Le Grand Silence blanc/Sur le trail

J. Ferenczi & Fils, éditeurs (p. 99-103).



VII

SUR LE TRAIL


Brusquement, la longue trace blanche, le trail, sur laquelle glisse le traîneau, a disparu, et pour comble de malchance une bourrasque de neige s’est abattue.

Vaillants, mes chiens font tête, mon team est attelé à la façon indienne, le leader d’abord, puis les autres déployés en éventail. Les bêtes tirent sur les harnais, enfonçant leurs ongles durs dans la neige gelée, les jarrets tendus, le museau cherchant la piste…

Si mes souvenirs sont exacts, après cette colline, je dois retrouver le trail de la poste ; j’encourage mes bêtes de la voix ; Mush, mush on, boys…, mes sept labradors redoublent d’effort, mon sleigh passe, rapide ; un coup de collier, enfin voici le sommet de la colline…

Là-haut la tempête fait rage ; les chiens, aveuglés, s’affolent et nous dévalons la pente comme poussés par l’ouragan.

Et le team s’enfonce dans une gorge étranglée ; l’abîme est là, à sept cents pieds. L’éventail se replie ; d’instinct, les chiens ont pris le virage. J’ai le temps d’apercevoir le gouffre où le vent se précipite en mugissant…

De piste, point. Il n’y a rien que de la neige pendant des milles et des milles.

La nuit tombe. Le thermomètre marque quarante sous zéro…

… Nous allons.

Depuis deux jours, nous avons perdu le trail et nous errons et campons à l’aventure.

Dix fois, j’ai cru retrouver mon chemin ; dix fois, je me suis rendu compte que c’était ma propre trace que je suivais.

Nous avons tourné en rond. Les chiens sont harassés. Ils répondent mal à mon appel.

Ma boussole est détraquée. J’ai perdu toute direction. Parfois, les bêtes, lasses, s’arrêtent ; je dois, malgré ma répugnance, employer le fouet en cuir de renne qui se lance comme un lasso.

Ma provision de farine de maïs est épuisée, il me reste une poignée de thé et du sel dans un cornet de bois.

Heureusement, la tempête s’est apaisée. Dans le ciel courent de gros nuages blancs et la plaine s’étend à l’infini, ourlée de rose mauve à l’horizon.

Des sapins rabougris étirent leurs branches…

Une lourde fatigue accable mes paupières ; je secoue ma torpeur, si je m’arrête, je dormirai, et si le sommeil me gagne, c’est la mort…

Come on, boys, Ehô Ehôôô.

Les bêtes, excitées de la voix et du fouet, donnent un suprême effort.

Tout à coup, Tempest, le leader, lance un aboiement… Pourquoi cette joie ? Mes yeux cherchent… je ne vois rien.

Lui a vu, ses camarades ont compris : le traîneau glisse sur ses patins de cuivre… je laisse faire… les guides molles. Appuyant sur la droite, les chiens tirent, leurs mâchoires claquent, l’aboiement du leader a fait place à un grognement continu qui a l’air d’un gros rire… Et soudain, je vois aussi… Là-bas, une mince traînée grise… C’est le trail… nous sommes sauvés…



Nous courons depuis trois milles sur le trail de la poste, les chiens paraissent avoir oublié la fatigue… mais la nuit va venir et l’excitation tombée que deviendrons-nous ?

Mais le Dieu des coureurs de bois nous protège. Les chiens jappent tous à la fois et s’arrêtent devant une hutte de sapin.

Sans frapper, je pousse la porte en lançant mon plus aimable hello ! mais pas un souhait de bienvenue, — ainsi qu’il est de coutume — ne m’accueille… J’entre, la demeure est vide…

J’en use librement, selon la loi établie par les rudes hommes du Nord. Je bats le briquet. Je fouille les coffres, je trouve des vivres pour mes chiens qui les reçoivent avec une évidente satisfaction.

Quant à moi, je m’endors comme une brute, la tête enfouie dans les poils de renard gris.



Lorsque je m’éveille, il fait grand jour. Un soleil pâle fait miroiter la neige. Je me mets sur mon séant. De mes poings, je frotte mes yeux, je bâille longuement en étirant, mes bras, mais mon geste ne s’achève pas. Je viens d’apercevoir, clouée au-dessus de la porte, une gravure représentant l’Angélus de Millet.

Certes, le chromo est affreux, mais je m’attendais si peu à retrouver là cette image, qui me rappelle la patrie lointaine, que je reste un moment comme étourdi.

Je regarde avec tendresse ce paysan et cette paysanne de France, le chef courbé vers la terre, donneuse de moissons, et j’oublie que je suis à des milliers de lieues sur une terre âpre, qui défend avec obstination le misérable métal qui se cache en ses flancs. Certes, c’est « la terre qui paye », les mille parcelles d’or jaune étincellent au fond de la pan, mais combien moins belles, combien moins lumineuses que la meule qui est là, dorée par le soleil couchant.



Deux jours après, j’étais à Eagle, dans l’Alaska yankee, chez mon ami Jim Mac Carter, un cher garçon qui m’amena chasser le moose, si bien que j’oubliai totalement de lui demander s’il connaissait le nom de l’individu qui avait apporté l’Angélus de Millet aux dernières marches du monde.