragent les autres de faire des armes, 209 || de se tenir prests, et d’enfler leur courage, pour vaillamment et genereusement combattre, resister et se deffendre, si l’ennemy vient à paroistre. Le mesme ordre s’obserue en toutes les autres villes et bourgs, iusqu’à ce qu’ils voyent l’ennemy s’estre attaché à quelques-vns, et alors la nuict à petit bruit vne quantité de soldats de toutes les villes voysines, s’il n’y a necessité d’vne plus grande armée, vont au secours, et s’enferment au dedans de celle qui est assiegée, la deffendent, font des sorties, dressent des embusches, s’attachent aux escarmouches, et combattent de toute leur puissance, pour le salut de la patrie, surmonter l’ennemy, et le deffaire du tout s’ils peuuent.

Pendant que nous estions à Quieunonascaran, nous vismes faire toutes les diligences susdites, tant en la fortification des places, apprests des armes, assemblées des gens de guerre, prouision de viures, qu’en toute autre chose necessaire pour soustenir vne grande guerre qui leur alloit tomber sur les bras de la part des Neutres, si le bon Dieu n’eust diuerty cet orage, et empesché ce mal-heur qui alloit menaçant nostre bourg d’vn premier 210 || choc, et peut n’y estre pas pris des premiers, toutes les nuicts nous barricadions nostre porte auec des grosses busches de bois de trauers, arrestées les vnes sur les autres, par le moyen de deux paux fichez en terre.

Or pour ce qu’vne telle guerre pouuoit grandement nuyre et empescher la conuersion et le salut de ce pauure peuple, et que les Neutres sont plus forts et en plus grand nombre que nos Hurons, qui ne peuuent faire qu’enuiron deux mille hommes de guerre, ou quelque peu d’auantage, et les autres cinq à six mille combattans, nous fismes nostre possible, et contribuasmes tout ce qui estoit de nostre pouuoir pour les mettre d’accord, et empescher que nos gens, desia tous prests de se mettre en campagne, n’entreprissent (trop legerement) vne guerre à l’encontre d’une nation plus puissante que la leur. À la fin, assistés de la grace de nostre Seigneur, nous gaignasmes quelque chose sur leur esprit : car approuuans nos raisons ils nous dirent qu’ils se tiendroient en paix, et que ce en quoy ils auoient auparauant fondé l’esperance de leur salut, estoit en nostre grand esprit, et au secours que 211 || quelques François (mal aduisez) leur auoient promis : Outre vne tres-bonne inuention qu’ils auoient conceuë en leur esprit, par le moyen de laquelle ils esperoient tirer un grand secours de la Nation de Feu, ennemis iurez des Neutres. L’inuention estoit telle ; qu’au plustost ils s’efforceroient de prendre quelqu’vn de leurs ennemis, et que du sang de cet ennemy, ils en barboüilleroient la face et tout le corps de trois ou quatre d’entr’eux, lesquels ainsi ensanglantez seroient par apres enuoyez en Ambassade à cette Nation de Feu, pour obtenir d’eux quelque secours et assistance à l’encontre de si puissans ennemis, et que pour plus facilement les esmouuoir à leur donner ce secours, ils leur montreroient leur face, et tout leur corps desia teinct et ensanglanté du sang propre de leurs ennemis communs.

Puis que nous auons parlé de la Nation Neutre, contre lesquels nos Hurons ont pensé entrer en guerre, ie vous diray aussi vn petit mot de leur pays. Il est à quatre ou cinq journées de nos Hurons tirant au Sud, au delà de la Nation des Quieunontateronons. Cette Prouince contient prez de cent lieues d’estenduë, où il se fait grande 212 || quantité de très-bon petun, qu’ils traitent à leurs voysins. Ils assistent les Cheueux Releuez contre la Nation de Feu, desquels ils sont ennemis mortels : mais entre les Yroquois et les nostres, auant cette esmeute, ils auoient paix, et demeuroient neutres entre les deux, et chacune des deux Nations y estoit la bien venuë, et n’osoient s’entre-dire ny faire aucun desplaisir, et mesmes y mangoient souuent ensemble, comme s’ils eussent esté amis ; mais hors du pays s’ils se rencontroient, il n’y auoit plus d’amitié, et s’entre-faisoient cruellement la guerre, et la continuent à toute outrance : l’on n’a sceu encor trouuer moyen de les reconcilier et mettre en paix, leur inimitié estant de trop longue main enracinée, et fomentée entre les ieunes hommes de l’vne et l’autre Nation, qui ne demandent autre exercice que celuy des armes et de le guerre.

Quand nos Hurons ont pris en guerre quelqu’vn de leurs ennemis, ils luy font une harangue des cruautez que luy et les siens exercent à leur endroict, et qu’au semblable il deuoit se resoudre d’en endurer autant, et luy commandent (s’il a du 213|| courage assez) de chanter tout le long du chemin, ce qu’il faict ; mais souvent avec un chant fort triste et lugubre, et ainsi l’emmenent en leur pays pour le faire mourir, et en attendant l’heure de sa mort, ils luy font continuellement festin de ce qu’ils peuuent pour l’engraisser, et le rendre plus fort et robuste à supporter de plus griefs et longs tourmens, et non par charité et compassion, excepté aux femmes, filles et enfans, lesquels ils font rarement mourir ; ains les conseruent et retiennent pour eux, ou pour en faire des presens à d’autres, qui en auroient auparavant perdu des leurs en guerre, et font estat de ces subrogez, autant que s’ils estoient de leurs propres enfans, lesquels estans paruenus en aage, vont aussi courageusement en guerre contre leurs propres parens, et ceux de leur Nation, que s’ils estoient naiz ennemis de leur propre patrie, ce qui tesmoigne le peu d’amour des enfans enuers leurs parens, et qu’ils ne font estat que des bien-faicts presens, et non des passez, qui est vn signe de mauuais naturel : et de cecy i’en ay veu l’experience en plusieurs. Que s’ils ne peuuent emmener les femmes et enfans qu’ils 214|| prennent sur les ennemis, ils les assomment, et font mourir sur les lieux mesmes, et en emportent les testes ou la peau, auec la cheuelure, et encore s’est-il veu (mais peu souuent) qu’ayans amené de ces femmes et filles dans leur pays, ils en ont faict mourir quelques-vnes par les tourments, sans que les larmes de ce pauvre sexe, qu’il a pour toute deffence, les ayent pû esmouuoir à compassion : car elles seules pleurent, et non les hommes, pour aucun tourment qu’on leur fasse endurer, de peur d’estre estimez effeminez, et de peu de courage, bien qu’ils soient souvent contraincts de ietter de hauts cris, que la force des tourments arrache du profond de leur estomach.

Il est quelques-fois arrivé qu’aucuns de leurs ennemis estans poursuyuis de prés, se sont neantmoins eschappez : car pour amuser celuy qui les poursuit, et se donner du temps pour fuyr et le deuancer, ils iettent leurs colliers de Pourceleines bien loin arriere d’eux, afin que si l’avarice commande à ses poursuyvans de les aller ramasser, ils peussent tousiours gaigner le deuant, et se mettre en sauueté, ce qui a réussi à plusieurs : ie me persuade et crois 215|| que c’est en partie pourquoy ils portent ordinairement tous leurs plus beaux colliers et matachias en guerre.

Lorsqu’ils ioignent vn ennemy, et qu’ils n’ont qu’à mettre la main dessus, comme nous disons entre-nous : Rends-toy, eux disent Sakien, c’est-à-dire, assied-toy, ce qu’il faict, s’il n’ayme mieux se faire assommer sur la place, ou se deffendre iusqu’à la mort, ce qu’ils ne font pas souuent en ces extremitez, sous esperance de se sauuer, et d’eschapper avec le temps par quelque ruze. Or comme il y a de l’ambition à qui aura des prisonniers, cette mesme ambition ou l’enuie est aussi cause quelques-fois que ces prisonniers se mettent en liberté et se sauuent, comme l’exemple suyuant le monstre.

Deux ou trois Hurons se voulans attribuer chacun un prisonnier Yroquois, et ne se pouuans accorder, ils en firent iuge leur propre prisonnier, lequel bien aduisé se seruit de l’occasion et dit : Vn tel m’a pris, et suis son prisonnier, ce qu’il disoit contre la vérité et exprez, pour donner un iuste mescontentement à celuy de qui il estoit vray prisonnier : et de faict indigné qu’vn autre auroit iniustement l’honneur 216|| qui luy estoit deu, parla en secret la nuict suyuante au prisonnier, et luy dit : Tu t’es donné et adiugé à vn autre qu’à moy, qui t’auois pris, c’est pourquoy i’ayme mieux te donner liberté, qu’il aye l’honneur qui m’est deu, et ainsi le deslians le fit euader et fuyr secrettement.

Arriuez que sont les prisonniers en leur ville ou village, ils leur font endurer plusieurs et diuers tourmens, aux vns plus, et aux autres moins, selon qu’il leur plaist : et tous ces genres de tourments et de morts sont si cruels, qu’il ne se trouue rien de plus inhumain : car premierement ils leur arrachent les ongles, et leur coupent les trois principaux doigts, qui servent à tirer de l’arc, et puis leur leuent toute la peau de la teste avec la cheuelure, et apres y mettent du feu et des cendres chaudes, ou y font degoutter d’une certaine gomme fondue, ou bien se contentent de les faire marcher tous nuds de corps et des pieds, au trauers d’vn grand nombre de feux faicts exprez, d’vn bout à l’autre d’vne grande Cabane, où tout le monde qui y est bordé des deux costez, tenans en main chacun vn tison allumé, luy en donnent dessus le corps en passant, 217|| puis apres auec des fers chauds luy donnent encore de jartieres à l’entour des jambes, et auec des haches rouges ils luy frottent les cuisses du haut-en-bas, et ainsi peu à peu bruslent ce pauure miserable : et pour luy augmenter ses tres-cuisantes douleurs, luy mettent par-fois de l’eau sur le dos, et luy mettent du feu sur les extremitez des doigts, et de sa partie naturelle, puis leur percent les bras prés des poignets, et auec des bastons en tirent les nerfs, et les arrachent à force, et ne les pouuans auoir les couppent, ce qu’ils endurent auec vne constance incroyable, chantans cependant auec vn chant neantmoins fort triste et lugubre, comme i’ay dict, mille menaces contre ces Bourreaux et contre toute cette Nation, et estant prest de rendre l’ame, ils le menent hors de la Cabane finir sa vie, sur un eschauffaut dressé exprez, là où on lui couppe la teste, puis on luy ouure le ventre, et là tous les enfans se trouuent pour auoir quelque petit bout de boyau qu’ils pendent au bout d’vne baguette, et le portent ainsi en triomphe par toute la ville ou village en signe de victoire. Le corps ainsi esuentré et accommodé, on le faict 218|| cuire dans une grande chaudière, puis on le mange en festin, auec liesse et resiouyssance, comme i’ay dict cy-deuant.

Quand les Yroquois, ou autres ennemis, peuuent attrapper de nos gens, ils leur en font de mesme, et c’est à qui fera du pis à son ennemy : et tel va pour prendre, qui est souuent pris luy-mesme. Les Yroquois ne viennent pas pour l’ordinaire guerroyer nos Hurons, que les fueilles ne couurent les arbres, pour pouuoir plus facilement se cacher, et n’estre descouverts quand ils veulent prendre quelqu’vn au despourueu : ce qu’ils font aysement, en tant qu’il y a quantité de bois dans le pays, et proche la pluspart des villages : que s’ils nous eussent pris nous autres Religieux, les mesmes tourments nous eussent esté appliquez sinon que de plus ils nous eussent arraché la barbe la premiere, comme ils firent à Bruslé, le Truchement qu’ils pensoient faire mourir, et lequel fut miraculeusement deliuré par la vertu de l’Agnus Dei, qu’il portoit pendu à son col : car comme ils luy pensoient arracher, le tonnerre commença adonner auec tant de furies, d’esclairs et de bruits, qu’ils en creurent estre à leur derniere iournée, et 219|| tous espouuentez le laisserent aller, craignans eux-mesmes de perir, pour auoir voulu faire mourir ce Chrestien, et luy oster son Reliquaire.

Il arriue aussi que ces prisonniers s’eschappent aucunes-fois, spécialement la nuict, au temps qu’on les faict promener par-dessus les feux ; car en courans sur ces cuisans et tres-rigoureux brasiers, de leurs pieds ils escartent et iettent les tisons, cendres et charbons par la Cabane, qui rendent apres une telle obscurité de poudre et de fumée, qu’on ne s’entre-cognoist point : de sorte que tous sont contraincts de gaigner la porte, et de sortir dehors, et luy aussi parmy la foule, et de là il prend l’essor, et s’en va : et s’il ne peut encore pour lors, il se cache en quelque coin à l’escart, attendant l’occasion et l’opportunité de s’enfuyr, et de gaigner pays. I’en ay veu plusieurs ainsi échappez des mains de leurs ennemis, qui pour preuue nous faisoient voir les trois doigts principaux de la main droicte couppez.

Il n’y a presque aucune Nation qui n’ait guerre et debat auec quelqu’autre, non en intention d’en posseder les terres et conquerir leur pays, ains seulement pour les 220|| exterminer s’ils pouuoient, et pour se venger de quelque petit tort ou desplaisir, qui n’est pas souuent grand chose ; mais leur mauvais ordre, et le peu de police qui souffre les mauuais Concitoyens impunis, est cause de tout ce mal : car si l’vn d’entr’eux a offencé, tué ou blessé un autre de leur mesme Nation, il en est quitte pour vn present, et n’y a point de chastiment corporel (pour ce qu’ils ne les ont point en vsage enuers ceux de leur Nation) si les parens du blessé ou decedé n’en prennent eux-mesmes la vengeance, ce qui arrine peu souuent : car ils ne se font, que fort rarement tort les vns aux autres. Mais si l’offensé est d’vne autre Nation, alors il y a indubitablement guerre declarée entre les deux Nations, si celle de l’homme coulpable ne se rachete par de grands presens, qu’elle tire et exige du peuple pour la partie offencée : et ainsi il arriue le plus souuent que par la faute d’vn seul, deux peuples entiers se font vne tres cruelle guerre, et qu’ils sont tousiours dans vne continuelle crainte d’estre surpris l’vn de l’autre, particulierement sur les frontières, où les femmes mesmes ne peuuent cultiner les terres et faire les 221|| bleds qu’elles n’ayent tousiours auec elles vn homme ayant les armes au poing, pour les conseruer et deffendre de quelque mauuaise aduenuë.

À ce propos des offences et querelles, et auant finir ce discours, pour monstrer qu’ils sçauent assez bien proceder en conseil, et vser de quelque maniere de satisfaction enuers la partie plaignante et lezée, ie diray ce qui nous arriua vn iour sur ce suiet. Beaucoup de Sauuages nous estans venus voir en nostre Cabane (selon leur coustume iournaliere) vn d’entr’eux, sans aucun suiet, voulut donner d’vn gros baston au Pere Ioseph. Ie fus m’en plaindre au grand Capitaine, et luy remonstray, afin que la chose n’allast plus auant, qu’il falloit necessairement assembler vn conseil general, et remonstrer à ses gens, et particulierement à tous les ieunes hommes, que nous ne leur faisions aucun tort ny desplaisir, et qu’ils ne deuoient pas aussi nous en faire, puisque nous n’estions dans leur pays que pour leur propre bien et salut, et non pour aucune enuie de leurs Castors et Pelleteries, comme ils ne pouuoient ignorer. Il fit donc assembler vn conseil general auquel tous assisterent 222|| excepté celuy qui auoit voulu donner le coup : i’y fus aussi appelé, auec le Pere Nicolas, pendant que le Père Ioseph gardoit nostre Cabane.

Le grand Capitaine nous fist seoir auprès de luy, puis ayant imposé silence, il s’addressa à nous, et nous dit, en sorte que toute l’assemblée le pouuoit entendre : Mes Nepueux, à vostre priere et requeste i’ay faict assembler ce conseil general, afin de vous estre faict droict sur les plaintes que vous m’auez proposées ; mais d’autant que ces gens-cy sont ignorans du fait, proposez vous mesme, et declarez hautement en leur presence ce qui est de vos griefs, et en quoy et comment vous auez esté offencés, et sur ce ie feray et bastiray ma harangue, et puis nous vous ferons iustice. Nous ne fusmes pas peu estonnés dés le commencement, de la prudence et sagesse de ce Capitaine, et comme il proceda en tout sagement, iusqu’à la fin de sa conclusion, qui fust fort à nostre contentement et edification.

Nous proposasmes donc nos plaintes, et comme nous auionc quitté vn tres-bon pays, et trauersé tant de mers et de terres, auec infinis dangers et mes-aises, pour 223|| leur venir enseigner le chemin du Paradis, et retirer leurs âmes de la domination de Sathan, qui les entraisnoit tous apres leur mort dans vne abysme de feu sousterrain, puis pour les rendre amis et comme parens des François, et neantmoins qu’il y en auoit plusieurs d’entr’eux qui nous traictoient mal, et particulierement vn tel (que ie nommay) qui a voulu tuer nostre frere Ioseph. Ayant finy, le Capitaine harangua vn long temps sur ces plaintes, leur remonstrans le tort qu’on auroit de nous offencer, puis que nous ne leur rendions aucun desplaisir, et qu’au contraire nous leur procurions et desirions du bien, non seulement pour cette vie ; mais aussi pour l’aduenir. Nous fusmes priez à la fin d’excuser la faute d’vn particulier, lequel nous deuions tenir seul auec eux, pour vn chien, à la faute duquel les autres ne trempoient point, et nous dirent pour exemple, que desia depuis peu, vn des leurs auoit griefuement blessé vn Algoumequin, en ioüant auec luy, et qu’ils s’estoient accordez sans guerre, par le moyen de quelque present, et celuy-là seul tenu pour chien et meschant qui auoit faict le mal, et non les autres, 224|| qui sont bien marris de cet inconuenient.

Ils nous firent aussi present de quelques sacs de bled, que nous acceptasmes et fusmes au reste festoyez de toute la compagnie, auec mille prieres d’oublier tous le passé, et demeurer bons amys comme auparauant ; et nous coniurerent encore fort instamment d’assister tous les iours à leurs festins et banquets, ausquels ils nous feraient manger de bonnes Sagamités diuersement preparées, et que par ce moyen nous nous entretiendrions mieux par ensemble dans une bonne intelligence de bons parens et bons amys, et que de verité ils nous trouuoient assez pauurement accommodez et nourris dans nostre Cabane, de laquelle ils eusent bien desiré nous retirer pour nous mettre mieux auec eux dans leur ville, où nous n’aurions autre soucy que de prier Dieu, les instruire, et nous resiouyr honnestement par ensemble ; et apres les auoir remerciés, chacun prit congé, et se retira.