Le Grand Malaise des sociétés modernes et son unique remède/1

1.

La Propriété ondoyante et diverse

Tout ce qui concerne la propriété étant convention, chaque peuple, chaque temps, a droit d’avoir la sienne.
Vte Georges d’Avenel.

Dessinez, disait ce professeur d’océanographie, un invraisemblable poisson, né de votre imagination, empruntant tête et corps aux animaux les plus divers, disposant les organes au jeu d’une inspiration cocasse. Cet hurluberlu, qui paraît créé par le délire, il existe, soyez-en persuadé, il se promène dans la mer à des profondeurs d’autant plus grandes qu’il est plus baroque. Un jour un coup de filet le remontera de ces profondeurs, qui en cachent de plus extravagants encore.

Il n’ajoutait point que cette fantaisie a ses raisons et cette extravagance sa logique, parce que depuis Lamarck nous savons que ces bizarreries de la création et ces caprices de la nature ne sont qu’une adaptation physiologique à des nécessités physiques.

Cette observation des sciences naturelles est valable également dans le domaine de la sociologie où nous trouvons la même variété infinie de formes née de nécessités économiques nombreuses et diverses. Les mêmes moyens répondent invariablement aux mêmes besoins. Que si, par exemple, nous étudions la propriété nous y trouverons comme dans la mer tous les poissons nés de notre imagination, je veux dire que nous ne pourrons inventer un mode quelconque de possession foncière qui n’ait existé au cours des innombrables transformations qu’a subies à travers les siècles le droit de propriété.

Du territoire de chasse des tribus primitives jusqu’à la propriété individuelle à laquelle la loi romaine attacha le droit d’user et d’abuser, la propriété foncière a été en continuelle transformation, chaque étape de la civilisation apportant avec elle sa conception propre du droit de propriété. Chez l’homme primitif vivant de la chasse, de la pêche et de la récolte des fruits sauvages, l’idée de l’appropriation de la terre ne saurait naître. Elle commencera à poindre, très vaguement encore, avec la délimitation du territoire de chasse, propriété de la tribu primitive qui la défendra férocement contre les incursions des hordes voisines. Quand plus tard l’homme aura domestiqué certains animaux propres à le nourrir, il songera à les multiplier et la vie pastorale commence. La propriété foncière, c’est ici l’espace nécessaire aux troupeaux de chaque tribu ; même lorsque le cheptel est propriété individuelle le sol reste domaine collectif.

Le régime pastoral se prolonge aussi longtemps que l’accroissement de la population n’oblige pas les hommes à passer au régime agricole, beaucoup plus dur ; car, tout comme l’homme isolé, l’humanité obéit à la loi du moindre effort. Pour cette même raison de moindre effort, dans le régime agricole, elle pratiquera d’abord la culture extensive : quelle nécessité de fumer le sol et d’y engager du capital quand l’étendue est là et qu’on peut, laissant les terres se reposer, appliquer le système de rotation des cultures ? Sous ce régime de culture temporaire, où la même surface n’est mise en valeur qu’une année sur vingt, le partage annuel des terres constitue la forme normale de la propriété.

Mais un jour vient où, la population continuant à augmenter, on ne peut plus se permettre ces longs repos de la terre : la culture extensive fait place à la culture intensive. La propriété continue à demeurer le domaine collectif de la tribu ou de la commune ; mais la culture intensive exigeant un travail plus ardu, des fumures, des assolements, on attribuera aux individus l’usage temporaire avec retour à la collectivité et nouveau partage. C’est la dernière étape, celle qui conduit à la possession individuelle du sol. La route sera longue ; mais le régime militaire, en faisant de la terre un butin que le chef vainqueur s’approprie ou partage entre ses guerriers, facilitera la conception individuelle de la propriété. Toutefois ce n’est que beaucoup plus tard, à une période nouvelle de l’évolution humaine, la période industrielle, que la propriété individuelle se réalisera pleinement en fait. Encore dans cette marche en avant, l’humanité se complaira-t-elle à laisser s’éterniser en certains coins du globe, comme le survivant d’un temps heureux, ce communisme foncier, à la fois propriété collective et usufruit individuel, qui, avec la dessa javanaise, le mir russe, les allmenden de la Suisse et de l’Allemagne, continue de nos jours l’âge d’or chanté par les poètes latins, « l’âge d’or si cher à la poésie, l’âge du bonheur facile et de la concorde universelle ».

Précisons. Cette forme de communisme foncier, il n’est pas étrange qu’elle se soit perpétuée jusqu’à nos jours ; on peut s’étonner seulement que ce soit en pleine Europe, l’Europe de la propriété individuelle. Car pour le reste du monde, de même qu’on y retrouvera l’humanité à tous les degrés de la civilisation, on y rencontrera la propriété à tous les stades de son évolution. Et précisément parce que les vestiges du passé étaient souvent effacés, si l’on a pu reconstituer l’histoire de la propriété, ce sont les explorateurs, autant que les historiens, qui nous en ont apporté les éléments. Si bien que de nos jours il suffit de faire le tour du monde pour retracer toute l’évolution du droit de propriété. On y trouvera même l’équivalent des époques primitives chez les sauvages errant dans les forêts centrales de Bornéo ou de Ceylan, chez les Bochimans de l’Afrique Centrale, les Fuégiens de la Terre de feu, hordes vagabondes n’ayant ni maisons, ni abris artificiels, ni troupeaux, « toujours chassant, souvent chassés », et qui ne semblent pas en état de prétendre à la possession exclusive des territoires de chasse. Ces territoires de chasse bien délimités et bien défendus, on les trouvera chez les Australiens, qui réalisent le régime de la tribu primitive, mais qui ne sont encore ni pasteurs ni agriculteurs. Chez les tribus de l’Orénoque et chez les Otomaques de l’Amérique méridionale, on observera les premières tentatives de culture ; et si leur principale et plus agréable occupation est la pêche aux tortues et la chasse aux pécaris, ils cultivent le maïs et le manioc. Ils cultivent, il est vrai, mais sans joie, si bien que ce peu d’entrain aux durs travaux agricoles a fait naître la propriété privée temporaire, qui abandonne les parcelles de terre à ceux qui les ont défrichées, mais seulement comme usufruitiers et pour aussi longtemps que durera leur culture. Sortis de ces premiers stades, les peuples pasteurs et agriculteurs, avec les Indiens de l’Amérique du Nord et du Sud, avec les peuplades de l’Asie et de l’Afrique, achèvent de réaliser sous nos yeux les étapes successives que l’humanité a franchies.

Ainsi, qu’on remonte dans le temps ou qu’on voyage dans le monde, on arrive à ce résultat inéluctable : à une civilisation donnée ou plus exactement, puisqu’il s’agit de la terre, à un mode d’exploitation donné correspond toujours une forme identique de propriété. Ceci est constant : la propriété était constituée à Sparte comme dans les campagnes de France et d’Italie au moyen âge, comme de nos jours chez les Slaves méridionaux. Sumner Maine, qui a longtemps résidé dans l’Inde, a retrouvé, au pied de l’Himalaya et aux bords du Gange, des institutions semblables à celles de l’antique Germanie. Dans son livre sur la Russie, Mackenzie Wallace a pu saisir sur le fait chez les Baskirs et les Kirghiz le passage de la vie pastorale à la vie agricole, et chez les Cosaques il a pu voir comment le partage périodique de la terre s’imposait à l’origine. Par contre, dans les contrées montagneuses de l’Allemagne centrale, où le mode de culture n’a guère progressé depuis l’antiquité, la communauté de la marke s’est maintenue jusqu’à nos jours. Enfin Laveleye, dans son remarquable ouvrage sur la Propriété et ses formes primitives, constate que l’on retrouve la même institution, la Haus-Communion, comme l’appellent très exactement les Autrichiens, et au bord du Danube et dans l’intérieur de Sumatra, chez des races très diverses, qui, à aucune époque, n’ont eu de relations. « C’est la preuve évidente, ajoute-t-il, de ce fait si important à constater en matière de sociologie, à savoir : qu’en raison des mêmes nécessités économiques, ces deux institutions fondamentales, la famille et la propriété, ont passé partout par les mêmes phases, dans leur évolution pendant le cours des siècles. »

C’est donc l’agriculture qui a en quelque sorte façonné le droit de propriété. C’est pourquoi nous le verrons, comme un tank en marche sur un sol accidenté, suivre dans toutes ses sinuosités les évolutions de l’agriculture et non seulement s’adapter à toutes les nécessités économiques, mais de plus à tous les besoins locaux, à toutes les conditions de climat ou de situation. Le vicomte d’Avenel, dans son Histoire économique de la Propriété, a dressé la longue nomenclature des lois, coutumes et usages qui, dans l’ancienne France, variaient non seulement d’une province à l’autre, mais de village à village.

Il nous est aisé maintenant de dégager la « condition » essentielle du droit de propriété, et ce sera sa mobilité.

Saint-Simon a formulé cette simple vérité : « La propriété est un fait social soumis, comme tous les autres faits sociaux, à la loi du progrès ». Or les progrès de la propriété dépendant de ceux de l’agriculture, le droit de propriété doit être éminemment souple, malléable au caractère de chaque peuple, flexible à toute exigence économique, plastique comme la terre qu’il défend. En fait son histoire n’est que la longue narration de cette éternelle dépendance, le récit de cette excessive mobilité. Et ce qui est vrai pour la propriété agricole ne l’est pas moins pour la propriété urbaine, qui doit subir des exigences plus diverses encore, se plier à de nombreuses nécessités.

« La propriété n’est pas chose fixe, a écrit Stuart Mill, mais une institution multiforme qui a subi de grandes modifications et qui est susceptible d’en subir de nouvelles avec grand avantage. »

La propriété toujours mouvante, toujours en progrès, c’est une vérité qui peut nous surprendre, habitués que nous sommes à la voir sous une forme unique, « la propriété quiritaire, telle que nous l’a léguée le dur génie des Romains ». Et pourtant cette propriété rigide, la dernière en date, qui met un terme à l’évolution millénaire, est relativement récente, car après Rome, dont elle provoqua la décadence, elle connut une longue éclipse.

Laveleye, le grand économiste de la propriété, a écrit : « Le dominium exclusif, personnel et héréditaire appliqué à la terre est un fait relativement très récent, et pendant très longtemps les hommes n’ont connu et pratiqué que la propriété collective[1]. » Et il ajoute : « Puisque l’organisation sociale a subi de si profondes modifications à travers les siècles, il n’est pas interdit de rechercher des arrangements sociaux plus parfaits que ceux que nous connaissons. Nous y sommes même obligés sous peine d’aboutir à une impasse où la civilisation périrait. »

  1. D’après Meyer, l’hébreu n’a pas de mot pour exprimer la propriété foncière privée. Grimm affirme que dans l’ancienne langue germanique il n’a point trouvé de mot qui rende l’idée de propriété privée appliquée au sol.