Le Grand voyage du pays des Hurons/01/12

Librairie Tross (p. 116-121).
De la naissance, nourriture et amour que les Sauuages
ont enuers leurs enfans.

Chapitre XII.


N onobstant que les femmes se donnent carriere auec d’autres qu’auec leurs marys, et les marys auec d’autres qu’auec leurs femmes, si est-ce qu’ils ayment tous grandement leurs enfans, gardans cette Loy que la Nature a entée és cœurs de tous les animaux, d’en auoir le soin. Or ce qui faict qu’ils ayment leurs enfans plus qu’on ne faict par deçà (quoy que vitieux et sans respect) c’est qu’ils sont le support des pères en leur vieillesse, soit pour les ayder à viure, ou bien pour les deffendre de leurs ennemis, et la Nature conserue en eux son droict ||168 tout entier pour ce regard : à quoy ce qu’ils souhaitent le plus, c’est d’auoir nombre d’enfans, pour estre tant plus forts, et asseurez de support au temps de la vieillesse, et neantmoins les femmes n’y sont pas si fecondes que par-deçà : peut-estre tant à cause de leur lubricité que du choix de tant d’hommes.

La femme estant accouchée, suyuant la coustume du pays, elle perce les oreilles de son enfant auec vne aleine, ou vn os de poisson, puis y met vn tuyau de plume, ou autre chose, pour entretenir le trou, et y pendre par apres des patinotres de Pourceleine, ou autre bagatelle, et pareillement à son col, quelque petit qu’il soit. Il y en a aussi qui leur font encore aualler de la graisse ou de l’huile, si tost qu’ils sont sortis du ventre de leur mère ; ie ne sçay à quel dessein ny pourquoy, sinon que le Diable (singe des œuures de Dieu) leur ait voulu donner cette inuention, pour contre-faire en quelque chose le sainct Baptesme, ou quelqu’autre Sacrement de l’Eglise.

Pour l’imposition des noms, ils les donnent par tradition, c’est à dire, qu’ils ont ||169 des noms en grande quantité, lesquels ils choisissent et imposent à leurs enfans : aucuns noms sont sans significations, et les autres auec signification, comme Yocoisse, le vent, Ongyata, signifie la gorge, Tochingo, gruë, Sondaqua, aigle, Scouta, la teste, Tonra, le ventre, Taïhy, vn arbre, etc. l’en ay veu vn qui s’appeloit Ioseph ; mais ie n’ay pu sçauoir qui luy auoit imposé ce nom-là, et peut-estre que parmy vn si grand nombre de noms qu’ils ont, il s’y en peut trouuer quelques-vns approchans des nostres.

Les anciennes femmes d’Allemaigne sont loüées par Tacite, d’autant que chacune nourrissoit ses enfans de ses propres mamelles, et n’eussent voulu qu’vne autre qu’elles les eust allaictez. Nos Sauuagesses, auec leurs propres mamelles, allaictent et nourrissent aussi les leurs, et n’ayant point l’vsage ny la commodité de la boüillie, elles leur baillent encore des mesmes viandes desquelles elles vsent, apres les auoir bien maschées, et ainsi peu à peu les esleuent. Que si la mere vient à mourir auant que l’enfant soit sevré, le pere prend de l’eau, dans laquelle aura tres-bien boüilly du bled d’Inde, et en emplit sa ||170 bouche, et ioignant celle de l’enfant contre la sienne, luy faict receuoir et aualer cette eauë, et c’est pour suppleer au deffaut de la mamelle et de la boüillie, ainsi que i’ay vue pratiquer au mary de nostre Sauuagesse baptizée. De la mesme inuention se seruent aussi les Sauuagesses, pour nourrir les petits chiens, que les chiennes leur donnent, ce que ie trouuois fort maussade et vilain, de ioindre ainsi à leur bouche le museau des petits chiens, qui ne sont pas souuent trop nets.

Durant le iour ils emmaillottent leurs enfans sur vne petite planchette de bois, où il y a à quelquesvnes vn arrest ou petit aiz plié en demy rond au dessous des pieds, et la dressent debout contre le plancher de la Cabane, s’ils ne les portent promener auec cette planchette derrière leur dos, attachée auec vn collier qui leur prend sur leur front, ou que hors du maillot ils ne les portent enfermez dans leur robe ceinte deuant eux, ou derriere le dos presque tous droits, la teste de l’enfant dehors, qui regarde d’vn costé et d’autre par dessus les espaules de celle qui le porte.

L’enfant estant emmaillotté sur cette ||171 planchette, ordinairement enjoliuée de petits Matachias et Chapelets de Pourceleine, ils luy laissent vne ouuerture deuant la nature, par où il faict son eau, et si c’est vne fille, ils y adioustent vne feuille de bled d’Inde renuersée, qui sert à porter l’eau dehors, sans que l’enfant soit gasté de ses eauës, et au lieu de lange (car ils n’en ont point) ils mettent sous-eux du duuet fort doux de certains roseaux, sur lesquels ils sont couchez fort mollement, et les nettoyent du mesme duuet ; et la nuict ils les couchent souuent tous nuds entre le pere et la mere, sans qu’il en arriue, que tres-rarement, d’accident. I’ay veu en d’autres Nations, que pour bercer et faire dormir l’enfant, ils le mettent tout emmaillotté dans vne peau, qui est suspenduë en l’air par les quatre coins, aux bois et perches de la Cabane, à la façon que sont les licts de reseau des Matelots sous le Tillac des nauires, et voulans bercer l’enfant ils n’ont que fois à autre à donner vn bransle à cette peau ainsi suspendue.

Les Cimbres mettoient leurs enfans nouueaux naiz parmy les neiges, pour les endurcir au mal, et nos Sauuages n’en ||172 font pas moins ; car ils les laissent non seulement nuds parmy les Cabanes ; mais mesmes grandelets ils se veautrent, courent et se ioüent dans les neiges, et parmy les plus grandes ardeurs de l’esté, sans en receuoir aucune incommodité, comme i’ay veu en plusieurs, admirant que ces petits corps tendrelets puissent supporter (sans en estre malades) tant de froid et tant de chaud, selon le temps et la saison. Et de là vient qu’ils s’endurcissent tellement au mal et à la peine, qu’estans deuenus grands, vieils et chenus, ils restent tousiours forts et robustes, et ne ressentent presque aucune incommodité ny indisposition, et mesmes les femmes enceintes sont tellement fortes, qu’elles s’accouchent d’elles-mesmes, et n’en gardent point la chambre pour la pluspart. I’en ay veu arriuer de la forest, chargées d’vn gros faisseau de bois, qui accouchoient aussi-tost qu’elles estoient arriuées, puis au mesme instant sus pieds, à leur ordinaire exercice.

Et pour ce que les enfans d’vn tel mariage ne se peuuent asseurer legitimes, ils ont cette coustume entr’eux, aussi bien qu’en plusieurs autres endroicts des Indes ||173 Occidentales, que les enfans ne succedent pas aux biens de leur pere ; ains ils font successeurs et heritiers les enfans de leurs propres sœurs, et desquels ils sont asseurez estre de leur sang et parentage, et neantmoins encore les ayment-ils grandement, nonobstant le doute qu’ils soient à eux, et que ce soient de tres-mauuais enfans pour la pluspart, et qu’ils leur portent fort peu de respect, et gueres plus d’obeyssance : car le mal-heur est en ces pays là, qu’il n’y a point de respect des ieunes aux vieils, ny d’obeissance des enfans enuers les peres et meres, aussi n’y a-il point de chastiment pour faute aucune ; c’est pourquoy tout le monde y vit en liberté, et chacun faict comme il l’entend, et les peres et meres, faute de chastier leurs enfans, sont souvent contraincts souffrir d’estre iniuriez d’eux, et par-fois battus et esuentez au nez. Chose trop indigne et qui ne sent rien moins que la beste brute ; le mauuais exemple, et la mauuaise nourriture, sans chastiment et correction, est cause de tout ce desordre.