Le Grand Malaise des sociétés modernes et son unique remède/9

9.

Les haillons de propriété

Il n’y a de richesse que la vie. Le pays le plus riche est celui qui nourrit le plus grand nombre d’êtres humains nobles et heureux.
Ruskin.

Nous allons dans ce chapitre examiner les objections que peut faire naître la conception de la possession temporaire. La principale concerne la propriété paysanne. Toutefois il en est une autre qui intéresse toutes les classes de la société, à savoir que la propriété temporaire paralysera l’activité générale des individus. Nous répondrons par l’exemple de l’Angleterre où la propriété, immobilisée entre les mains de quelques grandes familles, est aussi peu accessible à ceux qui l’exploitent que si elle appartenait à l’État ; c’est pourtant l’un des pays du monde où l’activité chez l’individu atteint sa plus grande puissance.

D’autre part ne voyons-nous pas la plupart des milliardaires américains laisser à des institutions d’État ou à des bibliothèques la presque totalité de leur fortune, comme Carnegie ou, comme Rockefeller, des centaines de millions. La préoccupation de la destination de cette fortune paraît avoir été pour peu de chose dans l’activité déployée à la gagner[1].

L’homme, répète-t-on généralement, ne travaille pas seulement pour lui, mais aussi pour ses enfants. Mais à la période de sa pleine activité il pense peu à ses petits-enfants, qui sont encore loin ; il ne se soucie pas du tout de ses arnère-petits-enfants qu’il ne connaîtra presque jamais. Aussi la certitude que dans quatre-vingts ou cent ans, les concessions des chemins de fer, de Suez ou de Panama prendront fin, n’a jamais arrêté un seul capitaliste de souscrire à leurs émissions.

Abordons maintenant l’objection capitale : la propriété paysanne.

La France est une nation de paysans, dit-on communément. Et sur cette constatation on donne la volée à des nuées de préjugés sur leur condition, d’erreurs sur les statistiques, de déductions hypothétiques. Il convient donc de ramener les choses à leur réalité et les chiffres à leur exactitude.

Dans une étude sur le prolétariat en France depuis 1789, d’après les documents officiels, M. Toubeau nous apporte d’utiles précisions. On croit généralement, dit-il, qu’en France c’est la petite propriété qui domine. On entend partout répéter que, depuis 1789, les paysans n’ont cessé d’acheter de la terre et qu’aujourd’hui ils possèdent la plus grande partie du territoire. Les statistiques officielles démontrent, contrairement à l’opinion générale, que le paysan qui cultive son propre fonds possède moins d’un dixième du sol français ; les neuf dixièmes du territoire appartiennent à des personnes étrangères à l’agriculture. Sur cinquante millions d’hectares, le paysan qui cultive son propre fonds ne possède que quatre millions d’hectares. Ces chiffres sont significatifs. De plus les propriétaires de ces quatre millions d’hectares sont eux-mêmes au nombre de deux millions : c’est dire que le lot de chacun est en moyenne assez exigu ; mais le rendement est plus considérable que pour les autres formes d’exploitations.

Ce qui contribue à entretenir l’illusion relative à la situation économique du paysan français, c’est le grand nombre des cotes foncières : quatorze millions de cotes. Ce chiffre est impressionnant ; il le sera moins si l’on songe que la moitié de ces cotes sont inférieures à cinq francs. Or, qu’est-ce qu’une propriété payant moins de cinq francs d’impôts, sinon un « haillon de propriété ».

Ces propriétaires minuscules, qui exploitent ce que M. Toubeau a appelé excellemment un haillon de propriété, ne sont autre chose que des gueux de la propriété. Et pourtant, ces gueux, c’est la moitié des paysans français.

On objectera que ce sont là des chiffres d’avant-guerre et que, depuis, le paysan s’est enrichi, a acheté de la terre. Qu’importe ? Ces chiffres étaient des vérités d’hier et seront des vérités de demain, car le haillon de propriété est la conséquence fatale du fractionnement que produit le partage héréditaire.

« Le propriétaire qui n’a pour toute fortune que son petit bien, écrit Charles Gide, ne peut le soustraire au couperet du partage égal. Ainsi à chaque décès son petit domaine ira se subdivisant, suivant une progression géométrique, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que des lambeaux de terre dont il ne saura plus que faire sinon, pour s’en débarrasser, les vendre à quelque gros voisin qui les emploiera à arrondir son domaine !

« On cite en maints endroits des exemples incroyables de pulvérisation, des bandes de terre qui n’ont que la largeur de la faux et de la faucille ! Si le partage égal n’a pas eu en France une action aussi destructive de la propriété qu’on aurait pu le craindre, c’est parce qu’il a été en partie neutralisé par deux causes qui sont d’ailleurs plus funestes encore : le malthusianisme, qui évite la division de la terre entre les enfants en supprimant les enfants ; l’émigration des campagnes qui, là même où il y a plusieurs enfants, n’en laisse qu’un sur la terre, si même il en reste un ! »

L’amour du paysan pour la terre, sa ténacité à mettre toutes ses économies dans de nouvelles acquisitions foncières n’a pas d’autre cause : le domaine partagé au décès du père, chacun des enfants s’efforcera de le reconstituer, tout au moins à la limite de la propriété qui permet de vivre des fruits du sol. Entre le champ du voisin et l’instrument agricole qui lui permettra de perfectionner son exploitation, il n’hésitera pas : il achètera de la terre et s’en tiendra, pour son matériel rural, aux seules machines que le défaut de main-d’œuvre rend indispensables. Et ainsi la propriété paysanne oscille du morcellement à la reconstitution, maintenant un vague équilibre, mais ne progressant que lentement ; tandis qu’infatigablement le paysan poursuit son travail de danaïdes pour la reconstitution de son petit domaine, mettant pour y parvenir toutes ses disponibilités à l’achat de terres et négligeant de perfectionner son outillage agricole. C’est à ce fait, plus qu’à la petite propriété, qu’il faut attribuer les progrès trop lents de la culture en France.

« On a prétendu, écrit l’économiste allemand Schmoller, que bientôt toute la terre cultivée serait et devrait être condensée en grandes exploitations pour produire mieux et plus. Mais, même dans l’Amérique du Nord, les fermes géantes ne constituent que passagèrement des fractions de la terre cultivée. Sur le continent européen tout entier, non seulement il n’est pas vrai que la grande exploitation agricole gagne du terrain, mais en réalité elle fait place çà et là à la petite exploitation. Il n’est même pas vrai, en général, que la grande exploitation produise davantage et à meilleur marché que la moyenne, en tout cas plus que la petite exploitation ou la culture maraîchère. Si, dans l’avenir, les progrès de la technique agricole changeront cela, nous n’en savons rien ; pour le temps présent, la coexistence des petites, des moyennes et des grandes exploitations doit être considérée comme la plus profitable à la production et à la société. »

La petite et la moyenne propriété, c’est ce qui fit la grandeur de Rome aux beaux âges de la République, la prospérité de l’Angleterre au temps de sa yeomanry.

La possession de la terre par la nation augmentera dans une proportion énorme le nombre des paysans. L’exode vers les villes cessera le jour où le cultivateur aura autre chose qu’un haillon de propriété à mettre en valeur. L’agriculture ne manque pas de bras ; ce sont les bras qui n’ont pas assez de surface à cultiver. Le retour aux champs est certain le jour où l’État pourra donner aux paysans exilés dans les villes toute la surface qu’ils pourront utilement exploiter ; où un fils de paysan ne sera plus obligé d’aller travailler aux usines parce que le lot qui lui est échu est trop petit pour le faire vivre. Le malthusianisme s’arrêtera dès lors que chaque paysan sera persuadé que ses fils recevront de la terre en quantité suffisante.

Le jour où la terre sera considérée non plus comme un capital, mais comme un instrument de travail prêté à tous, sa possession n’engendrera plus les sentiments d’égoïsme féroce et de cupidité sauvage que trop souvent elle fit naître ; la propriété perpétuelle emportera avec elle le souvenir des rivalités, des convoitises, des haines, des crimes même que provoquèrent trop souvent les questions de partage ou de bornage. L’âge d’or reviendra avec la terre inaliénable, mais libéralement octroyée à tous ceux qui la cultivent et pour aussi longtemps qu’eux et leurs descendants continueront leur exploitation. Ce n’est pas là une généreuse hypothèse, mais la grande leçon qui se dégage de l’histoire rurale dans tous les pays et à toutes les époques[2].

Il y va de la vie des peuples modernes, de leur intérêt social et économique, que soit réalisé le vœu de Laveleye : « Dans toute société organisée conformément au droit naturel ou plutôt rationnel, tout homme devrait posséder, au moins viagèrement, non précisément un lot de terre, comme sous le régime exclusivement agricole, mais l’instrument de travail, c’est-à-dire la terre pour l’agriculteur, l’outil pour l’artisan ou une part de l’usine pour l’ouvrier de la grande industrie. »

Ce vœu, l’État possesseur du sol — de tout le sol, dessus et dessous, terre et usines, fermes et bâtiments — sera en mesure de le réaliser pleinement dans ses multiples obligations.

Quel inconvénient pour les descendants du paysan que leur droit de propriété s’arrête à la cinquantième année qui suit la mort de leur ancêtre, dès lors que l’État leur afferme toute la surface qu’ils pourront cultiver utilement, y compris même la propriété dont ils avaient hérité ? La permanence de leur possession aurait pour obligation la continuité de son exploitation par eux-mêmes et leurs descendants. Et pour eux rien ne serait changé, sinon qu’ils auraient plus de terre. Fermiers de l’État, ils recevraient des garanties telles que nul fermier au monde n’en peut recevoir de son bailleur. Nous avons déjà vu cela dans l’histoire d’Angleterre : sous Édouard IV les cours de justice décidèrent que les fermiers ne pouvaient plus être expulsés aussi longtemps qu’ils remplissaient les obligations déterminées par la coutume, ce qui, constatent les historiens, leur conférait la possession permanente.

Sans doute le fermier d’État acquitterait une redevance ; mais d’abord il ne paierait pas d’impôts et ce loyer ne serait pas supérieur à un impôt légitime.

Ne pouvant désormais employer ses économies à acquérir de la terre, le paysan achèterait des machines et perfectionnerait son outillage agricole, doublant ou triplant ainsi sa production. Cette augmentation de la production serait d’autant plus certaine que l’État, riche de toute la propriété, entreprendrait l’aménagement de tout le sol, multipliant les irrigations si bien que tout le pays deviendrait un admirable jardin où toutes les cultures produiraient leur plus grand rendement. L’État organiserait encore un réseau de transport de force, créerait des laboratoires bien outillés et des champs d’expériences pour les études et les recherches agronomiques, fournirait les meilleures graines et semences, donnerait tous les renseignements qu’on pourrait désirer, comme le fait le département d’agriculture aux États-Unis. Sans sortir de son rôle d’éducateur, d’animateur, de créateur de grands travaux, il contribuerait ainsi par les moyens les plus certains à augmenter considérablement la production agricole et par suite la richesse générale.

Délivré du délire de la possession terrienne, le paysan sentira bientôt remonter en lui le vieux fonds de communisme foncier accumulé par une longue hérédité. Parlant du paysan du xvie siècle, Avenel écrit : « Quand il s’agissait de traiter, de définir les droits réciproques, le campagnard sentait obscurément sourdre dans sa cervelle les prétentions inavouées des aïeux à la possession exclusive du bois comme de la lande. La tradition confuse du communisme foncier, que pratiquent toutes les sociétés humaines dans leur enfance et dont tant de vestiges existaient encore, le rendait hostile au partage. »

Plus près de nous, lorsqu’en 1873 l’Espagne, renouvelant à quatre-vingts ans d’intervalle l’erreur de la Convention, s’efforça de détruire le patrimoine communal, les paysans se soulevèrent pour remettre en vigueur l’ancien droit collectif. Dans un discours prononcé alors, M. Silvela disait aux Cortès : « L’idée socialiste est chez nous un héritage de l’ancien régime qui lui avait donné ses lettres de naturalisation, Dans la plupart de nos villages, la révolution est considérée comme un retour légal à des habitudes communistes qui sont restées dans notre sang ; elle signifie l’accès libre dans la propriété municipale et quelquefois dans la propriété particulière, le renversement des clôtures, la jouissance commune de la jachère et même de la moisson. Cette façon d’entendre la liberté n’est pas née des prédications modernes, ni des promesses des démagogues, ni de l’abus de la presse ; elle procède de souvenirs et de traditions que rien ne peut effacer[3]. »

Il est une autre influence séculaire que le paysan sentira renaître en lui dès qu’il sera délivré de la possession perpétuelle ; c’est l’esprit d’association, dont les effets au moyen âge furent si salutaires à tous égards. « Le moyen âge, écrit Troplong, dans ses Commentaires des sociétés civiles, fut une époque prodigieuse d’association ; c’est lui qui forma ces nombreuses sociétés de serfs et d’agriculteurs qui couvrirent et fécondèrent le sol de la France ; c’est lui qui multiplia ces congrégations religieuses dont les bienfaits ont été si grands par leurs travaux de défrichement et leurs établissements au sein des campagnes abandonnées. »

D’autre part Leferrière, dans son Histoire du droit français, écrit : « L’esprit d’association renouvelé par le christianisme, a étendu son activité salutaire sur les coutumes au moyen âge. C’est à l’abri des sociétés de tout genre, des communautés de travail et d’habitation, des corporations, des sociétés d’intérêt public et privé ; c’est sous l’influence de leur esprit de fraternité sociale et chrétienne que les serfs, les pauvres laboureurs, les artisans et les gens de métiers, les commerçants, le peuple des villes et des campagnes, ont amélioré et développé leur condition d’existence. L’isolement les aurait frappés de mort, l’association les a fait vivre et grandir pour des temps meilleurs. »

Bien que la propriété temporaire n’entraîne pas forcément l’association, on ne saurait douter qu’elle contribuera fatalement à son développement. Il se produira sous la forme moderne des coopératives dont la puissance naissante étonnera un jour le monde. Il n’est pas en effet d’exploitation qui se prête mieux que l’agriculture à cette forme d’association. « L’association, écrit Michel Chevalier, doit bannir le paupérisme, assimiler en un ordre social régulier les éléments sans cohésion des sociétés modernes. Le principe de l’association rendra la paix au monde, qui en a soif. »

Les associations agricoles recevant de l’État propriétaire leur domaine de culture, qui ne pressent ce que cette formule contient de magnifiques possibilités ? Schmoller nous le confirme :

« Les époques de grand progrès social, de cohésion croissante des forces sont en même temps les époques dans lesquelles la propriété commune s’accroît, non seulement celle de l’État, mais celle des organes sociaux les plus considérables, où grandit la subordination de la vie individuelle à des buts collectifs. »

  1. Demandez à un grand faiseur d’argent comment il compte employer son argent ; il n’en sait jamais rien. Il ne le gagne pas pour l’employer à quelque chose. Il le gagne seulement pour pouvoir le gagner. « Que ferez-vous de ce que vous avez amassé ? demandez-vous. Eh bien, j’amasserai davantage, » répond-il. (Ruskin, la Couronne d’olivier sauvage.)
  2. Dans son ouvrage sur l’Évolution de la Propriété, Letourneau a montré que, chez les races peu développées, l’institution de la propriété individuelle, loin d’être une cause de progrès et de civilisation, est au contraire un obstacle à toute évolution supérieure. L’Afrique noire est, depuis bien des siècles, sous le régime de la propriété individuelle et elle n’en croupit pas moins dans la sauvagerie. En des pages éloquentes il oppose ces deux exemples : l’Afrique noire et la dessa javanaise et prouve « qu’au moins chez les races peu développées l’institution trop hâtive de la propriété privée a de funestes effets et que celle de la propriété commune lui est de beaucoup supérieure. La seconde civilise les hommes et en crée ; la première détruit les populations et entrave tout progrès mental et social ».
  3. Ceci évoque les fêtes du moyen âge anglais connues sous le nom de lammas day. Au jour de la Saint-Pierre aux Liens, la foule des campagnes en liesse, chantant et poussant des cris de joie, renversait les clôtures qui séparaient les cultures de seigle et d’avoine. Ce retour momentané à la communauté primitive était une des fêtes principales des campagnes.

    À constater ici cette menace au sein de la fête et là, dans la révolte, cette évocation pleine d’apparat, on peut se demander si les révolutions ne sont pas tout simplement des fêtes illégales.