Le Grand saigneur/Texte entier

E. Flammarion (p. 7-279).

Le grand saigneur


I

Il fait froid. Cette gêne douloureuse, qu’insinue la basse température dans tous les membres, paralyse aussi les cerveaux et leur conversation tombe, se traîne un instant sur le tapis des lieux communs, s’efforce, péniblement, au rebondissement poli et finit par mourir faute d’un aliment nouveau où puisse briller la curiosité.

Marie Faneau continue à travailler.

On n’entend plus que son crayon de pastel qui grince sur le carton avec le bruit discret d’une dent de rat entamant un livre.

Marie Faneau, si elle n’aime pas le froid, n’est pas très éprouvée par lui. Elle a passé deux hivers de guerre sans feu et elle a découvert, dans ce genre de supplice, encore inédit pour elle, une consolante vérité : le froid conserve ! Il raidit l’être contre une fatalité naturelle qu’il est donc naturellement possible de dominer et elle le subit avec le simple frisson d’un plaisir orgueilleux. En toutes saisons elle demeure vêtue de la même robe de soie. Elle a horreur des étoffes lourdes et des fourrures. Sans corset, une ceinture de dentelles défend mal ses seins, sous sa robe, dont la forme est un peu trop précisée par le corsage droit ; cependant, elle n’a pas la coquetterie de sembler le savoir ou la ruse d’en vouloir témoigner. Son corps, fessé sur son chevalet, penché ou collé au long du grand carton, épouse si exactement son labeur qu’il semble une machine remontée, tendue vers le résultat qu’elle en espère. Elle ne voit rien que son modèle et il lui faut rendre, avec intelligence, une étrange figure, celle de l’homme qui pose devant elle, à quelques mètres, noyé dans la pénombre de son atelier déjà envahi par le crépuscule, un homme qui, probablement, lui, souffre du froid.

Le feu est depuis longtemps éteint. La bonne est sortie pour des courses. Elle a oublié le thé, les bûches et tout ce protocole mondain qui n’entre pas dans ses habitudes de paysanne indépendante.

Près de la cheminée, il y a un cordon de moire, un ornement épiscopal. Marie Faneau le tire irrévérencieusement, sonne. Un grelot fêlé tinte, mais… personne ne vient. Alors elle recule brusquement son chevalet et elle se met à rallumer le feu. Ses gestes sont vifs, d’une prestesse animale. Elle n’a rien de la dame qui reçoit. Elle est sans affectation, comme un être qui accomplit logiquement ce qu’il faut faire, et c’est pour cela qu’une harmonie puissante et singulièrement impressionnante se dégage de tous ses mouvements.

L’homme la regarde, un sourire figé aux lèvres, un sourire étonné ou méprisant, celui de la pose.

Il est assis dans un fauteuil anglais, de cuir jaune, dont il n’ose bouger parce qu’il craint d’en perdre le contact jusqu’à un certain point réchauffant. Il est drapé de sa pelisse en vison, d’un brun lustré, qui donne à toute sa silhouette une allure princière, hautaine, mais souligne terriblement la dureté de son masque. Coiffé de cheveux très noirs, rejetés en arrière selon la mode du moment, semblant livrer au vent toutes les ondulations ou les fluctuations de la pensée, le front est vaste, intelligent. Les yeux, très fournis en cils et en sourcils, ont l’aspect d’un étroit bandeau de fourrure sous lequel scintillent deux pierres… précieuses, par les lueurs qu’elles dégagent, mais contribuant, par leur aiguë fixité, à rendre ce masque inquiétant. Les méplats fort accusés des joues et de la mâchoire font ressortir la bouche, épaisse, d’un dessin violent, qu’on souhaiterait à part du reste de ce visage, tellement elle a l’air de ne pas être faite pour lui. Sous un nez droit, court, légèrement relevé du bout, cette bouche est venue se placer comme un défi à l’humanité des traits supérieurs. Ses dents fortes, irrégulières, celles d’un carnassier, lui rendent, sans doute, impossible la tendresse d’un sourire et ne laissent pas beaucoup d’espoir en la bonté du caractère de l’individu. Grave, il aurait peut-être une apparence de sévérité réfléchie, latente ; souriant, il ne doit que se moquer et son ironie ne saurait rien ménager.

Irréprochablement habillé, il porte un vêtement de drap sombre, d’une coupe savante, du linge flou, une cravate ponctuée d’une perle grise. Ses mains longues et maigres ont des doigts souples, aux ongles très soignés, qui démentent l’expression sauvage de la bouche.

— Vous avez froid, n’est-ce pas ? demande Marie Faneau en l’examinant comme si elle le voyait pour la première fois, car un homme vivant, quand revient la vie, n’est plus du tout le modèle qu’on étudiait.

— J’avoue ! fait laconiquement l’homme qui ne cache pas son ennui d’être surpris en état d’infériorité.

— Je suis désolée, cher monsieur. J’aurais bien dû m’en apercevoir plus tôt.

Maintenant le feu flambe dans la cheminée. Marie Faneau a poussé, près de lui, une table turque et, sur cette table, les traditionnels ustensiles : théière, tasses et petits fours.

— Vous n’avez pas le chauffage central ? questionne le Monsieur pour dire quelque chose.

Marie Faneau se met à rire.

— Non. Nous sommes ici dans une maison qui date de Philippe-Auguste, au moins pour ses fondations, et il paraît qu’elle ne saurait se plier au confort moderne sans être entièrement démolie. D’ailleurs, mon frère ne s’occupe jamais de notre intérieur. Il n’a jamais le temps. Moi, je suis une très mauvaise ménagère. Quand je travaille, je ne pense plus à rien. Vous avez pu vous en douter tout à l’heure ! On ne risque chez nous, que du feu de bois et, si c’est artistique, ça ne chauffe guère… que l’imagination.

L’homme se lève, s’étire légèrement, parce que la vue des flammes lui fait plaisir. Il est grand, svelte, paraît à peine trente-cinq ans. De profil, son oreille se détache de la tête, toute petite, très délicatement ourlée.

— Est-ce que je peux regarder ? demande-t-il avec une déférente courtoisie.

Elle répond par un haussement d’épaules, conservant une physionomie méditative qui prouve qu’elle n’est pas contente de son travail.

L’homme s’approche et a un rire sourd. Il est aussi mécontent qu’elle ; pourtant flatté.

— Vous n’allez pas condamner votre talent à me faire en mieux ? dit-il ironiquement.

— Non ! je voudrais seulement vous faire tel que vous êtes et je réussirais une belle chose.

— Sous le rapport de l’art, bien entendu, car vous me trouvez très laid, n’est-ce pas ?

Marie Faneau penche le front et cligne sur le portrait ébauché en lui présentant un miroir. L’artiste reparaît en elle pendant que l’homme s’efface, derrière le carton, pour faire place au modèle.

Il n’y a plus là qu’une matière sur laquelle on étudie les secrets des muscles.

— Mais non. Vous n’êtes pas laid, déclare-t-elle tranquillement. Ceux qui vous ont dit que vous étiez laid n’ont pas eu peur de vous. Donc ils ne vous ont pas bien vu, monsieur.

— Si je comprends le langage des artistes, riposte l’homme dont les yeux jettent une lueur, sans doute reflétant le jeu des flammes qui se tordent et crépitent en face de lui, cela signifie que je suis… laid à faire peur ?

— Oh ! restez là, monsieur, ainsi, sans bouger, le regard droit, je vous en prie ! s’écrie-t-elle. Croyez ce que vous voudrez. Ça n’a aucune importance, en ce moment. Je vois, je m’explique… Ce qui manquait, c’était la chaleur, la flamme, l’étincelle, un peu de colère, enfin, votre vrai tempérament. Vous n’étiez pas dans votre atmosphère. Que je suis donc sotte ! Voilà des heures que je m’efforce de découvrir une pauvre parcelle de vérité en vous examinant dans un glaçon, en guise de loupe !

Et Marie Faneau, ayant saisi, successivement plusieurs pastels, s’enfièvre dans son ouvrage, précipite ses coups de crayon, barbouille, du pouce, toute une partie de la figure, reconstruit l’autre, et enveloppe ce visage d’une intense fulguration pourpre et dorée, qui, de cet impassible masque de mondain déguisant son air brutal, révèle son insolence triomphante, et en fait une créature vraiment diabolique, mais vivante, menaçante, superbe : une œuvre d’art.

Elle est satisfaite. Malgré l’ombre, de plus en plus envahissante, elle ne veut contrôler son dessin que par l’épreuve du feu.

Lui, ne bouge pas, le l’égard tombé sur elle, de haut, parce qu’elle est plus petite que lui. Il voudrait bien que ce fût terminé. On le devine au supplice.

Elle, qu’il est forcé de contempler, comme un chien tiendrait l’arrêt devant une perdrix, c’est une rousse, mais sans les fameuses taches, de peau pâle, presque bleuâtre, tellement sa blancheur transparaît sur certaines veines. Elle a des yeux larges et gris, d’un gris givré, de fleurs de menthe, des sourcils d’un marron luisant, dont l’orbe semble fuir en coups de pinceau chinois pour aller rejoindre la masse des cheveux mal arrangés, couleur de cuivre rouge et qui, aux reflets du feu, prennent, en certaines mèches tordues, comme le gluant du sang. Son nez est rond, sa bouche fraîche, fine, d’un contour puéril. Elle est jeune, mais son âge n’est pas en question, parce qu’elle donne une sensation d’existence forte, de personnalité très saine qui attire, en dehors de tous les rites sociaux.

— Voilà ! dit-elle gaiement. C’est fini. Il ne faut pas m’en vouloir, monsieur de Pontcroix. Je vous ai tenu debout, mais on voyait trop, dans l’autre visage, que vous étiez assis et que vous vous rongiez d’impatience. Maintenant, vous êtes libre. Prenez le thé ou venez voir. Je vous permets tout, parce que je suis contente.

Elle s’étire, à son tour, s’essuyant les doigts à un petit mouchoir. Sa robe de satin-jersey marron, exactement du même luisant que ses sourcils, sans bijou, sans lingerie, est brodée, sur le côté gauche, d’une fleur de perles d’or, un chrysanthème écrasé sur la patte qui s’attache à l’épaule et qui semble s’épanouir avec l’envol du bras levé. Marie Faneau peut se grandir en se déployant tout à coup, trouvant en elle un ressort unique, son orgueil à créer qui la porte comme un pavois.

C’est une femme ordinaire, mais une belle travailleuse qui se montre extraordinaire, subitement, quand elle est possédée par son art comme on le serait par un Dieu.

En ce moment elle ne voit plus rien que le portrait qu’elle achève. L’homme lui est absolument indifférent. Elle ne le connaît pas, du reste.

… Et, ce qu’elle en a vu de ces modèles mondains, très froids, très polis, soucieux du reflet de leur cravate !…

— À propos, cher Monsieur : j’ai tout supprimé, le linge, le col, la perle et le plastron. J’ai mis, là, derrière, en ombre, un pan de fourrure qui est un prétexte, une indication de vêtements. Si vous y tenez, je peux, tout de même, y ajouter un revers de veston, un pli d’étoffe ?

Il s’approche et regarde. Il ne dit rien. Une étrange tristesse couvre à présent son visage, qui s’abîme dans une soudaine réserve. Seuls, les yeux conservent encore une lueur, mais ternie ; ce n’est plus un éclair du feu dansant. On dirait qu’une eau fond l’étincelle pour la diluer en une clarté intérieure, une nuance d’émotion, sinon une larme.

— Je vous remercie, mademoiselle. Ce que vous avez fait là est vraiment étonnant. Non, ce n’est plus moi, et je suis confus, presque navré, que vous dépensiez tant de talent à… me transfigurer. Maintenant, si j’en crois la nouvelle formule, me voici beau à faire peur !

— Vous m’en voulez, monsieur ?

Et Marie Faneau sourit, en lui tendant sa main ferme, une toute petite main de garçon, beaucoup plus destinée à se battre contre les choses qui résistent qu’aux galanteries des gens du monde. Lui, n’appuie pas le baiser, très correct. On dirait qu’il redoute un peu les traces de pastel, sous les ongles, et aussi toute espèce d’effusion.

Ils prennent le thé, silencieusement. Marie Faneau n’est pas une femme provocante et elle ne sait pas du tout s’amuser aux complications de l’esprit. Comme ce silence devient pénible, elle sonne pour obtenir de la lumière, car le feu n’en donne plus assez.

La bonne entre, en coup de vent, essoufflée, portant un petit loulou blanc, à nez pointu, mi-renard, mi-épagneul, qui saute des bras de la servante dans ceux de sa maîtresse.

— Il a failli encore passer sous l’oribus ! déclare la brave femme à peine dégrossie, ayant plutôt conduit les oies sur les pentes du Morvan que les chiens de luxe sur les trottoirs parisiens.

Le modèle consent à sourire, malgré lui, et la paysanne le regarde, familière :

— Oui, monsieur, ce chien-là me donne des sueurs, chaque fois que je le mène. S’il y passait, dessous… Mademoiselle me réglerait mon compte et ce n’est pas un sort de trembler pour sa peau à cause de celle d’un animal aussi enragé que ce chien-là !

— Une lampe, Ermance. Allumez vite, nous sommes dans l’obscurité.

Quand elle est sortie, Marie Faneau laisse le chien grimper sur ses genoux et elle s’excuse :

— C’est une simple, Ermance, presque une innocente de son village et il est impossible de la styler. Seulement, comme elle est très honnête…

Il examine l’atelier, en fait le tour, découvrant peu à peu des meubles intéressants, tout le bric-à-brac de rigueur, avec, cependant, le minimum d’ostentation, c’est-à-dire de mise au point. Il y a un tapis de Smyrne lie de vin de toute beauté, quoique copieusement taché par la peinture, la poussière de pastel, et surtout la boue du dehors. Des fleurs de la saison, chrysanthèmes et grandes fougères. Puis, dans un fond encadré par une grande verrière sertie de plomb, un vrai vitrail d’église où, mystérieusement, s’endorment des anges, parce que c’est le soir et qu’ils ont des ailes comme les oiseaux.

Tout est calme, loin du bruit boulevardier, des salons brillants de cette aveuglante lumière électrique qui aura le dernier mot de la cérébralité humaine.

— C’est pour quoi faire, votre portrait, monsieur ? questionne Marie Faneau, que le silence finit par intimider, maintenant qu’une lampe est entre eux.

Il s’est rassis dans le fauteuil jaune, le front sur sa main longue où scintille une chevalière de pierre noire, gravée, sertie de platine.

— Pour illustrer… pardon de l’expression, mais il ne s’agit que de vous, mademoiselle, un petit volume de souvenirs de guerre. Quant à moi, je trouve cela bien ridicule. Nous étions trois dans un fortin qui a sauté en 1914, et, sur les trois, inévitablement, il y avait un écrivain ou quelqu’un se supposant tel. Alors, il a réuni d’assez tristes anecdotes et m’a demandé mon portrait, qui lui semble indispensable pour corser l’horreur de ce recueil. Je ne pouvais guère lui refuser cette complaisance d’anciens camarades de régiment, le second camarade non plus… et nous irons ainsi à la postérité, tous les trois, grâce à vous, Marie Faneau.

C’est très courtois, un peu sèchement dit et l’ironie en découle, plus amère et plus corrodante.

La voix de cet homme est sans timbre, basse, singulièrement gutturale, quand il se moque. Marie Faneau l’écoute, surprise par l’accent, point par les paroles. Un original qui tient à ne pas poser pour le héros. Il y en a comme cela. Ce sont les plus braves, généralement.

La guerre a reculé dans une toile de fond encore brumeuse de la fumée des incendies, mais le spectacle de l’arrière, qui est devenu celui de l’avant, étincelle d’un prestige si nouveau, ses feux de rampe ont une si étonnante lumière fausse que personne, depuis des années, ne se souvient de l’heure d’amour où l’on se battait et que tout le monde recommence à s’intéresser à la seule mêlée pour le plaisir.

Il reprend, la voix plus âpre et avec une décision non dissimulée :

— Puis-je vous adresser une prière, mademoiselle ? Je suis certainement indiscret, pourtant, j’y tiens. Est-ce que vous voudriez être assez aimable pour refuser… d’illustrer les deux autres ? M. Gompel vous les adressera peut-être comme il m’a adressé à vous… alors… Je n’ai pas besoin de vous dire, n’est-ce pas, que vos conditions, à ce sujet, seront les miennes.

Marie Faneau se lève, spontanément révoltée par le ton péremptoire.

— Je n’ai aucune raison pour vouloir peindre trois personnes dans ce volume et je pense que… qu’une suffira bien à m’affirmer moi-même. Quant aux conditions, il ne peut en exister aucune lorsque je suis satisfaite de mon œuvre et qu’il s’agit d’un ancien combattant. Veuillez vous en souvenir à l’occasion, monsieur.

Étonné, le jeune homme la regarde fixement, comme un objet curieux, le plus curieux de son atelier où il y a quelques jolies choses. Il ne la connaît pas du tout non plus. Gompel, le marchand de tableaux, l’a adressé à elle parce qu’il prétend que c’est l’artiste la plus consciencieuse qui puisse exister. En outre, elle est célèbre, cotée, appréciée. Si on ne la rencontre presque jamais dans les réunions déclarées artistiques : premières, thé de salon à la mode, ou soirées bien mondaines, elle est estimée à sa juste valeur. Elle eut une grande médaille à ses débuts. C’est une sauvage, mais c’est quelqu’un. Elle est, d’ailleurs, relativement pauvre et met une généreuse fantaisie dans sa façon de traiter les clients. Il vient de s’en apercevoir.

— Mademoiselle, pour qui me prenez-vous ? Je ne souffrirai pas…

— Alors, monsieur, je garderai le portrait, sans votre permission.

Ils se mesurent des yeux.

Marie Faneau ne baisse pas les siens. Leurs deux orgueils sont aux prises.

Elle ne sait, elle, que ce qu’on lui a dit en lui présentant l’homme, chez ce même marchand de tableaux :

M. Yves de Pontcroix, qui désire vivement avoir son portrait par vous.

Quand elle a répondu qu’elle voulait bien, il est parti tout de suite, après un hommage banal à son talent, comme s’il redoutait de se voir trop examiné.

— Il est intéressant, hein, ce type-là ? lui a déclaré le bavard Gompel. Bon client ! Il m’a débarrassé d’une vieille machine, à laquelle je tenais, pour son château. Et puis (Gompel s’esclaffa) il a un nom à coucher au rez-de-chaussée du Petit Parisien, Que je ferme boutique si jamais ça peut exister dans l’armorial !

— Peut-être pas dans l’armorial, mais sûrement dans l’Armorique ! riposta la jeune femme en riant.

Elle n’a interrogé personne à son sujet, parce qu’elle ne pense, d’abord, qu’à son travail.

Elle comprend qu’il sera difficile.

Maintenant, ce soir, elle est heureuse d’avoir vaincu la difficulté et sait bien ce que vaut son œuvre ; pourtant sa qualité de probe plébéienne ne lui laissera pas la possibilité d’être humiliée par ce héros… fût-il de feuilleton.

Il se lève, boutonne sa pelisse de fourrure, cherche son chapeau et ne trouve pas sa canne.

— Mademoiselle, vous me comblez, murmure-t-il, de sa voix ironique. Nous ne nous entendons pas du tout. Je me refuse à orner votre secret musée des horreurs ! C’est assez d’être laid sans chercher une apothéose. Vous me donnerez donc ce portrait et je resterai votre obligé… plein de rancune pour ce que vous mettez de perfection à me flatter.

Salut, Baise-main. Et il est parti, toujours froidement correct, malgré ses ironies.

Marie entend la bonne, Ermance, qui s’écrie, dans l’escalier :

— Vous êtes ben honnête, monsieur, mais votre canne, à elle toute seule, ne vaut pas ça !

— Pauvre Ermance ! se dit la maîtresse de la maison en étouffant un éclat de rire. Elle n’en fera jamais d’autres !

Le loulou blanc tourne autour du fauteuil anglais avec une visible impatience. En chien bien élevé, il n’a pas manifesté son antipathie durant la visite. À présent, comme la bonne, il dira ce qu’il pense tout haut. Il gronde, soit qu’il n’aime pas le jaune, soit que ce Monsieur, qui avait l’air de vouloir contrarier sa mère, ne lui revienne pas.

— Qu’est-ce que tu as, Fanette ? questionne sa mère, très ennuyée de surprendre ce mouvement de mauvaise humeur. Est-ce que tu vas lui chercher querelle, toi aussi ?

Ce toi aussi indigne Fanette et la fait aboyer à pleine gueule. Ah ! non, à la fin, Fanette est un chien qui est une chienne et elle connaît des choses que les humains ne sauront jamais.

Alors, Marie Faneau lui donne un léger coup d’appui-main, parce que Marie Faneau est troublée, et que, tout bien réfléchi, elle se sent dans son tort.

II

Le frère et la sœur dînent ensemble dans le vieil hôtel de la cour de Rohan. C’est plutôt un pavillon qu’un hôtel, mais il a grand air parmi les maisons sordides qui l’entourent.

Au rez-de-chaussée, une cuisine et ses dépendances, un peu obscures, au premier deux chambres à coucher, séparées par un cabinet de toilette, et, au second, sous les combles, l’atelier qui prend jour sur une cour qu’on ne voit pas, heureusement, pour les promiscuités du voisinage, à cause du vitrail serti de plomb qu’on n’ouvre jamais. L’air est renouvelé par un lanterneau laissant pénétrer tout le ciel.

Il n’y a pas de salle à manger et on installe le couvert dans cet atelier, sur un coin de la table octogone où le frère corrige des dessins, tire des plans pour ses réductions de portraits.

Michel Faneau est graveur. Il a du talent, plus de talent que de métier. C’est un très mauvais sujet, assagi, que Marie Faneau a sauvé des pires situations en lui payant d’abord ses dettes, et en lui imposant, ensuite, son patient amour du travail. De quelques années plus jeune qu’elle, Michel est en homme ce qu’elle est en femme, une figure séduisante, seulement il est blond au lieu d’être roux. Ce sont deux épreuves du même cliché, dont la seconde est plus floue, moins bien venue. Il serait fort joli garçon s’il n’avait pas cet air tourmenté, souffrant, cette perpétuelle gaîté factice qui fatigue comme l’obsession d’un refrain trop entendu. Est-il tuberculeux ou simplement névrosé, malade physiquement ou moralement ? On n’en sait trop rien, car il a un appétit d’enfer, boit beaucoup, parle sans cesse et ne se soigne guère, aimant à risquer toutes les imprudences qui lui sont possibles.

D’une instruction et d’une éducation réelles, il affecte d’ignorer le français en se servant d’un langage vulgaire pour dire des choses toujours regrettables. Sous le spécieux prétexte que sa sœur est un peintre estimé, il emploie le plus effroyable des jargons d’atelier pour scandaliser la femme qui, d’ailleurs, en prend son parti en tant qu’artiste. Toutes les scies lui sont familières et il exécute les danses les plus excentriques avec une souplesse de reins qui fait peur. Il y a du reptile en lui. Mais Marie Faneau le voit comme un pauvre gamin, retardé dans sa croissance, très étourdi, très fiévreux, elle lui pardonne tout, et, quand elle le gronde, elle y met des précautions maternelles vraiment touchantes.

Pour Michel, Marianeau, comme il l’appelle, est à la fois le trésor qu’il admire, veut conserver pour lui seul et le trésorier dont il a un incessant besoin. Ce n’est pas un vilain Monsieur — il est si joli ! — dans toute l’acception du terme, mais il oscille entre le vice et la vertu. Sans cette fille vaillante, patiente, laborieuse, qui, elle, a besoin de se dévouer, il tomberait dans n’importe quelle boue, parce qu’il est dépourvu de sens moral. Il aime sa sœur, tantôt fougueusement, tantôt avec tous les froids calculs de son égoïsme. Il est à la fois jaloux comme un amant et intéressé comme un parasite. N’ayant pas de fortune personnelle, incapable de gagner sa vie sans la direction de son aînée, ses conseils, surtout la virilité de son exemple, il tremble de la perdre, soit par un mariage, soit par un de ces brusques revirements qui placent les femmes libres devant encore plus de liberté : celle de l’amour. Ivre de la mauvaise ivresse d’une victoire à laquelle il n’a pas du tout contribué, il ne rêve que noces et dancings. Il est le vibrant et joyeux petit cyprin de l’ « après nous le déluge ». Il se meut, là-dedans, comme dans son élément. Il est le vénusien né de l’écume rouge de la guerre. À peine adolescent, il a connu le désespoir charnel des veuves, le dévergondage des vieillards et le fameux système D employé par les gens les plus raisonnables. Rien ne l’étonne, rien ne l’attendrit. Il ne redevient naïf que lorsqu’il souffre. Ce qu’il gagne, en qualité de graveur, malgré son savoir-faire, ne peut être mis en balance avec ce qu’obtient Marie Faneau d’une vogue constante comme peintre de portraits, et il ne se sent sérieux qu’au moment précis où elle pourrait avoir la légitime envie de le mettre à la porte. Au demeurant, le frère et la sœur s’entendent fort bien, parce qu’ils ne sont pas des bourgeois. Ennemis, à cause de goûts très différents, ils restent des amis devant un commun danger et retrouvent toujours le même goût pour leur intelligence, quand il s’agit de tout concilier. Marie Faneau, pour réagir contre les faiblesses de son cadet, reprend toujours possession de sa force d’artiste généreuse, parce qu’elle a confiance en elle et que cela lui suffit pour avoir, dans une certaine mesure, confiance en lui.

Très jeunes, ils ont perdu leurs parents, un couple de demi-fous. Elle, Marie, l’aînée, déjà presque consacrée par l’opinion des critiques d’art, s’est jetée dans le travail comme on se jetterait à la mer pour sauver l’enfant qui se noie, le pauvre petit cadet, élève d’un cher maître libertin. Elle l’a ramené au rivage et, maintenant, elle ne va pas s’attarder aux détails de ce sauvetage hardi : s’il a rapporté de la vase d’on ne sait quel bas fond social, elle le couvre de son manteau de reine assez ample pour tout cacher. Puis elle se souvient du père alcoolique, de la mère, hantée d’une sombre jalousie, que Michel n’a pas pu bien connaître et qui sont les responsables de ce caractère indécis dans la bonne comme dans la mauvaise conduite. Une sincère pitié l’émeut en songeant qu’elle a hérité d’eux pour tout ce qu’ils pouvaient avoir de bon, de puissant, d’exalté, cérébralement et physiquement, et que lui n’a récolté que les prédispositions aux fêlures mentales.

Vivre seule ? Elle n’en a pas trouvé le courage. Il lui faut une affection, serait-ce une affection intéressée. L’amour ? Il lui a laissé un triste souvenir ! S’est-elle donnée ou l’a-t-on prise ? Elle a chassé l’intrus de son cœur et de ses bras. Un jour elle a appris qu’il était mort. Une paix profonde s’est abattue sur elle, non comme un deuil, mais comme une délivrance, et elle croit ne plus rien attendre en dehors des satisfactions que lui apporte son travail acharné. Elle a pu constater que le secret de l’art, de la vie intérieure, quand on l’a vraiment découvert, vaut tous les secrets sentimentaux, y compris ceux de la volupté. Au moins le pense-t-elle, parce qu’elle n’est pas encore une voluptueuse, et, loyalement, sans chercher à se duper sur sa propre valeur morale, très sévère pour elle-même, elle est pleine d’indulgence pour la valeur morale des autres, cesserait-elle de les estimer.

… Sur ce coin de table il y a un napperon de dentelles, des carafons de vieux cristal taillé, des assiettes de Chine. Un panier de fruits d’automne présente sa riche nature morte à la joie des amateurs gourmands et un perdreau fume, rôti, sur un plat d’argent, entouré de son jus velouté qui allume la convoitise de Michel Faneau.

— Marianeau, c’est un vrai ?

— Découpe-le toi-même et tu verras qu’il n’est pas en carton, gamin ! Ermance le déclare tendre. Elle s’y connaît la fille du Morvan.

— Marianeau, tu me donneras la tête et les pattes, modestement. Aussi les intérieurs, où il y a le parfum des baies sauvages. Et puis les deux cuisses qui ont couru dans les sillons. Et puis les deux ailes qui ont connu un ciel de province que je n’ai jamais vu. Je te garderai un blanc, le meilleur, mais tu n’aimes pas la chasse… alors, tu le recracheras sur mon assiette. J’aurai donc tout, y compris tes restes.

Elle rit, haussant les épaules :

— Prends donc tout, tout de suite. Ne te gêne pas. Si j’aimais le perdreau, on en servirait deux. Moi, j’ai de la bonne purée normande, mon régal.

Ermance, la fille du Morvan, proteste, en déposant une jatte remplie de purée de pommes de terre qui répand une saine odeur de beurre fin.

— Vous le gâtez tellement, le petit Monsieur, qu’il en fera des maladies pour de bon. Si c’est permis, un bel oiseau pareil !

— C’est de moi que vous parlez ? demande Michel s’adjugeant le perdreau entier le plus simplement du monde.

— Ah ! non ! j’aurais dit : vilain. Le perdreau va dans les vingt francs. Vous, vous ne valez pas quatre sous.

Le frère et la sœur éclatent. Ermance aussi. Les yeux de cette simple créature se réfugient sous deux bourrelets de graisse qui sont ses paupières et, quand elle rit, on n’aperçoit plus qu’un rayon jaune, comme le disque, imperceptiblement lumineux, d’un regard de poule couveuse. Elle est franchement laide, criblée de toutes les taches de rousseur que Marianeau, la belle rousse, n’a pas, et sa bouche, fendue un peu de travers, lui donne des prétentions au comique non justifiées, car elle pense parler fort sérieusement. Son âge est des plus canoniques (Marie Faneau ne garderait pas une servante jeune ou jolie, à cause de son frère). Voici bientôt trois ans qu’ils ont recueilli cette domestique, perdue dans une gare, à la descente du train, et ils y tiennent comme elle tient à eux.

Le feu pétille, lance des reflets merveilleux sur les meubles, les tableaux, les chevalets encombrés de soieries chatoyantes. Fanette, la petite chienne, se met debout pour avoir un os et dans le splendide désordre de l’atelier règne une heure de doux abandon, de pleine liberté qui fait de leur intérieur tout un poème d’intimités élégantes, ne sentant pas trop la bohème.

— Qu’as-tu fait, aujourd’hui, Michel ?

— J’ai ajusté et tiré moi-même ton dernier modèle : le sieur Yves de Pontcroix, qu’on attend à l’imprimerie Brès. Mâtin ! Quel coup de crayon tu as, quand tu te mêles de te payer la tête d’un type ! Sans blague, tu as eu grand tort de ne pas lui demander les mille balles de rigueur. Tu oublies la vie chère… et que tu me fais manger du perdreau, ce que je le pardonne, d’ailleurs, facilement.

— Pas moyen, Michel, de m’en sortir autrement, puisqu’il avait la singulière fantaisie de… m’acheter celles des autres.

— Tu n’as plus entendu parler de lui !

— Non. Je continue à l’ignorer absolument.

— Moi, je connais leur livre. C’est un tirage de luxe. Il y a des vues du front, des carcasses de chevaux très réussies, par Janou. C’est tout plein gai et ton bonhomme, en première page, ça va évoquer un enfer de premier ordre. (Il se met à fredonner : Mourir pour la patrie !) J’imagine ton Monsieur tout en bois, ce qui se fabrique de mieux comme articulé de guerre, et il lui faut un pont, à lui tout seul, pour porter ses différentes récompenses.

— Il ne porte même pas le ruban traditionnel. Michel, ne plaisante pas là-dessus. Tu as été réformé pour faiblesse de constitution, c’est entendu, mais c’en est une bien plus grande que d’avoir l’air de t’en vanter.

— J’étais à peine majeur. Bon Dieu, tu es aussi dure que ton perdreau est tendre, rigide Marianeau ! Ton type est parfaitement décoré. J’ai parcouru leur opuscule et il y a des citations à la pelle. Ils ont, selon l’usage, accompli tous les tours de force possibles, y compris les impossibles acrobaties comme celles de sauter en l’air, d’être éventrés, de retomber morts, et d’être sauvés par un médecin allemand. On peut boucler après cette dernière aventure !… Ça me fait l’effet de la littérature de l’Action française, ça me donne envie de devenir bolcheviste ! Espérons qu’il l’enverra un exemplaire de cette histoire de guerre pour nouveaux riches.

— Qui l’a écrite ?

— Pas lui. Le poète de leur bande. Un Monsieur très coté parmi les inconnus. Les deux autres têtes sont demeurées dans l’ombre et on a pensé, chez Brès, que ça suffisait bien de celle que tu leur as montrée pour situer tout le reste dans un cauchemar. Tu vas ramasser, lui aussi, un succès pas ordinaire…

Il fut brusquement interrompu par le timbre de la porte d’entrée. Ermance, qui leur servait des beignets rutilants comme des orfèvreries d’ostensoir, dégringola rapidement ses deux étages pour les remonter, essoufflée, en disant :

— Mademoiselle, c’est un jardinier qui apporte un rosier rouge.

— J’aime le jardinier, objecta Michel. Vous ne pourriez pas dire : un garçon fleuriste ?

— Bien, fit Marie Faneau. Donnez-lui une coupure et rapportez-nous le rosier.

— Mademoiselle, ça ne passera pas par l’escalier.

— Quelle plaisanterie !

La bonne redescendit, bougonnant, et mit un certain temps à remonter, les bras encombrés d’une énorme corbeille de roses pourpres liée d’un ruban noir. Machinalement, Marie Faneau cherchait la carte en dépouillant les branches de leur papier transparent.

— Que c’est beau ! Quelle couleur et quel parfum dans ces fleurs orgueilleuses qui vont rendre l’âme en nous méprisant de les regarder mourir !

— De qui ? demanda Michel !

— Je ne trouve rien. Ça vient d’un magasin de la rue de la Paix. Pas de carte. On l’aura oubliée.

— Jamais dans ces maisons-là. Mais pourquoi diable un ruban noir ? C’est sinistre.

Ermance débarrassa un coin du piano crapaud qui, derrière un paravent de laque, jouait le monstre dans une caverne. On y posa les fleurs.

Ils achevèrent de dîner. Michel alluma une cigarette.

— Des roses rouges anonymes ! Un ruban de deuil ! Parbleu ! Ça coïncide avec l’annonce de la plaquette. Il y a au moins un mois que l’on a livré ton fameux portrait. Ma chère, c’est ton type. Je le parie. Il ne pouvait pas faire moins, je pense. Très chic ! Quant au ruban noir, il signifie qu’il a pris le deuil de toute espèce de prétention à te plaire…

Pendant qu’il pérorait, sa sœur poussa un cri, puis elle lui jeta un regard affolé. Elle tenait quelque chose dans sa main froissant du papier de soie.

— Quoi ? Tu t’es piquée ?

— Non ! Oui ! C’est-à-dire, j’ai eu peur.

— Tu as trouvé le nom de l’expéditeur, Marie, et tu ne veux pas le dire. Tu me caches quelque chose ?

— Mon Dieu, que tu es irritant avec ta cervelle qui bout ! Je n’ai rien trouvé, que ça, un écrin.

— Ah ! Elle est bien bonne ! Que ça, un écrin ! (Il ouvrit la petite boîte ronde, en maroquin rouge.) Pas de signature, mais un fil de perles… et des vraies, Marianeau, je m’y connais. Ça vaut cinq mille balles comme un sou nickelé ! Félicitations ! Je vais danser un pas…

Mais il s’arrêta, un pied en l’air, parce que sa sœur éclatait en sanglots.

— Allons bon ! Des larmes sur les perles, une rivière sur un collier ! Qu’est-ce que tu as ? Ma parole, tu es malade ?

— Encore une fois, Michel, j’ignore d’où ça vient, hoqueta la jeune femme, mais je n’admets pas le procédé. Je suis une artiste, je ne suis pas une fille… et il n’y a que les filles pour accepter des bijoux de n’importe qui ! J’étais si contente, tout à l’heure ! Ces roses sont si belles ! Je voudrais être seule : j’ai des nerfs. Ces fleurs sentent trop fort. Qu’on les enlève ! Comment vais-je faire pour lui rendre ça ? Et si ce n’était pas lui ? Ah ! je ne mérite pas cette injure ! Michel, tu vas aller lui dire… Mais non ! Que penserait-il, si ce n’est pas lui ? C’est très lâche, ce qu’il a fait là !

Son frère la regardait anxieusement. L’idée d’une injure possible ne lui serait pas venue.

— Où demeure-t-il ?

— Je n’en sais rien. Il m’a dit, je crois m’en souvenir, qu’il demeurait à l’hôtel, l’hiver à cause des appartements mal chauffés. Ah ! je ne me rappelle plus. Écoute, Michel, va-t-en. Laisse-moi. Je suis très ennuyée et demain j’ai un modèle dès neuf heures. Je ne pourrai pas travailler si je ne me couche pas tout de suite. Obéis-moi !

Michel pirouetta et disparut.

La bonne revint pour enlever le couvert. Marie fit éloigner la lampe du divan où elle s’était assisse.

Le jeune homme réapparut, tout à coup, en smoking très élégant, rasé de près, de trop près, puisqu’il avait jugé bon de se poudrer copieusement, ses sourcils fins lissés à la petite brosse, une ondulation savante dans la chevelure. Il paraissait, cependant, fort sérieux.

Il s’approcha de la corbeille de roses et en cueillit une des moins ouvertes, un bouton, qu’il passa au revers de son habit.

— Je vais à l’Olympia. Si je rencontre ton type, et, d’après ce qu’on raconte, il y va souvent avec une bande de fêtards connus, je lui demanderai s’il se croit vraiment trop bon gentilhomme pour savoir signer. Moi non plus, en y réfléchissant, je n’aime pas qu’on envoie des fleurs anonymes à ma sœur.

Ermance tourna la tête furtivement du côté de sa maîtresse en entendant Monsieur parler sur ce ton sec.

Marie faisait semblant de jouer avec la petite chienne. D’un signe elle montra la bonne et, quand celle-ci fut sortie, elle murmura, mordant son mouchoir :

— Comment connais-tu les habitudes de M. de Pontcroix, Michel ? Tu as porté toi-même le portrait chez Gompel ?

— Oui. Et si je l’avais rencontré…

— Tu lui aurais demandé un paiement, n’est-ce pas ?

— Et j’aurai eu raison, car je t’aurais évité une injure, puisque tu te prétends injuriée.

— Ah ! Michel… quelle confiance peut-on mettre en toi ?

— Me supposerais-tu capable de garder un argent qui t’appartient ?

— Non. Je n’y ai même pas songé, mais, si je ne te savais pas si léger, si gosse…

— … Tu me croirais un poids lourd, le boulet que tu traînes, ma pauvre Marianeau, et tu n’aurais pas tort.

Il se pencha sur elle, la saisit par les poignets :

— Je suis jaloux ! gronda-t-il d’un accent furieux qui pouvait intimider une autre femme que sa sœur.

— Je la connais, ta jalousie ! Elle fond au soleil d’une bonne affaire. Ne m’en veux-tu pas d’avoir donné ce portrait pour rien ? Alors, comment te confierais-je ces perles pour les lui rendre… surtout étant convaincue qu’il répondra que ce n’est pas lui ?

Il éclata d’un rire un peu forcé.

— Il y a de ça et d’autres choses. Mais tu as une âme naïve, toi, et tu ne comprends que les sentiments tout unis. Je vais à l’Olympia pour me distraire. Fusard a des entrées pour ce soir, une représentation sensationnelle. Je te promets d’être sage et de ne pas m’enrhumer. Embrasse-moi et demande-moi pardon pour avoir pleuré à cause de ce sale individu ! (Il la contempla un instant.) Tu es vraiment bath quand tu pleures, seulement, faut pas en abuser, ça me porte sur le système. Soyons sérieux. Le jour où tu auras le coup de folie, moi, tu le devines, je reste en panne… et puisque tu ne veux pas te marier, tu as droit au coup de folie, je n’en disconviens pas. Alors ?

Marie, dans la transparence vert d’eau de son peignoir moiré de broderies pailletées, était, en effet, très belle, et, tout humides, ses larges yeux s’ouvraient comme deux fleurs voilées d’un léger brouillard.

Elle s’efforça de lui sourire.

Il l’embrassa avec l’ardeur d’un garçon qui a le repentir facile.

— Je t’assure, mon Marianeau, que la meilleure action de ma vie sera de t’empêcher d’être heureuse. Vois-tu, le bonheur bourgeois, ça gâte la main. Si tu étais mariée ou moins chaste, tu travaillerais moins bien et moins vite.

Et il sortit en fredonnant :

Ses yeux étaient bleus,
Ses pieds étaient blancs,
Ses yeux étaient blancs,
Ses pieds étaient bleus.
Elle venait de Périgueux !

III

Marie Faneau dormit, cette nuit-là, d’un sommeil agité.

La petite chienne, blottie près d’elle, donna tout à coup de la voix, une pauvre petite voix d’enfant pleurard, en entendant appeler impérieusement :

— Marianeau !

— Quoi donc ? C’est toi, Michel ? Quelle heure est-il ?

— À peine deux heures, je rentre. T’en fais pas… mais il faut que je te raconte une histoire épatante. C’est beaucoup plus raide que le buisson de roses, le ruban noir et le fil de perles, ça, je t’en réponds. Ça vaut même de m’offrir à souper. Viens chez moi. Il y a du feu.

Elle hésita, un peu fatiguée de le sentir si férocement égoïste, puis elle finit par se lever, car, d’une façon ou d’une autre, elle n’aurait pas eu la paix.

Elle tremblait, ressentant une impression de froid bizarre en se remémorant tout à coup l’aventure de la veille. Son frère avait-il fait quelques sottises irréparables ?

Calmant la petite Fanette d’une maternelle caresse, elle s’habilla, releva ses cheveux, ferma hermétiquement le haut de son peignoir et gagna la chambre de Michel qui était séparée de la sienne par un cabinet de toilette.

Cette chambre s’encombrait de bibelots inutiles, de gravures assez licencieuses et de vêtements d’homme abandonnés au hasard de l’endroit où ils n’auraient pas dû être. Il y brûlait un poêle à pétrole à flamme concentrée qui procurait une chaleur d’étuve en même temps qu’une odeur désagréable.

Marie Faneau fut suffoquée.

— Tu devrais ouvrir la fenêtre ! dit-elle. On étouffe ici, ce n’est pas sain.

Il n’avait pas encore enlevé son pardessus, qu’il mangeait, déjà, du bout de ses gants blancs, les beaux fruits de la corbeille du dîner, qu’il avait installée sur son lit et il trempait des biscuits dans du Porto.

— Penses-tu ? Je vais te servir bien plus explosif comme chaudière, ma chère : ton type est au poste !

Marie Faneau avait la grande habitude du langage imagé de son frère, mais, énervée par son réveil en sursaut, elle se fâcha :

— En voilà assez, mon petit. Si c’est une nouvelle scie de ton atelier, moi, je ne veux plus entendre ces différents couplets dans le mien ! Je t’ai dit que j’avais une pose demain, ou plutôt, aujourd’hui, à neuf heures. Demande tout de suite ce que tu désires ajouter aux fruits et, bonsoir, ou bonjour.

Il hocha la tête solennellement :

— Marianeau, je te répète que M. Yves de Pontcroix, de Pontivy, de Pontorson ou de Ploermel, ce grand mondain irréprochable, est au poste, tu comprends ? Je l’y ai accompagné moi-même avec Fusard et quelque trois cents personnes. Entre nous, c’est rudement bien fait.

Marie Faneau tomba sur un tabouret, près du lit, la face dans ses mains :

— Va toujours. Je dors…

— Ouais ! Nous allons voir si tu dormiras longtemps.

Il se mit, les jambes croisées, sur son lit, posa le panier sur un genou, son verre de Porto sur l’autre, et jongla audacieusement avec les fruits.

— Dois-je continuer ? Il y a déjà une poire derrière le lit. Ça fera hurler Ermance qui marchera dessus, demain matin.

— Je l’en prie, fit sa sœur à bout de patience. Parle vite, que je puisse retourner dans le mien !

— Ah ! ça va mieux ! Imagine-toi que j’arrive dans le promenoir avec mon copain. C’était la première d’un numéro de clowns tout battant neuf et il y avait des poules empanachées, une basse-cour vraiment royale. Tous les noceurs chic, tous les journalistes, un vrai gala. On n’aurait pas laissé tomber une épingle de cravate. Nous tournons, nous lorgnons, les femmes nous arrêtent, nous avons bien du mérite à sauvegarder notre pudeur, quand nous nous heurtons à un groupe où je distingue immédiatement ton bonhomme, que je n’avais jamais tant vu. En passant, que je te félicite, c’est rudement ça, c’est trop ça !… Il est moins bien quand il rigole, mais, quand il est en colère, il vous a une allure très sur le pont de Pontcroix ! ou d’ailleurs. Il était avec des types de la haute que Fusard connaît, du cercle Machin, ou de la colonie américaine, et puis des gueules de l’armée, des écrivains combattants, de ceux qui continuent à fracasser tout dans les colonnes des feuilles qui paient cher. D’après ce que nous saisissons de leurs propos, ils discutaient sur un coup de jiu-jitsu. C’était en situation, puisqu’on venait de nous montrer une scène où l’on voyait un policeman roulé par un petit jap haut comme une botte. Ces Messieurs s’attrapaient ferme, absolument comme dans la rue. Fusard me dit que c’était passionnant. Moi, je n’aime pas les coups ni les histoires de coups. Ce qui m’intéressait, c’était ton type. Ah ! que celui-là sait donc s’habiller ! C’est rien de le dire ! Faut le voir au milieu des autres, qui n’ont sûrement pas le même tailleur. C’est un je ne sais quoi dans la courbe de la ligne, ou le pli, ça vous prend les yeux, malgré vous, et ça le ferait reconnaître entre mille. Il parlait moins fort que les voisins, d’une drôle de voix sourde et, malgré ça, il finit par se faire écouter. Fusard me souffla qu’il devait être un vrai professionnel pour situer une prise de cette façon : seulement Fusard voit des professionnels partout ! Je ne peux pas, à mon tour, t’enguirlander de termes techniques, car ce n’est pas utile pour la démonstration, comme tu vas t’en convaincre. Ce jiu-jitsu est vraiment un joujou terrible ! Ah ! j’en ai encore la chair de grue ! Ce fut véritablement le clou de la soirée !… Figure-toi qu’une créature superbe tâchait d’attirer l’attention, tout en écoutant aussi. C’est leur métier, n’est-ce pas ? Elle avait un en peau mirobolant, un déshabillage tout constellé de rubis, des bretelles pour tout corsage et un chapeau, velours noir et plumes en averses, que l’eau m’en venait à la bouche ! Le Monsieur type était en train de désigner son propre avant-bras en leur déclarant qu’on appuyait, là, sur la saignée et que ça faisait : clac, simplement parce que le bras se retournait, paralysé ou brisé net… Alors… voilà cette fille qui se tenait derrière ton grand diable, qui lui flanque son bras nu sous le nez, un bras superbe, ma foi, en lui disant, d’un ton bien gentil : « Tiens ! Marquis, fais-moi ça ! » Il ne s’est même pas retourné, il a pris le bras tendu, a appuyé son pouce sur la saignée… on a entendu le clac, personne ne pipait, tu penses… et la fille est tombée à ses pieds en hurlant, le bras cassé net.

Marie Faneau s’était redressée, les yeux agrandis par l’horreur.

— Tu n’as rien bu, Michel, cette nuit ? dit-elle, la gorge contractée.

— Rien bu que ce Porto et rien mangé que ces biscuits, je te le jure ! Ça m’a coupé l’appétit, cette machine-là ! Mais, c’est pas fini. Il y a eu un tumulte à étouffer l’orchestre. Les femmes criaient : à l’assassin ! Les agents sont arrivés. On a voulu arrêter tout le monde. Il disait, et il fallait voir de quelle manière : « Qu’on me mette en présence du protecteur de cette dame, je réglerai la chose moi-même. » Quelqu’un lui a crié : « Vous n’êtes pas Français, monsieur ! » et il a riposté : « J’étais à Verdun quand vous restiez ici » ; ce qui, d’ailleurs, était exact. On a tous suivi, en chœur, pour l’accompagner au poste. Moi, en revenant, j’ai jeté mon bouton de rose au ruisseau… Il sait s’habiller, oui, mais quelle brute !

Marie Faneau rêva un instant, les yeux refermés.

— A-t-il vraiment cassé le bras de cette fille ?

— Pour ça, aucun doute, Marianeau. Maintenant avec un bon chirurgien et un emplâtre de billets de banque, ça peut se guérir… à moins que la belle ne préfère un petit procès à scandale qui la lancerait dans une plus haute galanterie.

Alors, Marie Faneau fit glisser cette phrase extraordinaire, du bout des lèvres où il y avait tout le dédain des femmes honnêtes pour la prostituée :

— Mon Dieu, au fond, c’est plus propre qu’autre chose et ça lui rapportera bien davantage ! Bonjour, Michel, je vais dormir. Je n’en peux plus tellement j’ai sommeil.

Et elle sortit laissant son frère dans la méditation, un peu ahuri de cette conclusion philosophique.

Le lendemain, le frère et la sœur, séparés par leurs travaux quotidiens, l’un se rendant à son atelier de gravure, faubourg Montmartre, et l’autre demeurée dans le sien, cour de Rohan, ne purent se communiquer les nouvelles, c’est-à-dire constater, ensemble, qu’il n’y avait rien dans les journaux, ni aux échos mondains, ni aux faits divers.

Ce singulier petit drame n’avait point transpiré en dépit de la présence des écrivains combattants… ou peut-être à cause d’eux.

Marie Faneau, cependant, y songeait. Elle pensait, surtout, à lui renvoyer les perles, mais où ? puisque le personnage était en prison.

Huit jours se passèrent en racontars fabuleux que Michel rapportait de chez Fusard. Tantôt on croyait savoir que le héros avait été remis en liberté avec des excuses, tantôt on apprenait qu’il avait été reconduit à la frontière en qualité d’étranger suspect.

— Quelle frontière ? ajoutait Michel, gouailleur. Il n’y en a plus nulle part !

De temps en temps, Marie ouvrait l’écrin de maroquin rouge, où l’on avait soigneusement effacé le nom du bijoutier, et elle égrenait ce collier comme un chapelet de pénitence dont chaque perle lui faisait l’effet d’une larme solide. Elle n’aimait pas les bijoux. En outre quand elle avait eu l’occasion de faire un portrait de soldat elle s’était sentie comme coupable… parce qu’elle aussi profitait de la guerre ! Que de pauvres mères ou de pauvres veuves étaient venues la trouver avec une très mauvaise photographie en la suppliant de faire revivre les traits à jamais effacés sous une terre inconnue ! Comme elle aurait voulu les offrir tous, ces souvenirs pieux entretenant la misère des cœurs et la soutenant, elle, dans sa misère momentanée d’artiste, par la réputation d’habileté qu’ils lui donnaient !

« Vous m’avez ressuscité mon fils ! » lui écrivait une provinciale éplorée, qui ne tenait plus au monde que par la vision de cette pâle effigie dont elle avait tiré, en la transfigurant, une sorte de saint auréolé de la seule gloire du martyre.

Et, cette fois, elle s’était trompée, en osant faire l’aumône de son talent à un personnage insolent, cruel, énigmatique, un grand seigneur ou un aventurier qui ne voulait rien lui devoir. Jamais son orgueil d’artiste n’avait été mis à mal de cette arrogante façon !

Elle reçut, de la maison Brès, la fameuse plaquette annoncée, illustrée de son dessin en première page. Un somptueux exemplaire de luxe sur japon impérial. Cela s’intitulait :

LES REVENANTS.

Elle n’avait guère le loisir de lire ce genre d’œuvres (car il lui aurait fallu fermer son atelier aux modèles, tellement elles étaient nombreuses), mais elle se jeta sur celle-ci et coupa fiévreusement ce livre, sans pitié pour les hachures qu’elle infligeait à son solennel papier. L’auteur, un nom totalement dépourvu de célébrité, y avait apposé une dédicace banale. Il ne lui apprit pas grand’chose, sinon que le lieutenant Yves de Pontcroix avait eu d’affreuses blessures, en en ayant, auparavant, fait, sans doute, de non moins affreuses à ses ennemis, puis le fortin dans lequel s’étaient réfugiés ces trois enragés, décidés à ne pas se rendre, avait sauté… L’auteur s’étendait peu au sujet de la catastrophe. On était parti dans les airs sans espoir de retour au sol et on s’était retrouvé, à peu près morts, deux en deçà des lignes allemandes et un au delà. On perdait la trace du principal héros, le sieur de Pontcroix, qui n’était revenu, lui, que beaucoup plus tard, délivré d’une ambulance boche par l’irruption d’un bataillon de chasseurs alpins.

L’ouvrage comportait toute la sécheresse technique d’un artilleur, très ferré sur son métier, et s’ornait des phrases un peu poncives du bon soldat qui ne sait pas les fabriquer lui-même.

Tout ce qu’elle put saisir, c’est qu’Yves de Pontcroix était breton, marquis, et officier de carrière, sorti de Saint-Cyr… probablement avec les gants de la légende. Maintenant, il devait être réformé, libre de tous liens, parce qu’il était trop riche, trop libre !

— C’est fort honorable pour lui, tout ça, grommelait Michel Faneau, mais, s’il y était resté, ça l’aurait empêché de finir au poste. Certains héros ne devraient jamais revenir. Ils font plus riche quand ils sont morts. Un héros, par définition, c’est quelqu’un qui est hors la loi.

Marie Faneau se rendit, en grand mystère, chez le fleuriste de la rue de la Paix.

— Madame, lui répondit la patronne de l’établissement d’un ton rogue, nous n’avons pas l’habitude de nous enquérir de l’identité de nos clients pourvu qu’ils règlent le montant de leur facture. Un chauffeur est venu nous apporter une boîte et nous commander une corbeille, en effet, nouée d’un ruban noir, et on a apporté le tout à votre adresse. Qu’est-ce qu’il y avait donc dans cette boîte ?

— Oh ! rien, murmura Marie rougissant sous sa voilette, une plaisanterie qui m’a été désagréable.

De plus, une objection s’imposait : si ce n’était pas lui, le donateur anonyme ? Elle avait eu pas mal de modèles qu’elle ne connaissait pas plus que lui ! Des hommes, peut être respectueusement épris, tentant la trop audacieuse déclaration, des femmes excentriques, de ces détraquées, osant jouer le rôle romanesque de Méphisto ?

Cela troublait profondément la jeune femme. Qui ? On ne pouvait pas certifier que ce fût lui et s’il s’était procuré, si c’était lui, toute latitude pour mentir.

En décembre, Marie et Michel furent invités à la grande soirée annuelle que Gompel, le marchand de tableaux très en renom, donnait dans sa galerie des boulevards. Il était de tradition, pour le frère et la sœur, d’y aller, parce que c’était, en quelque sorte, une obligation d’atelier. On recevait là un peu de tout : les peintres, les dessinateurs, les graveurs, des gens de lettres, des gens du monde, des critiques d’art hirsutes et des princesses très coiffées de couronnes authentiques, quoique toujours prêtes à les lancer par-dessus les moulins. Gompel, un gros père pansu, mettait la plus affectueuse ostentation à y produire Marie Faneau, car c’était une bonne marque de sa maison, une belle artiste doublée d’une jolie femme.

Ce soir-là, Marie, si simple, daignait s’habiller. Michel emplissait sa chambre de ses exclamations de rapin que le morceau enthousiasme, très fier, lui aussi, de servir de chaperon à cette fille raisonnable qui n’en avait nul besoin.

— Ce que tu peux être étonnante en hortensia bleu ! Tous ces tons dégradés, du rose à l’azur, te donnent l’air d’une fleur pâlissant à l’endroit du cœur. Ah ! que j’aimerais des perles pour mouiller ta gorge au lieu de ce pendentif de corail blanc, un peu jeunet.

— Tu as raison, fit-elle froidement. Je vais l’enlever. Il fait trop petite pensionnaire et je n’aime pas ça.

Elle ôta le pendentif, mais elle ne mit point les perles, qui restèrent à se morfondre dans l’armoire à trois glaces où se reflétaient trois dames en bleu.

Sa robe, brodée de nacre, imitait un ciel du matin, légèrement rosée pour le soleil qui vient et plus profondément azurée pour la nuit qui s’en va. Une touffe d’hortensias roses et bleus agrafaient l’écharpe blanche, un nuage barrant la taille, très basse. Aucun bijou. La tête, rousse, coiffée de ses seuls cheveux roux, éclatait, là-dessus, comme un objet d’art, d’albâtre et d’or pur, un buste polychromé. Mais le pli boudeur de la bouche la montrait hostile à toute idée de plaire.

— Marie, Marianeau ? Pourquoi me fais-tu la tête ? demanda Michel qui mettait, lui, une tubéreuse à sa boutonnière.

— Tu serais gentil de ne plus me parler de cette histoire de perles.

— Ah ! le fil ? Il faudra donc que je te le vole et que j’aille le laver. C’est idiot, nos scrupules !

Le pis, c’est qu’il y pensait souvent.

Chez Gompel, c’était déjà, dès dix heures, la grande crue mondaine, des vagues de toilettes claires qui déferlaient sur l’écueil des habits noirs, à l’assaut des indifférences bourrues de Messieurs les critiques ou de Messieurs les chers maîtres. Les jeunes hommes, surtout, étaient entourés, hélas, la denrée masculine se faisant rare !… L’offre devenait multiple et la demande presque nulle. Ces héros de l’arrière ou de l’avant se transformaient en Phénix, car… ils ne renaissaient pas tous de leurs cendres, ceux de l’avant !

Le frère et la sœur furent vivement séparés par Gompel, au bas de l’escalier fleuri de roses France qui conduisait de la galerie aux salons du premier. Le gros papa marchand et protecteur se montrait toujours très heureux de promener en liberté celle qu’il appelait : sa lionne. Il la présentait, ou lui faisait des présentations, en la forçant à entendre des compliments qui n’amusaient pas toujours cette sauvage.

Les galeries, aux arcades très élevées, s’ornaient de superbes plantes vertes sur lesquelles des plafonniers opalins répandaient une clarté lunaire favorable aux fards des femmes, lesquelles en abusent vraiment beaucoup, depuis, sans doute, qu’elles ont à dissimuler les rides précoces du chagrin.

Gompel murmura :

— Vous êtes toujours ravissante, quoique terriblement pâle, ce soir, ma petite filleule. Est-ce que quelque chose n’irait pas ?

Familier comme un parrain, car il était son parrain, il lui parlait franchement, la désirant un peu plus attentive à sa gloire par la réclame vivante qu’elle aurait pu se faire.

— Non, mon cher Gompel. Je suis très heureuse d’assister à votre fête qui est magnifique. Une belle rentrée ! Vous avez tout Paris, cela se voit. Moi, j’ai dû pâlir sur mon ouvrage. Il y en a tant, grâce à vous. À propos, je voulais vous poser quelques questions au sujet de La reproduction du portrait de…

Elle demeura court, au milieu de sa phrase, parce que, sous une arcade, d’un groupe de jeunes hommes venait de se détacher un habit noir que son frère aurait déclaré reconnaissable entre mille. Elle eut brusquement la vision, pourpre et or, du revenant de jadis, tombé derrière les ronces barbelées, le presque mort, le grand miraculé de guerre ! Il venait droit à elle… et la fête n’avait plus qu’un éclat livide, elle ne voyait plus rien que le bas de sa robe bleue, parce qu’elle baissait les yeux, saisie d’un vertige inexplicable.

— Monsieur Gompel, voudriez-vous me rappeler au bon souvenir de Mlle Faneau, qui ne me reconnaît pas, certainement ? Grâce à son merveilleux talent, je ressemble si peu à mon portrait !

La voix sourde, dédaigneuse, raillait aimablement.

Gompel se mit à rire.

— Ma foi, monsieur de Pontcroix, vous arrivez bien. Je vais vous passer l’honneur de conduire Mlle Faneau là-haut, où l’on danse. Justement, nous parlions du portrait, sinon du modèle.

Gompel abandonna sa filleule au baise-main réglementaire et s’en alla, de groupe en groupe disant, très haut :

— Hein ! Quel contraste ! Ils sont à peindre, le Greuze et le Delacroix ! Sans compter que cela forme tout de même un beau couple.

Marie Faneau appuyait sa main gantée sur le bras de cet homme, en tremblant, malgré sa résolution d’oublier qu’il brisait celui d’une femme à l’occasion. Elle avait décidé de lui donner une leçon et elle la lui donnerait coûte que coûte. Mais comment était-il libre ? Était-ce bien le même individu ?… Elle respirait si difficilement qu’il ne pouvait point ne pas s’apercevoir de son malaise.

— Je continue à vous faire peur ? dit-il de son ton froid, très calme, comme résigné.

— Oui, répondit-elle laconiquement.

Marie Faneau n’avait aucune expérience mondaine et les puérils manèges des coquettes lui répugnaient.

Ayant gravi lentement l’escalier encombré de flirts, au lieu de la conduire vers le bal, d’où leur parvenait une musique des plus américaines, il l’amena dans une petite salle où se trouvaient exposées les plus belles toiles du maître de la maison, un prétendu Raphaël et un Corot, peut-être authentiques, placés dans cette sorte de boudoir-fumoir, seulement éclairé par les projecteurs de leurs cadres, pour les mieux livrer aux méditations des amateurs. Des boîtes de Havanes tentaient le passant et l’engageaient à s’asseoir, loin de la foule. Ils n’y rencontrèrent encore personne.

Il lui désigna un fauteuil ombragé par un palmier nain enguirlandé d’une superbe orchidée aux fleurs vénéneusement teintées de leurs couleurs métalliques.

— Voulez-vous me donner un tango-causerie, à moi, qui ne danse pas, mademoiselle ? Je voudrais essayer… de vous rassurer.

Il riait ou faisait semblant. On devinait qu’il mordait trop souvent sa lèvre inférieure de ses incisives pour finir par rire franchement.

Elle s’assit, leva enfin les yeux.

— Moi non plus, je ne danse pas. Je ne sais pas, fit-elle très simplement. Avez-vous vraiment quelque chose à me dire ?

Elle étudiait, de nouveau, cette étrange physionomie.

— J’ai à vous remercier, d’abord, ce que je n’ai pas encore fait. Vous avez dû recevoir le livre : Les Revenants ! J’aurais voulu vous le porter moi-même, de la part de l’auteur, qui est dans le midi, actuellement. J’ai eu des empêchements, tous ces jours pluvieux, un retour de mes fièvres… qui, elles, ne guériront jamais, ni dans le midi, ni dans le nord.

— Vous avez été blessé, dans l’explosion de ce fort, en 1914 ? demanda-t-elle, oubliant tout à fait l’histoire de l’Olympia.

— Oh ! comme tout le monde, là-bas, terriblement secoué. On ne saute pas, en des exercices aussi périlleux, sans y laisser la notion normale de l’existence, mais j’en suis revenu. Cauchemar ou beau rêve, la vie ne réalise jamais rien, absolument, et quand on est mort, on ne s’en aperçoit même pas… Mademoiselle, votre robe est délicieuse, c’est l’aurore… absolument réalisée.

Il s’accoudait sur le dossier du fauteuil et la regardait de près, la dureté de son œil fixe un peu adoucie par le reflet de tout cet azur céleste.

— Il y manque des bijoux ! coupa-t-elle de sa voix claire et désireuse d’avoir le dernier mot le plus vite possible.

— En effet, remarque-t-il d’un ton plus sourd, plus mordant. Sans indiscrétion, est-ce un vœu un défi aux rivales, ou tout simplement une suprême coquetterie d’artiste ?

— C’est peut-être, monsieur, parce que je n’en possède pas…

— Alors, mademoiselle, murmura-t-il, en se penchant vers elle, de ce ton sourd, confidentiel, qui l’exaspérait, voulez-vous me permettre de vous en offrir ? Je n’aurais jamais osé vous en envoyer, et je pensais que… des fleurs seraient tellement une banalité ! Demain, prenons rendez-vous chez tel bijoutier qui vous conviendra et… vous choisirez.

Il la couvait de ses yeux fixes, un véritable regard de bête de proie, et, peu à peu, elle se sentait plongée dans une ombre, un silence émouvant où passait un souffle d’épouvante.

Elle était bien trop saine pour ne pas essayer de réagir immédiatement. Elle se raidit, songeant qu’elle venait de se tromper et que la peur d’un mal l’avait conduite dans un pire.

— Monsieur, Marie Faneau n’a pas l’habitude de ces hommages… équivoques. J’ai tellement peu envie de recevoir des bijoux que je vous demanderai de venir me voir demain pour me rendre un service : lancer, par-dessus un pont, des perles fines dans la Seine.

— Oh ! très amusant ! fit-il avec son même rire sourd. Et moi qui m’imaginais tout le contraire ! Tenez, j’aime mieux ça ! C’est plus crâne. Seulement, si j’accepte le rendez-vous, sur un pont, j’entends que vous me laissiez chercher le nom de l’envoyeur. Soyez tranquille. Ce sera discrètement… et je le mettrai à la raison, puisqu’il vous a déplu.

Absolument désemparée, sinon convaincue, Marie ne savait plus quelle contenance garder. Les accents de cet homme étaient très moqueurs, cependant toujours respectueux, ne dépassant jamais le ton de la conversation mondaine ou de la galanterie permise durant une causerie-tango.

Elle ravageait la touffe de fleurs de son écharpe, déchirant, sans s’en rendre compte, la soie fragile de leurs pétales.

— Belle, froide et fière, c’est, je crois, la devise de la fleur que vous tourmentez en ce moment, mademoiselle. On arrache les secrets sous l’empire de la souffrance, oui, mais c’est une fleur fausse, vous, vous êtes une fleur vraie !… Je ne connais rien de plus exquis que votre teint, qui se colore si facilement quand vous vous animez. Votre clair visage est le seul, ici, qui se passe de l’éclat de vos pastels. Il suffit, pour le farder, de votre propre irritation. Nous essaierons de vous venger. Que c’est beau, le sang pur qui court sous la chair ! Vous avez une santé superbe, n’est-ce pas ?…

Il débitait ces fadeurs sans un geste, sans un manque de mesure dans l’attitude. Cela sentait à la fois le dilettantisme et la torture. Elle aurait vraiment préféré une insulte normale. À présent, elle regrettait que cet envoyeur anonyme ne fût pas lui.

— Je vous demande pardon de mon erreur, monsieur de Pontcroix. Mais il me semble impossible de découvrir… le coupable, car personne, je vous l’assure, ne me doit quelque chose, sinon vous et, encore, les roses, tout au plus !

— Vous en aurez demain, vous en aurez tous les jours. Songez que je suis ravi de l’occasion offerte. Sans cet insolent inconnu, je ne savais comment me tirer d’une très ridicule situation. Je ne vous plais pas et il m’est défendu de… vous déplaire davantage. Je commence à être horriblement jaloux du Monsieur aux perles fines. Vous n’avez aucune indication ?

À ce moment où Marie Faneau se demandait si elle ne devenait pas folle de confusion, un couple entra, en tournoyant dans le fumoir, s’arrêta, essoufflé, riant et se livrant aux déhanchements les plus exagérés des danses en vogue. La femme, en apercevant Marie Faneau qui s’était levée, très anxieuse, s’arrêta un peu hésitante, salua, s’approcha d’un miroir pour se refaire une beauté, puis se sauva.

Quant à son cavalier, médusé, face au personnage qui flirtait avec sa sœur, il s’écria :

— Ça, c’est trop fort ! Vous êtes donc sorti de prison, monsieur le Marquis ?

IV

Yves de Pontcroix s’avança sur Michel Faneau avec un tel élan de fureur que Marie ferma les yeux, saisie d’un nouveau vertige. Elle se rappelait la scène de l’Olympia.

— Que voulez-vous dire ? Qui êtes-vous ? Et de quel droit m’adressez-vous la parole ? Vous divaguez, monsieur ! gronda l’homme de son ton sourd, qui, à présent, dépassait très difficilement ses dents serrées.

— Pas le moins du monde. J’ai servi de témoin dans l’affaire et nous étions quelques centaines. (Michel mit les pouces dans les entournures de son gilet.) Je serais même curieux de savoir comment s’est terminée la petite leçon …japonaise.

Pontcroix l’enveloppa d’un tel regard de haine, en retirant lentement son gant, que Marie Faneau se jeta entre eux, en criant :

— C’est mon frère, n’y touchez pas, monsieur ! C’est mon frère, Michel Faneau.

L’homme s’immobilisa, respira dans un effort visible, et murmura :

— Ah ! vraiment ! Votre frère ?… Je n’ai jamais eu plus envie de tuer quelqu’un.

Les jambes de la jeune femme tremblaient tellement, après cette dernière dépense de son énergie, qu’elle retomba sur le fauteuil, pendant que son frère se reculait, car il n’aimait pas les discussions violentes et se félicitait de voir qu’encore une fois sa sœur lui sauvait la mise,

— Voici une présentation originale, n’est-ce pas, cher monsieur ? gouailla Michel, qui, sûrement, était passé par le buffet où il avait vidé quelques coupes avant de venir s’échouer dans ce salon désert. Ma sœur voudrait connaître l’auteur de la fumisterie du collier et moi je ne demande pas mieux de m’expliquer là-dessus avec vous, mais après quelques détails sur le recollage du bras cassé !

— Monsieur Michel Faneau, fit Pontcroix d’un accent glacé, je sais déjà que Mademoiselle votre sœur est une grande artiste et je n’ai pas besoin que vous me rappeliez qu’elle est au-dessus de toutes les injures, y compris celle d’être défendue par un garçon aussi mal élevé que vous !

Michel éclata de rire.

— Vous êtes un type épatant. Ne nous fâchons pas pouf si peu. Moi, je n’ai pas fait la guerre, parce que je suis malade. En voulant vous battre avec moi, vous auriez tout l’atelier Fusard sur le dos… et Paris, par-dessus le marché. Non, mais des fois, vous ne m’avez pas bien regardé, marquis ?

Stupéfait par ce genre d’insolence qui n’était pas du tout le sien, Pontcroix en appela, impérieusement, des yeux, à Mlle Faneau. Celle-ci retenait ses larmes par un miracle de sa volonté.

— Oui, souffla-t-elle, mon frère est souffrant, neurasthénique. Cependant, il a grand tort de plaisanter sur ce ton-là. Quant à l’histoire du bras cassé, j’ignore ce qu’il veut dire.

— Mademoiselle, fit Pontcroix ne s’adressant qu’à elle, je vous le dirai, moi. J’ai été un peu vif avec un objet exposé dans le promenoir de l’Olympia. Il y eut des dégâts sans importance étant donnée la valeur de l’objet. On s’est arrangé devant un commissaire de police. J’ai payé la note et j’ai reçu, ce matin même, le désistement de la plaignante. Je regrette seulement que Monsieur votre frère ait eu l’idée, tout à fait inconvenante, de vous narrer cet incident. Dans un certain monde il y a des choses que l’on ne raconte jamais à sa sœur.

— Mais dans l’autre, riposta Michel, si on les faisait, on ne sortirait de l’audience qu’orné d’une bonne petite condamnation pour coups et blessures ! Vous avez bien de la chance d’avoir déniché un commissaire de police intelligent. Mes félicitations. Voulez-vous des Muratti ?

Et il se rapprocha, très apprivoisé, très à son aise, lui tendant son étui à cigarettes comme s’il eût été chez Fusard, en plein atelier.

Sa sœur intervint, heureusement, opposa un geste et cueillit l’étui.

— Michel, dit-elle d’un ton très doux, tu sais bien qu’il t’est défendu de fumer ! Tu ne seras donc jamais qu’un enfant désobéissant !

Yves de Pontcroix murmura entre ses dents : — S’il a encore, selon vous, l’âge du fouet, passez-le moi, je vous en prie !

— Soyez bon, monsieur. Une fois n’est pas coutume. J’ai tant souffert par lui… que je l’aime beaucoup.

Pontcroix tressaillit et resta, malgré lui, sous le charme de ses paroles qui respiraient une sincère candeur.

— Monsieur Michel Faneau, reprit-il élevant la voix, j’ai peut-être eu tort de détériorer Mlle Angèle de Savigny, mais vous avez eu non moins tort d’en parler à Mlle Marie Faneau. C’est une faute de goût. Si vous voulez bien avouer la vôtre, j’avoue la mienne. Après ces deux confessions, nous serons quittes. Non, merci ! J’ai horreur des Muratti. Je ne fume que des cigares, et encore… pas devant une femme comme il faut, même dans un fumoir, chez Gompel.

À cet instant des couples envahirent le petit salon, car tout était à la fureur de la danse, l’autre frénésie, et on ne pouvait plus évoluer dans les grandes salles.

— Voulez-vous me permettre, ajouta-t-il, de vous conduire au buffet, mademoiselle ? Je crois que voici des danseuses qui viennent relancer Monsieur votre frère. C’est si rare, un bon danseur. On le prétend passé maître dans cet exercice.

Marie, hypnotisée, ne songeant plus qu’à échapper au danger des plaisanteries des deux hommes, acquiesça d’un signe de tête fatigué et reprit le bras qu’on lui offrait.

— Elle a dompté le fauve. Ou c’est le fauve qui l’a domptée ! grommela Michel pensif. Nous aurons les trois rangs au lieu du fil… tous les filons, quoi ! D’ailleurs, marquis, en latin, ça veut dire : marche. Il va marcher !… et moi, moi, je suis foutu !

Dans la galerie, Marie s’animait. Elle riait de ce que lui disait Gompel, et les peintres, qui lui formaient une cour, ne l’avaient pas encore vue si gracieusement femme. Il y a toujours une heure où la fleur s’épanouit, inconsciente, que ce soit au soleil de midi ou au soleil de minuit, et le perce-neige aussi est une rose…

Yves de Pontcroix, après lui avoir obtenu, du buffet, un biscuit glacé et une coupe de champagne, s’était retiré, discrètement ; mais il la suivait de loin, de son œil lumineux, un peu trop fixe.

Quelqu’un vint lui frapper sur l’épaule.

— Jolie personne, hein, Marie Faneau ? Et du talent ! juste assez pour t’avoir embelli sans te rendre ridicule. (Le jeune homme, un médecin, ajouta plus bas) : Vous n’allez pas inquiéter celle-là, Yves, elle n’a rien pour vous plaire, car elle n’est pas à vendre.

— Toutes les femmes sont à vendre, mon cher docteur, répliqua sèchement Pontcroix, il s’agit de savoir à quel prix.

— Puisque tu te déclares incapable d’aimer, tu ne l’auras pas, même au prix de toute ta fortune, Yves. Je la regardais tout à l’heure à ton bras, c’est une tendre, mais une sérieuse.

— Henri, tu ne sais pas ce dont je suis capable pour obtenir ce qu’il me plaît d’obtenir.

— Il y a un frère taré, en outre.

— Le frère est, en effet, un drôle de pantin. On en ferait des morceaux avec joie, s’il ne lui ressemblait pas tant.

— Et ton histoire avec la poupée de l’Olympia ?

Terminée au mieux. Elle m’a envoyé sa photographie et son désistement, l’une dans l’autre.

— Pas possible. Veinard !

Mais comme Pontcroix comprit que Marie Faneau allait se retirer, il lâcha son ami avec une certaine désinvolture et, faisant un adroit demi-tour pour éviter la cohue des danseurs, il se retrouva devant elle, au bas de l’escalier.

— Voulez-vous que je vous ramène à votre atelier, Mademoiselle, parce qu’à cette heure les chauffeurs de taxis, étant donnée la dernière grève, suscitent toujours des discussions regrettables ?

— J’ai mon frère, Monsieur, répondit Marie en souriant.

— Oh ! il est parfaitement capable d’aller au poste à son tour ! Je vous demande la permission de l’y accompagner… à mon tour ! Seulement après vous avoir mise en lieu sûr, c’est-à-dire chez vous.

Michel rejoignit sa sœur au vestiaire. Il parut tout à fait ravi de la proposition.

— J’accepte, Monsieur. Ma sœur n’est pas peureuse. Moi, l’idée d’entrer en collision avec une brute me donne des nerfs, positivement.

Et ils eurent tous les deux le même sourire d’intelligence, un peu contraint

Le chauffeur du marquis fut appelé, amena une voiture superbe, et la belle auto noire partit dans un silencieux démarrage. Marie, réfugiée dans un coin, tenant son manteau bien serré autour d’elle, essayait de ne plus penser à rien. Michel bavardait, selon son habitude, et vantait les progrès de l’automobilisme, décrivant, avec une précision remarquable, des choses qu’il ne connaissait pas du tout.

— Vous avez donc suivi en course ? interrogea l’ancien officier, qui, au besoin, conduisait lui-même.

— Jamais de la vie ! J’ai seulement gravé tous les grands catalogues de la maison qui vous vendit votre voiture, Monsieur.

Pontcroix se prit à rire, plus franchement, parce que Marie n’avait pu s’empêcher d’éclater. Décidément, ce gamin, l’enfant terrible de l’atelier Fusard, était drôle, sinon un drôle.

Comme on s’arrêtait devant la grille de la cour de Rohan, au grand scandale du chauffeur qui ne comprenait pas qu’on pût lâcher une femme en toilette de bal sur le pavé, au lieu de la déposer sous un péristyle, Pontcroix dit vivement à l’oreille de Marie Faneau :

— À demain, chez vous, cinq heures, n’est-ce pas ? Je viendrai vous prendre pour aller au pont de Saint-Cloud et nous jetterons dans l’eau ces malencontreuses perles qui vous chagrinent. Ensuite, je tâcherai de vous découvrir le nom de l’envoyeur, c’est entendu.

— Pourquoi le pont de Saint-Cloud ? demanda-t-elle naïvement. L’eau de la Seine n’est-elle pas aussi profonde dans la traversée de Paris ?

— Je crois… Seulement, celle du pont de Saint-Cloud est plus… lointaine.

Cela fut dit courtoisement, dans le baisemain à peine appuyé, comme une chose normale, et, parce qu’il ne riait plus, elle ne comprit pas du tout l’intention qu’il avait d’allonger la promenade.

— Alors ? fit Michel au moment de traverser leur cabinet de toilette pour gagner sa chambre.

— Alors, tu seras bien gentil de ne pas taquiner ce Monsieur-là. Il a un singulier caractère.

— C’est tout ?…

Elle le regarda bien en face.

— Oui.

Michel ouvrit sa porte en fredonnant :

Je suis très ridicule,
J’ai perdu ma virgule
Avec un grand hercule
Dans un p’tit édicule
En…

On ne perçut pas le reste, heureusement, parce qu’il ferma cette porte un peu fort.

Le lendemain, sans que le frère eût le droit de s’en mêler par quelques réflexions inattendues, Marie Faneau s’habilla, vers cinq heures. Elle mit un tailleur très simple et roula ses cheveux fauves sous une toque de loutre, laissant traîner sur l’épaule comme l’oreille large d’un animal. Une voilette blanche éclairait son visage ; ses yeux brillaient, semblables aux fleurs de la menthe grise scintillant sous la pluie. Avait-elle pleuré ?

Ermance monta quatre à quatre selon son habitude.

— Mademoiselle, c’est le Monsieur du… pont. Il dit que vous l’attendez. Moi, je lui ai dit que ce n’était pas sûr.

Marie faillit rire, du fond de son envie de pleurer. Voilà que le marquis de Pontcroix, ce grand seigneur ombrageux, si plein de morgue, était relégué dans l’humble dynastie des innombrables Dupont !

— Faites-le entrer.

Elle le vit venir, de son pas souple, élastique, et elle lui découvrit un air plus jeune, plus triomphant, un air qu’elle ne lui connaissait pas

Est-ce qu’il allait imiter son portrait, maintenant ?

Il lui baisa les mains, appuyant à peine, selon la formule, puis il garda ses poignets, un instant, en les serrant d’une manière intolérable. Elle essaya de les retirer et elle sentit que rien ne pouvait ouvrir cet étau, sinon l’unique volonté de celui qui la tenait. Malgré sa confiance en elle-même, elle se demanda s’il était prudent de sortir avec cet homme dont la brutalité n’avait pour borne que son caprice.

— Mais vous me faites mal, Monsieur ! dit-elle un peu honteuse de le lui avouer.

— Tant mieux ! Quand vous serez habituée à mes manières, vous n’aurez plus peur de moi. Je suis très violent… pas dans le mauvais sens du mot. Je suis incapable de vous offenser… à la manière des hommes ordinaires. Voyons, ne tremblez plus. Montrez-moi ces fameuses perles.

Il la lâcha et elle alla les chercher, heureuse de voir que son éducation l’emportait sur sa violence.

— Peuh ! fit-il en examinant le petit écrin rouge, quelle bagatelle ! Ne regrettez point leur sacrifice. Je souhaite qu’elles aillent jusqu’à la mer y retrouver leur famille, les huîtres. Celui qui vous a envoyé cela ne vous connaissait pas assez. Vous méritez mieux. Abandonnez-moi la boîte pour que je puisse m’enquérir de leur provenance. Vous voulez bien me charger de cette expédition ?

— Pourquoi punir celui que j’ai déjà absout ? Si c’est vous, vous êtes le plus effrayant des menteurs, et je ne peux pas croire, moi, qu’on s’amuse à un pareil jeu qui n’a d’autre but que celui de me mystifier, de vous moquer de moi. Si ce n’est pas vous, je ne veux plus le savoir ! Les roses étaient si belles…

— On amuse les hommes avec des serments… et les femmes avec des contes ! Plus ils sont absurdes et plus ils leur plaisent. Moi, je suis jaloux de cet inconnu, que vous soupçonnez peut-être de vous désirer dans l’ombre, de vous guetter. Ah ! comme je voudrais être à sa place !

— Allons-nous-en vite, Monsieur. La nuit tombe. Je tiens à être revenue à l’heure du dîner.

— À cause de votre frère, n’est-ce pas ?

— À cause, simplement, de la régularité de ma vie.

— Je peux aussi les aller jeter n’importe où… sans vous ! Mais ne me soupçonneriez-vous pas de les avoir gardées (il eut son rire sourd) pour les donner à une poupée de l’Olympia ?

La voix de Marie Faneau trembla légèrement en lui répondant :

— Vous ne le feriez pas, Monsieur, parce qu’elles m’ont été d’abord offertes.

— Vous avez raison et vous avez un instinct orgueilleux qui est désarmant.

Ils descendirent l’escalier rapidement, mais Fanette les arrêta. Elle se lamentait, se couchait en travers de la dernière marche.

— Voulez-vous me permettre de l’emporter dans l’auto ? Elle n’est pas gênante.

— Si… puisqu’elle vous aime. Cela m’ennuiera. Que feriez-vous en supposant que l’envie me prenne de la tuer ?

Elle haussa les épaules en glissant Fanette sous son bras pour l’emporter.

Le chauffeur, au coin du boulevard Saint-Germain, les attendait, n’ayant pu pénétrer jusqu’à la cour de Rohan aux ruelles inextricables. Il leur ouvrit la portière en disant, à voix basse :

— Monsieur le marquis trouvera les fleurs sur le coussin du fond.

Sur les coussins du fond il y avait une gerbe de roses rouges, presque pareilles à celles de l’inconnu, mais Pontcroix lui fit remarquer qu’elles ne sortaient pas de la même maison.

— Non, ce n’est pas mon fleuriste.

Il pressa sur un bouton pour allumer la lampe de voiture et recouvrit la jeune femme de la fourrure d’ours noir dans laquelle Fanette fit un joyeux plongeon.

… Et ils s’enfuirent, pourtant, comme des voleurs qui vont essayer d’effacer les traces de leur crime !…

Il riait de son rire sourd.

— Mademoiselle Marie Faneau, les femmes ne sont guère pour moi que des animaux jolis, encombrants, dociles ou indociles. Je ne peux pas les craindre, parce que je ne suis pas à leur merci. Oui, briser un bras de poupée ne me paraît pas très grave. Si j’osais vous exposer ma théorie, je suis sûr que vous la comprendriez aussi bien que vous avez compris… mon visage de guerre. Vous m’écoutez ? (Il remonta doucement la couverture sur Marie, parce que l’égoïste Fanette la tirait à elle d’une façon scandaleuse.) J’espère que vous êtes encore une jeune fille et, cependant, si vous étiez réellement une femme, vous vous expliqueriez mieux ce que vous devez savoir de moi. Je ne tiens pas à vous tromper. Je suis un monstre, paraît-il, moralement, et, physiquement, je suis laid, seule chose dont tout le monde a la preuve… excepté vous. Je suis très heureux de vous connaître. Votre douceur convient à ma violence et j’aime à rencontrer en vous un équilibre qui me manque, parce que ma force est inutile et que votre santé m’est nécessaire. Vous n’avez rien à craindre de moi… de ce que vous redoutez chez les autres. J’ai remarqué que vous rougissiez facilement et que vous n’admettiez pas le contact d’une main ou un frôlement quelconque de la part d’un homme. C’est ce que j’admire le plus en vous : cette pudeur très réelle… et, comme vous savez regarder droit ! Vous me plaisez tellement que je cherche le mot qui doit vous faire comprendre ce que je ressens pour vous… mais un autre mot… que celui qu’on prononce toujours en pareille circonstance, ce mot qui ne signifie rien et qui a la prétention de résumer tout…

Elle eut, de son côté, un petit rire très doux, en murmurant :

— Il me suffit de savoir que vous en cherchez un autre pour être sûre que… c’était celui-là !

— Ah ! soupira-t-il, que vous êtes donc à la fois la nature et le mystère ! Quel est cet autre mot qui serait celui-là ? Il faudrait une humanité nouvelle pour l’inventer ! Que cette heure est donc délicieuse qui me permet de vous avoir à moi comme dans un enlèvement classique ! Et j’éprouve un respect profond pour la seule créature qui me semble en être digne. Alors, vous n’aimez rien de la vie et vous n’en désirez rien de plus que l’effort de votre travail vers le talent ? C’est bien étrange, cette volupté de la peine qu’on se donne. J’aurais voulu vous offrir de réaliser d’autres rêves. Dites-moi ?… Comment pouvez-vous vous entendre avec votre frère ? Il est odieux, ce garçon !

— Oui, je me rends compte de l’effet déplorable qu’il vous a produit, mais je suis toute sa famille, je suis l’asile où les créanciers et les relations douteuses ne peuvent pas le trouver. Je vais avoir trente ans. Il en a vingt-six. Je me regarde comme sa mère. Que deviendrait-il s’il n’avait plus personne pour lui pardonner ? Il est meilleur que vous ne le pensez.

À ce moment l’auto traversait le bois de Boulogne et de chaque portière on entrevoyait une buée blanche, un brouillard laiteux qui indiquait que le froid augmentait. Le couple emporté par ce monstre noir, brûlant à l’intérieur, dardant, à l’extérieur, deux yeux de flamme, semblait évoluer dans un espace illimité, hors de la terre et du temps.

— Marie Faneau ! Si nous ne revenions pas ? murmura l’homme tapi dans son coin, très à son aise au milieu de l’entière sécurité de son existence. J’ai quelque part un endroit pour toucher à l’absolu sans y scandaliser personne. Un pays tout à moi où la solitude est merveilleusement belle, qui serait un cadre presque vous méritant, la maison de la belle au bois dormant… qui ne se réveillerait plus de ce songe-là !

Elle eut un geste d’effroi, bien vite réprimé.

— Monsieur de Pontcroix, je me fie à votre honneur de soldat. Vous n’auriez pas aidé à sauver la France pour en arriver à perdre une femme !… Nous allons bien à Saint-Cloud, n’est-ce pas ?

Il prit l’acoustique :

— Lucot ! Par le lac et allez moins vite !

Puis il s’écria impatienté, malgré lui, de son geste machinal :

— Vous n’auriez pas ce courage de partir pour ailleurs avec un homme bien élevé ?

— Non, certainement. Ce ne serait pas un courage, ce serait une faiblesse et vous ne larderiez pas à me la reprocher. À mon tour de vous poser une question si je ne suis pas trop indiscrète. Pourquoi ne portez-vous pas vos décorations ?

— Ah ! ça vous intéresse ? Vous aimez les rubans, vous qui n’aimez pas les bijoux ? Moi, j’ai trente-quatre ans et je pourrais être votre père en dépit de votre talent et de votre situation… tellement je vous devine petite… fille très sage, puérile. Je ne porte pas mes décorations parce que j’en ai honte. Mon orgueil intime ne me permet pas de me parer ostensiblement des insignes de la mort. Je vois rouge assez souvent sans ça !

— Je ne saisis pas, monsieur…

Il s’emballa, tout à coup, comme le cheval ombrageux qui voudrait jeter bas son cavalier. À cette minute fatale, il sentait son cerveau obscurci, dominé par un autre, plus lucide, et il tenait à se prouver son entière liberté.

— Comment ? Parce qu’on a présidé à la tuerie et qu’on a tué soi-même avec plaisir, il faudrait encore inscrire les pièces au tableau ? Elle est infernale cette obligation de rapporter un caillot de sang sur sa poitrine du charnier où on a laissé peut-être le meilleur de soi-même. Et puis… il y a la concurrence ! Ceux qui sont décorés… pour d’autres vols que ceux des aviateurs ! Il faudrait les enlever trop souvent nos décorations… absolument comme les anciens grognards ridicules qui les ôtaient en franchissant les seuils des établissements de plaisirs. Salons politiques, salons de la finance et salons de vos princesses de république arrivées à coups de reins aux antichambres de vos académies, je ne peux pourtant pas me faire poser des boutonnières à ressorts pour les laisser tomber chaque fois que je rencontre là-dedans des personnalités de vos mauvaises mœurs ! Être décoré, aujourd’hui, c’est avoir la fleur de papier rouge que les bouchers posent sur les plus en vue des chairs de leur étal, afin que l’on sache bien qu’elles sont bonnes à manger… ou à vendre ! (Il riait de son rire cruel.) Je les remettrai, mademoiselle Marie Faneau, puisque vous êtes romanesque, le jour où une révolution sociale balaiera Paris dans un torrent de pourpre… dont nous ferons le manteau d’un roi. Quand on aura exécuté toutes les acrobaties soviétiques, il faudra bien qu’on y revienne, car l’absolue liberté mène toujours au nouvel esclavage qu’on appelle alors un retour à la raison, la déesse Raison ! Remarquez que je ne dénie pas à ce roi le droit d’être une fière crapule, mais au moins il sera tout seul et forcé d’être la plus belle. Ah ! non ! Ils sont trop, les autres !… Je vous scandalise, Marie Faneau ?

— Un peu !

— Vous êtes donc républicaine ?

— Mes parents étaient de fort petits ouvriers, très malheureux. Ils avaient essayé d’être imprimeurs et ils n’avaient jamais pu réunir les fonds nécessaires pour avoir une maison leur appartenant. Ils travaillaient chez les autres, et je crois bien que cela les conduisit à leur tombe, unique maison qu’on puisse posséder sans trop de discussion avec les voisins.

— Dieu ! que vous êtes amusante ! Vous dites cela comme si cela ne vous concernait pas. Que j’aime votre franchise et votre fierté de créature qui ne doit rien qu’à elle-même ! Vous êtes votre race à vous toute seule. Vous partez d’aujourd’hui, d’une naissance de monde, comme une aurore. Moi, je n’apporte à votre fraîcheur d’aube que la nuit des temps. Que vous dire et quelles aventures puis-je inventer pour vous ?

— Vous m’intéresserez toujours en me parlant de votre existence, monsieur,

— Ne préférez-vous pas que je vous raconte de ces jolies histoires sentimentales qui bercent les femmes romanesques, les endorment et les entraînent lentement jusqu’à un lit où elles se réveilleront pour vous maudire… sinon pour vous demander vingt mille francs ?

— Oh ! s’écria Marie, révoltée, mon frère n’aurait pas mieux dit, monsieur de Pontcroix !

Il allait sans doute se fâcher, lorsque la voiture s’arrêta. Le chauffeur vint ouvrir la portière, disant de son ton bas de domestique très stylé :

— Le pont de Saint-Cloud, monsieur le marquis.

— Déjà ! fit-il avec une rage concentrée qui dénotait un regret ou un remords.

Ils descendirent. Tout était désert, glacé, sinistre. Des deux côtés du pont, des barrières noires : le bois, qu’on venait de quitter, et les coteaux d’en face.

Marie Faneau posa Fanette par terre et la petite chienne se mit à japper de plaisir, s’ébrouant, sautant, dansant comme un flocon de cette neige qui commençait à tourbillonner.

— L’insupportable petit animal ! fit Yves de Pontcroix. Vous l’aimez ? C’est la seule faute de goût que vous commettiez, ma chère belle amie, car toutes les femmes ordinaires ont un chien qu’elles préfèrent à un enfant, puisque ça ne déforme pas la taille. Ça donne envie de les étrangler !

Marie se baissa pour reprendre Fanette et dit, tranquillement :

— Je tuerais l’homme qui, sans motif, étranglerait mon chien !

— Ah ! ceci est moins ordinaire et me plaît davantage. Mais (ajouta-t-il avec une sorte de bizarre intonation câline), je ne parlais pas des chiens, je voulais parler des femmes.

— Je préfère cela, monsieur. Une femme peut toujours être plus ou moins coupable. Une Fanette est innocente.

Ils étaient sur le pont. Elle lui tendit la boîte de maroquin rouge. Il l’ouvrit, roula le fil de perles en boule, puis, de toutes ses forces, le lança en l’air. Ils furent quelques secondes avant d’entendre le petit bruit de la chute dans l’eau.

— Voilà ! L’incident est clos et vous vous croyez vengée, n’est-ce pas ?

— Si je pouvais savoir qui, pour ne plus avoir à lui serrer la main !

Avec le plus féroce des cynismes il laissa tomber ces simples mots :

— C’est moi, mademoiselle.

Fut-elle suffoquée ? S’y attendait-elle ? Elle ne proféra pas une syllabe. Sa chienne sous le bras, silhouette élégante et libre de femme sans manteau, elle traversa le pont. Elle ne sentait certainement pas le froid et elle connaissait l’endroit pour y être venue, de jour, avec son frère. Elle s’orienta afin de trouver la direction de la gare.

Avant que l’homme fût revenu de sa surprise, la femme lui avait échappé…

— Lucot ? Où est la gare de Saint-Cloud ? questionna le marquis de Pontcroix en se jetant dans sa voiture. Y a-t-il encore des trains ou des taxis ?…

Le chauffeur examina son patron, d’un air inquiet :

— Ma foi, monsieur, je n’en sais trop rien. Je vais chercher…

Lucot se demandait, lui, si la femme ne s’était pas précipitée dans la rivière.

V

Quand Marie Faneau rentra chez elle, son frère était déjà installé devant un potage fumant et Ermance, selon son expression, commençait à ne pas s’endurer.

— Je suis d’une demi-heure en retard, fit Marie d’une voix très calme, et je te demande pardon, Michel.

Il répondit, affectant une grande indifférence :

— Oh ! j’en prendrai l’habitude.

— Ce ne sera pas la peine ! murmura Marie, qui descendit dans sa chambre pour enlever ses vêtements encore tout humides, car elle avait couru sous la neige, serrant toujours Fanette contre elle.

— Tu avais donc emmené ce chien-là ? Tu tiens donc au respect de la famille ? gouailla Michel lorsqu’elle reparut, le visage très rose, les yeux étincelants et ses cheveux tordus à la diable.

— Mon petit, laisse-moi manger. Tu me taquineras ensuite.

Le dîner achevé dans le plus religieux silence, Michel alluma une cigarette, qu’on ne lui interdit point, et Marie s’allongea sur le divan, près du feu, où, grâce à Ermance, flambait toute une brassée de bois blanc.

— Je n’ai pas l’intention de te rien cacher, Michel. Je ne saurais vivre en dissimulant. Je suis toujours la même, fit-elle, parlant très lentement, comme préoccupée de mesurer ses phrases à la force de son souffle. M. de Pontcroix est venu me chercher en auto pour aller jeter les perles dans l’eau, à Saint-Cloud… où il a commencé à neiger, entre parenthèses. Il a lancé le collier par-dessus bord… mais il m’a avoué que c’était lui le mystérieux donateur. Ça m’a un peu dégoûtée, car il lui a fallu me jouer une telle comédie pour en aboutir là que je n’y vois guère d’autre explication que la folie… Je suis revenue par le train. Cet homme est très intelligent, très bien élevé, séduisant d’une étrange et indiscutable séduction, mais il est fou… sinon dangereux.

— Alors ?

— Alors, nous allons rompre toute espèce de relations avec ce Monsieur.

— … Seulement… tu as pleuré, Marianeau ?

— Ceci ne regarde que moi, Michel.

Le jeune homme allait et venait dans l’atelier à peine éclairé par le feu, la lampe de la table étant voilée d’un abat-jour d’étoffe.

Il s’arrêta devant le divan, se croisa les bras en essayant de rire :

— Comme il aurait mieux valu me laisser laver les perles chez un marchand consciencieux ! Tu m’en voudrais, mais tu aurais moins de chagrin.

Elle redressa vivement le front.

— N’importe quelle offense me fera toujours moins de peine qu’une indélicatesse de ta part, Michel.

Il glissa félinement à ses genoux. Sa grande blouse grise d’atelier, dont il se servait comme d’une robe de chambre, lui donnait un aspect singulièrement féminin et sa figure très pâle, ses cheveux très blonds, le rendaient, à la lueur capricieuse des flammes, presque angélique. Il ressemblait aux jeunes clercs du moyen âge qu’on voit en prière, dans les églises, à côté du chevalier bardé de fer dormant sur son tombeau.

— Marianeau ! Je ne veux pas que tu pleures. J’irai demain pour lui expliquer…

— Quoi ?

Ils demeurèrent les yeux dans les yeux.

— Tu l’aimes !

— Non. Je ne crois pas. J’ai beau m’étudier, je ne ressens que de l’indignation contre son inqualifiable conduite. Proportions gardées, ce qu’il a fait vis-à-vis de moi est aussi violent que ce qu’il a fait… à l’Olympia. Je n’y comprends rien et je vais me remettre au travail sans plus penser à ce personnage détraqué.

— Marianeau ! Et, s’il t’aimait, lui ?

— Allons donc ! On ne s’y prend pas de cette façon quand on aime une femme pour le bon ou pour le mauvais motif. On ne la traite pas comme un objet… à moins que d’être soi-même insensible.

— Qu’en sais-tu ?

Marie Faneau détourna les yeux.

Son frère lui baisa passionnément les mains.

— Marianeau, celui-là est plus fort que toi, que moi, que nous. Il est d’un monde que nous ignorons. Un milieu très riche, très libre, enfante des monstres si particuliers ! Nous autres, nous faisons ce qu’on nous fait faire. Eux, font ce qu’ils veulent. On va loin quand rien ne barre la route ! Et après la guerre, cette guerre, on en verra de toutes les couleurs. Ces gens de l’aristocratie ont retrouvé leur goût du sang et de la noce. Ils mêlent tout, se croient tout permis. J’ai un peu peur, moi.

— De quoi as-tu peur ?

Le jeune homme pencha le front comme accablé par une pensée qu’il n’osait traduire.

— Et s’il allait… jusqu’au bon motif ?

— C’est qu’il m’aimerait sincèrement !

— L’épouserais-tu ?

— Oui, peut-être.

— Tu vois… que tu l’aimes !

Ils cessèrent de causer, le cœur serré par deux sentiments qu’ils sentaient opposés l’un à l’autre et ne voulaient pas s’expliquer l’un à l’autre.

— Il faut aller nous coucher, Michel, dit résolument Marie. Nous avons veillé tard, hier, et je dois composer une illustration pour un gala, demain. Soyons raisonnables. Toute notre fortune, à nous, ne l’oublions jamais, est dans la régularité de notre travail.

— Marianeau, des perles, des fourrures, un bel hôtel, bien chauffé, une maison de campagne, le château, la voiture et les voyages… Oh ! si j’étais à ta place, Marie, je me vendrais sans amour, rien que pour le plaisir de posséder tout ça !

— Et de le partager avec toi, bien entendu ?

Il leva la tête et un éclair de haine assombrit ses yeux bleus jusqu’à les rendre noirs.

— Non ! ma Grande ! Il y a quelque chose de changé ! car, hier, dans ce bal, quand je l’ai vu penché sur ton épaule et te parlant à l’oreille, celui qui avait envie de tuer l’autre, ce n’était peut-être pas lui. Ah ! il a bien de la chance, lui, d’être fort et d’oser tordre les bras des femmes ! On ne peut en venir à bout… que comme ça… et après, elles vous aiment, c’est couru !

Marie Faneau se leva, toute frémissante. Elle appela sa chienne, lovée près du feu.

— Vite, Fanette ! Au lit ! Nous nous réchaufferons en faisant de beaux rêves : des perles, des fourrures, des châteaux en Espagne… ou en Bretagne. (Elle prit à deux mains le front de son frère, dans un élan maternel.) Toi, mon Mimi, je te jure que tu ne me quitteras jamais. Seulement, il faut veiller sur tes imaginations. Folie pour folie, je n’ai que l’embarras du choix. Ce n’est pas très rassurant.

Il éclata en sanglots convulsifs, la tête dans sa robe. Elle dut aller lui chercher un verre d’eau et de fleurs d’oranger pour en obtenir un peu de ce calme dont elle-même avait tant besoin.

Le lendemain, vers quatre heures, Ermance entra dans l’atelier, où un modèle enfant posait un amour jouant avec une guirlande de roses. Les fleurs, en papier, venaient, d’ailleurs, très mal.

— Mademoiselle, un jardinier apporte encore des roses rouges. Cette fois, il y a un bout de carton. J’y ai demandé et il m’a montré l’endroit. Ça vient du même pont.

Marie eut, dans le premier mouvement de colère intérieure, l’envie de faire refuser la gerbe, mais elle ne le pouvait guère sans étonner son public : l’enfant et la bonne.

— Allons, dit-elle, avec un geste d’impatience, nous peindrons donc sur nature. Au diable les fleurs en papier !

Et elle étudia ces roses avec un tel acharnement qu’elle ne découvrit la lettre, implorant une audience, que beaucoup plus tard, quand il était déjà trop tard pour répondre, car elle n’avait pas le téléphone dans sa maison datant de Philippe-Auguste.

Le modèle était parti, le frère n’était pas encore revenu, lorsque M. de Pontcroix pénétra chez elle comme chez lui, la brave Ermance ne l’ayant pas accompagné, pensant qu’il connaissait le chemin.

— Marie Faneau, voulez-vous me pardonner ?

Très grave et très hautain, il avait plutôt l’air d’exiger des excuses.

Marie se hâta de relever l’abat-jour de sa lampe, une lampe trop intime, de raviver les braises du feu mourant et de… renvoyer Fanette.

— Monsieur, dit-elle le plus froidement possible, je suis étonnée de vous revoir ici. J’ai horreur des comédiens. J’ai surtout assez le respect de mon nom pour ne pas permettre qu’on se moque de moi. Nous n’avons plus rien à nous dire : vous mentez trop aisément.

— Non, puisque je ne vous ai pas dit ce fameux mot qui donne des illusions dangereuses à toutes les femmes. Je ne vous ai pas encore menti, mademoiselle, puisque je ne vous ai pas encore joué la comédie de l’amour.

Alors, Marie Faneau, qui depuis longtemps contenait sa souffrance avec tout le noble courage d’une créature ayant à la fois charge d’âme et responsabilité d’artiste, perdit la tête. Elle eut le fameux coup de folie auquel, selon le jeune névrosé, son frère, toute humanité a droit. De cet homme à elle une chaîne se formait, car, malgré leur vertu ou leurs tares, la grande nature, ignorante des usages sociaux ou des complications de guerre, les avait, depuis toujours, dédiés l’un à l’autre, et cette Marie Faneau, si raisonnable, si réservée, subitement vibrante d’une passion qu’elle s’ignorait, cria, rugit, véritable lionne en pleine jungle :

— Et moi, moi, monsieur Yves de Pontcroix, qu’est-ce que vous faites de moi ? Est-ce que, par hasard, je n’aurais pas un cœur, des entrailles, qui ne puissent être broyées, tordues, par vos savantes pratiques de mondain bien élevé ? Vous voulez donc me faire dire ce mot la première ! et vous tenez, n’est-ce pas, à ce que je me jette à votre tête, parce que je suis, en réalité, une ouvrière travaillant pour gagner sa vie ? Il vous est trop humiliant d’avouer que votre goût s’égare ! Une fille sans fortune et sans dot, non seulement ça ne s’épouse pas, mais encore ça ne peut pas s’afficher, parce que, tout de même, c’est quelqu’un ! Est-ce que je vous ai demandé des bijoux, moi ? Est-ce que j’ai besoin de vos fleurs ? Croyez-vous que vous pouvez m’éblouir par votre faste et vos airs de blasé revenu de loin ? Mais j’ai dans mes pinceaux plus d’or et de pourpre à répandre que vous n’avez de mépris et de cruautés à nous montrer, tant que vous pouvez faire figure de grand seigneur ou de noceur, ce qui est synonyme. Vous vous êtes bien battu, parce que vous étiez fort. À présent, vous allez nous écraser de votre orgueil, parce que nous sommes faibles ? Un lâche, qui, en ce moment, travaillerait toute la journée, rien qu’en ayant rempli le seul devoir de gagner son pain, vaudrait peut-être dix braves comme vous ! Vous avez le temps de mesurer vos paroles, sinon vos gestes !… Eh bien, oui, je vous aime… et je me moque de vous, à mon tour, car je saurai vous aimer sans vous mendier les caresses que vous n’osez pas me donner, probablement parce que vous leur préférez je ne sais quel plaisir dont on n’est pas obligé d’avouer le caprice ou la honte. Monsieur de Pontcroix, hier, vous m’auriez demandé d’être votre amie, sans condition et sans restriction, surtout sans enlèvement, j’aurais accepté. Aujourd’hui, je vous prie de sortir de chez moi pour n’y plus revenir. Je vous méprise tout autant que je vous aime, voilà…

Marie Faneau, droite, dans une longue blouse de soie noire, à peine échancrée au col, son beau chignon roux croulant sur sa nuque, paraissait grande, dressée dans une colère sauvage qui donnait à ses prunelles grises des reflets de feu vert, d’un phosphore que distillait depuis longtemps une corruption cérébrale gagnée au contact de l’autre. On n’aime jamais impunément dans le vide ! Elle avait la splendeur enragée d’une créature prête à mordre.

Yves de Pontcroix bondit sur elle et la fit prisonnière.

— Voulez-vous être ma femme ? Il est impossible que vous n’arriviez pas à me comprendre, si vous m’aimez vraiment.

— Non ! Non ! Je refuse ! Lâchez-moi ou j’appelle.

— Je vous jure, Marie, que je vous respecte et que ce n’est pas comme vous vous offrez que je vous veux. Vous méritez autre chose… vous méritez que je vous rende en honneur et hommages le sacrifice que vous me ferez en m’épousant. Voulez-vous m’écouter à votre tour ? Et tâchez de ne pas avoir peur, vous qui êtes si franche et si généreuse ? Je ne vous prendrai pas en traître, non, je vous estime trop, maintenant, pour le tenter. Je vous veux consentante, Marie. En devenant mienne, ma femme légitime, comme je l’entends, désormais, vous ne risquez que la mort… Acceptez-vous ?

Elle eut un étourdissement. Les mains prises en arrière et serrées à lui rompre les poignets, elle se tenait encore debout par un miracle de sa volonté. Elle ne s’abattrait pas sur cette poitrine où ne vibrait plus rien. Cet homme n’avait donc pas de cœur qu’il remplaçait le mot amour par le mot mort ?

Elle haletait, sans une plainte. Quelle maladie affreuse, quelle infirmité rejetaient donc ce terrible personnage, jeune, élégant, de gestes si souples, de muscles si forts, en dehors de l’humanité normale ?

— Et que m’importe ? bégaya-t-elle saisie d’une pitié qui n’était que l’autre forme de sa passion. Malade, je vous aurais soigné. J’étais prête à me dévouer tout entière, et pour la vie, à votre sort… mais, vous mentez trop bien ! Et puis, je me refuse au mariage… parce que j’ai eu un amant !… Oh ! ne m’étranglez pas !… Vous n’avez pas le droit d’être jaloux, puisque vous ne pouvez pas m’aimer. Cet amant, que je n’ai pas choisi, n’est plus. Personne, pas plus mon frère que d’autres, n’a jamais rien su de lui. Il est inutile que vous appreniez son nom. Ça n’ajouterait rien à ma faute, ni à la sienne, hélas ! J’ai parlé… simplement parce que je vous aime, que vous ne m’y forciez pas et que j’ignore l’art du mensonge où vous excellez, vous, monsieur. Lâchez-moi, dites ? C’est l’heure à laquelle mon frère revient de son atelier.

— Marie, vous serez ma femme légitime. Je le veux.

— Je suis trop pauvre et vous êtes riche, très riche, paraît-il ?

— On ne l’est jamais assez, puisqu’on ne peut jamais acheter tout ce que l’on désire. Marie, je désire votre vie, votre sang, votre admirable santé, votre adorable beauté. Il faut consentir… parce que vous m’aimez. Je suis le plus fort, en effet, car je possède votre amour !… En me le donnant, vous me donnez tout… moi je n’ai rien, qu’un nom et une fortune — je suis le plus pauvre des deux. Voulez-vous ?

Elle inclina la tête, fermant les yeux, car elle allait se trouver mal.

— Marianeau ! cria la voix railleuse de Michel dans l’escalier, je sais des histoires extraordinaires sur le marquis ! À l’atelier, le fils Fusard prétend qu’il a été chassé de l’armée pour des choses qu’on ne se raconte qu’à l’oreille…

Il écarta la portière, qui masquait le fond de l’atelier, donnant sur la spirale sombre et en jaillit comme un diable d’une boîte.

Sa sœur se redressa, brusquement lâchée par Yves de Pontcroix, qui s’avança, cérémonieux :

— Monsieur Michel Faneau, dit-il, parfaitement maître de lui, je crois que vous m’aiderez à étouffer ces racontars stupides, car, mon cher, deux frères se doivent l’assistance contre les rustres quand ils sont de bonne lignée. Mademoiselle votre sœur vient de m’accorder sa main. Je lui enverrai, ces jours-ci, mon notaire pour lui transmettre quelques indications au sujet de la toujours ennuyeuse question d’argent et, je vous prie, parce que vous êtes un peu chez vous, ici, de m’accorder, vous, les grandes entrées de la maison.

Il souriait, mordant nerveusement sa lèvre inférieure. Michel n’eut que le temps de recevoir sa sœur dans ses bras parce qu’elle perdait connaissance.

— Vous l’avez donc tuée ? balbutia-t-il épouvanté.

— Non vraiment, pas encore, cher monsieur ! Comme vous exagérez et quel indiscret vous faites ! Votre façon de lui apprendre des propos d’atelier sur mon compte motiverait seule sa défaillance. Elle vous dira elle-même qu’elle accepte de devenir ma femme. Je suis tout à fait incapable de manquer de respect à celle qui a le beau courage de m’aimer et qui est devenue la fiancée du marquis de Pontcroix. Je vais demander la fidèle Ermance, n’est-ce pas ?

Et il partit conservant sa glaciale, son incorruptible politesse.

— Michel, dit Marie ouvrant les yeux en respirant péniblement, je n’ai à rougir ni devant toi, ni devant lui, seulement, regarde mes mains !

Elle plaça dans les siennes ses doigts bleuis qu’elle remuait difficilement, tout engourdis encore de la dure pression à laquelle on les avait soumis.

— Ah ! le misérable ! C’est ça qu’il appelle : accorder une main… et tu aimes ce Monsieur, tu veux l’épouser ?

Assise sur le divan, les prunelles dures, fixes, comme une hypnotisée, elle répéta :

— Oui, je veux être sa femme. Je le veux. Après tout… je ne risque rien… La mort, mais, c’est une plaisanterie, la mort, en amour…

Le notaire vint un matin, personnage important, gourmé, très chic, aussi gonflé d’expressions redondantes que son portefeuille l’était de paperasses :

— Mademoiselle Marie Faneau ?

— C’est moi, monsieur.

Marie, vêtue d’une robe de drap noir, sans une broderie, sans un bijou, comme portant déjà le deuil de tous les bonheurs, le reçut dans son atelier, laissant le dessin inachevé sur son chevalet et ses ongles encore tachés de pastel.

Tout en essuyant ses mains dans son petit mouchoir de soie, elle retenait la turbulente Fanette qui essayait de montrer les dents.

— Mademoiselle, commença le vieux Monsieur avec une courtoisie d’une autre époque, je suis Me Mahaut-Justin de Saupré. Depuis près de quarante ans je gère les intérêts de mes clients, les marquis de Pontcroix. Je suis d’origine bretonne, comme eux, du reste. M’étant présenté moi-même, je vous dois, maintenant, tous les sincères compliments que m’inspirent tant (le grâces unies à un talent que je sais déjà célèbre. En vous voyant, mademoiselle, rien ne m’étonne plus de la part de M. le marquis de Pontcroix. (Et il étala sur la table octogone différents actes couverts d’une écriture d’une finesse effarante, quoique fort lisible, puis il mit un lorgnon d’or en réunissant, non sans une certaine afféterie, son index à son pouce.) On m’a prié de rédiger le plus honorable des contrats pour tous les motifs que j’ai consignés dans ces minutes, que je suis obligé de vous lire, afin que vous ayez l’obligeance d’y apposer votre signature, si vous le jugez bon. (Il fit un geste de regret déférent.) Oh ! je sais, mademoiselle, combien les jeunes dames ont horreur des comptes, des chiffres ! Mais n’ayant pas de représentant de famille à qui je puisse m’adresser, je suis bien forcé de… d’en référer à vous, et croyez bien, mademoiselle, que tout le plaisir est pour moi.

Au moment où il allait prendre un feuillet, Michel Faneau pénétra dans l’atelier et vint s’asseoir sur le divan, auprès de sa sœur. Elle avait désiré sa présence, mais s’était arrangée pour qu’il ne commît pas de graves imprudences dès le début.

— Mon frère Michel, dit-elle simplement.

Le notaire salua en glissant un regard de coin, un peu étonné. On lui avait sans doute parlé d’un étourneau, mal élevé, d’un animal dans le genre de Fanette. Or, Fanette continuait à montrer les dents et le jeune homme, d’une rare élégance, qui survenait, ne souriait pas du tout.

— Monsieur, ajouta Marie d’un ton doucement résigné, je crois qu’il est bien inutile de me soumettre les décisions de mon fiancé. J’accepte d’avance tout ce qu’il lui fera plaisir de faire… pour ou contre moi. Je n’ai pas d’autre fortune que mon travail et celui de mon frère. Nous vivons tous les deux au jour le jour, sans nous soucier du lendemain. C’est vous dire, monsieur, que je n’ai pas la prétention de discuter des chiffres, car je n’y connais rien. Et puis, un contrat, cela prévoit tant de choses pour l’avenir… que… ça ressemble vraiment trop à… un testament.

— Mademoiselle, je suis ici justement, pour vous expliquer…

— Voulez-vous me permettre une question, à moi, le frère de Marie Faneau ? interjeta le jeune homme qui jouait avec son étui à cigarettes sans même penser à l’ouvrir. Qu’est-ce que c’est, d’abord, que M. Yves de Pontcroix ? Nous ne le connaissons pas du tout.

Naïveté ou insolence, la phrase tomba comme une pierre dans l’eau et éclaboussa le notaire qui se tenait en strict équilibre sur le bord de cet abîme. Cela le scandalisa, intérieurement, parce qu’il connaissait, lui, ses clients depuis des siècles et, chargé des pleins pouvoirs du dernier marquis de la famille, il n’en revenait pas ! Oh ! ces artistes, ces parisiens de la turbulente rive gauche, d’où sont sortis tant de clercs de notaire, d’étudiants de l’avocasserie complètement indignes de la vie sérieuse, mais tracassiers, chicaniers en diable, dangereux…

Me Mahaut de Saupré avala sa salive et répliqua, non sans une certaine morgue :

— Les Pontcroix sont bretons, monsieur, depuis les croisades ! Et le dernier survivant que, grâce à Dieu, l’horrible grande guerre a bien voulu nous rendre, est le quarante-deuxième du titre depuis le règne de Godefroy de Bouillon, premier roi de Jérusalem.

— Tiens ! Tiens ! fit Michel se renversant en arrière. Et comment le savez-vous ?

L’étourderie voulue du jeune homme amena un sourire sur les lèvres un peu pâlies de sa sœur.

— Veuillez excuser mon frère, monsieur Mahaut, mais il ne prend jamais rien au sérieux… que devant des preuves. C’est un graveur qui ne connaît que l’art, très mordant, d’appuyer son burin.

Le notaire s’inclina en ne s’adressant qu’à elle :

— Voici tous les parchemins requis, mademoiselle, au moins pour établir la lignée directe de mon client et voici, en outre, ce qu’on appelle un arbre généalogique.

— … Qui sera, pour ma sœur, celui de la science du bien et du mal, comme dans la Bible ! objecta tranquillement Michel, ne voulant rien épargner aux Pontcroix, fussent-ils nés à l’époque du Paradis terrestre, mais sentant qu’il perdait la partie avec l’espoir de découvrir un grand aventurier.

La séance fut longue, effroyablement chargée de remarques griffonnées en marges et de reports sur les comptes courants. On finit par apprendre nettement l’existence du manoir de Pontcroix, à quelque distance de la baie de ce port perdu, un port de pèche où l’on ne voyait pas beaucoup de Parisiens venir se retremper dans la pleine solitude.

— Et nous le regrettons ! — déclara maître Mahaut, jouant l’amabilité parce que retors.

La fiancée lui semblait vraiment digne de toutes les couronnes, mais le frère demeurait le point noir, parmi les perles de l’écrin. On le lui signalait comme un singe. C’était presque un homme.

— Terres, landes, prés, bois, vergers, jardins d’agrément, maison de rapport ou fermes, le domaine de Pontcroix est une merveille, mademoiselle, continua Me Justin Mahaut, et mon client n’a pas négligé d’embellir cette retraite, même après la guerre. Il y fit une longue, convalescence, qui l’y attacha davantage, car nous aimons le lieu de notre naissance, surtout quand nous fûmes assurés d’y échapper à la mort ! J’ajouterai que, pour la partie pittoresque, et je m’adresse à une artiste, naturellement, il y a aussi une tour historique dans laquelle certaine dame Brelande Saulgis de Pontcroix endura le supplice de la faim sous Louis XIII

— C’est charmant, monsieur le notaire, gronda Michel, et ma sœur vous sait un gré infini de cette attention.

— Votre sœur, monsieur, destinée à devenir marquise de Pontcroix, ne peut que me savoir gré, oui, de lui apprendre les curiosités du manoir, d’autant mieux que la dame Brelande mourut de faim en une occasion unique, au moins pour la lignée des femmes de la famille qui ne relate aucune adultère l’espace de plusieurs siècles.

— Fichtre ! les marquis de Pontcroix ne sont pas déjà tendres pour les innocentes et on s’imagine, en effet, ce qu’ils peuvent être pour… les coupables.

— Monsieur Faneau, soupira le notaire avec la mine d’un qui connaît son Paris galant, vous êtes jeune ! Quand vous serez marié, vous penserez tout autrement. (Et il reprit, sur un ton plus doctoral) : Donc, M. le marquis Yves-Gaston-René de Pontcroix peut timbrer ses actes de la couronne héritée de droit à la mort de son père, Yves-Charles-Léon de Pontcroix. Votre fiancé, mademoiselle, est bien authentiquement marquis de Pontcroix sans conteste et, de ce chef, demeurant orphelin, depuis ses vingt ans révolus, jouit d’un revenu annuel de trois cent cinquante mille francs, aux taux de cette malheureuse époque, car avant la guerre… (il leva les bras). La fortune est, comme j’ai eu l’honneur de vous le prouver, d’origine américaine, pour les temps modernes. La nommée Maud Hymer, que je dus vous faire connaître au courant de ces lectures un peu ardues, était une citoyenne du Colorado ayant épousé un Pontcroix, jadis pauvre, qui fit retour à ses jeunes frères, lors de sa mort, de la plus grande partie de ses biens, à charge, par eux, de restaurer le château, de racheter des terrains, étant lui-même trépassé sans enfant.

— C’est fou ! conclut Michel absolument écrasé sous les titres et sous les chiffres. On se croirait dans un roman de Bourget. C’est presque aussi beau que si c’était du toc.

— C’est rigoureusement exact, monsieur, martela le vieux notaire, offensé qu’on pût le prendre pour un romancier célèbre. Dans nos études de province nous n’omettons même pas la mention d’une perte de bétail entamant les revenus pour une somme relativement minime. Ce que nous portons en compte des fermages à Quimper se retrouve sur les comptes envoyés à Paris et tous les doubles de nos bordereaux sont toujours à la disposition du client chicanier…

Il pouvait parler encore longtemps sur ce ton. Personne ne l’écoutait plus, mais une tristesse affreuse s’extravasait d’un papier sur l’autre et de tous ces parchemins, de tous ces actes, de tous ces contrats, si avantageux, montait la plus effroyable odeur de tombe qu’une jolie femme ait jamais respirée.

VI

Ce soir de fiançailles, cette pauvre Ermance ne savait plus où donner de la tête, car Mademoiselle recevait… et ce n’était pas la soirée ordinaire, le petit comité d’artistes sous la présidence du père Gompel groupé à la modeste clarté d’une unique lampe voilée de rose ! Toutes les bougies des candélabres anciens étaient allumées, une splendide corbeille de fleurs blanches, ponctuées d’une seule rose rouge, occupait le milieu de l’atelier et il y avait un extra, un maître d’hôtel très effronté, très encombrant, plein d’une insupportable suffisance, lequel faisait des réflexions embarrassantes à cette brave fille du Morvan.

— Voyons, disait-il, bousculant l’argenterie en bas dans l’obscur office attenant à la cuisine si vous ne trouvez pas les cuillers à glace, comment voulez-vous que je les serve, là-haut ?… Et le plateau ? Celui-ci est chic, mais trop mince. Il ne soutiendra pas toutes vos coupes de cristal taillé, bien trop lourdes ! Quelle empotée vous êtes !

— Je n’ai pas les clefs de l’armoire ! s’obstinait à lui répondre la méfiante Ermance, à qui Marie Faneau avait recommandé de surveiller un peu le nouveau et qui tenait lesdites clefs cachées au fond de sa poche de jupon.

M. Ernest levait les épaules en grommelant :

— Et ça se mêle de recevoir un vrai marquis, un noceur de la haute, tout en demeurant dans un trou de rats, un endroit où que les limousines ne peuvent même pas aborder. Malheur de Dieu ! Faut-il en voir, depuis la guerre, de ces mondes renversés !

— Vous connaissez ce grand bonhomme qui a un pont chez lui ? demanda Ermance, bien anxieuse de savoir ce qui allait arriver pour elle.

— Je pense, ma fille, et j’ai même idée qu’il va vous balancer la maison d’ici par-dessus tous les ponts ! Vous pouvez numéroter vos tabliers ! Tous les journaux annoncent leur mariage.

Et il fila, prestement, dans la spire de l’escalier, en équilibrant ses coupes avec une adresse de jongleur.

La-haut, il y avait, le dos au feu, son ventre pointant sous le gilet, Gompel, qui était le seul être insoucieux de la fête, car il croyait avoir marié sa filleule et pesait de tout son poids dans la balance de leur bonheur. Songez donc ! Un mariage d’amour, un vrai ! Un roi de la guerre épousant la paisible bergère, si laborieuse, deux gloires s’unissant… dans sa galerie ! Quel tableau parmi les autres ! Peut-être le seul vraiment signé ! Il aurait placé ses trois Corot qu’il n’aurait pas eu de plus pure satisfaction. Il envoyait des communiqués à tous les échotiers mondains et exaspérait littéralement Marie Faneau par ses compliments.

Il y avait ce vieux notaire gourmé Me Mahaut de Saupré, chauffant les liqueurs dans ses mains, et inventoriant le mobilier, se livrant à des calculs méticuleux pour deviner l’époque précise du grand divorce. Certes, la demoiselle était charmante, se tenait admirablement, mais… une parisienne… avec le caractère indomptable de son client, son humeur jalouse…

Henri Duhat, médecin, l’ami intime de M. de Pontcroix, breton aussi, garçon fermé, aux yeux intelligents, peu causeur, contemplait la jeune femme avec la muette admiration d’un amateur de victimes. On lui avait dit de venir, il était venu, amenant le comte de la Serra, un Sud-Américain de la meilleure marque, d’une correction austère qui ne sentait pas du tout le rasta, lequel comte, en dehors des sports, ne connaissait pas grand’chose, et ne faisait pas une énorme différence entre les duchesses ou les demi-mondaines, tellement il avait appris à payer partout sous le précieux prétexte qu’il n’était pas Français.

Vêtue d’une robe de salin bleu, toute unie, la fiancée continuait à ne porter aucun bijou, sinon la bague de fiançailles reçue le matin même : un tragique rubis, énorme, dont les feux sanglants illuminaient sa main. Son frère, exaspéré secrètement, s’était pourtant amusé à se faire habiller chez le tailleur du marquis, et il l’imitait si bien, sous tous les rapports, qu’il semblait son double, très réellement le beau-frère, parce qu’il était joli garçon. Un félin plus caressant, plus souple ou plus affectueux, pas plus rassurant que son noble modèle, quand il s’irritait.

Il n’y avait pas de dames. Marie Faneau ne possédait aucune amie digne de ce nom et toutes les bavardes qui assaillaient son atelier, pour la féliciter ou la questionner, l’excédaient par la futilité de leurs propos.

On causait avec abandon et on en arrivait où l’on en arrive toujours, après de bons dîners ou la fin d’une soirée entre gens qui aiment les vins distingués, les femmes et les fleurs rares, surtout l’émotion délicate : on parlait de l’Au-delà ! Quand on a chaud, qu’on est bien assis et que la digestion se passe bien, il n’est rien de meilleur, ni de mieux porté que faire semblant de croire, non à l’immortalité de l’âme, c’est trop vieux jeu, mais à un petit occultisme de poche que chacun tire de la profondeur de son imagination. Ça ne va généralement pas loin.

— Moi, disait péremptoirement Gompel, homme de sens rassis, je n’ai jamais pu croire à ces histoires-là et je trouve qu’on en abuse depuis la guerre. C’est ennuyeux, ça tient de la place et ça tourne la tête aux malheureuses qui coupent là-dedans. J’ai connu un modèle qui est devenu fou parce qu’on lui avait exhibé un petit squelette dans un miroir, et quand on eut enlevé le cadre de ce miroir qu’il avait brisé, on a découvert une petite poupée articulée en papier intercalée entre deux verres. Selon qu’on penchait le miroir ou le redressait, le petit squelette gigotait. Personne n’a jamais su quel mystificateur avait inventé ça. Toujours est-il que le modèle est devenu fou. C’est abominable, ces blagues-là !

— Il y a tellement plus sinistre dans la nature ! murmura Henri Duhat, le médecin.

— Et les animaux phénomènes ! s’écria le Sud-Américain. Moi, j’ai eu dans mes écuries un cheval qui rêvait. Il se mettait à hennir, vers minuit, jusqu’à ce que les palefreniers s’assemblassent autour de lui. Alors il comptait du sabot jusqu’à trente. Jamais il n’a dépassé ce nombre. On n’a jamais su ce que ça voulait dire, parce que je l’ai fait vendre au manager d’un cirque !

— Et les maisons hantées ? fit le vieux notaire hochant le front. Il ne faut pas dire que ça n’existe pas, car nous avons, dans les environs de Pontcroix, une tour…

— Je vous en prie, mon cher maître, interrompit le marquis de Pontcroix impatienté, ne racontez pas cela à ma fiancée, ou elle ne voudra jamais venir chez moi. (Il rectifia, gracieusement) : Même lorsqu’elle sera chez elle.

— Vous vous trompez ! dit tranquillement Marie Faneau. J’adore les contes de fées tout autant que j’aime les belles images et je n’ai peur de rien.

Ses yeux, largement ouverts, regardaient en face l’homme qu’elle aimait et qu’elle ne comprenait pas. Il représentait bien la seule énigme de sa vie, jusqu’à ce jour si pleine de son grand labeur d’artiste. À trop peindre les apparences avait-elle perdu son temps ? Et n’aurait-il pas mieux valu faire comme les autres femmes, vivre pour ou par l’amour ? Que savait-elle qui pouvait l’initier au mystère d’un homme l’aimant au point de lui tout offrir : nom, fortune, grands cadeaux et petits soins, tout, sauf le très doux baiser sur le front que la plus ingénue des fiancées est en droit d’attendre du plus respectueux des futurs époux ? Et cependant il devait l’aimer terriblement, si elle en jugeait par sa jalousie sans cesse en éveil !

— On se demande pourquoi les femmes préfèrent les histoires de l’autre monde aux plaisirs de celui-ci, interjeta Michel, qui buvait sa cinquième coupe de champagne dans la béatitude d’un garçon très sage. Elles ne sont pas logiques. Si elles ne croient plus en Dieu, pourquoi cherchent-elles à cousiner avec le diable ?

— Parce que, cher monsieur, proféra sévèrement Mahaut, Dieu les abandonne à son ennemi. La terre devient trop basse pour qu’il y descende. Il y a tant de louches compromissions, de honteuses débauches, depuis que la religion s’en va.

Michel se mit à rire, de son rire d’enfant gâté :

— Ah ! comme vous avez raison, monsieur. Si Dieu voyageait encore sur terre, il ne monterait certainement pas dans le compartiment des dames seules.

Ce propos fit éclater le Sud-Américain, entraînant dans la même gaîté Henri Duhat et Marie Faneau.

— Et toi, Marianeau, puisque tu n’as peur de rien, pourquoi as-tu la superstition des fleurs rouges ? Ce matin encore, je t’ai entendu dire que cette tache de sang sur les bouquets que tu reçois finissait par te donner sur les nerfs.

L’attaque était directe, mais Yves de Pontcroix la dédaigna et, se tournant vers Marie, il lui murmura :

— Si j’avais su vous déplaire, j’aurais choisi d’autres fleurs, ma belle amie.

— Vous avez parfaitement le droit de teinter de… violence toutes ces pâleurs convenues, mon cher Yves ; je ne suis pas assez fillette pour qu’on adopte le blanc des premières communions à mon égard.

Elle savait qu’elle ne pouvait pas faire une blessure plus douloureuse à l’amour-propre sinon à l’amour de cet homme cruel jusqu’au renoncement.

Michel jubilait. Il y avait des secrets qu’on ne lui révélait pas, soit, mais il saurait bien rendre coups pour coups à celui qui lui ravissait sa sœur et qui, cela commençait à se sentir, rêvait d’éloigner le gêneur, le témoin trop expert, ce frère trop curieux.

Henri Duhat ne paraissait pas un méchant garçon ; il essaya d’une diversion scientifique :

— Le rouge influe sur la rétine à la façon de certaines notes très aiguës sur le tympan ou des corpuscules du vinaigre sur les papilles de la langue. Chez les nerveux tout se transpose… Mademoiselle a probablement les yeux très sensibles étant donné le métier qu’elle exerce.

— Métier ! Vous êtes dur ! s’exclama Gompel.

— Oh ! appuya froidement Yves de Pontcroix, art, métier, travail d’agrément ou travaux de l’ouvrier, tout cela n’est que fatigue pour de si belles mains, et j’espère bien que nous les forcerons, douce violence, à se reposer.

Ce disant, il effleura de ses lèvres la main ornée de la bague, puis lui ôta cette bague lentement, jouant avec et la faisant glisser à son propre annulaire.

— Yves ! Yves ! Ne me l’enlevez pas ! pria Marie tressaillant d’inquiétude.

— Mais, n’est-elle pas rouge aussi, comme les fleurs du bouquet ? Je vous donnerai une perle ou une opale, demain. Un saphir, plutôt, puisque vous aimez le bleu.

— Non, ce ne serait pas la même, celle que vous avez choisie. Laissez-la-moi.

L’Assistance prenait un malin plaisir à voir cette petite querelle d’amoureux, léger nuage sur cette extraordinaire lune de miel, toute en or pur.

Il eut, lui, en la lui rendant, une pression si forte sur le doigt que l’anneau pénétra dans les chairs, de façon à lui imprimer un cercle rouge.

Elle se mordit les lèvres pour ne pas crier.

— Monsieur Mahaut, fit-elle bravement, racontez-nous l’histoire de la tour de Pontcroix. C’est si amusant de se figurer qu’on a peur. Et puis, cela permet d’oublier ses propres terreurs nerveuses, plus ou moins justifiées.

Le champagne était excellent, les glaces d’un parfum exquis, et, en somme, il faisait bon dans cet atelier élégant, devant ce vivant conte de fée qu’est un mariage d’amour.

Le vieux notaire, flatté, allait pontifier le plus sérieusement possible en glissant quelques parchemins officiels dans son récit, ce qui l’aurait rendu plus monotone encore, lorsque Yves de Pontcroix intervint :

— Puisque ma fiancée a la curiosité de cette légende, essayons de la satisfaire. Moi, je me la rappelle très mal. Je n’en connais guère que l’histoire véridique. Il s’agissait, je crois, d’une femme infidèle qui fut condamnée, par un de mes ancêtres, à mourir de faim ?

— C’est ça. C’est bien ça ! fit avec bienveillance le vieux notaire. Et n’oubliez pas, mon cher marquis, que votre aïeul, sous Louis XIII, revenait de la cour ayant un peu négligé cette jeune dame laissée au logis pour une autre personne, beaucoup plus âgée, la duchesse de…

— Oh ! coupa le fiancé, il importe peu de connaître les torts du mari, ceux de la femme nous suffisent.

Michel pouffa.

— Ils sont magnifiques, les preux de ce temps-là ! C’est le genre de freux dont nous parle notre Ermance, le corbeau à reflet pourpre !…

Marie Faneau eut un signe de mécontentement. L’enfant terrible savait trop bien son histoire naturelle, s’il connaissait mal son histoire de France !

Pontcroix s’accouda sur le dossier du fauteuil de sa fiancée, les yeux tout à coup rivés à la somptueuse chevelure fauve de la jeune femme :

— Je pense qu’elle était blonde, murmura-t-il d’un ton doux qui ne semblait plus le sien. Elle recevait toutes les nuits son page, un garçon souple et habile en l’art de se glisser partout, prenant les chemins les plus dangereux pour en venir à ses fins, lesquelles étaient, bien entendu, la chambre à coucher de la marquise, située dans une tour que reliait un pont-levis à l’autre corps de bâtiment. Cette chambre ronde, immense, s’éclairait de deux fenêtres en ogives placées en face l’une de l’autre. (Elle formera, certainement, un très bel atelier, Marie, quand vous y travaillerez un jour pour votre seul plaisir !) Et chaque soir on relevait le pont-levis parce que le mari jaloux…

— … qui faisait la noce à la cour ! interjeta Michel.

— …le mari jaloux faisait surveiller la femme légitime, l’élue entre toutes, qui doit être respectée de tous, y compris d’un mari noceur, et que rien n’est plus simple comme de prendre certaine précaution.

— Cela s’appelle, aujourd’hui, préméditation.

— Michel, gronda doucement Marie, ne m’empêche pas d’écouter. Tu es fatigant… et ces Messieurs vont te supposer un peu moins que l’âge de raison.

— Donc, chaque soir, le pont-levis était relevé, la tour laissée sans aucune communication avec le reste du château ; mais le page avait trouvé ingénieux de tendre une corde que la belle lui lançait et qu’il attachait au barreau d’une meurtrière. Se suspendant par les mains, il cheminait dans les airs… jusqu’au paradis de ses rêves. Un soir, quelqu’un coupa la corde, le page s’abattit en tournoyant comme un grand oiseau, les bras étendus, se fracassa la tête dans les douves et on ne rabattit plus jamais le pont-levis. Quant à ce qui se passa dans la chambre de la marquise…

— Nul ne l’a jamais su, ponctua funèbrement le vieux notaire en se frottant les mains. Je pense pouvoir affirmer que cela se peut situer vers l’année 1631 !

— Je vous demande pardon, maître Mahaut, répliqua ironiquement Yves de Pontcroix, j’ai la prétention de le savoir, moi, je sais que l’histoire s’arrête là et que la légende commence. Il est convenu qu’on entend, aux minuits de certaines fêtes anniversaires, des gémissements qui évoquent assez le cri d’un grand duc, à moins que ce ne puisse être le contraire et qu’une humble chouette ne profère ces cris mystérieux en chassant la souris dans les combles de la tour. Mais voici ce qui se passa chez la marquise. Une nuit, comme elle ressentait les premières douleurs de la faim, qui sont des hallucinations, elle s’imagina qu’une ombre s’agitait devant le vitrail d’une ogive. Un grand oiseau tournoyait, remontant des douves, non pas le freux dont M. Michel nous parlait tout à l’heure, mais un animal plus fort, plus redoutable, à la tête presque humaine, un oiseau de proie, un carnassier qui a des dents, au bec en forme de lèvre et qui aspire, celui que les Fakirs de l’Inde appellent l’endormeur, l’envoûteur, et auquel ils attribuent une singulière propriété, celle d’endormir leur patient, homme ou animal, pour qu’il souffre moins… puisque aussi bien il faut qu’il le tue ! La femme, déjà folle, ouvrit la fenêtre… Oh ! la belle nuit de printemps, Marie, et quels parfums, venant de la lande en fleurs ! Quelle très douce brise apportant les soupirs des bois et les odeurs sauvages des verdures ! Qui donc peut décrire l’enchantement des nuits bretonnes, peuplées d’elfes dansants et de sirènes qui chantent, au loin, sur la mer ? Mon pays est capable de tout, Marie, même d’ensorceler ceux qui n’ont plus le courage de vivre et de leur offrir la survie en échange de leur amour…

À ce moment du récit, Marie Faneau se tourna irrésistiblement vers le narrateur. Ses beaux yeux tristes s’illuminèrent. Oui, ce breton-là était capable de tout… et même d’un amour passionné. Elle aussi venait d’être frappée de folie, du vertige de l’espoir dont se leurreront toujours ceux qui ont faim de passion. C’était cet homme froid, correct, d’une cruauté si parfaitement mondaine, qui parlait de cette façon frémissante ?

Les autres auditeurs, malgré qu’ils fussent prévenus qu’il s’agissait de la légende, même le railleur Michel écoutaient, agréablement surpris, cette voix dont les inflexions un peu gutturales s’étaient subitement adoucies jusqu’aux tendresses de l’extase.

— … Les nuits bretonnes sont divines parce qu’elles contiennent à la fois la force d’une terre sous laquelle se cache le granit noir dont on fait les belles pierres tombales, et la douceur des légendes, des chansons mélancoliques, dont on subit l’emprise sans pouvoir se les expliquer ! Ce qui s’explique, Marie, est tellement inutile à la joie de vivre ou à la douleur de mourir ! La femme ouvrit cette fenêtre et crut se précipiter dans les bras d’un amant enfin retrouvé. L’oiseau monstre était-il son fantôme ? Les vampires sont-ils des morts désespérés qui ont, eux, la puissance de chercher dans une ivresse nouvelle, l’oubli de tous leurs désespoirs ?… Les grandes ailes mouvantes, à grands coups d’éventail, bercèrent l’agonie de la belle condamnée pendant que l’amoureux bourreau, le bec enfoui dans sa poitrine, lui buvait le sang jusqu’au cœur.

— Oh ! s’écria Henri Duhat, le jeune médecin, se levant pour aller prendre sa coupe sur un guéridon, vous êtes atroce, mon cher ! Ceci dépasse toutes les plaisanteries permises et vous mériteriez…

— Quoi ? fit le marquis avec son rire sourd habituel.

Et il eut un claquement sec des doigts comme s’il rappelait un chien à l’ordre.

— Rien ! Nos seuls compliments pour le frisson que vous venez de nous donner ! ajouta le docteur Duhat buvant d’un trait un vin qui dut tout à coup lui paraître trop capiteux, car il devint rouge.

— Bravo ! fit Gompel. Ça, c’est un belle histoire, parce qu’au moins on comprend que c’est inventé de toutes pièces.

— Si c’était en vers, déclara M. de la Serra, ça ferait moins d’effet, mais ce serait plus facile à redire.

On s’était levé et le notaire, le plus âgé, parlait de se retirer.

Marie essayait de réagir contre ce moment d’étrange émotion. Elle appela le valet de chambre pour un nouveau service, ordonna de débarrasser le piano et, secouant le malaise bizarre qui l’envahissait, elle les retint.

— Quel dommage que nous n’ayons pas ici des danseuses alors que M. Duhat, M. de la Serra et mon frère sont d’excellents danseurs. Je crois que nous devons réagir un peu. Trop d’occultisme ! Nous sommes tombés dans le travers à la mode.

— Et comment appelez-vous le tango ? riposta le fiancé, d’ailleurs tout aussi disposé qu’elle à réagir, car il semblait fort gai, tout à fait jeune.

— Michel, appela Marie, si M. de Pontcroix n’y voit pas d’inconvénient, tu vas nous danser ton pas espagnol. Va chercher tes castagnettes. Nous allons oublier la voix des enchanteurs bretons.

C’était tellement pressant que le fiancé ne put que s’incliner et Michel bondit en criant : Olé !

Son smoking enlevé, il le remplaça par une courte veste-boléro brodée d’or et, ayant pris la pose, au premier accord du piano, on élargit le cercle autour de lui.

— Il est merveilleux, ce garçon ! murmurait le comte de la Serra. Où a-t-il appris à danser ?

— Dans les bals de l’atelier Fusard dont il fait partie, monsieur, répondit Marie Faneau tout en jouant la danse endiablée. Les jeunes artistes aiment à se dérider quelquefois parce qu’ils travaillent beaucoup.

Le marquis de Pontcroix redevenait sombre pendant que les autres applaudissaient, absolument remis dans la joyeuse vie normale par le bruit des castagnettes. On fit une ovation au danseur et à son chef d’orchestre. Cela clôturait bien une soirée qui aurait pu tourner au macabre sans l’esprit de la maîtresse de la maison.

Les invités partirent enchantés, accompagnés dans l’escalier par Michel, bon prince, laissant quelques minutes de tête à tête aux deux fiancés qu’il jugeait un peu en froid.

— Monsieur de Pontcroix, dit Marie, la gorge serrée, je vous remercie pour cette bague et ces fleurs. J’accepte la couleur de vos dons sans m’en plaindre. Vous êtes un poète… et la légende bretonne ne m’épouvante pas. Je serai fidèle. N’ayant eu qu’un amour, je peux lui consacrer toute ma vie.

Elle souriait héroïquement, mais ses lèvres tremblaient. Il saisit ses mains, l’attira jusqu’à lui.

— Ma belle chérie, vous ai-je fait de la peine ? Je regardais vos cheveux, qui ont la nuance du sang, le reflet pourpre du coucher du soleil sur les fleurs d’or des landes de mon pays… j’étais complètement ivre.

Se raidissant, craintive, contre son enlacement impérieux, elle questionna :

— Cette légende… Où l’avez-vous lue ?

— Elle n’existe pas, pour la seconde partie. La Bretagne ne connaît pas les secrets des hypogées de l’Inde.

— C’est affreux ! Vous y croyez, vous, aux vampires ?

Elle se raidissait de plus en plus, prise d’une insurmontable horreur et cependant attirée, magnétisée. Pour toute réponse, le marquis de Pontcroix se pencha sur son cou ; là, derrière l’oreille rose, sur cette chair fine comme les pétales des fleurs de la corbeille, il mit les lèvres et, sous le baiser brutal, odieux, le sang jaillit, deux gouttelettes pourpres de l’exacte nuance du rubis de la bague des fiançailles.

Michel surgit entre eux, les sépara :

— Monsieur, fit-il, crispant les poings, votre voiture est en bas. Tous mes nouveaux compliments pour l’histoire du vampire. C’est furieusement Grand Guignol ; seulement, pour employer une expression de notre chère Ermance, ça se passera comme ça, dans la vie, quand les poules auront des dents ! Au moins pourront-elles se défendre !…

Sans les domestiques, éteignant les bougies et emportant les coupes, les deux jeunes hommes se seraient rués l’un sur l’autre.

— Au revoir, Michel, dit Pontcroix se calmant le premier, avec sa grande habitude du masque mondain.

— Au revoir, marquis… de Sade ! gronda Michel.

— Tais-toi ! cria Marie en s’enfuyant dans sa chambre. C’est moi qui me suis écorchée en relevant mes cheveux ! Ce rubis coupe comme un diamant…

VII

La croyance aux vampires humains, c’est-à-dire à la survie animale des cadavres… mal morts, si on peut s’exprimer ainsi, remonte à la plus haute antiquité.

Presque toujours une légende repose sur un mystère animal ou une aventure inexplicable que la crédulité populaire explique à sa façon, qui n’est pas toujours la bonne. Les sirènes furent des femmes-poissons et sont encore des poissons ; le lamantin, par exemple le plus doux des phoques, a des yeux ombragés de longs cils qui lui donnent l’air de la plus rêveuse des jeunes filles, n’étaient ses formes un peu lourdes. Les faunes furent des hommes aux pieds de chèvre, et, aux temps des naïvetés sexuelles, quelques créatures eurent des faiblesses coupables pour un bouc ou, simplement surprises, mirent au monde le dieu chèvre-pied. Quant aux centaures, il put y avoir d’assez bons cavaliers faisant corps avec leur cheval et… illusion !

Pour le vampire animal, c’est une grande chauve-souris, de l’espèce dénommée : roussette. Le corps est de la grosseur d’un gros rat, mais les ailes atteignent jusqu’à soixante-quinze centimètres d’envergure. Cette bête, fort paisible, que l’on rencontre dans l’Amérique tropicale et les Indes, d’apparence complètement endormie le jour, se réveille la nuit et fait la chasse aux insectes, aux petits animaux, quelquefois, très rarement, s’attaque aux hommes qu’elle trouve plongés dans le sommeil et leur fait de petites plaies, relativement insignifiantes, par lesquelles on s’imagine qu’elle peut sucer leur sang. En réalité, dans les pays très chauds, ces plaies s’enveniment et déterminent ou une grave infection ou la mort. La légende s’est emparée d’une très ancienne histoire de reine, enterrée encore vivante dans un de ces tombeaux souterrains comme on en trouve sous les Pyramides, une jeune reine qui put se traîner hors de sa couche funèbre et que l’on découvrit baignant dans son sang, alors vraiment morte, ayant été saignée à l’orteil par un vampire qui habitait aussi sa chambre funéraire. L’oiseau, que l’on guetta, probablement, revint chercher le corps et on le vit se remettre à son hideux festin, en éventant la pauvre suppliciée de ses ailes ; mais il eut vite fait de s’apercevoir que le sang ne coulait plus et que la décomposition commençait. Ce qui fit croire, sans doute, que le vampire d’Égypte aime le sang des jeunes filles encore capables de ressentir les souples caresses de leurs ailes.

Un vampire aime normalement le sang de n’importe quel individu, pourvu qu’il puisse être encore chaud, et on a vu un animal de ce genre éventer de ses ailes silencieuses une simple génisse endormie qu’il mordit à la cuisse, et dont il suça une quantité relativement énorme de sang tout en agitant ses ailes au-dessus de la bête passive pour l’étourdir ou la maintenir dans un état d’agréable sommeil.

M. de Gasparin prétend que dans les pays désolés par le vampirisme (?) on devient vampire en mangeant de la viande que les vampires ont infectée et il ajoute… que le vampirisme est contagieux. Ici nous entrons en pleine superstition et il ne serait pas mauvais de faire remarquer, aux lecteurs soucieux de s’instruire, que le mot : vampire nous vient d’Allemagne, malgré que le vampirisme remonte, en tant que croyance populaire, beaucoup plus haut et plus loin que la nation allemande. La superstition allemande, bien allemande celle-là, veut, en outre, que certains morts mâchent comme des porcs dans leur tombeau et qu’il est facile de les entendre grogner quand ils sont en train de dévorer. Cette croyance était si généralement établie, qu’au siècle dernier, deux Allemands, très érudits, comme ils le sont tous, publièrent chacun un traité sur les morts qui mangent dans leur sépulcre. Ils prétendent que la voracité de certains morts (?) va jusqu’à se dévorer eux-mêmes ; aussi dans quelques endroits de l’Allemagne, pour empêcher les morts de mâcher, on leur met une motte de terre sous le menton.

(Il serait peut-être de très mauvais goût d’insister, ici, sur la goinfrerie de nos ennemis, qui les porte naturellement à… rêver qu’ils mangent encore, même durant leur sommeil éternel !)

Certainement les gens enterrés vivants (et il en est, hélas, de tous les pays !) et qui dans leur désespoir avaient dévoré un de leurs membres ont pu donner naissance à cette croyance populaire.

Le vampire spectre (mammifère) est d’un brun roux et a la tête allongée du rat, mais beaucoup plus grosse. La feuille sus-nasale, propre aux phyllostomes, est ovale et creusée en entonnoir. Les dents canines sont fortes. L’aspect de l’animal est hideux, mais c’est à cause de l’étrange mélange d’animalité et d’humanité qui le caractérise. La chauve-souris n’est répugnante que parce qu’elle est à la fois un oiseau et une souris. De tous les temps, les êtres de complexion hybride firent mauvaise impression. Mais, lorsqu’on examine attentivement l’animal soyeux et silencieux qu’est le vampire spectre, on lui découvre une grâce à nulle autre pareille ; ses yeux, profondément enfoncés sous leur fourrure frisée, sont d’une merveilleuse luminosité, car ils concentrent la clarté du jour pour s’en servir la nuit et parfois leur cri, guttural, s’adoucit jusqu’à la plainte amoureuse. Un chasseur, qui tua, de jour, un de ces animaux, lui vit croiser ses ailes sur sa poitrine comme deux voiles de deuil et des larmes véritables coulèrent de ses yeux d’une admirable nuance d’or et qui passèrent en un instant, par toutes les couleurs du prisme ou du spectre solaire. Les femelles portent souvent leurs petits accrochés à leurs ailes, intérieurement, et quand elles les ouvrent, on peut apercevoir ces minuscules réductions de la mère pondues autour d’elle, comme un étalage de poupées sur un manteau.

Maintenant, il ne sera pas inutile de lire un extrait du célèbre ouvrage de don Calmet : Le traité sur les apparitions des esprits et des vampires.

Auguste Calmet, 1672, théologien et historien, professeur de théologie, entra chez les bénédictins à Moyen-Moutier 1698, passa plusieurs années à Paris 1706-1714, fut prieur de Nancy. C’est un érudit consciencieux, mais qui voit, naturellement, les choses comme on les voyait de son temps. En tout cas, il nous renseigne avec une redoutable précision sur les faits et gestes des vampires humains, qu’il désigne ainsi : « Mort qui sort de son tombeau, spécialement la nuit, pour tourmenter les vivants, le plus souvent en les suçant au cou et d’autres fois en leur serrant la gorge au point de les étouffer ». Il paraîtrait que du temps de don Calmet, l’Illyrie, la Pologne, la Hongrie, la Turquie et une grande partie de l’Allemagne (qui n’existait pas en qualité d’Allemagne) étaient infestées de ces vampires humains ayant été de leur vivant mordus par un vampire animal ou par une personne ayant mangé de la viande infectée par la morsure du vampire animal. Nous laissons la parole, et toute responsabilité, au prieur de Nancy :


Il y a environ cinq ans qu’un certain heïduque, habitant de Medieiga, nommé Arnold Paul, fut écrasé par la chute d’un charriot de foin. Trente jours après sa mort, quatre personnes moururent subitement et de la manière que meurent, suivant les traditions du pays, ceux qui sont molestés par les vampires. On se ressouvint alors que cet Arnold Paul avait souvent raconté qu’aux environs de Cassova, et sur les frontières de la Serbie turque, il avait été tourmenté par un vampire turc (car il croit aussi que ceux qui ont été vampires passifs pendant leur vie le deviennent actifs après leur mort, c’est-à-dire que ceux qui ont été sucés sucent aussi à leur tour), mais qu’il avait trouvé moyen de se guérir, en mangeant de la terre du sépulcre du vampire et en se frottant de son sang ; précaution qui ne l’empêcha pas cependant de le devenir après sa mort, puisqu’il fut exhumé quarante jours après son enterrement et qu’on trouva sur son cadavre toutes les marques d’un archi-vampire. Son corps était vermeil ; ses cheveux, ses ongles, sa barbe s’étaient renouvelés, et ses veines étaient toutes remplies d’un sang fluide et coulant de toutes les parties de son corps sur le linceul dont il était environné. Le hadnagi (bailli du lieu), en présence de qui se fit l’exhumation, et qui était un homme expert dans le vampirisme, fit enfoncer, selon la coutume, dans le cœur du défunt Arnold Paul un pieu fort aigu, dont on lui traversa le corps de part en part, ce qui lui fit, dit-on, jeter un cri effroyable, comme s’il était en vie. Cette expédition faite, on lui coupa la tête et l’on brûla le tout. Après cela on fit la même expédition sur les cadavres de ces quatre autres personnes mortes de vampirisme, crainte qu’elles ne fissent mourir d’autres personnes à leur tour. Toutes ces expéditions n’ont cependant pas pu empêcher que vers la fin de l’année dernière, c’est-à-dire au bout de cinq ans, ces funestes prodiges n’aient recommencé et que plusieurs habitants du même village n’aient péri malheureusement. Dans l’espace de trois mois, dix-sept personnes de différents sexes et de différents âges sont mortes de vampirisme, quelques-unes sans être malades et d’autres après deux ou trois jours de langueur. On rapporte, entre autres, qu’une nommée Stanoska, fille du heïduque Jotuctzo, qui s’était couchée en parfaite santé, se réveilla au milieu de la nuit toute tremblante, en faisant des cris affreux et disant que le fils du heïduque Millo, mort depuis neuf semaines, avait manqué de l’étrangler durant son sommeil. Dès ce moment elle ne fit que languir, et, au bout de trois jours, elle mourut. Ce que cette fille avait dit du fils de Millo le fit d’abord reconnaître pour un vampire, on l’exhuma et on le trouva tel. Les principaux du lieu, les médecins, les chirurgiens, examinèrent comment le vampirisme avait pu renaître après les précautions qu’on avait prises auparavant. On découvrit enfin, après avoir bien cherché, que le défunt Arnold Paul avait tué non seulement les quatre personnes dont nous avons parlé, mais aussi plusieurs bestiaux dont les nouveaux vampires avaient mangé et entre autres le fils de Millo. Sur ces indices, on prit la résolution de déterrer tous ceux qui étaient morts depuis un certain temps. Parmi une quarantaine, on en trouva dix-sept avec tous les signes les plus évidents du vampirisme. Aussi leur a-t-on transpercé le cœur et coupé la tête et ensuite on les a brûlés et jeté leurs cendres dans la rivière.


Après le vampire, pur et simple, si on peut dire ! dont il vient d’être question, existe, au seul point de vue superstitieux, un autre vampire d’une espèce plus compliquée parce que touchant de plus près la croyance religieuse et par conséquent plus sacrée, sinon plus consacrée. Il s’agit du : broucolaque.


Les Grecs modernes ont désigné les vampires sous le nom de broucolaques. Les Grecs sont persuadés que les excommuniés ne peuvent se putréfier dans leur tombeau, qu’ils apparaissent la nuit comme le jour, et que leur rencontre est très dangereuse. Un voyageur du xvie siècle affirme que, dans l’île de Chio, les habitants ne répondent que lorsqu’on les appelle deux fois, persuadés que les broucolaques ne peuvent les appeler qu’une seule fois. Quand un broucolaque appelle une personne vivante et que celle-ci répond, le broucolaque disparaît, mais celui qui a répondu meurt au bout de quelques jours. Il n’est qu’un moyen de se garantir des broucolaques, c’est de les déterrer et de les brûler après avoir récité sur eux des prières : le corps ainsi réduit en poussière ne reparaît plus jamais. Un voyageur qui parcourut le Levant dans le xviie siècle rapporte l’anecdote suivante : un homme étant mort excommunié fut enterré sans cérémonie dans un lieu écarté et non en terre sainte. Les habitants furent bientôt effrayés par d’horribles apparitions, qu’ils attribuèrent à ce malheureux. On se décida à ouvrir son tombeau, et l’on trouva le corps enflé, mais sain et bien dispos. Ses veines étaient gonflées du sang que le vampire avait sucé. On reconnut, à n’en pas douter, que c’était un broucolaque. On délibéra sur ce qu’il y avait à faire et l’on résolut de couper ses membres et de les faire bouillir dans du vin, moyen employé depuis un temps immémorial contre l’influence des broucolaques. Les parents obtinrent, à force de prières qu’on différerait l’exécution ; et ils envoyèrent en hâte à Constantinople demander au patriarche l’absolution du défunt. Pendant ce temps, le corps fut mis dans l’église, où l’on faisait tous les jours des prières pour son repos. Un matin, pendant le service divin, on entendit tout à coup une forte détonation dans le cercueil ; on l’ouvrit, et l’on trouva le corps dissous, comme doit l’être celui d’un mort enterré depuis sept ans. Tournefort raconte, dans le récit de ses voyages, un incident tout à fait semblable dont il fut témoin dans l’île de Mycone, avec cette différence que le broucolaque ne fut pas si traitable, qu’il fallut le déterrer un nombre illimité de fois, et que pendant plus d’un mois les habitants furent obligés de déguerpir de leurs maisons dans lesquelles le spectre se permettait mille licences, excepté toutefois dans celle du consulat, où logeait Tournefort.

Les Grecs et les Turcs s’imaginent que les cadavres des broucolaques mangent pendant la nuit, qu’ils se promènent pour faire leur digestion, en un mot qu’ils se nourrissent réellement. Ils racontent qu’en déterrant ces vampires on leur trouve un coloris vermeil, que leurs veines sont gonflées de la quantité de sang qu’ils ont sucée et qu’on n’a qu’à les ouvrir pour le voir couler aussi frais que celui d’un jeune homme de vingt ans.

Toutes ces superstitions, ou ces phénomènes d’hallucination, répandus par des érudits de différentes croyances religieuses ou scientifiques, ont été bien capables de laisser dans l’âme humaine, toujours crédule, une place pour le désir, sinon la terreur de la survie animale. On a connu des malades, doués d’une imagination trop vive, qui, frappés par une violente commotion cérébrale, ne concevaient plus l’acte d’amour que sous l’empire de l’idée fixe de voir couler du sang et devenaient des sadiques, malgré leur propension à la plus romanesque des pudeurs.

VIII

Marie Faneau demeura plusieurs jours comme prostrée sous une menace affreuse. À quel genre de mystification appartenait-elle, cette menace ? Qui était cette espèce d’homme remplaçant les caresses par les morsures ? Et qui, n’ayant jamais imploré d’elle aucune privauté, jusqu’à un certain point permise entre deux fiancés complètement libérés des préjugés de la famille, osait un tel baiser de fiançailles, le premier, le plus tendre, le plus chaste ?

Elle ne parlait pas, faisait mettre, dans un coin obscur, d’où leurs parfums ne pouvaient pas venir la troubler, les bouquets merveilleux qu’elle continuait à recevoir chaque matin et elle essayait de terminer une commande pour un album de collection absolument comme si elle eût eu le plus pressant besoin d’argent.

D’autre part, les couturières, les modistes, les marchands de meubles, les bijoutiers en renom venaient, dès son petit lever, l’assurer de leur bonne volonté à recevoir ses ordres et elle était souvent obligée de calmer les colères de la pauvre Ermance, personne économe, qui criait, en bas, de sa cuisine :

— Quand on vous dit qu’on n’a plus besoin de rien ! Vous nous mangeriez le vert et le sec, vous autres.

Ah ! si Marie avait pu recevoir la visite du marchand d’oubli et lui en acheter pour le restant de ses jours !…

Ce fut un soir, devant le pastel achevé péniblement et dont elle était mécontente, qu’elle se mit à pleurer, l’orage crevant en elle, la livrant sans défense à toutes les hallucinations d’un cerveau surmené.

Son frère, debout, derrière elle, comprit qu’il leur fallait enfin se confier l’un à l’autre, s’expliquer :

— Marianeau, murmura-t-il très ému, j’attendais ça. Rends-moi cette justice ; je n’ai pas provoqué l’explosion, mais j’en suis content, parce que ça doit te faire du bien. Tu n’es pas tendre, toi, et tu ne peux pleurer que si tu te le permets.

Elle se renversa en arrière, se tordant les bras :

— Michel, je suis à bout de force. Je deviens folle !

— Veux-tu que nous tâchions de raisonner ? Moi, c’est entendu, je ne vaux pas grand’chose, mais c’est justement pour ça que je peux arriver à te prouver qu’il n’y a pas de quoi perdre le nord.

Elle se leva, jeta fiévreusement ses crayons dans la boîte ouverte près d’elle où ils se brisèrent en mille morceaux et courut se réfugier dans l’ombre du divan, suivie de Fanette, qui pleurait aussi.

Michel s’assit près d’elle :

— Mon Marianeau, je crois que le plus sage, si tu as peur de cet homme, or, il y a de quoi, c’est de rompre. Ça fera le scandale que ça voudra, tant pis !

— Michel ! Je suis hantée par la plus atroce des idées. Ça ne s’analyse pas et tu peux me faire enfermer si tu veux… Je m’imagine… ça me tourmente la nuit, obstinément, parce que je ne dors plus, je m’imagine que cet homme est mort.

Michel éclata d’un rire un peu forcé.

— Allons, bon ! Nous voici dans l’occultisme jusqu’au cou ! Comment, toi, Marie, la plus raisonnable et la plus courageuse des grandes sœurs, toi, mon aînée en sagesse et en force, tu vas nous raconter des histoires de l’autre monde ?

— Oui, je sais bien que ça ne souffre pas l’examen. C’est une obsession… Mais il sort, lui, du livre des revenants.

— En effet ! Il revient… de la guerre. C’est tout dire.

— Suppose que le bouleversement de cette immense catastrophe ait produit de nouvelles lois, que tant de jeunes chairs immolées en pleine puissance de passions et de volontés aient enfin essayé de réagir, de se révolter en découvrant le secret d’une espèce de végétation, d’une autre vie, et qu’il ne distingue plus l’amour de la souffrance, qu’il ait pris l’appétit de la douleur comme on aurait l’appétit de la chair. Ou mort vraiment, ou privé de cœur…

— Ma pauvre Marianeau, tu dérailles, et le pire, c’est que tu l’aimes encore, puisque tu lui cherches des excuses.

— Non, je ne l’aime pas. J’en ai peur.

— C’est bien ça, Marianeau. L’amour sincère c’est la peur, car on n’aime que celui qui vous domine, vous jette à genoux sans même la possibilité d’imposer son désir… Et il n’y a qu’un moyen pour secouer ça… seulement, il n’est pas à la portée des femmes honnêtes !

— Michel, pourquoi sais-tu des choses que j’ignore et parles-tu ainsi tristement, toi, le mauvais sujet ?

Elle souriait d’un sourire navré, le regardant de ses yeux clairs, pourtant aveugles.

— Ah ! Marianeau, soupira le jeune garçon dont le joli visage de fat se convulsait de rides subitement creusées, je ne souhaite pas que tu le comprennes maintenant, ni jamais ! Je crois que tout peut se réaliser… à la condition de ne pas être amoureux. Ton Monsieur n’est qu’un habile prestidigitateur qui a besoin de t’amener, de jongleries en jongleries, jusqu’à devenir son esclave, parce que tu lui représentes ce qu’il y a de plus parfait dans la beauté féminine : la santé, la simplicité unies à une indomptable énergie. Maintenant, il y a un excellent procédé pour te prouver qu’il existe, c’est de le crever d’un bon coup de couteau entre les deux épaules ! Quant à me mesurer avec lui au pistolet ou à l’épée, merci bien ! Il en est à son cinquième duel, et Janou, le dessinateur qui fréquente les salles d’armes, prétend qu’on ne la lui fait pas à ce jeu-là. C’est un friand de la lame, comme ils disent dans leur vieil argot. Il va à la Grande Roue pour un oui et pour un non. Le bruit court que ça l’amuse et que les questions d’honneur ne sont pas les principales pour lui. Rien ne transpire de ces légendes, car plus il y a de légendes et moins on débrouille la vérité. Il y a surtout, hélas ! l’argent, sa très réelle fortune qui lui permet d’étouffer tous les scandales, de payer tous les dommages et de passer haut la tête dans un monde chic où le plus riche est toujours le plus libre. Ajoute à cela qu’il est un authentique aristocrate et qu’en France, à Paris, en pleine République vénale, on a le respect de ces nobles, qui font sourire dans la purée, parce qu’ils ne savent rien fiche, mais qui reprennent tout leur prestige dès qu’ils ne tripotent que leurs cartes ou leur politique. Il va donc s’offrir la grande ouvrière que tu es pour l’unique plaisir, bien sadique, de lui casser, moralement, les deux bras.

Marie Faneau songeait, ne pleurant plus.

— Pourquoi n’est-il pas revenu, ce revenant ?

— Peut-être parce qu’il commence à avoir peur de toi… ou de moi… crainte qui serait, pour lui, le commencement de la sagesse.

— Que faire, Michel ?

— Il n’y a que deux façons d’en sortir, Marie… La seconde, c’est de l’épouser, puisque tu l’aimes.

— Je t’en prie, ne plaisante pas. La première ?

— Que j’aille le trouver, ce que je voulais faire sans te le dire, et que je lui propose un pacte : je ne quitterai jamais ma sœur, parce que je sais tout. Arrangez-vous comme vous voudrez. Amant ou mari, vous aurez toujours un témoin, dans la mesure des circonstances… et de la pudeur. Remarque bien, Marianeau, que je ne sais rien, au fond, de positif, à part ce que j’ai vu. Je m’en fie au vieux dicton : trop poli pour être honnête. Et puis, il y a son meilleur ami, ce jeune docteur méditatif. Celui-là, je m’en souviens, a laissé échapper un tel mouvement de réprobation vers la fin de la fable de l’oiseau nocturne que je voudrais le questionner. Encore un Breton, un renfermé. Où le joindre ?… Je ne m’abuse pas sur mon premier moyen. C’est une espèce de chantage intellectuel.

Marie, soudainement attendrie, passa ses deux bras au cou de son frère.

— Ce n’est pas du chantage, cela, Michel. C’est presque du dévouement, car, toi, tu as ton avenir à faire, et l’existence du manoir de Pontcroix ou la course perpétuelle en auto, les fameux voyages dans tous les pays lointains, dont il parle sans cesse, ce n’est peut-être pas le rêve pour un jeune homme de ton âge qui aime le plaisir et n’a pas du tout l’envie de comparer le mystère des légendes bretonnes aux féeries parisiennes.

— Tu oublies que je partagerai, que je partage déjà le luxe de ce Monsieur, ton luxe de fiancée ou ta fortune de femme légitime ! Va, mon rôle n’est pas beau, mais j’ai le cynisme de l’accepter avec une réelle tranquillité d’âme. Je ne crois guère aux beaux rôles désintéressés dans cette comédie de l’existence. (Il ajouta, plus bas, noyant ses lèvres dans les cheveux fauves de sa sœur :) Je ne crois qu’aux passions qui, bonnes ou mauvaises, font de nous d’inconscients héros.

Ils se levèrent, les mains dans les mains :

— Va donc le voir, mon Michel, et décide pour moi. Je ne sais plus ni ce que je veux, ni ce que j’aime. Je suis étonnée qu’on veuille m’épouser pour m’éloigner de tout. Je te donne plein pouvoir. N’importe quelle solution, mais pas devenir folle ! Ah ! ça fait trop de mal ! Je n’ai pas l’habitude, moi, d’avoir peur. Si je te disais que, la nuit, je commence à regarder ma fenêtre pour y guetter le fameux oiseau qui… évente les femmes avec ses ailes !…

Pendant que le jeune homme descendait de l’atelier pour aller s’habiller, il murmura :

— Ça… ou les coups ! On ne les a qu’avec ces deux systèmes, très peu perfectionnés ! Et ma sœur, cette merveille, ne vaut pas mieux qu’une autre devant l’amour ! Ce Monsieur-là va me payer cher cette vérité. Du diable si je n’étrangle pas cette brute ! Moi aussi, je vois rouge.

Au Majestic, Yves de Pontcroix habitait un appartement d’un luxe banal de grand hôtel, en attendant le mariage qu’il avait fixé au printemps pour aller passer leur lune de miel, soit au château breton, soit en un voyage aux pays lointains : l’Asie ou l’Amérique.

Dès qu’on lui annonça la visite de son futur beau-frère, il ordonna de le faire entrer.

Le salon, attenant à sa chambre à coucher, avait un aspect de bureau ministériel, d’un confortable sobre, destiné à produire une impression de gravité, sinon de froideur, vous maintenant à distance.

Le marquis, resté assis devant une table chargée de papiers, en veston de chambre fort simple, semblait un peu souffrant, l’œil fiévreux et les traits tirés, mais il fut immédiatement affable, quoique sans tendre la main. Presque aussi maître de lui que de coutume, il lui dit de sa voix sourde :

— Je vous attendais, Michel. J’étais bien sûr que vous viendriez me faire des excuses… de cet inconcevable moment d’oubli. Vous êtes si drôlement mal élevé, mon cher enfant !

— Je ne suis pas un enfant, monsieur, et je ne viens pas m’excuser, car, le moment d’oubli, ce n’est pas moi qui l’ai eu, avouez-le.

Cela débutait mal.

Yves se dressa, les yeux lumineux comme ceux d’un fauve qu’on réveille.

— Prenez garde, Michel. Souvenez-vous que vous ne pouvez être protégé contre moi que parce que vous êtes son frère.

— Je le sais bien et je me propose d’en abuser, monsieur de Pontcroix : ma sœur n’a plus l’intention de vous épouser, voilà ce que je suis venu vous dire.

Il s’assit sur le fauteuil de cuir en face de la lourde table bureau, calculant que c’était là une barrière suffisante à la violence de certains gestes.

Pontcroix se croisa les bras en jouant machinalement de son index droit sur sa manche gauche.

Seul, ce petit mouvement fébrile indiquait la tension de son esprit.

Il aspira fortement l’air et demanda, très naturel :

— Pourquoi ne m’a-t-elle pas dit ou écrit cela elle-même, Monsieur ?

— Simplement parce qu’il est plus convenable que je vienne vous l’apprendre.

— Ah ! Vous savez au juste, vous, ce qui est convenable ou non ?

— J’ai l’habitude de me fier à ma fantaisie ou à mon instinct, cher monsieur. Moi je ne suis pas un grand seigneur… je suis libre.

Pontcroix tressaillit, car ce que son adversaire venait de lui dire là était une incontestable vérité. On n’est jamais libre quand on a accepté le joug de la naissance et qu’on peut craindre le scandale. Il se rassit, examina longuement le blond visage pâle qui ressemblait tant à l’autre, à celui qui dominait la situation, et murmura, tout à coup câlin, de cette étrange câlinerie qui déroutait après ses cruautés de langage ou de mouvements :

— Michel, avez-vous déjà aimé sincèrement une femme ?

— Oui, répondit Michel, dont la voix sombra. Je l’aime encore et je sais jusqu’où on peut aller sur ce terrain-là.

— Michel, j’aime sincèrement votre sœur. Je veux l’épouser parce qu’il me la faut pour toujours. Je vous assure que je suis incapable de lui manquer de respect. Ce qui s’est passé n’était incorrect que… parce que vous l’avez vu et que nous nous trouvions dans le monde… ou à peu près. Elle est très belle, très réservée. Elle a surtout pour moi cet attrait de la grande artiste, d’une sorte d’idole qu’on ne peut approcher qu’avec l’encens des grandes phrases, et, à la fin d’une soirée où l’on a des nerfs parce qu’on a un peu trop respiré l’odeur de certaine chevelure, raconté des histoires funèbres qui, vous le saurez peut-être un jour, sont un piment effroyable joint au champagne, il arrive qu’on ne mesure plus ses actes, qu’on a envie de mettre les morceaux doubles et pour aller plus vite, prouver davantage tout en ne cessant pas d’être correct…

— On se conduit comme…

Pontcroix l’interrompit d’un geste furieux.

— Taisez-vous ! ne répétez pas cela ou je ne réponds plus de ma patience !

— Moi aussi, monsieur, je vais aller plus vite et prouver davantage : vous n’épouserez pas ma sœur, parce qu’elle a peur de vous et que je ne vous le permets plus.

— Michel, cria Pontcroix perdant toute mesure, vous êtes venu ici pour me poser vos conditions. J’accepte tout d’avance : je ne peux pas aimer votre sœur sans l’épouser… c’est impossible. Je la veux entièrement.

— C’est-à-dire, cher monsieur, qu’il vous la faut loin de tout secours, dépouillée de toutes garanties sociales, sans défenseur, sans témoin et surtout consentante, vous aimant assez pour sauver l’honneur du nom, s’il y avait lieu, ce dont elle est fort capable ?

Pontcroix se pressa les tempes de ses deux poings :

— Vos conditions ? fit-il sans daigner protester, parce qu’il ne pensait qu’à la profonde immoralité de son ennemi.

— La très simple promesse que, devenu son amant ou son mari, vous ne me sépariez pas d’elle.

Il leva un peu ses yeux, férocement durs :

— Cent mille ? gronda l’homme pris au piège par un gamin.

— Non, monsieur de Pontcroix. Son luxe, le vôtre, le ménage à trois, mais, parfaitement, très purement correct. Moi aussi j’aime la correction dans le vice ! Car je ne suis que le frère, et ma sœur est une très honnête fille qui vous aime. Je refuse toute fortune en dehors de la sienne. Je ne suis à vendre qu’en qualité d’esclave, le sien.

Yves de Pontcroix couvait le jeune homme de son regard fixe et brûlant.

S’il comprit, il ne voulut rien en laisser paraître, car il dit, subitement très affectueux, de son ton redevenu câlin, attendri :

— Vous êtes un frère vraiment très dévoué. Je n’aurais jamais deviné cela de votre part en vous voyant danser l’autre soir avec toute la grâce canaille d’une demoiselle des Folies-Bergère ! Comme on se trompe ! Mais, mon cher ami, qui vous a raconté que je veux vous éloigner de notre ménage ? Ne m’empêchez pas d’arriver à le former… même à trois ! Nous pensions tout naturel, Marie et moi, de vous rendre votre liberté de jeune homme, au moins durant notre voyage de noces, mais, puisque vous désirez nous suivre, j’en suis ravi. Elle a peur de moi ? J’ai été trop hardi après avoir été trop timide, je le confesse. Je me suis trop complu à une imagination poétique, soit. Tout est remis dans l’ordre, ou le sera par ma promesse formelle de vous admettre chez moi, aussi longtemps qu’il vous plaira d’y rester… ou qu’elle consentira à vous admettre elle-même. Les nouvelles mariées sont si différentes, souvent, des anciennes fiancées ! Ne redoutez-vous point que ce puisse être elle qui vous trouve un jour un peu ridicule… dans ce rôle de… gardien du sérail ?

Michel Faneau se leva, à son tour, souriant : — Oh ! fit-il avec une farouche insolence, le bon droit reste toujours au plus fort dans votre monde, c’est une puissance brutale que je ne conteste pas, mais il n’est pas prouvé que votre force, à vous, soit celle de l’amour. Nous allons donc savoir qui aimera le mieux, du mari vainqueur ou du frère prisonnier. Un bon conseil, marquis ! Tâchez de faire votre cour plus simplement, car… tout est à recommencer. Vous êtes allé trop loin… ou pas assez. Une femme qui a peur n’est heureuse que si on la rassure par des moyens naturels.

Le marquis reconduisit le jeune homme en riant.

— Vous êtes le garçon le plus intelligent que je connaisse. Nous deviendrons les meilleurs amis du monde, Michel. Voulez-vous prévenir Marie, ma chère fiancée, que je l’attends au Ritz, tout à l’heure, pour le thé ? Amenez-la-moi, nous dînerons n’importe où cela lui agréera, en public, avec toutes les lumières, tous les témoins, toute la musique. Ce sera charmant ! Et n’oubliez pas que je suis à votre entière disposition pour tout ce qu’il vous plaira de me demander, mon frère.

Il appuya sur le mot.

Mais ils ne se tendirent pas la main. Ni l’un ni l’autre n’en ayant réellement envie.

Marie Faneau n’en revenait pas ! C’était une transformation complète ou… la mystification qui continuait, mais combien plus agréable ! Yves de Pontcroix était tendre, d’une tendresse absolument respectueuse. Il avait su demander pardon. Il embrassait les mains qu’on lui abandonnait avec un très visible effort pour ne pas les mordre ; cependant il y arrivait, et quand ses yeux brillaient de leur terrible luminosité fixe, il les éteignait en baissant les paupières. Cette partie de l’époque des fiançailles fut un rêve nouveau pour Marie, car le grand oiseau noir s’était envolé de devant sa fenêtre et il ne demeurait plus, de son souvenir néfaste, que le doux froissement d’éventail de ses ailes ou, mieux, l’illusion de l’avoir absolument apprivoisé.

Michel n’avait pas parlé de son entrevue orageuse qui lui avait laissé, à lui, un léger trouble. Il avait joué pour gagner le bonheur du moment et non pour s’assurer un avenir plus sérieux. Et amateur du qui vivra verra il n’insistait pas sur les moyens à employer pour donner au jour le jour le plus de chatoiements possibles. D’ailleurs, quel est le terrible pécheur que l’amour ne convertit pas ?

Marie se laissait conduire par l’expérience un peu spéciale de son frère qui semblait connaître toutes les fatalités des mauvaises passions et ne lui prêchait pas précisément la morale. Assez femme pour désirer être aimée, pas assez femme pour savoir très bien comment, elle ne dirigeait plus sa vie, parce qu’elle était un peu fatiguée. Sous la conduite de ce chevalier servant, très ingénieux, aussi jaloux que le fiancé, elle ne sentait pas le besoin de l’isolement avec l’être préféré, ne sachant plus de quel côté était le véritable amour ou le véritable danger.

On allait de fête en fête, négligeant le travail d’art et le métier. Se couchant tard, il notait pas facile de se mettre à l’ouvrage de bonne heure. Si Marie touchait encore volontiers à ses pinceaux, Michel perdait complètement de vue son atelier et étonnait les camarades par le luxe princier de ses habitudes. Yves de Pontcroix déclarait ne plus pouvoir vivre sans lui. Il l’envoyait chercher chez Fusard avec l’auto, et quand on ne l’y rencontrait point, le chauffeur avait l’ordre de se rendre cour de Rohan, d’où on le ramenait presque toujours avec la fiancée.

Déjeuners au Bois, promenades si le temps le permettait, goûters dans les thés en renom et dîners dans les restaurants fastueux (toujours pleins malgré le renchérissement scandaleux des denrées) et rendez-vous aux théâtres où l’on rencontrait la cour habituelle de la reine : Gompel, Henri Duhat, de la Serra, souvent ce brave notaire breton qui, en sa qualité de vieux beau, ne dédaignait point les parties fines. L’éducation du fiancé, son titre et son argent faisaient disparaître le genre un peu bohème de Michel sous un aspect d’originalité amusante. On finissait même par ne plus très bien distinguer si c’était le grand seigneur qui déteignait sur le petit mauvais sujet ou le contraire. Michel, du reste, savait maintenant s’arrêter à temps dans une plaisanterie… et ne fumait plus devant sa sœur, parce que le marquis de Pontcroix ne prenait jamais cette licence.

— Ne trouves-tu pas que nous abusons ? questionna un jour Marie Faneau en retirant le très beau manteau de fourrure, présent de la corbeille, qu’elle avait consenti à mettre sur ses épaules parce qu’elle comprenait, maintenant, pourquoi les femmes pauvres s’enrhument quand elles se permettent le décolletage.

— Abuser… de quoi ?

— De ses largesses, car, enfin, je ne suis pas encore sa femme et nous vivons sur un tel pied que c’est tout comme. J’ai horreur de porter des vêtements qui ne m’appartiennent pas. C’est terriblement lourd…

— Pour qui veux-tu qu’il dépense son argent, sinon pour celle qu’il aime ? Ne sommes-nous pas toute sa famille ! Lourd ? Marianeau, sage Marianeau, si tu étais franche, tu avouerais que tu crains de t’y habituer.

— Eh bien, oui. Je n’aime plus le froid simplement parce que je ne sais plus me lever tôt.

— Marianeau, nous te pervertirons… mais j’espère que tu retrouveras toute ta vertueuse vaillance quand il le faudra affronter ce cher marquis… déchaîné.

— Justement. Si un soir je devais me fâcher pour tout de bon, Michel ? Ni pour une couronne, encore moins pour une fortune, je ne céderais à un fou. Je ne l’aime que parce que je le crois sain, quoique violent.

— Oh ! tant que je serai là…

Et Michel acheva sa pensée en faisant claquer ses doigts comme, la nuit des fiançailles, Yves avait fait claquer les siens pour rappeler son médecin à l’ordre.

Les promenades en auto étaient surtout un enchantement pour Marie, qui avait eu une première jeunesse un peu sédentaire. Elle y glissait dans un songe délicieux lui rappelant la course au pont de Saint-Cloud, si étrange, dans la nuit profonde, avec ces deux buées blanches comme le souffle d’un dragon fantastique l’emportant au pays des chimères… dont elle ne voulait plus revenir !

— Et bientôt nous irons voir Pontcroix, Marianeau, disait le marquis gaîment, car il la nommait, lui aussi, Marianeau, unissant au petit nom, un peu simple, de la jeune femme le diminutif de sa signature d’artiste.

— Les travaux marchent ?

— Je crois. Mais je veux la tour mise en état, les terrasses très fleuries, la chapelle restaurée et le dîner possible dans la grande salle des gardes, quand nous sortirons de la cérémonie parisienne.

Ils devaient se marier à Paris, bien entendu, dans tout l’éclat d’une pompe mondaine dont Gompel disait d’avance toutes les splendeurs. On commençait à les recevoir dans la colonie américaine où personne ne pouvait s’étonner de rencontrer une jeune fille avec son fiancé, même si elle n’eût pas été accompagnée par son frère. Michel devenait le flirt de toutes ces demoiselles raffolant de tangos endiablés, et assez souvent on invitait ce grand fauve un peu taciturne pour avoir ce singe amusant, son meilleur ami, un faiseur de tours des plus sympathiques.

— Michel, confia Marie, rentrant une nuit très lasse et très heureuse. Je voudrais te voir fixer ton choix pour plus tard : je veux te doter, avec la permission d’Yves qui m’en a déjà parlé, et te faire épouser une belle miss. Tu as le goût de tous les luxes. Maintenant toutes les ambitions te sont permises. Tu fais la noce à corps perdu, ça, nous le savons ! Il vaudrait mieux songer à l’établir convenablement… pour la vie.

Il se mit à rire, d’un rire douloureux :

— Qui t’a renseigné sur ce genre de noce que je fais en dehors de la noce mondaine ?

— C’est Yves qui prétends que tu brûles ta santé. Il devrait te suffire de nous suivre partout où l’on s’amuse convenablement sans y ajouter les aurores non vertueuses des rentrées à cinq heures du matin… Tu finiras par tomber malade. Tu ne dors jamais. Tu me ramènes ici et tu ressors… ce n’est pas normal.

— Plût à Dieu que tout le monde fût aussi normal que ton serviteur, Marianeau !

— Tu ne vas pas lui en vouloir parce qu’il s’inquiète de ta santé !

— Non, certes, mais dis-lui donc, de ma part, que je n’ai ni envie de me marier ni envie de rester chaste. Moi, les gens trop vertueux me dégoûtent ! Après moi le déluge de larmes, si tu daignes me pleurer !

— Ce que tu es méchant !

Elle était en train de lui préparer une lasse de tilleul, pour ne pas réveiller la bonne Ermance.

— Je mets deux cuillers de ta potion, Michel, et tu vas dormir chez toi, en le couchant. Je te défends de t’endormir ici, tout habillé. Ce n’est pas sain.

— Je préfère m’échouer ici que risquer de t’éveiller quand je rentre… à des heures louches. Nous sommes en bas trop près l’un de l’autre ; je t’entends rêver… ou la chienne se met à te prévenir, c’est agaçant.

— Mon Dieu, que tu es donc scrupuleux… tout ça pour pouvoir m’échapper facilement, beau masque !

— Oui, Marianeau, le fuir… Va-t-en vite avec ce chien qui m’exaspère de ses caresses. Il n’y a plus de feu et tu vas t’enrhumer, toi aussi, décolletée comme tu l’es.

Il se tournait contre le mur, le front dans les coussins, toussant ou sanglotant, on ne savait pas bien. Brusquement, il la rappela.

— Marie, répète-moi cette phrase : Nous le savons. Comme tu as bien dit ça ! Tu n’as donc plus peur de cet homme ? La bête est domptée, hein, elle ne mord plus ?

— Michel, ne plaisante pas sur ce qui m’a fait tant de mal !… Mon fiancé a eu un instant d’égarement. Il m’a demandé pardon et m’a avoué même qu’il était content de voire discussion à mon sujet, parce que cela lui a permis de te mieux apprécier.

— Ah ! Ah ! Il m’apprécie… à ma juste valeur ? Mon silence ou ma complicité, combien cela peut-il valoir ? T’a-t-il dit un chiffre ?

— Voyons, Michel, ne t’emballe pas. Encore ta fantaisie outrancière qui s’en mêle. Ni lui, ni moi, ne voulons aliéner ta liberté ! Tu es fou ! Notre maison sera la tienne et notre fortune aidera le plus loyalement du monde à faire ta fortune. Tu pleures ? Mais non, tu as la fièvre. Tes mains sont brûlantes.

— Marianeau, Marianeau la vertueuse, tu aimes follement, ingénument un homme que tu ne connais pas ! Prends garde à toi ! Je n’y serai pas toujours. (Puis, il ajouta, ivre d’un chagrin mystérieux) : Va-t’en ! Laisse-moi dormir ici… Moi non plus, tu ne me connais pas.

IX

— Ce rêve est tellement beau, cher monsieur, pour ma sœur et pour moi, que je trouve assez naturel de m’en étonner, avec modestie, au moins de ma part.

Henri Duhat fumait silencieusement son cigare en attendant son client qui s’habillait, là-haut, chez lui, et il faisait les cent pas dans le hall du Majestic pendant que Michel, renversé sur un fauteuil, le suivait des yeux, ne perdant pas une expression de sa physionomie.

Mlle Marie Faneau mérite tous les bonheurs et tous les honneurs, monsieur Michel.

C’était respectueux pour la sœur, mais un peu sec pour le frère.

— Marianeau est en effet une de ces créatures d’élite qui appellent les grandes passions. Je déplore qu’elle puisse demeurer si enfant, malgré son intelligence. Ma parole, elle est envoûtée par le marquis. Ne m’a-t-elle pas déclaré, un soir, qu’elle le prenait pour… un revenant, un mort !

Le docteur Duhat tressaillit, s’arrêta, secoua sa cendre d’un doigt nerveux et regarda Michel.

— Les femmes ont des intuitions déconcertantes.

— Que voulez-vous dire ?

— Rien… que faire une réflexion médicale, cher monsieur.

— Souvenez-vous de l’histoire du vampire et de cette étrange façon de concevoir l’amour d’outre-tombe !

— Oh ! simple entraînement d’imagination ! Le marquis, que je connais depuis notre enfance, est un contemplatif, un poète à l’occasion, puisqu’il exagère volontiers. Je lui en ai entendu raconter bien d’autres.

— Alors, pourquoi cette brutalité de gestes, cher docteur ? J’ai, par hasard, assisté à une scène rien moins que poétique dans un… dancing où une certaine jeune personne très empanachée a reçu certaine leçon de jiu-jitsu qui lui a beaucoup rapporté.

— Ah ! vous étiez là ? Je comprends vos inquiétudes. Yves est un peu vif. Il a un réel mépris pour ce genre de femmes. Songez donc ! Élevé dans la sévère morale catholique par des professeurs très au-dessus des idées charnelles, il n’admet aucune privauté.

— Oui, oui, je conçois ça… Moi-même, j’ai été fort bien élevé. J’ai fait aussi ma première communion et vous voyez ce qu’il en reste !… Votre marquis, au lieu de les prendre avec des gants, les prend avec des pincettes ! Ça lui coûte cher, malgré qu’il ne regarde pas à la dépense. Monsieur Duhat, répondez-moi franchement : vous trouvez ça drôle ?

— Non, répondit laconiquement Henri Duhat, comme ayant peur de donner une appréciation motivée.

— Et si cela lui arrive souvent, ne craignez-vous pas qu’un jour il aille plus loin que le poste ?

— Ça ne lui arrivera plus, monsieur Michel, parce que je crois que mon ami est trop sérieusement épris pour s’égarer chez les filles.

— Hum ! Et les autres histoires… de femmes ? Car enfin vous n’imaginez pas que votre chaste breton n’a rudoyé que celle-là ?

— Vous savez l’autre histoire ? murmura Duhat en se rapprochant de Michel, parce que des étrangers venaient de s’introduire dans le hall.

— Bon ! pensa Michel. Il y a d’autres aventures et je m’en doutais. (Il reprit, tout haut) : Dès qu’un grand mariage est annoncé, il pleut des prospectus et des lettres anonymes. J’ai coupé la communication avec ma sœur pour les lettres anonymes et j’ai appris des détails fort scabreux, ma foi… et des noms… presque propres.

Michel s’arrêta pour étudier l’effet produit par sa phrase sur le jeune breton renfermé. Celui-ci lui fit un signe lui enjoignant de baisser la voix.

— J’ai toujours redouté pour l’avenir les esclandres de cette sorte. D’abord parce que les prétendues victimes amplifient, ensuite parce que l’argent est quelquefois inutile à la réparation. Vous voulez parler de Lucienne Gerval ?

— Justement.

— Henri Duhat commanda deux Porto à un garçon d’hôtel qui passait et les deux jeunes gens s’isolèrent devant une petite table.

— Écoutez-moi, Michel Faneau, et ne vous indignez pas, car cela non plus n’en vaut pas la peine. Je ne veux pas déprécier le caractère de mon meilleur ami, qui m’a rendu d’inoubliables services. Nous sommes du même pays où ma famille fut, jadis, au service de la sienne. Moi, je ne suis pas envoûté, mais j’ai pour Yves un profond attachement. Je le plains beaucoup plus que je ne le blâme. Chacun entend sa vie d’amour à sa façon. J’ai du faire quelques observations à mon client, que j’ai soigné depuis la guerre pour ses fièvres, qui l’ont fait réformer sans aucun dommage, veuillez le croire, pour l’intégrité de ses mœurs ; mais il est évident qu’il est dangereux pour lui, sinon pour sa femme, de se marier. Vous êtes très intelligent, Michel, et vous cherchez à mieux connaître votre futur beau-frère, parce que vous n’avez jamais habité le même monde et qu’une barrière, en s’ouvrant, ne nivelle pas deux terrains. Ça n’est pas très grave. Laissez-moi remettre les choses au point, je vous en prie ! Lucienne Gerval a grand tort de continuer à se plaindre, surtout en face d’un mariage. Elle est toujours vierge, donc on ne lui a causé aucun préjudice. On lui a donné à elle et à sa famille tout ce qu’elle a exigé. On ne lui doit plus rien… puisqu’elle s’est laissé condamner pour chantage… alors ?

— Lucette Gerval ! répéta machinalement Michel, ahuri par la tournure que prenait cette confidence. Et qu’est-ce que c’est, comme valeur morale ?

— Mon Dieu, la petite bourgeoise de province s’émancipant à Paris pour y lutter contre la vie chère. Elle était dactylo ou demoiselle de magasin, je ne me souviens plus trop. Un soir, elle a suivi le grand ténébreux, l’élégant flâneur, ce Monsieur qui possède le moyen d’enjôler toutes les petites filles d’aujourd’hui parce qu’il les fait monter dans la très belle limousine, le carrosse de la féerie moderne, et elle est revenue plus tard, chez ses parents, toute en larmes. Et elle a raconté des blagues comme elles font toutes pour se disculper ! Devant le juge, elle s’est rétractée, déclarant qu’elle était amoureuse folle et qu’elle ne se rappelait plus rien. Elle est sans doute encore amoureuse, puisqu’elle écrit des lettres anonymes ou les fait écrire. Je préviendrai discrètement le marquis.

— Non, docteur. Je désire m’occuper de cela moi-même, puisque c’est à moi qu’on s’adresse.

— En ce cas, un conseil : prenez garde aux parents. Ils sont bien plus enragés que la petite.

— Elle demeure encore chez ses parents ?

— Mais oui. Ces gens-là sont tous venus de leur province pour… se jeter dans la gueule du loup, de ce même loup que leur fille avait vu… Et à présent, ils vivent tous de leurs rentes.

Michel, dans un mouvement de vivacité dont il ne fut pas le maître, renversa son verre de Porto en se levant.

Yves de Pontcroix entrait dans le hall. En habit, sous sa pelisse ouverte, il avait tellement l’apparence d’un homme comme il faut, malgré la dureté de son masque et le triomphe sauvage de ses yeux, que Michel se demandait, avec un léger effroi, lui, si sceptique, s’il n’était pas la victime d’un autre envoûtement ? Cette silhouette élégante lui devenait non seulement sympathique, mais encore il cédait peu à peu à ce besoin d’admirer la force qui est inné chez tous les faibles. Ah ! s’il n’y avait pas eu sa sœur, la belle Marianeau, la meilleure force, la puissance de la bonté et de la beauté réunies, comme il s’en serait moqué des prétendues victimes !

— Que tout ceci demeure entre nous ! murmura Michel. Vous êtes médecin et un peu confesseur, monsieur Duhat.

— Il y a le secret professionnel, monsieur

Faneau, répondit avec une certaine naïveté Henri Duhat.

— Oh ! votre secret professionnel ! Est-ce qu’il devrait exister devant un mariage menaçant l’avenir d’une femme ? gronda le jeune homme impatienté. Alors, quoi ? C’est un malade votre client ?

— Non, mon cher. Il est guéri, puisqu’il aime. Il brise volontiers tout ce qu’il touche pour s’amuser… Ce fut un soldat superbe, il est encore un orgueilleux… j’attends, pour prononcer un dernier diagnostic, que l’amour en fasse un homme, un homme qui ne joue plus !

Et un sourire mélancolique erra sur les lèvres d’Henri Duhat, le Breton fataliste.

Les trois jeunes gens réunis, il ne fut plus question que de la fiancée.

— Nous n’allons pas la chercher ? interrogea le marquis.

— Ma sœur vous prie de l’excuser ce soir, déclara Michel, qui prenait sur lui ce refus. Elle est un peu souffrante et moi je suis obligé d’aller à un rendez-vous… que je n’ai pas fixé moi-même, hélas !

— Quel mauvais sujet incorrigible ! soupira Pontcroix contrarié, mais indulgent.

— Je vous jure que ce n’est pas un rendez-vous agréable, mon cher futur beau-frère ! Il s’agit d’une demoiselle qui se plaint de vous. J’espère qu’il ne va pas falloir la consoler à votre place !

Et virevoltant sur ses talons, absolument comme s’ils eussent été rouges, Michel se retira, bien résolu à courir chez tous les commerçants parisiens pouvant employer une demoiselle du nom de Lucette Gerval.

Le flegme de ce médecin l’exaspérait.

— Puisque nous venons de rouler celui-ci, pensait-il, nous roulerons les autres ! Je veux tout savoir ! Il est peut-être encore temps.

— Que signifie ? demanda péremptoirement Yves de Pontcroix, quand Michel eut disparu.

— Pas grand’chose. Il a reçu quelques menaces anonymes, des racontars sans importance. Vous vous y attendiez.

— Je m’attends à tout…, mais il n’empêchera rien. Remontons chez moi, voulez-vous, Duhat, pour pouvoir y téléphoner tranquillement ?

Une fois chez lui, Pontcroix prit l’appareil et se fit donner la communication avec son cercle.

— Les deux Messieurs qui sont venus vers deux heures ont-ils dit pourquoi ?

Après les tergiversations de rigueur, on répondit que ces Messieurs avaient demandé l’adresse personnelle du marquis, mais que, selon l’usage de la maison, on ne l’avait pas donnée à deux inconnus.

— Envoyez-les-moi, s’ils reviennent ! ordonna Pontcroix.

Puis, quittant son pardessus, ôtant ses gants, il jeta des cartes sur une table de jeu placée près de son lit.

— Henri, tenez-moi compagnie en attendant. Car ils viendront. Maintenant, je sais. Tant mieux. Je commençais à m’ennuyer.

Et il se mit à fumer rageusement.

Henri Duhat ne risqua aucune objection.

Rien qu’à le voir manier les cartes, en des gestes fébriles et expérimentés, on devinait que le pauvre garçon retrouvait, lui, la seule distraction capable de lui faire oublier les soucis inhérents à sa qualité de médecin bien mondain. Pontcroix ne s’intéressait pas énormément à ce qu’il faisait et il causait, entremêlant son récit de termes rituels qui le dénaturaient le plus bizarrement du monde :

— Ça date d’hier soir, chez les Legoff. J’y ai rencontré un dessinateur, un artiste que je ne connais pas du tout, un de ces farceurs amenés par la princesse Lucie Norat, qui traîne ces gens-là pendus à ses jupes. On a parlé de mon portrait et on a célébré le talent de Marie Faneau — vous en voulez, mais je refuse — seulement, on a déblatéré sur le frère en déclarant qu’il avait des mœurs douteuses — oui toute la couleur que vous voudrez. — Moi, je n’ai pas voulu entendre, car ces gens ignoraient ma qualité de fiancé — je marque le roi. — Mais, en y réfléchissant, ces deux Messieurs sont envoyés par l’artiste en question parce que… — je prends tout — l’ayant rencontré au vestiaire je lui ai envoyé je ne sais plus quoi à la figure. Cet après-midi ça ne me disait rien. Ce soir, j’ai envie de me battre pour ce garçon qui ne sait pas tenir une épée et qui doit être lâche comme une couleuvre. — Votre revanche quand vous voudrez.

Henri Duhat laissa tomber les cartes.

— Vous voulez vous battre pour Michel ? Quel étrange caractère vous avez. Moi qui croyais que vous le haïssiez ? Je m’y perds, positivement.

— Oui, vous avez perdu ! fit Pontcroix riant de son rire cruel. On perdrait toujours avec moi si je n’étais pas beau joueur ! Et puis, il faut bien tuer le temps, surtout quand il devient insupportable comme ce soir.

— Voulez-vous que nous allions la retrouver ensemble ? Vous avez promis à Michel de ne pas forcer la consigne, mais je puis remplacer le frère, au moins pour vous permettre de demander de ses nouvelles.

— Non, je ne profiterai pas de l’occasion… pour le trahir. Nous attendrons les témoins.

Et il éclata d’un rire terrible, se mit à marcher de long en large, ivre d’une impatiente fureur.

— Je vous en prie, mon cher Yves, calmez-vous, murmura le médecin, très inquiet, surtout depuis qu’on ne jouait plus. Songez à tout ce que vous accumulez de dangers sur votre tête. Si encore la publicité ne s’en mêlait pas… Tout concourt à vous signaler à l’attention. Un nouveau scandale et vous sombrez. Yves, puisque vous l’aimez tant…

— De quoi vous a-t-il parlé, Michel ? interrompit Pontcroix. Est-ce qu’il vous a dit que nous nous étions disputés ?

— Non. Il ne fait que votre éloge, au contraire. Il me paraît très jaloux de la bonne réputation de sa sœur. Ne risquez pas… certaines tentations. Des lettres anonymes, c’est sans importance. Quand on est le marquis de Pontcroix et qu’on possède votre fortune, on ne se marie pas impunément. Cela rallume des rivalités, des appétits. Ah ! Yves, à votre place je ne me serais pas marié.

— À ma place ? Vous oubliez, mon cher, qu’entre nous, il y a des différences.

Le malheureux joueur savait probablement très bien à quelles différences on faisait allusion, car il tordit nerveusement son paquet de cartes.

— Vous êtes un ami généreux, Yves, seulement je me demande si pour vous rendre service, aujourd’hui, je ne devrais pas vous empêcher… d’aller à je ne sais quelle catastrophe. Cette jeune femme n’est pas une femme ordinaire.

— Elle m’aime. Son frère lui raconterait… qu’elle ne le croirait pas, au moins sans preuves à l’appui. Elle aime beaucoup son frère… Elle l’abandonnera pour me suivre… oui, quand je voudrai.

— Elle vous aime ? Alors, Yves, je souhaite… sa guérison par la vôtre… car au-dessus de vous il y a, en effet, la nature.

Et le docteur Duhat, avec un soupir de lassitude, se remit à cartonner.

Les deux Messieurs inconnus vinrent, le soir, après dîner et ce fut Henri Duhat qui les reçut en leur apprenant que son client avait constitué deux autres témoins. Cette affaire s’arrangerait sans doute, aux environs de Paris, à l’entière satisfaction de tout le monde. Un témoin essaya bien de démontrer que, depuis la guerre, le duel était mal porté et qu’il semblait antédiluvien de se mesurer pour des querelles purement individuelles, mais quelqu’un déclara, non sans raison, que la victoire générale ne suffisait pas à venger les injures particulières.

Pendant ce temps, Michel cherchait Mlle Lucette Gerval, qu’il ne découvrit pas et à laquelle il renonça, parce que les événements se chargèrent de lui prouver que les femmes, comme les nations, finissent toujours par adorer leurs bourreaux.

Marie Faneau attendait son frère pour aller rejoindre son fiancé et se mourait d’inquiétude. Le grand garçon si fort et si singulièrement insensible était alité, disait son dernier pneumatique, avec un peu de fièvre : « Voulez-vous, grande Amie, venir me voir ? Mon médecin, Henri Duhat, autorise une heure de conversation et il craint des complications morales si vous me refusez cette joie. » Marie ne tenait plus en place. Lorsque son frère arriva elle lui montra le pneumatique tout en achevant sa toilette.

— N’attendons pas son auto. Partons tout de suite, je l’en supplie.

— Il est blessé ou vitriolé ! Est-ce que, par hasard, il y aurait une providence ? dit Michel, qui commençait à avoir assez de son rôle de personnage en tiers dans une comédie aussi dramatique.

Dans la très somptueuse chambre à coucher du Majestic Yves était étendu sur une chaise longue le bras droit en écharpe. On avait baissé les stores et un flatteur demi-jour atténuait la dureté de son visage. Il semblait plus calme, surtout plus gai. Deux jeunes gens serraient les mains du médecin se retirant devant la visite de la fiancée, lui laissant discrètement le champ libre après avoir arpenté l’autre champ, selon toutes les lois du code de l’honneur.

Michel risqua une plaisanterie de mauvais goût :

— Vous avez l’air d’une marquise ! Il vous manque des mouches !

— Celle qui m’a piqué pour vous, cher ! lui jeta dédaigneusement Pontcroix en se soulevant pour baiser la main de Marie.

Il ne voulut pas en expliquer davantage, au moins lui-même.

Marie était navrée. Encore un mystère ! Le médecin consentit à la rassurer :

— En effet, une piqûre insignifiante, Mademoiselle. Ne vous alarmez pas. Le pauvre adversaire ne s’en tirera pas si bien, d’autant moins bien qu’il manque d’habitude.

D’un commun accord, Michel, qui espérait en savoir davantage et Henri, qui avait l’ordre de lui en dire un peu plus, passèrent dans le salon d’à-côté.

Marie avait une robe de printemps, un voile de soie bleu sur un satin plus clair, et un immense boa de plumes d’autruche de deux tons azurés l’entourait en faisant ressortir sa tête pâle de rousse sous un large chapeau de velours uni. Elle était toute septième ciel ! Ses yeux fleurissaient, derrière sa voilette de tulle, comme deux fleurs tendues vers la lumière. Elle osa s’asseoir sur le bord de la chaise-longue.

— Yves, murmura-t-elle, vous n’avez donc aucune pitié de votre amie, puisque vous la bouleversez ainsi sans lui faire la grâce du mot de l’énigme ?

— Chérie, je suis tellement heureux de vous revoir que j’ai tout oublié.

Il serrait ses poignets avec toute la vivacité de quelqu’un qui n’a pas perdu énormément d’énergie.

— Je ne peux pas connaître le motif de ce duel ?

— Une discussion ridicule à propos… de sport.

— Ou d’une dame ? fit-elle timidement.

— Non, pas tout à fait.

Et il rit, puis il se mit plus près d’elle, l’enveloppant de son bras resté libre.

— Marianeau, fit-il de sa voix sourde, tout à coup passionnée, je gagne à ce coup d’épée la joie de vous avoir un peu toute à moi. Vous n’avez pas peur parce que je suis blessé. Ces sortes de situations attendrissent les plus sévères et moi je ne crains pas de vous… froisser, car je suis fatigué, pas de ma blessure, Dieu sait que j’en ai reçu d’autres, mais parce que j’ai dû me lever de bonne heure et j’ai horreur de ça… (Il lui baisa les mains) Marianeau, vous êtes belle dans vos soieries célestes, mais vos cheveux sentent l’enfer ! Non, ne vous révoltez pas. Je resterai très doux. Je voudrais me blottir dans vos jupes comme Fanette, que vous me préférez. Aussitôt guéri, dans une semaine, je vais en Bretagne pour voir où en sont les travaux. Maître Mahaut m’écrit que tout se termine lentement parce que… journées de huit heures et incapacité. Comme il est regrettable que nous ne puissions revenir au bon temps où l’on ne bâtissait pas une tour ou un rempart sans d’abord murer un ouvrier dedans, histoire de donner une âme à la pierre ! Marie, ne protestez pas, je plaisante ; seulement, jadis, c’était sérieux… Ma chérie, aimez-vous toujours les fleurs que je vous envoie ? Puis-je cueillir à votre ceinture cette rose rouge ? Vous commencez à aimer cette couleur, dites ? Aimez-vous aussi ces fraises qui sont venues d’Espagne et sont presque aussi rouges que les œillets de ce pays ?… Marie, je suis heureux, mais je suis impuissant à vous plaire, parce que je ne sais pas me plier à l’amour humain. (Il ferma un instant les yeux comme prêt à se trouver mal.) Et tu attends de moi l’amour humain. Tous ceux qui t’approchent doivent en rêver, de cet amour qui donne la vie. (Il semblait vraiment sur le point de s’évanouir et déchirait la rose pourpre sous ses ongles. Elle eut la sensation qu’il souffrait, mais que ce n’était pas physiquement.) Non, non, ne m’embrasse pas. J’ai le dégoût de tous les baisers ! Souviens-toi que tu as livré tes lèvres à un autre. Tu as beau me plaire, je ne l’oublie pas. Crois-tu donc que je puisse te pardonner ?… Je ne pardonne jamais rien. Non, l’absolu ce n’est pas cela.

Elle se leva, désolée.

— Vous avez encore la fièvre, monsieur de Pontcroix ?

— J’ai toujours la fièvre. (Il ajouta plus bas, comme un aveu) : Mais ce matin, chérie, j’ai vu la vraie couleur du sang ; ce n’était ni la rose, ni les fraises, ni ta bouche, c’était quelque chose comme le torrent de tes cheveux que j’aurais voulu arracher à la blessure de cet homme.

— Oh ! Yves, qui êtes-vous ? Il n’est pas possible de penser tout cela sans avoir le cerveau malade, je vous assure…

Il se redressa et lui mit les mains sur les épaules en la regardant droit dans les yeux :

— Je ne suis pas plus fou que ceux qui songent à l’amour tel qu’on le parle en votre langue humaine, Marie. Osez donc y songer un seul instant, là, dans mes bras, en me regardant bien en face !… (Marie Faneau, interdite, demeura immobile, son teint se colora, sous son regard brûlant, sa pudeur, malgré elle, monta jusqu’à ses joues, venant du plus profond de son être. Comment se faisait-il que ce fou furieux qu’elle n’aurait pas dû écouter, ni daigner contredire, la tenait sous le charme effrayant de certaines phrases qu’elle finissait par admettre, sinon comprendre ? Elle entendait cela comme un chant indistinct, sans parole…)

— Oui, je sais, tu voudrais bien appeler ton frère pour te garer de mes divagations… en écoutant les siennes ! Il t’aime bien, ton frère, et c’est pour cela que je l’aime aussi. Marie, tu seras ma femme, et nous serons trois, la plus étrange des trinités passionnées. Tout ce que la terre peut porter de plus ardent et de plus inouï. Je veux tout ce que tu voudras et je m’incline d’avance devant ta douceur de belle résignée. (Il la jeta irrésistiblement à ses pieds, la faisant tomber sur les genoux du seul effort de sa main demeurée libre.) Voilà ! tu ne peux même pas résister à un homme blessé. Maintenant, tu vas pleurer, ce qui me consolera, me guérira, car, enfin, tu m’aimes… et que m’importe de quel amour !

— Non, Yves, je ne pleurerai pas. J’ai seulement une peine infinie à vous voir si malheureux, vous si fort. J’ai entrepris de vous guérir de vos vertiges et j’y parviendrai en vous aimant… comme il vous plaira que je vous aime. Je supporterai tout, parce que je crois que vous m’aimez à votre manière. De tout votre cerveau, sinon du cœur que vous n’avez plus. Qui donc m’a volé votre cœur, Yves, mon fiancé ?

Il la respirait, ravi, les yeux clos, la tenant par les deux poignets d’une seule main, sans essayer de lui faire du mal.

— Quand je pense que je pourrai peut-être la convertir à ma religion ! murmura-t-il.

Elle ne put s’empêcher de sourire.

— Vous croyez en Dieu, Yves, et vous vous imaginez, naturellement, que je suis une païenne parce que je suis une artiste ?

— Je crois, moi, en un Dieu qui n’est pas le bon, petite fille trop tendre et trop simple. Je crois, et la guerre, et surtout la paix d’aujourd’hui autorisent cette croyance au ciel renversé, que la seule puissance qui gouverne le monde est une puissance mauvaise, détruisant ou corrompant tout ce qu’elle honore de son attention. Je crois que c’était peut-être Gilles de Rais qui avait raison. Malheureusement, on ne laisse pas aux inventeurs ou aux savants le temps de mettre leur invention au point. Le seigneur de Laval n’a pas fait plus de vivisection que nos sombres tourmenteurs des laboratoires modernes, s’il était plus riche et plus élégant. Je voudrais bien savoir pourquoi une matière vivante et innocente serait plus innocente ou plus vivante qu’une autre ? Il n’y a que la réalisation de l’absolu qui compte. Pauvre Marianeau, à qui je ne peux pas parler le langage humain et qui m’écoutes ! Ah ! Marianeau, tes cheveux, tes cheveux couleur de sang… que j’aurais tant voulu arracher de la poitrine de cet homme que j’ai failli tuer ce matin et que je ne connais pas !

Marie échappa vivement à son étreinte pour aller faire signe à Henri Duhat, qui la rejoignit sur la pointe des pieds.

— … De la fièvre ? Vous croyez ? C’est bien possible, chuchota-t-il anxieux. Étant donnée votre présence, oui, car le médecin trop doux envenime la plaie. Alors, chère mademoiselle, je vous donne congé. Quant à Michel, calmez-le à son tour. Lui aussi est fort ému.

L’auto les attendait devant l’hôtel pour les reconduire chez eux. Marie, en y montant, dit, tremblant encore :

— Est-ce que tu as appris la vérité, mon petit ?

Celui-ci s’écria, transporté :

— Ton fiancé est le plus chic type que je connaisse. Il est de toute évidence que c’est un détraqué, mais je le tiens pour un homme tout à fait gentil… je veux dire : un vrai gentilhomme. Il s’est battu parce que cet imbécile de Janou, le dessinateur, a prétendu, dans un salon, que j’avais des mœurs douteuses ! Des mœurs douteuses ! (Et Michel pouffa). Mais je n’ai jamais eu de mœurs du tout ! Ton fiancé me donne là une très bonne leçon de politesse et je ne m’occupe plus de sa vie privée. Ah ! Marianeau, c’est tout de même épatant de clouer la langue des gens avec une épée pour les faire taire ?

— Jusqu’au jour où l’autre vous cloue le cœur avec la sienne ! Je ne serai plus tranquille, maintenant. Il a raison, il faudrait fuir… le langage humain.

— Comme tu l’aimes !

— Michel, c’est malgré moi, c’est plus fort que moi… et que toi.

X

Yves de Pontcroix, parfaitement guéri de son insignifiante blessure, parlait de ce voyage en Bretagne avec une étrange ardeur :

— Puisque vous ne trouvez pas convenable de venir chez moi avant notre mariage, soit, je me résigne, mais donnez-moi au moins votre frère pour m’y accompagner ! Il connaît vos goûts, vos habitudes et me dira ce que je peux avoir oublié dans ma liste envoyée à Me Mahaut. Là-bas, il n’y a que des domestiques tellement ordinaires… et si vous alliez vous y déplaire de toutes les façons ?… Puisque vous devez y vivre avec moi !… Voyons ! Consentez à venir vous-même, je vous en conjure ! Nous irons tous les trois.

Il tenait ses mains, les pressait convulsivement, ne la quittait pas de son regard noir et dur qui étincelait.

— Non ! Non ! je n’irai là-bas que votre femme. N’insistez pas. Même avec mon frère cela pourrait sembler un peu hardi aux voisins.

— Il n’y a pas de voisin.

— Alors, au personnel.

— Le personnel est à cent lieues de nos existences de mondains ou d’artistes. Il ne voit ni n’entend et conserve la bonne habitude des gens de jadis. Il se croit né pour obéir.

Michel, qui se roulait, avec la petite Fanette, dans l’atelier, interrompit leur dialogue, pour déclarer :

— Moi, j’en suis. Marianeau, je vais savoir si l’atelier de la Tour Prends Garde sera* aussi bien que celui de la cour de Rohan.

Il rampa jusqu’aux genoux de sa sœur, les entoura de ses bras et dit, tendrement :

— Pourquoi ne veux-tu pas venir ? Nous resterons à peine huit jours et tu seras de retour pour l’ouverture des Salons.

— Non, Michel. (Elle ajouta, gracieusement :) J’aurai la surprise complète, puisque, tous les deux, vous m’y préparerez tout le bonheur de notre futur foyer.

— Oh ! si tu te mets à faire des phrases, toi aussi, c’est que tu es très vexée d’avoir à me laisser y aller seul. Tant pis pour toi ! Marquis, quand partons-nous ? En chemin de fer ou en auto ?

Yves eut un sourire presque aimable :

— Demain, si vous voulez. En auto, bien certainement. J’ai horreur de me mettre aux ordres d’un chauffeur de train. Votre heure sera la mienne.

— Comme dans les duels de la Comédie-Française ?

— Oh ! je t’en prie, Michel, qu’on ne me reparle jamais de duel ! fit Marianeau de mauvaise humeur, sans savoir pourquoi.

Et, dès ce soir-là, refusant de sortir avec eux pour aller dîner au restaurant, elle s’occupa de la valise de son frère, criblant Ermance de recommandations maternelles au sujet des vêtements, des menus objets et surtout des nombreuses potions à ne pas oublier.

— La Bretagne, au printemps, ce doit être froid. Il tousse la nuit et s’obstine à courir les rues. Ce qui me console, c’est que, là-bas, il se couchera de bonne heure, puisqu’on n’y voit personne.

Le lendemain, Yves amena Henri Duhat pour le présenter comme nouveau garde du corps à Marie Faneau.

— Je mets mon meilleur ami à vos ordres, ma très belle, et j’espère que vous n’en aurez nul besoin ; mais si vous ne m’écriviez pas, lui me donnerait de vos nouvelles tous les jours, il l’a juré.

Elle se mit à rire.

— Pourquoi ne vous écrirais-je pas ?

— Vous avez tellement peur de vous compromettre ! fit-il ironiquement. À propos : je prends la limousine parce qu’elle peut être conduite de l’intérieur et que nous voyagerons du soir au matin. Je vous laisse le petit coupé avec Lucot, gaillard qui n’a pas les yeux dans sa poche et à qui vous pouvez vous fier en toutes circonstances. Même si l’envie vous prenait de venir nous rejoindre… Maintenant, je vous supplie de vous distraire… absolument comme si j’étais là.

— Je vais donc enterrer ma vie de garçon ? railla-t-elle, osant le taquiner pour essayer de le forcer à rire.

Il l’attira tendrement contre lui :

— N’oubliez pas que je suis atrocement jaloux. Ma jalousie est peut-être ma meilleure manière d’aimer.

Elle l’embrassa très courageusement parce qu’il y avait chez elle deux autres hommes qui souriaient et qu’elle aurait eu peur de le faire en dehors d’eux, seule avec lui qui ne souriait pas.

Pontcroix fut relativement gai au dîner, puis il partit, abandonnant Michel aux petits soins de sa sœur, pour aller chercher l’auto.

— Tiens, tes cigarettes, Michel. Inutile de dissimuler que tu fumeras dès que je n’y serai plus

Elle lui tendit la petite boîte de métal, sa provision de Muratti’s.

— Merci, chérie. Je suis content. On n’aura pas le temps de s’endormir, car je pense que le marquis va mener ça d’un train d’enfer. Non, Ermance, pas de couverture de laine et encore moins de pardessus ! J’ai toutes les fourrures de mon beau-frère, ça suffira bien. Au revoir, ma petite Fanette. Reste ici. Là-bas il y a des chiens-loups qui te casseraient les reins… d’une façon ou d’une autre. Dis donc, Marie, faut-il que je m’occupe sérieusement de la tour au point de vue de l’atelier futur ou crois-tu qu’il t’empêchera de travailler ?

— De travailler, non. De gagner de l’argent, oui. Il permettra tout, pourvu que je ne fasse plus de portrait. Or, j’ai une envie folle d’étudier le paysage. Après tout, l’art n’a pas qu’une corde à son arc.

— Hum ! fit Michel. Lui n’a qu’une flèche au sien, mais elle pique terriblement ! Marie, je te fais mes adieux. Je crois, moi, que ce n’est pas la peine d’installer ma chambre là-bas ! Tu me mettras sûrement à la porte quand tu seras marquise.

Elle faillit se fâcher. Il la serra très fort en l’embrassant :

— Je ne peux pas vivre sans loi, Marie, tu le sais bien, et je sais aussi bien, que tu ne te passeras pas de mes sottises.

Plus ému qu’il ne voulait le paraître, car il ne se séparait jamais d’elle, il bondit comme un clown vers l’escalier et disparut dans le déhanchement de son fameux pas espagnol.

Marie songeait :

— On se demande quel est le plus fou des deux ! Et cependant, je préfère… l’autre folie. On n’épouserait tout de même pas Michel.

La traversée des rues de Paris se fit assez lentement. C’était l’heure des théâtres et Pontcroix, malgré son assurance qui égalait celle d’un professionnel, redoutait, ou semblait redouter les accidents au milieu de cette cohue de voitures de toutes provenances, de piétons bourdonnant comme les mouches de tous ces coches.

Michel, installé sur les coussins du fond, fumait, béatement heureux de cette randonnée au clair de lune. Il faisait beau et doux. Dès qu’ils eurent dépassé l’octroi et qu’ils furent sur la route, Yves parla de l’itinéraire :

— Nous allons à Quimper, ou mieux à Pontcroix, par Alençon. Vous me suivez, Michel ? Allumez donc votre lampe pour voir la carte, si cela vous intéresse. Nous serons, vers minuit, dans l’Orne… et nous prenons là une bien jolie route qui monte en corniche, domine un torrent et redescend dans les bois. C’est très pittoresque, le jour. Nous y verrons poindre l’aurore. Est-ce que vous savez dormir en auto ? Je vous préviens que nous ferons du cent. La nuit, avec de bons phares, on est libre.

— Je ne sais plus dormir nulle part, depuis quelque temps. J’adore me promener la nuit, surtout être mené, parce que j’ai la peur de toute espèce de responsabilité. Marie prétend qu’elle trouverait cela plus amusant si elle conduisait. Elle aime à connaître son but. Moi, je m’en fiche. On arrive toujours. Cette course aux abîmes est délicieuse.

Ils n’étaient séparés que par les dossiers des sièges de devant et Michel s’appuyait sur le drap gris perle qui feutrait leur voiture, une somptueuse limousine pourvue de tout le confort désirable.

Yves de Pontcroix portait une lourde veste de fourrure noire. Tête nue, ses cheveux lui faisaient comme un bonnet d’une autre fourrure plus lisse, plus noire encore. Par instants on voyait briller ses yeux qu’illuminait la lueur fuyante d’un bec de gaz. Ses mains, gantées de clair, tenaient le volant avec le calme que donne une volonté que rien n’entravera, unie à la force physique, cette force qui lui procurait la sensation d’être toujours le maître de la situation.

— Vous n’avez jamais eu d’accident ? demanda Michel.

— Si. J’ai failli m’écraser contre un arbre en conduisant des vivres du côté de Verdun. (Il se mit à rire de son rire sourd.) Ce n’était pas pour mon plaisir comme ce soir, je vous l’assure. J’ai du faire une terrible embardée sous des éclats d’obus et j’ai perdu les deux camarades accrochés au marchepied, plus toute une caisse de… confitures ! On faisait tous les métiers en ce temps-là. Je n’étais pas là pour ça, mais le conducteur expirait, basculé par-dessus le volant. Or, conduire un camion en course… c’est impossible. La confiture, de la groseille, je crois, ruisselait de tous les côtés à travers la bâche et les entrailles des pauvres diables coulaient le long des roues d’avant. On ne savait pas ce qui paraissait le plus rouge de toute cette marmelade.

— Et vous ? questionna Michel dans un frisson nerveux qu’il ne put réprimer.

— Moi, j’ai continué. Je suis arrivé au poste de ravitaillement couvert d’une liqueur qui poissait vraiment trop… et on m’a offert ma première citation. Entre nous, ce n’était pas la peine.

— Pourquoi ?

— Parce que j’aime le rouge, fit laconiquement le marquis.

— Oui, je sais. En ce moment, vous parlez la langue verte, je veux dire l’argot, plaisanta Michel. Une terreur de barrière ne s’exprimerait pas autrement pour dire qu’elle aime le sang !

— Je n’ai pas encore fréquenté chez les terreurs de barrière et j’ignore l’argot. Toutes mes excuses.

Michel éclata de rire.

— Ah ! que vous êtes donc susceptible ! mon cher frère. Tout de même ne racontez pas cela le soir de vos noces à Marianeau. Et c’est toujours parce que vous aimez le rouge que vous vous êtes battu pour moi, Yves ? ajouta d’un ton plus bas le jeune homme en rallumant sa cigarette.

Chose étrange, le marquis, à cette question, se tourna brusquement, malgré sa prudence de chauffeur émérite, comme attiré par le regard un peu trouble de son interlocuteur. Cela suffît pour faire obliquer la voiture du côté d’un abreuvoir qui stagnait entre deux petits murs de pierre.

On entendit un fracas de vitre ou de métal.

La voiture s’arrêta dix mètres plus loin.

— Vous venez de nous rendre louches ou borgnes. Un de nos phares est brisé. Nous ne voyagerons plus que d’un œil et de travers, fit-il agacé. Et il eut encore son rire sourd, son inexplicable raillerie en dedans qui lui donnait l’attitude de quelqu’un qui se moque aussi de lui-même.

— Je suis désolé, murmura Michel.

— Oh ! ce n’est pas de votre faute… si je me suis battu pour vous sans vous le dire et sans vous prendre à témoin d’une affaire d’où, vraiment, l’honneur n’avait pas grande chance de sortir très brillant, je tenais à vous prouver que le frère de ma femme ne peut pas déchoir, au moins devant moi.

Il reprit son volant et la voiture fila, dardant un œil unique sur une route blanche qui devenait presque neigeuse bordée d’arbres noirs.

Michel, si bavard, n’avait plus envie de causer. Ce diable d’homme le glaçait en dépit de toute la courtoisie de ses manières. Il n’en avait plus peur pour sa sœur, car il le sentait, le croyait sincèrement apprivoisé, dompté par l’amour, mais il aurait bien voulu percer les ténèbres qui environnaient tous ses actes.

Un froid singulier s’emparait maintenant du jeune névrosé. Il remonta les fourrures autour de lui, s’efforça de s’endormir.

La route semblait se précipiter sur lui, entrant par le grand pare-brise d’avant, droite, unie comme un ruban d’argent qui s’enroule autour d’une énorme bobine. La puissante machine l’avalait, littéralement. Les murs ou les arbres s’écartaient ou se rejoignaient en une interminable sarabande. Par moments, la perspective, dans une forêt, montrait les branches cernant, à perte de vue, une espèce de colonne, une pyramide en marbre qui atteignait le ciel noir, et cela était si fantomatique, si réellement irréel, si fatigant, que l’on pouvait s’imaginer à chaque seconde qu’on allait se briser contre elle.

Michel voulut fermer les yeux, surtout pour ne plus voir. Il laissa tomber sa cigarette dans le porte-cendre et bercé par les roulements presque silencieux de la voiture, peut-être finit-il par s’endormir…

Il fut réveillé en sursaut par le brusque arrêt de l’automobile.

La voix de son compagnon de route lui sembla plus sourde, plus morte que jamais. Est-ce qu’on lui parlait en rêve ou était-on enfin arrivé ?

— J’ai dormi ? Vous croyez, Yves ? Mon Dieu, comme tout est noir ici ! Où sommes-nous ?

— En face d’un ravin de l’Orne. Et il est bien dommage qu’il fasse encore nuit, car l’endroit est merveilleux. Je suis obligé de m’occuper un peu de ce qui se passe dans ma machine. Il y a quelque chose qui ne marche plus.

— Vous savez ce que c’est ?

— Je m’en doute. Un chauffeur doit toujours connaître son métier… surtout quand ce n’est pas son métier.

— Voulez-vous que je vous aide ?

— Non, puisque vous n’y entendez rien.

Michel, sauta sur la route à son tour et sentit, au sortir des fourrures qui l’enveloppaient, glisser sur ses épaules comme un linge mouillé. Une bise humide soufflait, on percevait le murmure d’une eau qui coulait très bas, très loin, au pied d’une montagne boisée dont les arbres touffus empêchaient de distinguer le cours, fleuve, rivière ou torrent.

Le phare, leur unique phare, s’éteignit.

— Comme l’autre est brisé, nous n’avons plus que ma lampe de poche pour trouver la réparation qu’il faut entreprendre. Vraiment, Lucot a-t-il négligé ce détail, lui, si consciencieux ? gronda l’automobiliste déçu.

Le marquis de Pontcroix, comme un simple conducteur de taxi, avait ouvert le capot et examinait l’intérieur fumant de sa machine. Il sortait de là des vapeurs bridantes qu’il recevait en plein visage sans s’en émouvoir autrement. Cet énorme monstre mécanique, en face de cet autre monstre humain, couvert d’une sombre peau d’ours comme un habitant des cavernes de la préhistoire, faisait de plus en plus l’effet d’un cauchemar à Michel, qui se mit à claquer des dents.

Très petit garçon devant l’austérité nocturne de la nature qu’il ne connaissait pas et intimidé par cette espèce de haut fantôme aux yeux luisants, dont il ne voyait guère que la main gantée de clair qui plongeait dans les flancs de la bête, il eut une impression d’horreur irraisonnée.

Où était-on ?

Pourquoi ce presque soudain silence et cette effarante obscurité ?

— Pourquoi ne rallumez-vous pas le phare ? cria-t-il involontairement. Cette nuit sans lune et cette voix mystérieuse de l’eau qui pleure, c’est à vous donner des nerfs.

— Vous êtes décidément très femme ! fit le marquis en refermant son capot d’un geste brutal. Remontez donc dans la voiture, hein, et tachez de vous y rendormir tout à fait. Moi, j’y vois la nuit. Je n’ai pas besoin de lumière pour savoir où nous en sommes.

Michel obéit passivement, glacé par une terreur superstitieuse. Il avait peut-être eu tort de mettre sa confiance en ce personnage énigmatique aimant le rouge.

Et des réflexions bizarres l’assaillaient, malgré son caractère léger, son allure de frondeur qui croit que la plaisanterie est l’essence même de sa raison de vivre.

Pourquoi était-on parti sans Lucot ? Pour le laisser, avec le coupé, à Marie ? Gai, certainement. Mais pourquoi marchait-on, maintenant, tous les phares éteints ? Parce qu’on en avait brisé un au départ, était-ce une raison pour que l’autre s’éteignit ? Peut-être ! Et surtout, pourquoi s’arrêtait-on dans un site merveilleux qu’on ne pouvait pas contempler, puisque la lune était couchée et qu’il n’y avait pas moyen d’allumer des lanternes ?

Il pressa le bouton de la lampe électrique du plafonnier qui ne fonctionna pas.

Le moteur marchait toujours, mais au ralenti. On ne distinguait qu’une sorte de râle étouffé alternant avec celui de la rivière invisible. Vaguement, il put s’apercevoir aussi que la voiture n’était plus dans le sens normal de la route. Elle se trouvait placée en travers, ses roues d’arrière accotées à la montagne. Il sentait, par la portière ouverte, l’odeur sauvage des fougères naissantes et des herbes formant un rideau derrière elle.

Devant, c’était la route large, un drap blanc étalé, puis une ligne très sombre, un talus de mousse, un garde-fou la séparant de l’abîme.

Quel abîme ? La nuit ? Les arbres de la forêt ? Et sûrement, au bas de la pente boisée, le torrent qu’on entendait mugir, donnant l’idée lancinante d’un grand vide, d’un trou profond d’où montait l’intolérable plainte.

Halluciné par son habituelle nervosité, Michel Faneau s’y abandonna, comme il s’abandonnait toujours tout entier à ses impulsions bonnes ou mauvaises. Il fouilla fébrilement dans ses poches pour y chercher sa boîte de cigarettes et son stylo. Alors, péniblement, à tâtons, il écrivit sur le papier qui enveloppait les Muratti’s, juste au-dessus de l’inscription en anglais « anglais », trois ou quatre mots…

C’était un acte insensé. Pour rien au monde il n’aurait voulu crier cela, ni demander la moindre explication à son futur beau-frère.

— Comme il se moquerait de moi, ajouta-t-il mentalement, s’il pouvait se douter de ma frayeur ! C’est pour le coup qu’il ne me prierait pas de lui servir de témoin !

Il remit plus tranquillement le stylo et les Muratti’s dans ses vêtements, s’enroula de ses couvertures, très calme, à présent, parce que le marquis de Pontcroix lui criait :

— Fermez donc votre portière, nous repartons.

Il obéit en poussant un soupir de bien-être. Quand même, il avait confiance dans cette force, lui le faible. Singulier cauchemar que ce doute abominable ! Ah ! oui, se rendormir et tout à fait, cette fois, au milieu de l’exquise tiédeur des fourrures…

… Alors, l’énorme limousine glissa, démarra doucement. Il n’eut que le temps de voir passer devant lui, encadré par la glace de la portière, droit et noir, immobile comme le tronc d’un arbre, le marquis de Pontcroix qui, lui demeuré sur la route, venait de lancer sa voiture dans le ravin.

La limousine exécuta un bond formidable, fit d’abord un tour complet sur elle-même, puis, brisant les branches, déracinant les arbustes, broyant des rochers, renversant tout, elle alla s’écraser à trente mètres au delà de la rivière. Il y eut un bruit effrayant de moteur éclatant, rugissant, de machine hoquetant comme pour hurler à la mort du puissant animal de fer et tout se tut peu à peu.

Aucun cri, aucune plainte humaine, pas une parole de douleur ou de désespoir ne sortit du gouffre. Seul, le cours d’eau continuait à sangloter, très loin, de son même sanglot, monotone, indifférent.

L’homme, penché sur cet abîme, les deux poings crispés au garde-fou de la route, guetta un moment, qui dut lui paraître long ! Ses yeux, qui voyaient la nuit, fouillèrent les ténèbres d’où pouvait surgir un spectateur de ce drame, c’est-à-dire l’ennemi. Quand l’écho, répercutant le fracas de la chute, se fut apaisé, l’homme se rassura. Il n’y avait personne dans la campagne. Pas de lumière au flanc des collines. Pas de maison à proximité. L’endroit était admirablement choisi.

Maintenant, il ne lui restait plus qu’à descendre par le chemin que ce bolide venait de tracer… par le même chemin, pour ne pas laisser d’autre trace ! Et de son pas souple et en se traînant souvent sur les genoux, s’accrochant aux arbres brisés ou les escaladant, il descendit. La terre paraissait nivelée comme par un gigantesque rabot et la pente était si raide que, par places, il glissait avec les pierres et les racines tordues ; mais, au bout d’une heure de ces exercices vertigineux, il se trouva tout près de la rivière, qu’il entendait couler rapidement, ce qui indiquait qu’elle était peu profonde.

La voiture, relancée par un mur, une falaise de rocs, y avait pratiqué une large brèche et était allée se fracasser de l’autre côté, dans une sorte de prairie, de clairière, au milieu des arbres. Il n’hésita pas, entra dans l’eau, qui ne vint même pas jusqu’au bord de sa veste, la traversa sans perdre pied, puis il atteignit enfin cette masse plus noire que la nuit, le monstre réduit en miettes, répandant une atroce odeur d’essence, d’huile chaude et de caoutchouc crevés, mais qui ne flambait pas.

— Michel ! appela-t-il à voix basse en s’approchant de l’endroit où il voyait dépasser un lambeau de fourrure.

Le silence était absolu.

Il tira sur ce lambeau ; le corps vint à lui, tellement aplati qu’il ne le reconnut pas. Il n’y avait plus ni figure, ni tête ! Rien qu’une effigie, ressemblant, dans cette ombre du ravin, à une de ces silhouettes fabriquées avec des échalas sous des vêtements percés, qu’on met dans les champs pour effrayer les oiseaux. Michel Faneau, le joli pantin des bazars de Paris, le joyeux danseur de l’atelier Fusard, était mort, bien mort, plus que mort, vide !

— Pauvre diable, murmura le marquis de Pontcroix, il n’a pas eu le temps de souffrir !

Il s’assit à côté de lui et alluma machinalement un cigare. Il savait qu’il aurait à attendre vraisemblablement la pointe du jour avant de voir venir quelqu’un, paysan ou garde forestier.

Ce qui le préoccupait c’était… qu’il n’y avait pas de sang. Michel avait dû être broyé entre les deux parois de la carrosserie, se soudant pour ainsi dire sur lui, puis s’ouvrant ensuite dans les bonds successifs pour le laisser rouler, exsangue, hors de son linceul de fourrures.

Le jour parut. Pontcroix, fatigué de sa veille, s’étira longuement. Il avait envie de dormir comme un fauve qui revient de la chasse ! Un peu grelottant de froid, parce que ses habits mouillés commençaient à lui coller à la peau, il tira tout à fait les couvertures de voyage pour s’en envelopper à son tour ; mais, alors, ses yeux se dilatèrent, plus luisants, ses mains, dégantées, se convulsèrent de douleur ou de joie ; les fourrures secouées rendaient le sang qu’elles avaient bu ! Et l’aurore, qui pénétrait jusqu’à cet horrible amas de ferrailles, révélait le massacre, en faisant éclater la couleur vermeille, toute la pourpre du crime.

Le marquis, comme pris de folie furieuse, se jeta sur cette pourpre dont il fit son lit.

Le passant qui, du haut de la route, aperçut ces deux hommes, les crut morts tous les deux. L’un, petit, mince, étalé, face au ciel, les bras en croix, avait bien l’air d’un martyr. L’autre, plus grand, ne bougeait pas davantage, couché sur le ventre, le visage enfoui dans une mare de sang, évanoui ou dormant, tel un second cadavre.

Les secours furent très longs à organiser. Le plus proche hameau ne possédait ni poste, ni médecin. Des ouvriers, employés à une scierie voisine de la route, apportèrent des échelles et des cordes. On fabriqua deux brancards, et par un chemin plus facile quoique beaucoup plus détourné, on se rendit sur le lieu de l’accident, en amenant le garde champêtre de la localité.

On fut bien étonné, en pénétrant dans la clairière, d’y retrouver l’un des deux morts debout, le plus grand. À la vérité, celui-là leur parut très frappé, tellement ses yeux brillaient singulièrement. Quand on lui demanda s’il pouvait marcher, il se mit à rire, d’un rire sourd qui leur fit peur :

— Je peux même l’emporter dans mes bras, si vous voulez, car il ne pèse pas lourd !

Respectueusement on l’examina. S’il ruisselait de sang, il n’avait rien d’apparemment cassé. Ses façons mirent tout le monde à ses ordres. On pensait qu’il pouvait en être devenu fou, mais qu’il avait sûrement l’habitude de commander.

— C’est du monde cossu. Faut s’attentionner à ce que l’on fait ici, déclara le garde champêtre, solennellement.

On renonça à fouiller les restes de la voiture et on se borna à l’arroser copieusement de l’eau de la rivière pour qu’elle n’eût pas l’idée de brûler encore de l’essence.

— Un morceau pareil, dit sentencieusement le mécanicien de la scierie, ça va, aujourd’hui, dans les soixante mille !

Parvenu au sommet de l’autre versant, Pontcroix, remis d’aplomb par l’air pur, eut tout le loisir de répondre aux questions d’usage.

Son nom et son titre, surtout ses billets de banque, produisirent leur effet habituel sur la police rurale, le médecin de campagne et les quelques braves paysans qui avouèrent avoir engrangé leur plus belle récolte en ramassant ce grand Monsieur tombé du ciel dans leur champ.

On le laissa rédiger en paix le télégramme qu’il devait adresser à Marie Faneau :

« Ma pauvre chérie, nous avons été précipités dans un ravin avec la voiture dont les phares ne fonctionnaient plus.

« Je regrette de ne pas être mort… aussi. »

En disant tout, cette phrase pouvait laisser entrevoir un état grave pour lui-même. Marie, le lisant, n’eut qu’un cri, le cri de l’amour, ce royal égoïste :

— Vivant ! Il est encore vivant, lui !

À l’éclair de cette passion, la pauvre Ermance se signa, comprenant bien que l’autre était mort…

XI

Marie Faneau avait pleuré son frère en des accès de désespoir d’autant plus violents qu’elle n’avait pas eu à soigner son fiancé, absolument indemne.

Le marquis de Pontcroix semblait plus taciturne qu’avant la catastrophe et c’était bien naturel, mais Henri Duhat, l’examinant très attentivement au sujet des possibles lésions internes, ne découvrit rien de précis, à part une recrudescence de ses fièvres coutumières.

On enterra l’enfant gâté de l’atelier Fusard au milieu d’une assistance énorme, la foule du tout Paris des arts et des lettres, et on admira la tenue, correctement affligée, de cet homme sombre, d’une élégance rare, marchant seul derrière le corbillard intensément fleuri, remplaçant toute la famille absente, puisque la sœur, cette sauvage, se sentait incapable de se donner en spectacle. S’il était vivant, lui, ou paraissait tel, ce n’était tout de même pas sa faute. Il faisait bien les choses, en tous les cas, et considérait déjà ce pauvre Michel comme son propre frère, puisqu’il conduisait le deuil. Le bruit courait qu’il s’était battu pour lui, le plus fort protégeant le plus faible, sous tous les rapports !

Ce qu’il avait surtout merveilleusement conduit, c’était l’effroyable mystification de son crime, qu’on pouvait étudier à la loupe sans que le plus minime détail révélât une imprudence, un illogisme, car, si le malheureux garçon avait survécu, estropié ou râlant, il n’aurait pu arguer, que d’un pressentiment, tout au plus d’une étonnante présence d’esprit de son conducteur ayant quitté le volant, ou sauté, à propos.

Il ne profitait même pas du chagrin maladif de sa fiancée pour essayer des consolations intempestives.

Non, rien ne semblait accuser le fiancé.

Il resta un mois comme accablé, lui aussi, par la commotion morale de la catastrophe, Il s’effaçait, attendant un rappel et abandonnant à son médecin, qui voyait Marie tous les jours, le soin de lui signifier ce rappel.

Marie finit par s’étonner de sa réserve et elle lui écrivit une lettre débordante de tristesse, le suppliant de la tirer de sa misère mentale.

— Je crois, lui affirma Henri Duhat, que vous pouvez revenir sans craindre de l’émouvoir davantage. Elle en est à la période de dépression où l’on commence à sombrer dans l’inertie : un genre de coma du cœur.

Il vint et lui rapporta les quelques souvenirs que la police de province, ayant enquêté, pour la forme, sur ce terrible accident, avait recueillis dans les vêtements de la victime, un tout petit paquet, scellé soigneusement, contenant un porte-cartes garni de quelques coupures, une montre-bracelet, émail et or, un mouchoir de soie, un stylo et une boîte de Muratti’s.

Quand Marie inventoria ce pauvre lot de jouets ayant appartenu à celui qu’elle appelait son enfant, elle fut, de nouveau, suffoquée par les larmes, ce qui la soulagea, renouvela sa sensibilité nerveuse et lui permit de remercier follement son fiancé, avec une émotion d’amante qui retrouve l’amant, l’unique consolateur.

Henri Duhat, par un secret instinct de pitié, essaya de remplacer le vigilant gardien qu’avait été Michel pour sa sœur, mais il ne possédait pas le mobile de la jalousie et il dut obéir au regard impérieux du maître comme il obéissait toujours par une sorte de soumission reconnaissante, de veulerie amicale, peut-être aussi de fatalisme, sentiments auxquels il ne désirait pas encore fausser compagnie. Lui, si on ne l’avait pas voulu acheter cent mille francs, il était cependant très largement et très régulièrement payé pour ses soins de médecin particulier attaché à la maison du marquis de Pontcroix.

Les fiancés, demeurés face à face, eurent une minute de cruelle émotion.

— Marie, murmura Yves, me pardonnerez-vous jamais d’être revenu seul ?

— Je n’ai qu’à m’accuser moi-même de ne pas avoir eu le courage de l’accompagner.

— Vous seriez donc morts ensemble, car vous auriez été assise avec lui à l’arrière. Moi, je suis tombé à l’eau, c’est ce qui a amorti ma chute.

Il disait cela fort simplement, et c’était l’évidence, étant donné qu’on l’avait trouvé ruisselant d’autant d’eau que de sang, à côté du mort. Comment avait-il pu se traîner jusque-là ? Il avouait n’en trop rien savoir, ce qui était exact.

Marie, à peine levée depuis une heure, se montrait pâlie et les yeux cernés. Vêtue d’un déshabillé de dentelles blanches, elle n’avait pris aucun soin de ses cheveux roux qui croulaient sur ses épaules dans un somptueux désordre. Très faible, prostrée sur le divan, sa petite Fanette serrée contre elle, ses mains pâles caressaient alternativement ces objets fragiles, qui sentaient la mort, et la chienne, doucement vivante, qui pleurait en les flairant.

Pontcroix, respectueusement debout, s’enivrait, malgré sa résolution de garder son sang-froid, de ce tableau charmant et attendrissant, mais il ne pensait pas à son crime. Sa jalousie le hantait.

— Marianeau, fit-il, la voix tremblante, m’aimez vous encore ou dois-je comprendre que votre frère est plus que jamais entre nous deux ? Je me retirerai et je renoncerai à ce mariage, si vous l’exigez. Je ne suis plus que votre esclave.

C’était la première fois qu’il employait un mot semblable emprunté à la phraséologie ordinaire de cet amour humain qu’il réprouvait.

— Yves, ne me tourmentez pas. Je m’en remets à vous pour tout mon avenir, mais, de très longtemps, je ne pourrai supporter une cérémonie mondaine, la foule autour de moi pour me féliciter, la même foule qui l’a suivi et vous a suivi, alors que j’ai eu la lâcheté de lui manquer ! Ah ! des fleurs, qui me rappelleront les couronnes entassées dans cet atelier, des compliments, des souhaits, quand lui… Oh ! non, pas de longtemps… je n’ai plus peur de vous… j’ai peur de lui.

Il s’assit à côté d’elle, éloigna d’un geste rapide les objets funèbres et prit sa tête à deux mains, telle une coupe d’albâtre où nageait, dans l’eau pure de ses larmes, la fleur double de ses beaux yeux.

— Regarde-moi bien, dit-il de sa voix sourde. J’ai toute la peine que tu as, parce que je suis assez fort pour la porter, avec le reste ; mais t’es-tu doutée un instant du danger qui te menaçait perpétuellement dans l’étroite intimité où vous viviez, toi et lui.

Il fallait l’intrépide audace de cet homme pour oser une pareille question, alors qu’il n’était déjà pas sûr de ses mouvements de haine ou de jalousie. Ce qui le poussait, c’était le féroce caprice de savoir si elle avait deviné un secret que, lui, avait trouvé sans le chercher et dont la découverte lui suffisait amplement pour condamner un rival, un monstre d’un autre genre que lui, peut-être aussi dangereux.

Elle soupira, sans indignation et sans aucune révolte contre le fantôme de ce pauvre gamin si léger, mais si passionnément dévoué :

— Connaissait-il bien l’étendue de ce sentiment-là, lui, l’être nerveux ou névrosé par excellence, qui ne vivait qu’en bondissant d’un sujet à un autre, ne s’arrêtait à rien, s’intéressait à tout ? Et puis, une affection, dans un être maladif, c’est à la fois tous les amours et toutes les tendresses ! On ne lui avait pas appris à mesurer ses pensées. Il était toute imagination… et si désarmé devant la souffrance ! Vous voyez trop loin, ou trop bas, Yves, mon cher bourreau ! Ne me tourmentez pas de cette autre torture : le soupçon… et puis laissez-le dormir, la mort purifie tout. Mon honneur vous est la garantie du sien.

Pontcroix respirait l’odeur délicieuse de cette femme, qui, après les larmes, comme les fleurs après la pluie d’orage, sentait meilleur l’amour. Il lui apparaissait tout à coup que la volupté humaine pouvait être désirable.

— Comme vous êtes indulgente, dit-il amèrement, pour tout ce qui est faiblesse ! Nous n’en parlerons plus. J’en ai souffert, de ce soupçon, mais cela ne m’empêchait pas de le voir tel qu’il vous plaisait, charmant et fou… seulement, non, pas digne d’être votre frère… Ma chérie, voici ce que je vous propose : un mariage tout intime, nos témoins et les personnes que vous me désignerez, à la mairie, le matin, de bonne heure, puis, notre départ immédiat pour notre maison de là-bas. Le deuil exclut la fête et même la cérémonie. Il ne doit pas exclure l’union… ou vous ne voulez plus être à moi, ce qui est votre droit de femme peureuse ou malheureuse.

Pour toute réponse elle lui tendit sa bouche sur laquelle il se penchait.

— Non, non, fit-il se reculant effrayé. Pas ainsi, car c’est moi qui aurais peur. Tes lèvres sont trop rouges. Moi, j’ai peur du rouge. Entends-tu ? J’en ai trop vu !

Fanette grondait ; elle regardait cet homme qui tenait sa mère par la tête comme on tient les agneaux dont on tend le cou pour pouvoir les mieux égorger.

Marie roula désespérément son front sur la poitrine de son fiancé qui la serrait, malgré lui, à l’étouffer et mordait ses cheveux, ses cheveux couleur de pourpre dorée, s’en grisait à tel point qu’il finit par se coucher à ses genoux dans une furieuse crise de sanglots. Cette fois l’amour le terrassait avant le crime.

— Ah ! Je ne veux pas vous faire du mal… ne me tentez pas ! Tout l’amour ou rien ! Ça ne me suffirait pas, votre amour à vous. C’est trop peu !

Interdite, elle se demandait comment elle pourrait le consoler, puisqu’il redoutait toutes les tentations, même les plus naturelles, lorsqu’elle entendit Henri Duhat l’appeler, derrière le grand rideau qui masquait l’entrée de l’atelier.

— Mademoiselle, voulez-vous me permettre de venir ! Je vous apporte l’ordonnance que vous m’aviez demandée pour vos insomnies. Je l’ai rédigée en bas, pendant que votre bonne aérait votre chambre. Mademoiselle Marie ? Je suis là.

— Venez vite ! cria Marie ne sachant plus que décider.

Il entra, hocha le front, après avoir jugé la scène d’un coup d’œil, l’aspect fort calme d’un médecin qui prévoit tous les incidents au cours d’une maladie qu’il a longuement étudiée et qu’il estime représenter un cas intéressant unique, la véritable bonne fortune du clinicien sérieux. En dehors des cartes, Henri Duhat était un fort honnête garçon, ne se fiant pas au seul hasard pour corriger l’infortune de ses clients. Il aimait son métier et ne fuyait pas devant les plus lourdes responsabilités. Il venait de vivre dans l’intimité de cette belle jeune femme, amoureuse et triste, il aurait donné beaucoup, même la plus sûre des martingales, pour pouvoir la tirer de la boue sanglante où elle allait s’enliser. Cependant, il avait aussi conçu l’espoir de voir guérir son ami par un véritable mariage d’amour !

— Mademoiselle, chuchota-t-il en mettant un doigt sur ses lèvres, ne vous scandalisez pas. Je suis au regret de n’être pas monté plus tôt. Mon pauvre ami succombe à une succession d’émotions violentes qui ne valent rien pour son tempérament fiévreux. Il est très fort, c’est entendu, mais, après de grandes dépenses nerveuses, il déraille un peu. J’aurais voulu rester ici. Par discrétion ou éducation j’ai dû sortir. Voulez-vous vous retirer à votre tour ? Il est préférable qu’il ne puisse pas vous voir en revenant à lui.

— Il est évanoui, vous croyez, monsieur ?

Henri Duhat fit oui, du front, en glissant un coussin sous la tête de ce grand corps effondré aux pieds de la jeune femme.

Elle se pencha sur lui.

— Yves ! Mon cher Yves ! dit-elle passionnément, je ferai tout ce qu’il sera possible de faire pour vous sauver… Je vous épouserai dans les conditions que vous m’avez dites. Yves, doutez de tout… pas de mon amour ! Ma vie vous appartient.

— Il ne vous entend plus. Ayez la bonté d’envoyer chercher Lucot et le coupé. Je m’occuperai du reste. Ces crises sont plus dangereuses pour vous… que pour lui, chère mademoiselle, il faut tout de même bien que je vous l’avoue.

Elle s’enfuit, emportant Fanette et les pauvres objets, désormais sacrés pour elle, qui avaient appartenu à son frère.

— Ah ! s’écria-t-elle, lorsqu’elle fut chez elle, enfermée à double tour, qu’est-ce que c’est donc que cet homme ? Je veux bien y perdre la vie, mais je veux le savoir… et l’avoir.

Henri Duhat se promenait de long en large dans l’atelier, s’arrêtant de temps en temps pour admirer le très beau portrait de Michel Faneau par sa sœur qui l’avait pieusement installé sur un chevalet orné de roses.

Le marquis se réveilla brusquement de sa torpeur et rampa vers le divan où il s’accouda dans une pose nonchalante, les paupières closes. Il avait l’air d’un fumeur d’opium sortant de sa léthargie.

— Marie chérie, où êtes-vous ? Je ne vois plus le torrent de sang de vos cheveux !

Puis il ouvrit les yeux et s’aperçut de sa méprise.

— C’est vous, Henri ? Bon, je comprends. Vous avez bien fait de la renvoyer. Est-ce qu’elle est encore irritée contre moi ? Si elle ne veut plus de ce mariage, qu’elle le dise ! C’est fatigant de se soumettre à tous les caprices d’une femme comme il faut !

Il bâilla ; ses dents, très blanches, irrégulières comme celles des tigres, se mirent à grincer. Il se courba, ramassa le coussin, le prit dans ses deux mains puissantes et, sans avoir la mine d’un qui ferait le moindre effort, le déchira en doux. Les plumes qui le gonflaient s’éparpillèrent sur le tapis. C’était un coussin de divan, en gros velours de laine, bordé d’une ganse, doublé d’une toile résistante, un objet mobilier et non pas de fantaisie.

— Vous auriez dû faire attention, objecta le médecin. Elle ne s’expliquera pas ce désordre.

— Écoute, Henri, dit l’homme énervé, de sa voix sourde, j’en ai assez ! Ça pourrait encore aller si elle ne m’aimait pas… et le grand malheur c’est qu’elle me plaît à un point que je ne puis dépasser sans y rester moi-même. Il me la faut. Pourtant je voudrais agir convenablement et j’ai pensé ceci : prends-le sur le terrain sentimental, amène-la tout simplement à moi par la révélation de la vérité ou tout au moins de ce qui peut l’éclairer au sujet de mes sentiments personnels. Je ne suis pas fou. Je suis anormal, selon ton expression, ce qui n’est pas du tout la même chose, ni le même genre de danger… Tu prétends qu’elle possède une santé superbe et qu’elle pourra réagir. Combien lui donnerais-tu de temps à vivre si elle m’appartenait… complètement ?

Henri Duhat regardait son client avec la curiosité bienveillante que peut éprouver un savant en voyant l’animal de laboratoire lutter contre le nouveau poison qu’on lui a fait ingurgiter. celui-là titubait comme l’ivrogne, mais il n’était pas ivre. Il se débattait contre l’agonie de ce qui lui restait de cœur. Cela battait donc encore sous le mamelon gauche ? Vraiment, on marchait de surprise en surprise avec cette très vigoureuse bête de proie ! Il venait d’échapper, comme par miracle, au plus formidable des accidents et il parlait d’amour comme si sa destinée fût d’être amoureux !

— Mon cher ami, je ne peux rien contre cette fatalité de ta passion pour une fille digne de tous les respects et qui est la plus douce, la plus saine des créatures. Elle n’a plus personne pour la défendre et il vaudrait mieux, en effet, lui dire la vérité qui, sûrement, l’empêchera de t’épouser, si éprise qu’elle puisse être.

— Je la veux.

— Oui, pour la condamner au sort de ce coussin. Ce n’est pas très facile d’arranger cela. Moi, j’espérais que tu… t’amenderais. Il n’y paraît guère.

— Henri, tu n’es qu’un médecin. Tu ne comprends l’amour que comme un cas de clinique.

— C’est que, probablement, ta manière d’aimer… est un cas de clinique. L’amour, c’est ce qui donne la vie, ce n’est pas ce qui lue.

Yves de Pontcroix éclata d’un rire strident.

— Et quand on a donné la vie, est-ce qu’on n’a pas augmenté les chances de la mort ? Je ne pense pas que l’on fasse des soldats pour autre chose, dans le camp de nos ennemis, sinon dans le nôtre. Tudieu ! Il y a des gens de ma trempe qui ne s’y sont pas mépris. Et tous ceux qui font, bourgeoisement, des névrosés, des infirmes, des malades à bout de souffle dès leur naissance ? Ceux qui mettent au monde des cas de clinique ?… Et cela, pour quelques secondes de plaisir vraiment inférieur dont je ne pourrais pas me contenter, moi, dont la puissance réside dans le cerveau, c’est-à-dire est illimitée. Vous donneriez tous votre part de paradis ou d’honneur pour la possession d’une femme ! Mais que ne donneriez-vous pas si vous pouviez être à ma place ? Vous tueriez la femme, surtout si elle se permettait de vous aimer d’une autre façon ! Fi de la volupté qui risque le plus abominable des crimes au moins dix-neuf fois sur vingt ! Le crime de forcer quelqu’un, qui n’est pas prévenu, à ouvrir les yeux ! Henri, si tu y réfléchissais, tu avouerais que, moi, Yves marquis de Pontcroix, descendant de toute une lignée d’individus plus ou moins illustres, j’aurais le droit, si je pouvais rencontrer mon père encore vivant sur mes ferres de Bretagne, de le prendre à la gorge et de lui faire cracher son nom, son titre avec tout son sang ! Réponds-moi sans le souvenir que tu fus mon vassal, toi, en la personne de tes propres aïeux, c’est-à-dire sans avoir pour !…

— Malheureux, supplia le médecin effaré ! Tais-toi ! Calme-toi ! Si elle l’entendait… je te promets de… de la prévenir dans la mesure du possible. Et il arrivera ce qui arrivera. Je m’en lave les mains !

Pontcroix redressa son grand corps souple et d’apparence si puissant :

— Vous autres, vous ne savez bien faire que ça. En attendant, tes mains sont aussi rouges que les miennes, car tu es mon complice, puisque tu arranges les vilaines histoires… Donc, mon cher, continue.

Henri allait peut-être se révolter, lorsque Ermance annonça Lucot, le chauffeur, qui venait aux ordres.

La simple Ermance, très humble et très triste dans sa robe de deuil, car elle regrettait son petit Monsieur un peu plus qu’elle n’aurait peut-être regretté le fiancé, s’arrêta perplexe devant le coussin fendu.

— C’est-y Dieu possible que ces Messieurs viendraient de plumer une poule ici.

— Ramassez ! fit Pontcroix en riant, malgré ses rages récentes. Nous avons trouvé ça dedans ma bonne femme. C’était une poule aux œufs d’or… ou de papier.

Il jeta un billet de banque sur le tas de duvet.

— Alors, fit gravement la servante, ce n’est ni à vous ni a moi, c’est à Mademoiselle, parce que le coussin lui appartient.

Et elle fit de la propreté, selon son expression, après avoir posé religieusement le billet sur un coin de la table, Lucot entra.

— La voiture ?

— Elle est en bas, monsieur le marquis.

— Non, pas le coupé. Celle que je veux acheter pour remplacer l’autre ?

— Je suis en affaire, au nom de Monsieur, avec le chauffeur de M. le comte de la Serra, qui veut vendre sa grande limousine que Monsieur connaît. Sept places, carrossée en voiture de tourisme, conduite intérieure. Ça vaudrait mieux que les nouvelles marques, ça tient la route. Ah ! si Monsieur le marquis avait eu celle-là…

— C’eût été exactement la même chose ! fit pensivement le marquis en regardant le portrait de Michel qui lui souriait de son sourire à la fois pervers et puéril.

Il y eut un silence pénible.

Le chauffeur tremblait encore à l’idée qu’il aurait pu conduire l’autre.

— …Mais oui, Lucot, ajouta durement M. de Pontcroix, parce que vous auriez oublié de visiter les phares.

Lucot baissa le front. Avec un patron du genre de cet aristo il ne fallait pas s’aviser de vouloir discuter. D’ailleurs, ils avaient tous remarqué, dans son personnel, que jamais il ne réprimandait : il renvoyait, simplement. Or, puisque Lucot était encore là et qu’on le chargeait de négocier au sujet de l’autre voiture, c’est qu’il y avait du bon.

Et le marquis de Pontcroix, prenant son médecin par l’épaule, descendit pour regagner son coupé, sans insister davantage.

Marie Faneau consentit à sortir un peu avec le médecin qu’on lui envoyait pour la conduire au Bois. Ce garçon respectueux, toujours calme, conservant toutes les élégances de manières des mondains qu’il soignait, assez agréable de sa personne et dans sa conversation, quand il dissimulait le scientifique, ne lui déplaisait pas et elle pouvait parler avec lui de son chagrin ou de son amour. Ce qu’il avait à lui dire, de son côté, semblait si difficile à énoncer qu’il reculait le plus possible le moment de cette confidence. Il savait que cette amoureuse demeurait une vertueuse et il se doutait que tout ce qui passerait par sa bouche à lui n’aurait pas la puissance d’enchantement de celui qui évoquait si bien les légendes bretonnes.

Quelle ne fut pas sa stupéfaction de l’entendre, un matin, elle la réservée, la très forte, lui demander :

— Monsieur Duhat, je dois me marier dans quinze jours. Nous serons à Pontcroix le soir même de nos noces. Oserai-je vous prier, puisque vous êtes notre médecin et notre ami, de vouloir bien nous accompagner jusqu’à notre maison, d’y accepter l’hospitalité ? Je ne me sens plus le courage de voyager seule, en auto, avec M. de Pontcroix.

Mais, mademoiselle, Yves m’avait justement permis de… voyager de mon côté. Pas en auto, mes moyens ne me donnant pas cette licence, en chemin de fer, jusqu’à Quimper, d’où je me tiendrai à sa disposition, et, naturellement, à la vôtre, tout en respirant l’air natal.

— Monsieur Henri, ne me refusez pas votre appui ni votre présence, je vous en prie… au nom de mon frère.

Ils étaient tous les deux dans l’atelier. Marie faisait un croquis de fleurs de Nice, arrivées le matin, un panier mi-ouvert d’où s’échappait, en un joli désordre, des narcisses et des jacinthes. Penchée sur son travail, elle semblait se passionner pour la recherche des tons et, fébrilement, cassait souvent des pastels sous ses doigts nerveux.

Très embarrassé, Henri tordait une tige qu’elle venait de jeter sur le tapis.

— Vous me prenez au dépourvu, mademoiselle. Je ne voudrais pas vous refuser ce… service… pourtant…

— Pourtant il est ridicule, n’est-ce pas, qu’une nouvelle épousée n’aspire pas au tête-à-tête conjugal ! Vous savez combien j’aimais votre ami et cela vous étonne ? Vous croyez au retour de ma faiblesse nerveuse devant ses étranges attitudes à mon égard ? J’ai beaucoup trop pleuré en effet. Je ne pleure plus. Si M. de Pontcroix m’a posé des conditions, que j’ai acceptées, je lui en pose à mon tour, et je vous charge de les lui transmettre. Il me veut, il m’aura… et je l’aurai aussi, soyez tranquille.

Pendant qu’elle lui parlait, le jeune médecin essayait de la voir, parce que son visage lui échappait complètement et qu’il se sentait très frappé par son accent.

Cette belle fille saine, robuste et superbement douée pour être une vraie femme était en train de lui donner l’impression d’une autre créature qu’il ne connaissait pas. Une mystérieuse exaspération la dressait subitement devant un obstacle. Elle faisait front et peut-être allait-on s’apercevoir que le grand fauve en rencontrait un aussi fort que lui.

Elle portait, ce matin-là, délaissant les trésors de la corbeille de noces, cette blouse noire qu’elle avait le jour où elle avait crié son amour au marquis de Pontcroix et elle paraissait toute aussi vivante, toute aussi fière dans sa simplicité d’artiste qui n’a que son âme à offrir.

Marie Faneau se leva, secoua sa blouse poudrée de poudre multicolore, s’essuya les doigts, vérifia des mesures, des perspectives en plaçant un miroir en présence des fleurs qu’elle venait de créer, puis elle se tourna vers l’homme… qui recula. Marie Faneau était effrayante ! Ses prunelles flambaient noires dans ses yeux ordinairement si doux, comme phosphorescentes, un cercle de bistre rejoignait ses sourcils d’un brun luisant, enfonçant le regard dans un puits d’ombre. La pâleur de son teint, qui devenait si facilement rosé, tournait au jaune ivoire et des veines bleues saillaient aux coins de ses tempes. Tout était si régulier dans ses traits que la moindre contraction les changeait. Elle devait avoir reçu la plus affreuse des commotions cérébrales pour en conserver ainsi une marque d’épouvante et d’horreur.

— Oh ! mademoiselle, qu’avez-vous ? Que vous est-il arrivé ? Êtes-vous malade, blessée ? Vous êtes certainement très souffrante ! Un médecin ne peut pas s’y tromper. Ayez confiance en moi, je vous en supplie. Dites-moi ce qu’il y a ! Yves est-il venu ici, sans que je le sache… répondez !

Marie Faneau alla vers l’entrée de l’atelier pour s’assurer que personne ne pouvait les entendre. Elle revint à ce garçon, qui frissonnait malgré son flegme, et de ses lèvres séchées par une nuit de fièvre, elle proféra cette phrase brutalement :

— Je m’adresse, en effet, au médecin, qui, je l’espère, n’est pas le complice, s’il est l’ami, et qui a le devoir du secret professionnel : Yves de Pontcroix a tué mon frère.

Henri Duhat leva les deux poings, chancela :

— Vous êtes folle !

— Non. J’en ai la preuve, autant qu’une preuve morale puisse être admise en justice, car le bandit a pris toutes ses précautions pour établir son innocence, lui. Il s’est même battu en l’honneur de sa victime. C’est un crime bien fait.

Elle alla chercher, sur une étagère, derrière une petite statuette chinoise, une boîte de métal : c’étaient les Murratti’s.

Ils s’assirent tous les deux, se penchant sur cette chose banale, cette vignette coloriée, où souriait une jolie miss bien aguichante, fumant le mince rouleau à bout doré. Marie ouvrit la boîte et souligna, de son ongle, quelques brisures de papier enveloppant les cigarettes. On déchiffrait là des mots, mal tracés, écrits au stylo, hachant les lettres, comme ayant tâtonné et troué çà et là le papier fragile, mais cela pouvait parfaitement se lire et nul autre au monde que Michel Faneau n’avait pu les écrire :

« Marianeau, il va me tuer ! »

Il avait dû crier cela dans l’ombre, au moment même où ce qui le menaçait allait s’accomplir. Il avait senti passer la mort sur lui et, comme un pauvre nerveux maladif qu’il était, au lieu de se défendre ou d’essayer de fuir, il avait crié inutilement au secours !

Henri Duhat demeurait immobile, ses poings fermés retombés sur ses genoux, accablé par cette révélation.

— Comprenez-vous, maintenant, monsieur ? On est parti sans chauffeur et sans témoin. On connaissait très bien la route, parcourue cent fois, et on put choisir l’endroit, bien désert et bien dangereux. Lui, a-t-il eu, dès le départ, cette idée de meurtre planant sur lui ? Il était si gai, il dansait ! Ou, au cours du voyage, lui a-t-on fait une injure, l’a-t-on brutalisé ? Comment a-t-il eu le temps d’écrire cela, certainement dans les ténèbres, et pourquoi n’a-t-il pas pu s’échapper ? Nous l’ignorerons toujours. Mais, Michel a crié vers moi. Je l’entends, je le vois, et il a pensé à moi, en se croyant perdu, car personne ne pouvait avoir l’idée trop simple, du moment qu’il n’y avait aucun soupçon, de fouiller dans une boîte de cigarettes ! Sur un carnet, dans un portefeuille, un porte-monnaie, oui. Dans les Murratti’s, ce n’était pas possible et, du reste, c’est le marquis lui-même qui est venu me rendre ces différents objets qu’on a trouvés sur le corps de mon frère, dont on a, d’ailleurs, tenu compte dans un procès-verbal déclarant l’accident, constatation que l’assassin ne pouvait ni ne désirait effacer… parce que le hasard exige terriblement sa part dans le calcul des assassins, monsieur !

Henri Duhat l’écoutait, médusé. Elle parlait comme un juge d’instruction et c’était bien le juge implacable qui se levait dans la belle amoureuse.

Toute la nuit. Marie Faneau, penchée sur le problème, l’avait étudié, pleurant toutes ses larmes, les dernières, et, à présent, elle ne pleurait plus : elle agissait.

— Hier soir, avant de m’endormir, en regardant l’heure à sa montre-bracelet, j’ai eu l’envie de compter ses cigarettes pour savoir combien il avait eu le temps d’en fumer avant de… Je le faisais quelquefois pour le gronder et lui défendre d’en abuser… pauvre petit ! Et j’ai vu ! Ah !… (elle se prit les tempes à deux mains) j’ai cru que je l’entendais hurler à mon oreille, de là-bas, du ravin, de toutes ses forces :

« Marianeau, il va me tuer ! »

Et moi, moi, je n’étais pas là, moi, j’avais refusé de l’accompagner, ce qui l’avait condamné.

— Une observation, interrompit le médecin, qui sentait que son client était condamné aussi, pourquoi, selon vous, Yves de Pontcroix l’aurait-il tué ?

— Parce que mon frère lui avait signifié son intention formelle de vivre avec nous, après notre mariage. C’est aussi pour… la même raison que je vous supplie de remplacer mon frère. Rassurez-vous, M. de Pontcroix n’aura pas envie de vous tuer. Au moins, a-t-il confiance en votre aveugle amitié, monsieur.

— Mais cela ne durera pas longtemps, car je me refuse, moi, à rester dans la maison d’un assassin, s’il m’est absolument prouvé que je ne suis pas en présence d’un fou !

— Cela n’a pas besoin de durer longtemps, monsieur, seulement jusqu’à ce que j’aie pu venger mon frère, car, vous ne pensez pas que je veuille informer la justice de ce que je sais ?

Il la dévisagea, stupéfait.

— Permettez-moi de vous dire, mademoiselle, que ce serait le plus simple et le plus loyal, si vous êtes convaincue. On l’arrêtera d’abord, sur votre dénonciation, cela est certain, et c’est à souhaiter pour vous comme pour tout le monde, et on éclaircira ensuite tout le mystère de cette abomination.

— Vous oubliez, monsieur, que j’ai aimé cet homme, répondit Marie Faneau, dont la voix s’étranglait dans sa gorge.

— Et qu’elle l’aime encore ! soupira le jeune homme, qui connaissait peut-être, maintenant, toute la puissance d’un amour inavouable.

XII

— Tu dis que Marie veut que tu viennes avec nous ? C’est inouï, mon cher ! Mais elle va au-devant de mes secrets désirs, la pauvre belle ! Je n’aurais jamais espéré tant de sa docilité. Elle est unique, cette femme !

Henri Duhat, très honteux du rôle qu’il jouait entre ces deux êtres, formidablement ennemis l’un de l’autre, quoique liés par une passion non moins cruelle que la haine, se demandait comment il se délierait, lui, du fameux secret professionnel qui lui pesait lourdement sur la conscience, l’entraînait même dangereusement à sa propre perte.

— Oui. Je n’en suis pas plus fier. Toi, tu vas certainement à un scandale énorme, Yves. Je lui ai parlé, à mots couverts, de… névroses, pour être poli, et elle n’a pas très bien compris ce que je voulais dire. J’y renonce. Qu’elle devine, si elle l’ose. Tout ce que je puis faire, c’est soutenir le plus faible, le cas échéant.

Le marquis se promenait, tel un fauve en cage, dans son bureau du Majestic et il y était entouré de merveilleux cadeaux destinés à la fiancée : œuvres d’art, bibelots curieux, bijoux, dentelles, jusqu’à un coussin de soie rouge où il avait fait broder, par une ouvrière émérite, le dernier bouquet peint par la charmante pastelliste, afin de remplacer celui qu’il avait si cavalièrement fendu en deux.

— Je sais où je veux aller, Henri. Pourquoi cette divine créature ne me guérirait-elle pas, surtout depuis que son frère est mort ? Tu ne peux l’imaginer combien ce garçon-là était encombrant. Il l’aimait vraiment trop.

Duhat, les yeux baissés, n’osait pas répondre à cette nouvelle supposition. Un trouble grandissant s’emparait de lui en présence de l’assassin, car il n’y avait guère moyen de douter de sa culpabilité. Supprimer la vie humaine, qui n’a pas d’importance, c’était tellement dans ses manières… de voir.

— Ce pauvre garçon me paraissait plutôt frivole, courant les dancings et s’amusant très loin de l’affection raisonnable que tu lui prêtes, Yves.

— Affection raisonnable ? Alors, tu as fait toutes tes études de clinique pour aboutir… aux affections raisonnables ? Tu crois à la raison de l’humanité, quand l’homme est dépravé et la femme séduisante, qu’ils vivent tout près l’un de l’autre dans la plus entière des libertés ?

Duhat eut le frisson. De quel genre de morale aurait-il pu parler, maintenant ? Il ne lui en fallait pas connaître davantage des imaginations de son farouche client, pour être convaincu… Ce qu’avait dû lui coûter ce crime ? Une voiture de soixante mille francs à lancer dans un ravin et pas une hésitation mentale, car il conservait les bras tout chauds d’avoir brassé les œuvres de guerre, là-bas, dans la grande cuve où bouillaient toutes les chairs pantelantes des plus nobles humanités. Or, faire la guerre pour soi, c’est se débarrasser de son ennemi particulier ; moins qu’un jeu pour Yves, qui ne comprenait pas qu’on pût tuer pour voler (peut-être parce qu’il n’avait pas besoin d’argent !) mais qui n’admettait pas que quelqu’un se mît en travers de sa route. Un lobe de son cerveau était engourdi. Il n’était pas fou, seulement privé de sensibilité. Une chose quelquefois bien gênante, la sensibilité. Henri Duhat s’en apercevait tous les jours !

Yves de Pontcroix, reprit, le ton décisif :

— Il n’y aura donc qu’un faire-part dans les journaux et, à ce propos, tu iras voir Gompel qui te rédigera ça le mieux du monde. Moi, je ne veux pas revenir à Paris et je suis ravi de ne pas avoir à m’y créer un salon… qui serait celui de ma femme que l’on courtiserait sous mes yeux, naturellement. J’en ai assez. Pontcroix ou un yacht sur la mer. Elle n’a pas besoin de gloire et de toutes ses combinaisons louches. C’est Gompel, le marchand de tableaux, qui m’a présenté à elle. Il lui en présenterait d’autres. Non ! Fuir !… La marquise de Pontcroix n’a plus à se soucier de son existence. Elle m’appartient. Oui, fuir… et très loin. J’ai tellement soif de solitude.

Henri Duhat s’occupa des derniers préparatifs du sacrifice pour épargner le plus possible les entrevues pénibles à la fiancée. Sans cesse dérangée par les couturières ou les bijoutiers, Marie vivait emportée dans une espèce de tourbillon où les objets lui semblaient tous teints d’une pourpre sinistre, depuis les fleurs jusqu’aux meubles. Elle ne regardait plus ni les écrins, ni les toilettes. Elle vivait en dedans pour écouter une voix lointaine, lamentable, lui crier : « Au secours ! Il m’a tué ! »

Le mariage se fit très simplement et civilement, un matin, de très bonne heure, selon les formelles volonté de Marie Faneau. Il n’y eut que l’assistance réglementaire des témoins, ce qui scandalisa le maire lui-même à cause de la qualité des époux. Le deuil récent expliquait le manque de cérémonie, mais point qu’on lui eût interdit le discours en lui adressant dix mille francs pour les pauvres de l’arrondissement. Ces grands noms sont d’un sans-gêne qui frise l’impertinence.

Marie abandonnait momentanément son atelier (qu’elle gardait comme pied-à-terre permis par le marquis) à la brave Ermance, dont les larmes ne tarissaient plus.

Avant de monter en voiture, Mme de Pontcroix, furtive et toute tremblante, vint embrasser la pauvre femme, lui recommander sa chère petite Fanette, qu’elle lui laissait en attendant de leur faire signe à toutes les deux. Ah ! les reverrait-elles jamais ?

— C’est bien pis que l’enterrement ! hoquetait Ermance, que la grosse augmentation des gages ne consolait pas et qui retenait Fanette, hurlant à la mort de toute sa petite voix suraiguë.

Lucot, le chauffeur, avait reçu des ordres sévères pour couper au plus court et ne traverser, sous aucun prétexte, les pays par où était passée l’autre voiture.

Henri Duhat ne prononça pas un seul mot durant tout le voyage. Il assista au déjeuner, dans un immense et somptueux hôtel de province, en refusant tous les plats sous prétexte d’une migraine causée par le vertige de la vitesse. Il déclara, d’un ton dur qu’on ne lui connaissait pas :

— Vous voudriez nous faire tuer que vous ne vous y prendriez pas autrement, mon cher Yves.

— N’es-tu pas là pour nous sauver ? répliqua le marquis, absolument sans inquiétude, probablement parce qu’il ne conduisait pas lui-même, cette fois.

Il prenait souvent la main de sa femme et roulait, sous son index impatient, l’anneau d’or, très lourd, qui la faisait sa prisonnière. Une étrange langueur s’emparait de lui, quand, par hasard, la ronde épaule de Marie heurtait la sienne.

Elle non plus ne parlait pas, mais ce n’était point pour étonner ce grand taciturne… qui redoutait tant le langage de l’amour humain. Elle se bornait à lui sourire, d’un sourire trop résigné pour être franc.

Malgré sa rapidité, le voyage lui semblait interminable ; un supplice inédit qu’elle ne supporterait peut-être pas jusqu’au bout. Arriverait-on jamais ? Et ne valait-il pas mieux être précipités tous dans n’importe quel ravin que s’échouer dans le ténébreux abîme de la nuit nuptiale ?

Enfin, au soleil couchant, l’auto roula, plus doucement, sous la voûte d’une avenue d’ormeaux centenaires.

— Chérie, dit son mari, de sa voix sourde qui s’altérait un peu, voici Pontcroix. Le port et la ville sont loin. Nous sommes en plein désert, mais, vous le savez déjà, c’est un conte de fée que ce château, et puisque la fée y est venue, j’espère tous les miracles.

Elle répondit, très naturellement, cette phrase qui fit tressaillir Henri Duhat :

— Tous les miracles… excepté celui qui ressuscite les morts ?

Le château avait un aspect presque religieux avec son calvaire situé juste en face de la porte principale. Entouré de landes en fleurs, il se dressait tout gris, d’un gris de lichen et de mousses argentées, sur un pan de roches dont quelques-unes affectaient des formes de moines. Des vaches à clarine et des petits moutons bruns broutaient paisiblement, gardés par des bergères en coiffes aux ailes mouvantes. On ne voyait presque pas de croisées du côté de ce calvaire, mais, de l’autre côté, vers le chenal qui blanchissait les fonds du paysage, le bordant d’un nuage tombé, il y avait les plus larges ouvertures, des galeries toutes à jour, festonnées de plantes grimpantes.

La limousine s’arrêta devant un perron où se trouvaient, dévotement rangées, comme à l’église, trois femmes en costumes du pays, pailletés de belles broderies au corsage, et trois hommes, d’air extrêmement sérieux sous leurs grands chapeaux. Cela formait trois couples qui étaient nés dans les dépendances du manoir, s’y étaient mariés et voulaient bien y mourir. Les femmes firent une révérence d’autrefois, les hommes se découvrirent, en agitant vigoureusement les rubans de velours de leurs chapeaux, puis, discrètement, les gens de Pontcroix se retirèrent sans même qu’on eût à leur demander leurs noms parce qu’ils faisaient partie des pierres de cette demeure seigneuriale. Ils en étaient l’âme, qu’on ne devait pas voir.

En gravissant le grand escalier, Marie aperçut, par les ogives, le plus ravissant des jardins suspendus. Un fouillis de fleurs, d’arbustes, des orangers, des buissons ardents, des lilas blancs, des roses rouges y formaient une couronne touffue sous laquelle disparaissaient un petit préau monacal et une chapelle, dont toutes ces floraisons parfumées, forcées en serres ou poussées librement, formaient les encensoirs. La cour intérieure était dallée de marbre jaune et prenait un air italien aux reflets du couchant.

— Mon Dieu, bégaya Marie, un instant isolée avec Duhat sur la galerie d’où l’on pouvait contempler les merveilles de ce jardin éblouissant au sein de cette nature sauvage, quel crime ai-je donc commis, moi, malheureuse fille, qui n’ai jamais rêvé rien d’aussi féerique, même le pinceau à la main, pour être condamnée à voir cela sous des voiles de deuil… et peut-être en mourir ?

Duhat s’inclina. Il semblait harassé de fatigue.

— Madame, je vous laisse ici. Je n’en peux plus. Ayez pitié de vous, sinon de lui, et souvenez-vous que je suis le plus humble de vos serviteurs, quoi qu’il arrive. Il a fait de Pontcroix, que j’ai connu le plus froid des monastères, un palais des mille et une nuits. Puissiez-vous y vivre en oubliant.

Elle dut visiter, son mari lui tenant le coude pour la soutenir dans les passages obscurs, tous les appartements meublés avec un luxe inouï, salons anciens ou boudoirs modernes, et elle finit par tomber, brisée d’émotion, sur le divan bleu de la chambre nuptiale, toute azurée comme un ciel de printemps, ronde comme un immense nid. Les deux larges fenêtres se commandant, le jour semblait traverser, de part en part, la fameuse tour de la légende. D’un côté, c’était le jardin terrasse aux parfums enivrants, de l’autre, la lande vaste et unie, l’horizon splendide qui ne se terminait que par la frange d’écume de la baie.

— Marianeau, fit Yves de Pontcroix, debout devant elle entre ces deux merveilles, haut et sombre, mais bien chez lui, effaçant enfin tous les souvenirs du monde nouveau pour ne rappeler que le seigneur ancien, maître absolu d’une destinée de femme, je suis heureux de vous recevoir ici, parce que le cadre est digne de vous. Ma belle chérie, vous êtes fatiguée, je vous laisse. Nous dînerons vers huit heures, n’est-ce pas ? Vous avez une heure encore pour vous reposer un peu. Si vous avez besoin des femmes que vous avez vues en arrivant, il n’y a qu’à les appeler. Il y en a une qui sait coiffer… Donnez-moi vos mains ! Oui, vous êtes très fatiguée ? Vous êtes triste ? Vous ne m’aimez plus ?

— À quoi bon ! soupira-t-elle accablée.

— C’est un peu vrai. Si vous m’aimiez encore, vous me feriez croire en Dieu et, alors, il me faudrait entrer dans les ordres.

Il avait dit cela d’un ton amer, non comme une ironie, mais comme la conclusion logique du drame intérieur qui le hantait.

Marie aurait voulu dormir ou se cacher, fuir dans l’inconscience ou courir vers une gare, prendre un train. Elle n’était pas chez elle, ni à sa place chez lui !

Elle sonna les servantes qui lui préparèrent un bain et l’aidèrent à revêtir une robe de soieries blanches qu’elle voila d’une écharpe noire, dès qu’elles furent parties. Ces femmes discrètes eurent la touchante attention de ne pas voir qu’elle pleurait. Sans un bijou, sans une fleur, elle avait relevé haut ses cheveux, en casque de guerrière pour ne rien abandonner aux surprises des caresses, puis, courageusement, parce que c’était l’heure et qu’elle ne voulait pas faire attendre, elle descendit dans la grande salle d’en bas, où elle se sentit toute petite, comme à jamais perdue.

Elle y retrouva son mari, en élégant costume d’intérieur, la boutonnière fleurie d’un bouton de rose. Henri Duhat l’écoutait, stupéfait, sous son flot de paroles étourdissantes. Il devinait cet homme criminel tellement détaché de tous les mondes civilisés qu’il en paraissait plus grand, moins coupable, hors du temps et de la réalité. Certainement, il n’avait aucun remords, était enfin très heureux, ou croyait à l’impunité ou touchait à la plus complète félicité de sa vie d’amour… et il y avait derrière lui le cadavre du frère de sa femme qu’il adorait !

Tous les trois ils mangèrent, ou firent semblant, dans une superbe vaisselle d’argent timbrée d’un très vieil écusson fleurdelisé, et ils burent un vin couleur de topaze brûlée dans des hanaps dont la hauteur fit un instant sourire la pauvre Marianeau.

Elle demanda de l’eau pure, car elle avait la fièvre.

Les servantes, timides, malgré leur costume rutilant de princesses de comédies, contemplaient à la dérobée la belle dame de Paris dont la chevelure d’or pourpré représentait toute la fortune.

Mais c’était la maîtresse. Il n’y avait rien à dire, sinon qu’elle était trop triste pour tant de bonheur.

Puis les deux hommes allèrent fumer un moment sur la galerie festonnée de lierre, se saluèrent correctement en échangeant la plus cordiale poignée de main, et chacun rentra dans son appartement.

Marie attendait le fauve, en proie à une terreur sans nom. Il avait acquis tous les droits sur elle et elle devenait sa propriété légitime, une des statues de ce château où l’on rencontrait des dames de marbre aux beaux yeux morts ! Il l’avait d’ailleurs royalement payée, lui ayant fait dire, par son notaire breton, qu’elle serait l’héritière de toute sa fortune, de tous ses biens, s’il venait à s’en aller le premier, selon l’usage même, avait ajouté maître Mahaut, toujours précis, dans le cas où elle ne lui donnerait pas d’enfant.

La chambre était calme, tellement bleue qu’elle se perdait dans le ciel d’azur sombre qui baignait la tour et la pénétrait par ses deux fenêtres ouvertes. Du midi montait l’odeur exquise des corbeilles fleuries et, au nord, on voyait la lune radieuse faire neiger le flot lointain de la baie. Ah ! la belle nuit d’amour, si on avait pu oublier l’horreur de la haine ! Était-ce bien vrai, cette folie du meurtre ? Cela ne pouvait-il se reléguer dans l’antiquité de la légende ? Le cauchemar n’allait-il pas replier ses ailes noires pour laisser planer, enfin libre, le beau rêve couleur d’or et de saphir ? Ne vivrait-on pas entièrement le conte de fée qu’il avait évoqué lui-même en lui faisant les honneurs de sa maison, la vieille et religieuse maison des ancêtres qu’il transformait pour elle seule en un temple des voluptés païennes ?

Il frappa très doucement. Elle sauta sur une petite lampe d’albâtre dont elle alluma l’électricité. parce qu’elle redoutait cette caressante clarté de la lune inondant la chambre de ses rayons couleur de miel.

— Entrez ! dit-elle, mise debout surtout par son irrésistible envie de fuir.

Son cœur battait à se rompre. Elle espérait bien que sa vie s’arrêterait là, devant le désespoir de ne rien oser tenter pour venger le mort. Que pouvait-elle, qui ne serait pas odieux ? Ce à quoi elle pensait la révoltait, mais lui laisserait-il le temps, voudrait-il regarder autre chose qu’elle même ?

Il s’avança de son pas souple.

— Marianeau, fit-il, d’un ton relativement affectueux, vous êtes très fatiguée par ce dur voyage, tellement rapide qu’il vous a coupé le souffle. Je vous en prie, ne respirez pas en haletant comme si vous étouffiez. Tenez ! Vous tremblez si fort que vous allez tomber. (Il l’enveloppa de son bras et la fit se rasseoir auprès de lui.) Qu’est-il donc arrivé de plus que ma laideur ou ma brutalité pour vous éloigner de moi ? Il y a autre chose que votre frayeur de petite fille devant l’ogre ? Que vous a-t-on dit ? Vous n’imaginez pas ce que peut être le tourment d’un jaloux tel que moi. Allons, un peu plus de courage ! Avouez que vous continuez à me craindre… malgré que vous m’ayez permis les audaces.

Il essayait de plaisanter de son irritante façon, très courtoise et très cruelle parce qu’elle dénotait une maîtrise au moins singulière de son tempérament passionné. Il faisait ce qu’il voulait de sa force et n’en était dominé que dans certaines occasions, heureusement très rares :

Marie répondit, d’une voix à peine distincte :

— C’est nerveux. Je ne sais plus pourquoi j’ai peur. Je vous en fais mes excuses, monsieur, car je devrais pouvoir mieux vous remercier.

Il eut son habituel rire sourd.

— Monsieur ? Eh bien, madame, il va falloir que je vous fasse la cour, puisque nous ne nous reconnaissons plus !

Il jouait avec sa main et lui ôta son alliance qu’il mit à son petit doigt. Puis il gronda, entre ses dents :

— Comme leur amour, leur sale amour détruit toute la confiance et fait perdre la notion de l’absolu aux pauvres créatures qui en furent les victimes ! Marie, vous souvenez-vous que je vous ai dit un jour : Je vous aurai consentante… ou je vous tuerai ?

— Vous me tuerez, Yves, je n’implore plus que cette dernière grâce de votre part.

Elle venait de crier, malgré elle, son nom, car elle ne se souvenait que trop.

— Ma chérie ! Mais c’est vous qui êtes effrayante ! (Il glissa vivement à ses pieds, lui serra les genoux, et la regarda, un moment silencieux :) Et pourquoi ne te ferais-je pas la cour, Marianeau ?… Oui, tu es très belle et tu me plais infiniment, mais ce que j’aime le plus en toi, c’est que tu es d’une race égale à la mienne en force, quoique bien différente… J’aime ta peau qui a la douceur de la fleur et ton sang qui coule dessous en lui donnant le reflet de l’aurore. J’aime tes yeux qui sont ouverts larges à toute lumière, d’une indéfinie couleur comme celle de la mer changeante. Sont-ils gris, sont-ils bleus, sont-ils verts ? Ou, sont-ils simplement, tes yeux, le plus beau regard du monde ? Tiens ! Je suis si doux et si heureux, ce soir, que je resterais enchanté, enchaîné à tes pieds toute la nuit ! Nous sommes seuls dans l’immensité, Marie. C’est l’heure unique, celle qui ne revient jamais, et nous avons le droit, tous les droits d’en profiter. Marie, je veux que tu m’aimes encore, moi. Je veux te reconquérir… Abandonnons un peu la terre et notre époque. On a tout détruit et tout tué, oui. Il ne reste plus que nous, rois d’un monde nouveau… que nous ne repeuplerons pas !… Marie, j’ai été violent, grossier, cela est possible. Je ne m’en souviens plus du tout et vous l’oublierez parce que la vie commence aujourd’hui. Vous m’aimerez, tu m’aimeras parce que tu m’as vu tel que je suis, ou que je veux être, quand mon masque est tombé. Pourquoi ne me comprendrais-tu pas, toi, qui peux si facilement reconstituer un visage d’après ses apparences ? Pourquoi aurais-tu le dégoût de celui qui t’a voulue tout entière, légitimement, pour ne pas t’offenser ou te désespérer ? Je ne suis pas fou, Marie, et mon amour, à moi, est d’une essence un peu plus rare que celui des humains, parce qu’il ne finit pas. La satiété ne le menace pas. Il n’a pas le but ridicule de la procréation. Il faut laisser ce soin à nos domestiques. La procréation est un usage de basse-cour ou d’étable, et elle fournit assez d’esclaves pour que les gens libres ne s’en occupent pas. Je ne crois pas que, maintenant, ceux qui sont doués de la faculté de réfléchir puissent songer à préparer, le plus sérieusement possible, de nouvelles hécatombes. Il n’y a pas d’autre raison aux grandes guerres que… le surpeuplement. Quand ces idiots-là sont trop, ils s’entretuent, ou tombent les uns sur les autres, parce qu’ils ont faim. C’est une illusion dangereuse qu’espérer de l’homme normal un sentiment normal de sa vraie force, qui serait de jouir de la vie telle qu’elle est, et elle est bonne quand on est le maître de sa volonté !… Il faut avoir vu le massacre de près pour se rendre compte que… les meilleurs chefs sont ceux qui savent sacrifier le plus d’esclaves et qui déblaient le terrain devant eux pour arriver le plus rapidement au but. (Il rêva, un instant.) Non, Marie, la vie humaine ne vaut pas la peine qu’on se donne pour la défendre, ni, surtout, celle qu’on prend pour la perdre. Une chose compte, puisque c’est sur cela que repose la loi de la vie : la volupté. Or, la volupté n’est belle qu’à l’état pur. Marie, je vous adore. Je ne veux être pour vous ni un maître, ni un esclave. Est-ce que Henri Duhat vous a dit ce que j’attendais de vous ?

Penchée sur lui, elle écoutait, affolée, buvant ses paroles comme on boirait un poison enivrant, et dans cette atmosphère qui avait à la fois le goût de la fleur et celui du sel de l’océan, elle ne savait plus trop, en effet, si elle était encore de ce monde ou si te cauchemar, le rêve l’emportait dans une contrée d’affreuse solitude ou de divine joie.

Non, fit-elle d’une voix étranglée par les larmes, votre médecin ne m’a rien dit. Je ne lui aurais pas permis une telle injure. Et lui, n’a pas osé.

Il éclata d’un rire franchement jeune :

— Une injure ? Et comment appelles-tu les recommandations de la mère à la nouvelle épouse ?… Comment faut-il nommer toutes les plaisanteries permises sur la robe blanche de la jeune mariée qui ne doit la mettre qu’une fois ? Vraiment, vous qui êtes, vous l’avez avoué, une femme et non pas une ignorante, comment appelez-vous tous les usages bien mondains qui tendent à inventorier les cabinets de toilette des gens qui s’aiment ? Tudieu, ma chère, je trouve enfin excessive cette pudeur, votre plus grand charme, je l’avoue, qui ne résiste pourtant pas à votre désir de vouloir être heureuse ! Vous êtes la plus jolie femme que je connaisse, mais vous êtes la plus naïve des amoureuses, si vous reculez toujours devant la force. Que signifient donc tous ces roucoulements, ces serments et ces promesses de folie, si nous ne jouons pas franc jeu le jour, pardon, la nuit des noces ? Marianeau, je vous aime assez, moi, pour ne pas vous imposer mon amour qui ne ressemble pas tout à fait à l’autre, mais, tout de même, rendez-moi cette justice, c’est que j’ai le droit pour moi. Sang pour sang ! J’ai le plein pouvoir de l’époux qui réclame celui d’une virginité !

Marie s’arracha, d’un mouvement violent, des bras qui la serraient. Elle se redressa, tremblante, mais bien décidée à rompre le charme féroce qui l’enveloppait. Son cerveau éclatait. Elle ne suivait plus le sens des mots. Tout tournait autour d’elle. Quelle était donc cette spéciale espèce de meurtrier qui réclamait une virginité, ou le sang d’un nouveau meurtre ?

— Allons, fit-elle, en laissant tomber sur lui un regard de mépris horrifié, continuez ! Avouez ! Quelle victime vous faut-il encore et de quelle façon très lâche ou très ignoble désirez-vous tuer cette nuit ?

Il se leva à son tour, les mains crispées dans sa robe qu’il déchirait sans le savoir.

— Pourquoi parlez-vous de tuer ? Vous ne risquez la mort que si vous m’irritez par une résistance trop prolongée. Vous disiez m’aimer assez pour tout souffrir de mon amour ? Je vous ai crue… et qui sait si vous ne seriez pas devenue mon égale ? Qui sait si ce n’eut pas été vous qui eussiez fini par dominer ? J’avais mis, moi, toute ma confiance en vous !… Et puis, non, il y a autre chose ! Ne mentez pas ! Ah ! mon médecin n’a pas osé vous le dire ? Encore un timide amoureux qui tremble devant vous, n’est-ce pas ? Appelle-le donc à ton secours, ma très belle furie ! Personne, ici, n’entend jamais rien, les murs sont trop épais, la chambre est trop haute et tu es dans la tour de Brelande, la femme infidèle, celle qui est morte de faim. Ah ! non ! leur pudeur !… C’est édifiant ! Si seulement je l’avais dévêtue, si j’avais fait tous les gestes les plus ridicules de vos jolies petites passions honnêtes, je m’expliquerais tes airs très indignés, ça vaudrait la peine. Ouvre-moi ton corsage, là, seulement, au-dessus des seins, sans plus… (Et il ajouta, la voix frémissante, les yeux tout à coup lumineux :) Maintenant, j’ai soif. Je ne veux pas le défigurer ni toucher à la bouche, parce que je liens à la merveille de ton visage pâle, mais ne me mets pas en colère, dis !

Par un miraculeux effort de ses nerfs, Marie put répondre, froidement.

— Soit ! j’accepte. Mais j’ai sur la poitrine, en ce moment, tout près du cœur, une chose à laquelle je tiens beaucoup. Une lettre. Je l’avais cachée là, justement, parce que, connaissant votre effroyable jalousie, je ne pensais pas que vous pourriez la trouver… puisque vous me laissiez… la liberté de ma personne.

— Une lettre ? Tu as caché une lettre d’amour dans ton corsage, toi ? Ce n’est pas vrai ou tu veux me rendre fou !

— Regardez vous-même.

Elle s’approcha de la petite lampe d’albâtre et, lentement, chastement, les yeux rivés à ses yeux, le tenant encore sous le magnétisme de la femme qui sacrifie même sa vie à sa volonté, elle lui désigna, collée à sa chair par la moiteur de la fièvre, un frêle morceau de papier, pas une lettre, un lambeau de lettre, certainement.

Yves de Pontcroix se rua sur elle, prêt à mettre en pièces la femme avec la lettre.

— Lisez ! ordonna-t-elle en rattachant son corsage.

Il plaça sous la lampe ce lambeau de papier, le lissa, de son index rageur, le déchiffra, recula, puis répéta, d’un ton guttural comme le cri d’une bête blessée :

« Marianeau, il va me tuer ! »

— C’est l’écriture de mon frère. Vous la connaissez.

Il y eut un lourd silence.

— Oui, dit-il de sa voix redevenue sourde, c’est bien l’écriture de votre frère !

— Vous avouez ?

— J’avoue quand il me plaît, madame, vous le savez bien.

Elle fut forcée de s’asseoir sur le divan ou elle parut si pâle, si morte, qu’il ne put s’empêcher de lui dire :

— Comme vous devez souffrir, Marie !

Elle ferma les yeux, mais ne pleura pas. Elle ne pouvait plus pleurer,

— Alors, fit-il d’un accent devenu subitement très doux, c’est pour cela que vous ne m’offriez plus vos lèvres ? Si je pouvais vous prouver que je n’ai pas tué votre frère, me les donneriez-vous encore ?

Elle répondit, tout bas, suffoquée par la passion qui débordait en elle :

— Oui.

Il prit sa main, y reglissa l’anneau d’or qui la refaisait sa prisonnière.

— Au revoir, Marie, dit-il reprenant son ton railleur et glacé d’homme du monde qui prend congé. Vous êtes fatiguée. Moi aussi… et nous avons toute la vie devant nous. À demain.

Et de son pas souple, nonchalant, il se retira.

Dans le corridor, sorte de pont couvert qui reliait la tour aux autres bâtiments, il rencontra son médecin qui errait comme une âme en peine, s’efforçant de calmer sa fièvre à la brise nocturne dont les parfums, au contraire, l’exaspéraient.

— Que faites-vous donc là, mon cher ? demanda le marquis souriant. Il est au moins deux heures du matin ! Vous n’êtes donc pas fatigué, vous, comme tout le monde, ici, de cette course aux abîmes ?

— Non, Yves, j’étais un peu inquiet.

— Ah ! quel cœur sensible vous avez depuis quelques mois ! dette Marie Faneau, quelle enchanteresse ! Elle apprivoiserait un tigre… et même un médecin. Rassurez-vous (et il lui frappa durement sur l’épaule). Personne n’a besoin de vos services. Je suis guéri, mon cher ! (Il ajouta d’un ton confidentiel :) Entendez-vous bien ? Me voici redescendu au rang de simple mortel, Henri. Réjouissez-vous. Il y a un imbécile de plus sur la terre. Je n’ai plus besoin de voir du sang pour être heureux ! Non, en vérité, je n’ai jamais été plus heureux que cette nuit ! À demain ? J’ai laissé dormir la marquise. Qu’on ne la réveille pas trop tôt, surtout.

Il mit un doigt sur sa bouche et s’éloigna de son pas élastique, peut-être un peu plus lent.

Le lendemain, vers midi, un domestique entrant chez son maître, car la marquise déclarait ne pas l’avoir vu, le découvrait étendu, tout habillé, sur un fauteuil, le front troué d’une balle.

Il avait écrit ceci, pour sa femme :


Citation début Marianeau, je n’ai pas tué votre frère. Le pauvre névrosé m’avait montré ce papier, un jour que nous nous étions disputés à votre sujet, et, poursuivi par une des idées baroques hantant souvent les monomanes de la persécution, il m’avait dit, en riant : Si vous vouliez me supprimer, voilà qui empêcherait ma sœur d’être à vous.

Le malheur, c’est que, moi, je ne lui ai pas demandé de supprimer le papier, après notre réconciliation. Je n’y ai même pas pensé. Citation fin

Tout mon amour.

Le médecin qui, le premier, lut la lettre, laissée ouverte sur un bureau, murmura, bouleversé :

— Si elle peut croire cela, et c’est possible, elle l’aimera toujours. Il vient de recréer le vampire.

3 Septembre 1921.