Le Grand Frédéric d’après le journal et les mémoires de Henri de Catt

Le Grand Frédéric d’après le journal et les mémoires de Henri de Catt
Revue des Deux Mondes3e période, tome 67 (p. 188-199).

Le
grand Frédéric
d’après le journal et les mémoires de Henri de Catt


Un jeune Suisse, Henri-Alexandre de Catt, né en 1728 à Morges, petite ville située sur les bords du lac Léman, était allé suivre des cours dans la plus célèbre université de la Hollande. Un jour du mois de juin 1755, ayant pris passage dans le coche d’eau qui faisait la navette entre Amsterdam et Utrecht, il vit sortir du rouf un homme en habit cannelle, en perruque noire, le visage barbouillé de tabac d’Espagne. Il fut accosté par cet inconnu, qui se donnait pour le maître de chapelle du roi de Pologne. L’entretien s’engagea ; on causa littérature, on proclama Racine le plus grand des poètes, on discourut sur le meilleur des gouvernemens possibles et sur tous les maux que la philosophie scolastique a causés dans le monde, on disputa sur la raison suffisante, le principe de contradiction et l’harmonie préétablie. Quelques heures plus tard, Catt apprenait, à sa vive surprise, que ce maître de chapelle qui lui avait paru si instruit, si décisif et si contredisant, était le roi de Prusse. Frédéric lui écrivit, peu de temps après, pour lui proposer d’entrer à son service. Le jeune homme sortait d’une grande maladie, il ne put accepter. En 1757, le roi revint à la charge, et, le 13 mars 1758, au lendemain de Leutben et de Rosbach, Catt le rejoignait dans ses quartiers d’hiver de Breslau.

Il l’accompagna à travers les sanglantes mêlées et les tragiques vicissitudes de la guerre de sept ans, et chaque soir il jetait sur le papier un résumé de ses entretiens avec son auguste et orageux patron, qui lui avait dit : « Moi aussi, je prends des notes ; mais souvent je les égare et souvent je ne réussis pas à les déchiffrer. Vos tablettes rectifieront mon barbouillage, et nous passerons tous deux à l’immortalité. Vous aurez du plaisir à vous dire, en revoyant vos écritures : « Là, j’écrivis ce que me contait ce vieux radoteur guerroyant ; là, je le vis se plaignant sans cesse, gémissant de sa situation, me criant à outrance que sa vie était une chienne de vie, toujours dans les angoisses de la fièvre chaude, toujours dans les transes, me déclamant parfois de belles tragédies pour endormir ses inquiétudes, me faisant trotter comme un Basque et me faisant appeler lorsque je n’avais d’autre envie que celle de dormir. » Il en coûtait peu à Catt de trotter comme un Basque et d’interrompre son sommeil pour, se rendre aux appels de son maître. Il était jeune, il était curieux ; il se louait de sa fortune, qui lui avait ménagé l’occasion imprévue d’étudier de près le vainqueur de Lissa, de savoir de quelle pâte sont faits les grands hommes. Au surplus, facile à vivre, il avait le caractère assez souple pour s’accommoder des inconvéniens de son état, pour prendre en douceur les incartades d’un roi qui n’avait jamais su commander à son humeur et dont les gaîtés étaient aussi redoutables que ses chagrins et ses colères.

Catt était à la fois un bon chrétien et un bon vivant, et l’ingénuité de sa foi comme de ses passions divertissait Frédéric. Ajoutons qu’il avait de l’entregent, des manières, de la tenue, de l’esprit de conduite. Le marquis d’Argens, qui lui voulait du bien, l’avait engagé dès le premier jour à parler peu, à user de prudence et de réserve, à entrer le moins possible dans les badinages, à témoigner peu d’empressement pour les confidences, à ne critiquer jamais ni les vers ni la prose du philosophe couronné, et surtout à s’abstenir de lui demander de l’argent. Catt suivit si bien ces sages conseils qu’après la guerre il conserva ses fonctions de lecteur, de secrétaire, de copiste, de familier et même de nouvelliste chargé de répéter à des oreilles toujours ouvertes les propos, les médisances des mécontens et des frondeurs. Il fut en faveur pendant vingt-deux ans, après quoi il tomba brusquement en disgrâce. On l’accusait de s’être laissé corrompre par des cadeaux, d’avoir eu des complaisances intéressées pour certains solliciteurs. Il devint suspect, on le tint à distance. Il avait beau se présenter, aux heures marquées et faire antichambre, le regard royal ne venait plus le chercher. Un aide-de-camp de Frédéric, le capitaine de Marwitz, lui avait dit jadis : « Monsieur, pour le moindre tort que vous pourriez avoir avec lui, il vous éloignera après trente ans de service, et même sans aucun tort de votre part. Il sera assez dur pour vous éloigner lorsqu’il sentira qu’il devrait récompenser toute la gêne dans laquelle vous aurez passé vos plus belles années. Voilà l’homme, monsieur, tel qu’il est. » Les aides-de-camp sont quelquefois prophètes.

Catt avait écrit son journal chaque jour du commencement de 1758 jusqu’au mois de juin 1760. Il s’en est servi plus tard pour rédiger à loisir quelques chapitres de mémoires où il a peint au naturel le héros de la guerre de sept ans. Mémoires et Journal avaient été relégués parmi les papiers d’état de la maison de Brandebourg. On vient de les retirer de la poussière des archives, et il faut en remercier l’éditeur[1]. Le Journal est un document d’une absolue sincérité, mais qui n’est pas toujours d’une lecture facile ni agréable. Il ne se compose guère que de notes très abrégées, très décousues, gribouillées à la hâte ; le grec et le latin s’y mêlent au français, et quel grec ! quel latin ! — « Quando habet des sujets molestiae, contradicit umcuique phrasi quae dicitur, est admodum θαυμαστέος de la minima ἔργα quae ποιεῖ… Il delectat sua opera cum ardore inextinguibili et praccipue de critiquer les autres vers. » Il suffit de parcourir ces notes pour s’assurer que Catt ne pensait point à les publier. Il y est question de beaucoup de choses qui n’ont aucun rapport avec l’histoire universelle ni même avec celle du grand Frédéric : — « Cette ville (Münsterberg) n’a rien d’intéressant. Il y avait foire. Tous ces gens-là ont à peu près la même physionomie. Je logeai chez une veuve, et l’on devait passer dans ma chambre pour aller dans la leur ; ainsi j’avais la vue de jolies filles.., J’avais vis-à-vis de mes fenêtres (à Neisse) une jolie fille coquette de quinze ans… Je logeai (à Littau), chez un boulanger parlant latin. Il avait une fort jolie fille… Arrivé à Holitz. Logé chez le maître d’école, qui avait une très belle fille, qui vint boire le café avec moi à minuit… Passé par Grüneberg, petite ville, où il y avait des paysans. Tout le monde était venu pour voir le roi. Il y avait trois jolis minois à une fenêtre qui saluaient pour se faire remarquer… Arrivé à midi à Rohnstock. Logé chez le maître d’école, où il y avait bien des vierges. Très bien. Je fus chez Sa Majesté avant dîner. Elle me déclama quelques morceaux de Bajazet… Je fus le soir. Nous parlâmes d’accouchement Il m’en fit la description, comme cela se faisait ; du système des ovaires. »

Les hors-d’œuvre, les jolies filles et les vierges ont entièrement disparu des Mémoires. Quand il les rédigea, Catt était presque sexagénaire et depuis longtemps il s’était marié et rangé, il avait les yeux et le cœur beaucoup plus tranquilles. Désormais sa seule préoccupation était de faire le portrait en pied du héros qu’il avait approché, et, subsidiairement, de prouver que Catt s’était formé à l’école de son patron, qu’il n’était plus aussi novice dans l’art d’écrire. Les Mémoires ont le défaut d’être une œuvre bâtarde, où la certitude des souvenirs est sacrifiée quelquefois à la recherche ambitieuse de l’effet. L’auteur complète ses informations personnelles par des renseignemens puisés dans des livres qu’il n’a garde de citer. Il prend des libertés avec la chronologie ; il réunit en corps de discours des propos tenus à plusieurs semaines d’intervalle ; il choisit des circonstances critiques pour faire prononcer à son roi des paroles mémorables, qui en deviennent plus frappantes. Il cède aussi au désir de se donner à lui-même plus d’importance, de grandir, d’étoffer son personnage, de se poser en confident de tragédie, en Arcas qu’Agamemnon réveille au milieu de la nuit pour lui conter ses troubles et ses secrets. Mais, comme l’a remarqué le consciencieux éditeur, M. Koser, les inexactitudes dont il s’est rendu coupable ne portent guère que sur des détails ; son Journal en fait foi. Il connaissait à fond son Frédéric, et si en le faisant parler et agir, il a dérogé plus d’une fois aux lois de la stricte vérité, du moins il n’a jamais péché contre la vraisemblance.

Les Mémoires et le Journal de Catt ne contiennent aucune révélation importante, ne jettent aucun jour nouveau sur les événemens, sur la politique de Frédéric II, sur son génie militaire. Il n’y faut chercher que les libres entretiens d’un roi doué d’infiniment d’esprit avec un familier intelligent et discret, qu’il étonnait souvent, mais qui avait fait vœu de ne se scandaliser de rien. Les livres où les héros nous sont montrés dans leur déshabillé nous aident à démêler ce qu’il y avait de vraiment sincère dans leurs goûts, dans leurs opinions, dans leur langage, à mieux discerner la part qu’il faut faire à leur bonne foi ou aux exigences du rôle qu’il leur convenait de jouer. En ce qui concerne le grand Frédéric, que nous regardons assez justement comme un ambitieux sans scrupules, nous sommes trop souvent disposés à croire qu’il rapportait tout à son intérêt, aux fins occultes de sa politique très réaliste, que l’amour qu’il professait pour la littérature française n’était qu’une affectation utile, un moyen de se ménager à Paris des intelligences et quelquefois des complicités. En lisant les Mémoires de Gatt, les plus sceptiques se convaincront qu’il aimait passionnément les lettres. Cicéron disait : « Elles voyagent avec nous. » Frédéric les emmenait avec lui jusque dans les camps, jusque dans les bivouacs et dans les horreurs des champs de bataille.

Au lendemain d’un combat ou au milieu des admirables manœuvres par lesquelles il réparait ses échecs, il trouvait du temps pour composer des épîtres sur le Hasard et sur la Méchanceté des hommes, ou pour écrire d’une plume endiablée quelque pamphlet bien noir contre les deux femmes qu’il appelait « la car… apostolique et la p… grecque. » Plus souvent il se plongeait avec délices dans la lecture de ses poètes favoris. « Sur la fin de son séjour à Breslau, dans l’hiver de 1759, il fit deux courses pour s’aboucher avec son frère le prince Henri, à qui il donna rendez-vous pour lui communiquer son plan de la campagne qu’il allait faire. En allant et en revenant, il apprit par cœur toute la Chartreuse, qu’il me récita à son retour. J’avais le livre en main pour l’arrêter quand il manquerait ; cela n’arriva qu’une fois. »

Il aimait Grasset, il adorait Racine ; il ne se lassait pas de le relire, il déclamait sans cesse les plus beaux morceaux d’Athalie, de Bajazet ou de Mithridate, et tout à coup ses yeux se remplissaient de larmes. « J’y trouve toujours de nouvelles beautés, disait-il à Gatt. En lisant ce Racine, je me fais illusion sur ma situation, sur l’état de mon cœur, sur mes maux.

 
Je suis vaincu. Pompée a saisi l’avantage
D’une nuit qui laissait peu de place au courage :
Mes soldats presque nus, dans l’ombre intimidés,
Les rangs de toutes parts mal pris et mal gardés…


Quelle peinture vive et vraie de ce combat nocturne, de cette confusion, de ce désordre, de cette armée dissipée dans les horreurs de la nuit ! Que ce Racine est admirable ! » Il se figurait quelquefois qu’à force de le relire, il réussirait à faire passer dans ses Épîtres la magie, les enchantemens de ce style divin : — « Ne trouvez-vous pas dans mes vers un peu du coulant de Racine ? » — On est heureux de surprendre en flagrant délit de candeur celui qui vola la Silésie et qui sut la garder à la barbe de toute l’Europe.

Quand ils ne lisaient pas des vers, le maître et son secrétaire causaient religion, philosophie, et Frédéric s’amusait à inquiéter dans sa foi Catt le bon vivant, qui était aussi Catt le croyant. Il le raillait, le persiflait, le houspillait, lui reprochait d’être pétri de dogmatique, de raisonner en enfant, et il tâchait de lui prouver « que le christianisme était une fable lourdement ourdie. » Il lui disait : — « Tous les législateurs, pour contenir le peuple, ont imaginé des dieux et des entretiens avec les dieux. Croyez-moi, quand nous avons peur, nous imaginons des diables, des colères… La crainte fit les dieux, la force fit les rois. » Le bon Catt se défendait de son mieux ; mais il répliquait avec douceur, avec une inaltérable mansuétude ; il avait la prudence du serpent. Il ne laissait pas de faire ses réflexions ; il se disait à part lui que les rois imposent leurs opinions plus qu’ils ne les démontrent, qu’ils ne craignent pas de se contredire et n’observent pas toujours les régies de la discussion, qu’ils trichent en matière de raisonnement comme en politique, et qu’ils se fâchent tout rouge contre les ergoteurs qui s’opiniâtrent. Le roi en convenait lui-même : « Si j’avais vécu du temps des anciens sophistes, j’aurais pu disputer comme eux le pour et le contre sur toutes les matières, et je n’aurais pas entendu badinage. J’aurais crié comme un ogre quand les raisons m’auraient manqué.» Cependant, quoiqu’on ait dit de lui qu’il était un prince sans cour, sans conseil et sans culte, il n’entendait pas que son lecteur le comptât « parmi les indévots, qui risquent d’être un jour tant soit peu grillés. » Il priait quelquefois, variant selon les circonstances)a formule de ses oraisons : — « Ô Dieu, s’il y en a un, disait-il, aie pitié, de mon âme, si j’en ai une ! » — Ou bien, s’inspirant de son cher Lucrèce, qui était son bréviaire, sa suprême consolation dans ses jours de mélancolie, il s’écriait : « Puissante Vénus, vous qui tenez entre vos bras le cruel dieu de la guerre, daignez le fléchir ! Que les horreurs de la guerre fassent enfin place aux douceurs de la paix ! Que les Prussiens respirent après tant de calamités ! Que leur chevalier errant puisse tranquillement retourner à son Potsdam, y goûter dans les bras de la philosophie un repos dont il est privé depuis si longtemps ! » Plus souvent encore, il disait en retouchant Racine :

 
Daigne, daigne, mon Dieu, sur Kaunitz et sur
Elle Répandre cet esprit d’imprudence et d’erreur,
De la chute des rois funeste avant-coureur.

Il recommandait à Catt de répéter cette prière chaque soir et chaque matin, et Catt le lui promettait. Quand on vit auprès des rois, il faut garder pour soi ses objections.

Catt, qui ne voulait pas désespérer du salut éternel de son maître, tâchait de se persuader qu’il n’était pas aussi mécréant qu’il s’en donnait l’air, qu’il faisait le capitan, le matamore, qu’il blasphémait par bravade, que dans le fond il doutait de ses doutes et cherchait à s’affermir dans son incrédulité. Pendant l’hiver de 1759, il renonça quelque temps à ses lectures favorites, il n’en faisait plus que de graves, il avait toujours en main quelque oraison funèbre de Bossuet, de Fléchier. Catt en tira un heureux augure ; il s’attendait à une conversion, prochaine. Il découvrit avec chagrin que Frédéric s’occupait de composer l’oraison funèbre de Mathieu Reinhart, maître cordonnier, qu’on avait relu Bossuet pour se mettre en haleine:— « C’est là, mon cher, le fruit des lectures qui vous ont étonné. J’ai fait l’éloge d’un pauvre cordonnier qui) par ses talens, par sa vertu et sa piété, méritait plus que des rois et des princes de passer à la postérité la plus reculée, La flatterie, cette indigne flatterie dont on ne peut se défaire lorsqu’on parle de ces illustres ingrats, n’a point souillé ma plume en traçant l’éloge de mon cordonnier… À présent, monsieur, êtes-vous content et croyez-vous que mes sombres lectures m’aient été inutiles ? » Cependant Catt ne se trompait pas tout à fait; Frédéric croyait plus fermement au génie de Racine qu’à la certitude de « cette belle métaphysique » dont il aimait tant à discourir : — « Ces messieurs les métaphysiciens, disait-il un jour, sont dans leurs ouvrages ce que sont les Chinois quand ils mangent ensemble. Après un moment de silence, quelqu’un de la troupe dit : On, hi. Un autre dans le lointain répond : Ah, 6. — Qu’est-ce que cela veut dire ? leur demande-t-on. — Oh ! nous nous entendons et il n’y a que le petit nombre qui puisse comprendre ; — Ainsi, monsieur, il y a dans la métaphysique des on, hi, ah, 6, aussi inintelligibles que ceux des Chinois. Mais où n’y a-t-il pas des incertitudes ? Pour moi ; j’ai mon système, et ne vous en déplaise, je crois que tout est fini à la mort ; si je me trompe, j’aurai le plaisir de la surprise. »

Le Salomon du Nord considérait la philosophie comme un art conjectural. Il avait fait ses conjectures, il s’y tenait. Comme il l’écrivait à Voltaire, il jugeait que, selon toute apparence, le monde est éternel, que l’ordre qu’on y découvre est l’ouvrage d’un être intelligent que nous ne connaîtrons jamais, que le genre animal et l’espèce humaine sont des accidens de la nature, que nous ne sommes que de la matière animée par le mouvement, que quand les ressorts sont usés, la machine se détruit et les parties se dissolvent, qu’au surplus il n’y a pas de providence pour les individus, que ce qui leur arrive inquiète aussi peu l’univers que l’aventure d’une fourmi écrasée sous le pied d’un voyageur qui ne la voit pas : « — Croyez-vous, monsieur, der, bonne foi, disait-il à Catt, que le ciel se mêle de nos querelles, de nos débats, des carnages que font des polissons comme nous ? Croyez-vous que, me promenant dans mon jardin de Sans-Souci et foulant aux pieds une fourmilière, je pense seulement qu’il y ait dans mon chemin de petits êtres qui s’agitent et se traçassent ? Non, mon ami, défaites-vous de cet amour-propre qui vous abuse, en vous représentant le ciel sans cesse occupé à votre conservation, et mettez-vous bien dans la tête que la nature ne s’embarrasse pas des individus, mais de l’espèce. » La seule religion qui lui parût raisonnable ou excusable était la dévotion tranquille, un peu froide du déiste ; aimant Dieu sans crainte et sans espérance, comme on aime une vérité mathématique, et celle du stoïcien qui, faisant bon marché de sa petite personne, estime que, pour Frédéric comme pour Catt, la mort finit tout, qu’elle est l’éternel sommeil qui délivre de toutes les peines. Post mortem nihil est : « Mais chut, bouche close ! Je ne suis pas d’humeur à me disputer ; Laissons en paix et sommeil et réveil, et lisons Athalie, à condition de prendre à chaque acte une prise de tabac. »

Les seules circonstances où il fût disposé à se révolter contre la loi d’airain qui préside à nos destinées et contre la mort qui finit tout étaient ses deuils de famille. Cet homme dur avait le cœur tendre pour les siens. Il avait voué à sa sœur Wilhelmine, la margrave de Baïreuth, un attachement profond qui ne s’est jamais démenti. Il lui devait, disait-il, le peu qu’il valait ; elle avait éveillé son esprit, elle lui avait fait honte de son ignorance, elle l’avait excité dès sa jeunesse à secouer sa torpeur, à se préparer de loin à son métier de roi. La mort de la margrave le plongea dans un désespoir qu’il eut de la peine à surmonter, et dans les mois qui suivirent, il fut tenté de croire « que la nuit du tombeau ne détruit pas l’être qui pense. » Il répétait le mot de Voltaire : « Je ne sais, mais j’ose espérer. » Il parlait du plaisir ravissant qu’il éprouverait à revoir cette morte dans un autre monde. Après quoi le système triomphait des espérances.

Il prenait plus facilement son parti quand il ne s’agissait que de sa personne, et s’il arrivait que le maréchal Daun, cet habile temporiseur, toujours perché sur ses montagnes, ce Fabius autrichien qu’il traitait de « toque bénite, » le réduisit aux dernières extrémités, c’étaient les vérités tristes qui le consolaient dans ses détresses. Il aimait à se représenter le monde comme un endroit où les souverains et les conquérans ne sont eux-mêmes que des fourmis qu’un invisible passant écrase sous son pied par mégarde. Après un combat malheureux, c’était à Marc Aurèle, c’était au De Natura rerum qu’il recourait pour rasseoir son âme, pour endormir ses chagrins. — « Vous me voyez avec Lucrèce et avec mes stoïciens, disait-il un soir dans le temps de ses plus cruels revers… Oh ! je le vois bien, vous n’êtes pas pour ces gens-là qui sont si sombres ! Mais, croyez-moi, ils aident beaucoup. » Ce puissant esprit préférait à toutes les autres la médecine des amers, et, raisonnant comme Lucrèce, il était prêt à finir comme lui Durant toute la guerre de sept ans, il porta sous sa chemise une petite boîte d’or, de forme ovale, pendue à son cou par un ruban et qui contenait dix-huit pilules d’opium. Il l’appelait « sa petite boite consolatrice. » C’en était assez, disait-il, pour se tirer d’affaire, pour mettre fin à la tragédie, pour s’en aller vers ces sombres bords d’où personne n’est revenu et pour préserver des affronts d’une humiliante captivité une âme qui n’était point faite pour le déshonneur et les avanies.

Catt avait un bon caractère. Bien qu’il semble n’avoir composé ses mémoires qu’après la mort du roi, qui dans les dernières années de sa vie, lui avait retiré sa faveur, l’habitude de l’admiration et le souvenir des bontés qu’on avait eues pour lui ont prévalu sur son dépit, sur ses ressentimens. Voltaire disait que le philosophe de Potsdam voulait aller à la gloire par tous les chemins et au meilleur marché possible. Catt eut sans doute à se plaindre de la parcimonie de son maître ; il n’en dit presque rien. Il s’est contenté de nous apprendre qu’en 1758, les bottes de ce conquérant n’étaient pas du plus beau cuir de l’Europe, qu’un habit, déchiré à Schmirshz, avait été raccommodé avec du fil blanc, que son chapeau très fripé allait de pair avec le reste, que tout en lui sentait l’usé et l’antique : « Monsieur, prenez-moi tel que je suis. Une chose pourrait être mieux, c’est mon visage, toujours barbouillé de tabac. Avouez que j’ai l’air un peu cochon. Quand ma bonne mère vivait, j’étais plus propre ou, pour parler plus exactement, moins malpropre. Cette tendre mère me faisait faire chaque année une douzaine de chemises qu’elle m’envoyait où j’étais. Depuis la perte irréparable que j’en ai faite, personne n’a plus soin de moi. » Catt raconte aussi qu’ayant reçu de belles manchettes de la fabrique de Potsdam, Frédéric, s’armant de ciseaux, découpa, tailla, si bien que d’une paire il s’en fit douze, en disant : « Il ne me les faut pas plus longues que belles, car j’ai la mauvaise habitude d’y essuyer mes plumes. » Catt n’insiste pas sur ces misères ; d’un bout à l’autre de ses mémoires, il s’est appliqué à mettre dans tout leur jour les vertus héroïques du grand homme, son prodigieux génie et même ses qualités de cœur. Il a noté avec soin toutes les occasions où son maître s’était montré sensible au malheur d’autrui, affable avec les petits, compatissant pour les misérables, indulgent pour ses serviteurs.

Il n’a pu se dispenser toutefois de rapporter que les personnes de sa suite lui reprochaient d’abuser de sa prérogative royale en décochant des épigrammes auxquelles on n’osait pas répondre, en infligeant à quiconque vivait dans sa familiarité de cruelles mortifications d’amour-propre. Comme on l’a dit, il faisait des balafres sous prétexte qu’on l’égratignait. C’était l’histoire du léopard jouant à la main chaude avec les singes. Catt s’était fait une loi de ne jamais entrer dans les jeux de ce terrible homme, dont il désarmait la malice par la candeur de son respect. Il a résumé tous les griefs qu’il pouvait avoir contre le léopard, en citant sans commentaire la lettre d’un Suisse, de ses amis, qui lui écrivait en 1758 : « On dit le Salomon du Nord difficile dans sa société, exigeant beaucoup, humiliant beaucoup plus encore ceux qui ont l’honneur de vivre avec lui, soupçonnant tout et, fort aisément, se dégoûtant de même lorsqu’il devrait récompenser des services. Peut-être que si, comme le Salomon de la Judée, il eût eu dans son palais la troisième partie des belles femmes que le roi juif avait, tous ces on-dit n’auraient pas eu cours. Les femmes, lorsqu’on ne s’épuise pas avec elles, sont plus propres que les belles-lettres et la philosophie et la sublime vanité de la métaphysique pour adoucir l’humeur et le caractère. » Si Frédéric avait cru à l’immortalité de l’âme et s’il avait aimé les femmes, Catt l’aurait trouvé parfait. Mais, comme il le dit dans son journal, il avait appris du roi lui-même que le cri des paons signifie : Rien n’est parfait dans ce pauvre monde.

Un historien allemand fort connu et d’un incontestable mérite, M. de Sybel, prétendait tout récemment que le grand Frédéric ne s’était jamais passionné que pour les arts de la paix, qu’il ne s’intéressait qu’à l’agriculture, à l’industrie, à l’administration de la justice et plus encore aux choses de l’esprit, aux lettres, aux sciences, qu’il n’avait jamais, connu l’ivresse des entreprises, et de la victoire, qu’il s’était illustré dans la guerre et dans la diplomatie à son corps défendant, que pour devenir l’un des plus grands tacticiens et l’un des plus grands politiques de tous les temps, il avait dû triompher de son indifférence pour ces deux métiers et sacrifier ses penchans naturels à son honneur, à son devoir, à son patriotisme de roi. M. de Sybel invoquait à l’appui de sa thèse paradoxale le témoignage de Catt. Certains historiens allemands ont trop de goût pour les caractères de convention, et, depuis peu, il est convenu en Allemagne que tous les rois de Prusse ont été des sages, des hommes corrects, irréprochables, toujours maîtres de leurs désirs, toujours esclaves de leur devoir, étrangers à toute vaine ambition comme à toutes les perfidies de la politique, ne faisant la guerre à leurs voisins que par de douloureuses nécessités de conscience et parce qu’un souverain doit s’immoler aux intérêts de son pays. Nous craignons bien que M. de Sybel ne perde sa gageure. Frédéric II était un très grand homme ; mais on n’en fera jamais un Grandisson.

Il est certain qu’en devisant avec Catt, Frédéric a maudit plus d’une fois la guerre et les calamités dont elle afflige la vie humaine. Il traitait volontiers ce sujet quand ses affaires allaient mal. Il s’étonnait qu’on pût envoyer tant de braves gens dans l’autre monde pour la possession de quelques bicoques ; il prenait contre lui-même le parti des pauvres diables « qu’on obligeait à entrer malgré eux dans les illustres démêlés des princes. » Il se plaignait qu’au surplus, dans ce triste métier des armes, le succès dépendit des caprices de sa sacrée majesté le hasard, que les plus belles combinaisons fussent compromises « par des bourriquades, par des oreilles plus ou moins longues, par quelques fatales charrettes embourbées qui retardent une marche essentielle. » Souvent aussi, il s’indignait contre « ce faquin de Voltaire, » qui avait osé soutenir qu’il n’est pas besoin de beaucoup d’étude pour apprendre à tuer les hommes. — « Voltaire n’y entend rien. Il dit que la lecture des batailles l’ennuie ; mais quand je lis les campagnes d’Eugène, de Montecuculli, de Luxembourg, cela me donne mille idées. Je voudrais voir comment Voltaire s’en tirerait quand on viendrait lui faire un rapport tel qu’on vient de me faire. Oui, il faut du génie ; il faut que je devine les fantaisies d’un général, que je le fasse agir comme il doit agir, que je pare aux coups qu’il médite. Et les provisions d’une armée ! Il faut des âmes pensantes, et je n’en ai pas vingt. » Et il s’écriait : « Monsieur de Voltaire, monsieur de Voltaire, vous ne savez ce que vous dites, vous bavardez sur cela comme votre Lusignan bavarde sur la scène ! »

Il aimait tant ce maudit métier qu’il le faisait avec trop de fougue. Méprisant les conseils de ses généraux et de son frère Henri, il donna souvent prise sur lui par ses emportemens, par sa précipitation. En vain se proposait-il, au commencement d’une campagne, de devenir plus circonspect que le maréchal Daun lui-même, de prouver au monde « que si le Fabius autrichien avait une livre de plomb au c…, il en avait deux à chaque f… » La vivacité de son humeur, l’amour des choses difficiles, des coups hardis, des actions d’éclat l’emportait sur ses repentirs, et il jetait à la fortune d’insolens défis, qu’il regretta plus d’une fois. Il écrivait à Voltaire, le 28 avril 1759, qu’il y avait plusieurs sortes de courage, celui qui vient du tempérament et dont le soldat peut se contenter, celui que produit la réflexion et qui sied à l’officier, celui qu’inspire l’amour de la patrie et que tout bon citoyen doit avoir, enfin « le courage qui doit son origine au fanatisme de la gloire, que l’on admire dans Alexandre, dans César, dans le grand Condé. » Personne ne fut plus que lui fanatique de la gloire, après quoi, quand son orgueil s’était gorgé, Frédéric le philosophe prenait en pitié sa chimère et déclarait qu’un grand nom n’est comme la vie qu’une fumée qui s’envole.

Si Frédéric se vantait de bien connaître Voltaire, assurément Voltaire connaissait bien Frédéric. — « Il était dans sa nature, a-t-il dit, de faire toujours tout le contraire de ce qu’il disait et de ce qu’il écrivait, non par dissimulation, mais parce qu’il écrivait et parlait avec une espèce d’enthousiasme et agissait ensuite avec une autre. » Ce jugement si vrai et si profond ne sera pas réformé, et Catt se l’est approprié dans une page de ses Mémoires, sans indiquer où il l’avait pris, car ce bon Suisse s’entendait à démarquer le linge[2]. Frédéric était de bonne foi quand il semblait regretter les douceurs de l’existence solitaire qu’il avait menée jadis au Rheinsberg, « dans le sein de la philosophie et des lettres, avec lesquelles on peut se passer de tout le monde. » Il était sincère, autant qu’un roi peut l’être lorsque, dégoûté des sanglantes aventures où l’avait jeté « l’aveugle hasard de sa naissance, » il soupirait après une abbaye de Thélème, après « cette vie simple et retirée où l’on est à soi, » et qu’il s’écriait avec attendrissement :

 
Heureux qui, satisfait de son humble fortune,
Libre du joug superbe où je suis attaché,
Vit dans l’état obscur où les dieu l’ont caché !

L’instant d’après, il se sentait né pour l’action, et il lui en coûtait peu d’avouer que l’amour de la gloire le dévorait. Ce philosophe était possédé d’un démon, et tour à tour il se livrait à lui ou lui disputait sa proie. « Jamais homme n’a plus senti la raison et n’a plus écoulé ses passions. » Il écrivait à sa sœur Wilhelmine : « Quand je récapitule ma vie, je n’y vois qu’un enchaînement de sottises. La parfaite raison n’est pas faite pour nous, la sensibilité est notre partage. Tous les instans heureux que nous nous procurons sont comme autant de fruits que nous arrachons d’un arbre défendu par un monstre jaloux[3]. » Cet homme au sang bouillant, aux passions de feu, qui, après avoir étonné le monde par l’audace de ses entreprises et l’effronterie de ses désirs, se montra plus grand dans la défaite que dans la victoire et s’acquit la réputation du plus avisé des rois, d’un génie mûri par le malheur, est un personnage plus intéressant que le Frédéric peint en grisaille, que M. de Sybel recommande à nos pieux respects. Il est bon que les historiens se défient des contes bleus ; mais il ne faut pas les remplacer par des légendes grises, qui sont moins réjouissantes et ne sont pas plus vraies.

Jugeons Frédéric comme il se jugeait lui-même. Il racontait un jour à Catt que, touché de repentir, un jeune libertin avait fait à son confesseur l’aveu complet de ses péchés, et l’entendait s’écrier à chaque article : « Ah ! quelle chienne de vie ! — Eh ! quoi, s’écria le jeune pécheur, est-ce après tout un si grand crime d’avoir goûté les plaisirs de l’amour, mis à mal quelques fillettes, débauché quelques femmes mariées ? — Vous ne m’entendez pas, mon fils, répondit l’autre en soupirant. Ce n’est pas à votre vie que j’en ai, mais c’est la mienne qui est une chienne de vie ! » Frédéric, qui se plaignait sans cesse que les conquérans mènent une chienne de vie, n’héritait pas à convenir que la plus triste de toutes est celle des gens qui ne font jamais parler d’eux. Mais il faut lui rendre cette justice qu’il n’avait pas besoin de se battre pour faire parler de lui. « Vous n’avez autour de vous que d’excellens meurtriers en habits écourtés, lui écrivait Voltaire au mois de juin 1759. À Sans-Souci, Sire, à Sans-Souci ! Mais qu’y fera votre diablesse d’imagination ? Est-elle faite pour la retraite ? Oui, vous êtes fait pour tout. » Il le prouva bien, car à peine eut-il remisé sous les ombrages de Potsdam « ses vieux os, sa carcasse et sa tête en marmelade, » il employa sa diablesse d’imagination à réparer les maux de la guerre, à rebâtir des villages brûlés, à rétablir ses finances, à gouverner en sage, en philosophe ses états agrandis. À son tour, n’avait-il pas le droit d’écrire à Voltaire : « Pensez que les rois, après s’être longtemps battus, font enfin la paix. Ne pourrez-vous jamais la faire ? » Jamais âme ne fût plus étoffée ; jamais homme plus richement doué, plus extraordinaire, n’a traversé la scène agitée de ce monde.

G. Valbert.
  1. Unterhaltungen mit Friedrich dem Grossen, Memoiren und Tagebücher von Heinrich de Catt, herausgegeben von Reinhold Koser. Leipzig, 1884.
  2. « Cette conversation finit là, elle me parut bien singulière. On sera peut-être ici les réflexions qui se présentèrent alors à mon esprit : c’est que parfois on parlait avec une espèce d’enthousiasme et qu’on agissait ensuite avec un autre bien contraire au premier. J’avais déjà fait cette réflexion en comparant ce qu’il me faisait souvent l’honneur de me dire et ses compositions qu’il me lisait. Ces disparates étaient plutôt la suite de cet enthousiasme que d’un manque de franchise. » (Mémoires de Catt, page 125.)
  3. Politische Correspondenz Friedrich’s des Grossen, IX, page 366.