Duc de la Force
Le Grand Conti
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 864-895).
LE GRAND CONTI

IV [1]


LE ROI DE POLOGNE (suite)

Le matin du 25 juin 1697, on assista à l’antique spectacle traditionnel, tumultueuse scène d’opéra, qui a pour acteurs plus de cent mille gentilshommes et se déroule dans le vert décor de la Vistule et de ses collines, en vue des maisons, des palais et des églises de Varsovie. Une ceinture d’innombrables tentes ferme au loin l’immense plaine de Whola ; et, autour d’une enceinte rectangulaire protégée par des fossés, le kolo ou chambre réservée aux nonces, avec ses trois portes, celle de la grande Pologne à l’Ouest, celle de la petite au Midi, celle de la Lithuanie à l’Est, et tout au bout, le pavillon des sénateurs ou szopa, la noblesse de Pologne et de Lithuanie accourt et se groupe.

La plupart de ces gentilshommes sont à cheval et en armes, quelques-uns, les plus pauvres, marchent la faux sur l’épaule, tous se rangent par palatinat, chaque palatinat divisé en compagnies, chaque compagnie comprenant de deux à neuf cents électeurs. C’est une foule grouillante costumée avec le luxe oriental cher aux Polonais. Les cavaliers resplendissent dans leurs armures ; les palatines et les castellanes s’avancent en pompeux cortège ; les évêques haranguent à cheval et le crucifix à la main ; et soudain, parmi les piaffements des chevaux, l’agitation et les cris des hommes, l’éclair d’un sabre qui jaillit du fourreau ou la flamme rouge d’un coup de pistolet ! Voici l’évêque de Plock qui exhorte son palatinat à voter pour le candidat français ; il n’a pas achevé de parler, que les cris de : Vive Conti ! retentissent. La clameur se prolonge dans les palatinats de Siradie, de Rava, dans ceux de Prusse, qui répètent à leur tour : Vive Conti ! Vive Conti ! Les amis de Polignac se croient autorisés à presser le cardinal de proclamer Conti, malgré les opposants, car le reste des palatinats est partagé entre « la maison royale, Neubourg et Lorraine. »

Cette noblesse impatiente va-t-elle anticiper l’élection ? Le castellan de Kulm semble le craindre. En agent zélé de Frédéric-Auguste, il s’efforce d’arrêter les palatinats de Prusse. Il leur parle en faveur de son maître, mais Czapski, chambellan de Marienbourg, décharge sur lui son pistolet en criant : « Traître, sont-ce là tes serments ? » et ne le manquerait pas, si un prêtre, avec sa canne, ne relevait le canon de l’arme.

Mais dans le vaste champ électoral, quinze palatinats ont crié : Vive Saxe ! Aussitôt Pryemski, castellan de Kalisch, accourt à cheval et les adjure d’une voix pathétique : « Quoi, mes frères, vous élisez un hérétique ! qu’est devenu votre zèle pour la religion ? Vous oubliez donc vos serments et vos promesses ? Ah ! mes chers frères, ce n’est pas à nous que vous êtes engagés, mais à Celui-ci, » et il tire de sa poitrine un crucifix : « Quoi ! vous vous déclarez pour l’ennemi de ce Dieu mort pour nous sur la croix ! »

Emus par son éloquence théâtrale, ces gens, qui ont acclamé l’électeur de Saxe, reviennent en moins d’une heure au prince de Conti, et d’autant plus rapidement, qu’ils n’ont crié : Vive Saxe ! que sur le conseil imprudent ou perfide du fils de Sapieha, et sous prétexte de ne pas effaroucher les partisans de Frédéric-Auguste. Mais, excités par Przebendowski, les autres palatinats protestent qu’on veut violer la constitution en proclamant le Roi sans attendre leurs suffrages ; et le cardinal, pour respecter les lois qui veulent que le Roi ne soit proclamé que le dernier jour de la diète, et dans l’espoir de ramener les dissidents, remet la proclamation au lendemain.

Les discussions ne cessent pas sur la religion de l’électeur de Saxe. Le parti français soutient qu’il est luthérien, le parti saxon réplique qu’il ne l’est plus et montre l’attestation de l’évêque de Javarin.

Après une nuit que le castellan de Kulm passa à traiter avec les partisans des autres candidats en faveur de Frédéric-Auguste, la journée du 26 juin commença par une messe, que le cardinal-interroi célébra solennellement à Varsovie dans la cathédrale Saint-Jean, et par un sermon de l’évêque de Plock, qui, en présence de la noblesse, se compara au prophète Samuel demandant au Seigneur non un Saül, mais un David.

Le cardinal et les palatins quittèrent ensuite la cathédrale, ils arrivèrent à Whola en procession, et le cardinal pénétra dans le kolo.

A haute voix, il énuméra les candidats, accompagnant chaque nom d’un éloge, s’étendant longuement sur les mérites du prince de Conti, insistant sur le caractère défectueux de l’abjuration de l’électeur et l’impossibilité d’élire un hérétique.

Le cardinal a terminé son discours. Le voici debout devant le szopa ; les mille rumeurs confuses de la foule qui remplit la plaine, s’apaisent, la foule se tait et regarde le cardinal s’agenouiller, prier pour elle, se relever afin de la bénir ; et, tandis que, par quatre fois, au Nord, au Sud, à l’Ouest et à l’Est, sa bénédiction retombe, tous ces gentilshommes, somptueux cavaliers ou pauvres porteurs de faux, turbulente noblesse la plus indisciplinée de l’Europe, courbent le front devant lui.

Du kolo, sort une cavalcade, ce sont les palatins qui vont se mettre à la tête de leurs palatinats. Le cardinal demeure dans l’enceinte avec le directeur de la diète pour compter les suffrages, et chaque palatinat donne son avis. D’abord le palatinat de Cracovie, puis celui de Posnanie ; trois compagnies de Cracovie et une de Posnanie font entendre timidement des cris de Vive le prince Jacques Sobieski ! mais la clameur formidable des autres escadrons les couvre : Vive Conti ! Vive Conti ! répètent à leur tour Vilna, Sandomir, Kalisch. Tout à coup, des acclamations éclatent en l’honneur de Frédéric-Auguste. Les escadrons contistes parlent aussitôt de massacrer les saxons, et, comme chez des Polonais à cheval et en armes, les actes suivent de près les paroles, l’on ne voit bientôt plus dans la plaine des escadrons massés autour de leurs étendards, mais une mêlée furieuse. Les électeurs au galop se ruent les uns sur les autres, se menacent, se frappent même. Papieski, un partisan du prince Jacques, tombe mort aux pieds du cardinal, et le castellan de Kulm échappe à grand’peine à la colère de ses adversaires.

Comment, au milieu du tumulte, de la poussière qui enveloppe les votants, compter les voix ? Le cardinal ordonne à ceux qui tiennent pour Conti de se ranger à droite du kolo, aux partisans des autres candidats de se ranger à gauche : il y a deux cent quatorze escadrons à droite, et trente-six à gauche. Déjà les évêques de Cujavie, de Posnanie et de Livonie croient leur candidat saxon perdu ; ils sont remontés à cheval et partis au galop, pressés d’aller cacher leur dépit dans le cloître Saint-Jean. Nul doute que le prince de Conti ne soit roi de Pologne dans quelques instants. A l’étonnement, au désespoir de Polignac, il ne l’est pas. Le cardinal, craignant que l’élection ne soit contestée, préfère attendre, et, pour obtenir cette unanimité que veut la loi polonaise, mettre à profit la nuit qui vient. On la passe à cheval, et, sous le manteau, l’argent circule, l’argent de Saxe, car celui de France est hélas ! à Dantzick. Dix-huit cent mille livres travaillent dans l’ombre pour Frédéric-Auguste. Des cavaliers courent chez le nonce du Pape et ne le trouvent pas tout d’abord.

Déjà, la nuit précédente, sollicité par le castellan de Kulm, il a certifié de sa main qu’il connaissait la signature et le cachet de l’évêque de Javarin, et il a déclaré à plus de trente députés qu’il ne pouvait que s’en tenir à l’attestation épiscopale de Christian-Auguste. Cette fois, il sait qu’on vient lui demander, outre le certificat de sa chancellerie, « l’attestation en original » de l’évêque de Javarin. Il s’est caché dans les jardins du grand maréchal de la couronne, et de là s’est rendu furtivement à sa résidence de Lasdowa. On l’y découvre ; et, pressé par le grand maréchal, il consent enfin à déclarer par écrit que l’attestation du 2 juin est authentique, qu’elle est bien de la main de l’évêque de Javarin. Formule digne de la finesse italienne, qui, tout en paraissant admettre que l’électeur est catholique, n’engage en rien le nonce du Pape, cette attestation est une arme contre le prince de Conti.

Si l’on en croit l’abbé de Polignac, dont le récit n’est pas d’accord avec les relations saxonnes, Conti avait pour lui vingt-neuf palatinats, et Frédéric-Auguste n’en avait que trois. Le cardinal, sans espoir désormais d’augmenter le parti français, proclama roi de Pologne et grand-duc de Lithuanie, François-Louis de Bourbon, prince de Conti.

Accompagné de tout le parti français, il se rendit à Varsovie et se présenta devant l’étroite et haute façade de l’église Saint-Jean, l’église nationale des Polonais. Les portes étaient closes. Pour qu’elles fussent ouvertes, quelques « compagnies de noblesse » durent aller tirer des coups de pistolet sous les fenêtres des évêques de Posnanie et de Livonie qui en avaient ordonné la fermeture. Le cortège entra enfin au bruit du canon. En l’honneur du prince de Conti, la ville s’illuminait, et le cardinal entonnait le Te Deum ; mais là-bas, dans le camp, avant même que le cardinal eût proclamé le prince de Conti dans le kolo, l’évêque de Cujavie, devant Jablonowski, Potocki, Sluska et les compagnies favorables au Saxon, avait proclamé roi de Pologne et grand-duc de Lithuanie, Frédéric-Auguste électeur de Saxe.

L’audacieux évêque arriva à son tour à Varsovie ; il trouva les portes de l’église Saint-Jean ouvertes, l’autel préparé ; il entonna le Te Deum et rendit grâces à Dieu d’avoir donné la couronne à l’électeur de Saxe, comme le cardinal avait rendu grâces à Dieu, devant ce même autel, d’avoir donné la couronne au prince de Conti. Le lendemain, Fleming parut dans l’église Saint-Jean, avec le titre d’envoyé extraordinaire de l’électeur de Saxe, et jura, au nom de son maître et sur le Saint-Sacrement, d’observer les pacta conventa : cérémonie scandaleuse, puisque le maître était à demi luthérien, le serviteur calviniste, et tous deux d’une bonne foi plus que suspecte. Sur l’ordre de l’évêque, deux gentilshommes qui s’en scandalisèrent trop haut, furent apaisés à coups de sabre. La bagarre s’étendit jusqu’au pied de l’autel, d’où un chanoine emporta le Saint-Sacrement dans la sacristie ; et, comme les protestations ne cessaient pas, l’or fit rapidement ce que le sabre n’avait pu faire.

Cependant Galleran, secrétaire de l’abbé de Polignac, emportait en France une lettre du cardinal et quelques lignes par lesquelles les deux abbés diplomates annonçaient à Louis XIV, avec une joie qui n’était pas sans mélange, la nouvelle de cette élection contestée. Leur courrier pouvait traverser l’Europe au galop de ses chevaux de poste, joindre, au bout de quatre cents lieues, le roi légitime de Pologne, les députés du parti saxon allaient, sur les frontières de la République, s’entendre avec l’usurpateur qu’ils avaient élu.


Dans l’après-dîner du 11 juillet, Monseigneur et le prince de Conti faisaient route à travers les riants paysages qui séparent les hauteurs de Meudon du val de Marly. Ils avaient passé quelques jours au château de Meudon, chez Monseigneur, et ils se rendaient à Marly.

Monseigneur et le prince de Conti avaient à peine atteint les environs de Rocquencourt, qu’un courrier du Roi parut sur le chemin. C’est que Galleran était arrivé de Pologne à deux heures ; le Roi avait lu les dépêches dont il était porteur, et, aussitôt après mandé les deux princes. Monseigneur et Conti se hâtèrent donc vers Marly. Ils ne trouvèrent pas le Roi au château, mais à la promenade, dans les jardins. Louis XIV, qui n’avait parlé à personne de l’arrivée de Galleran, ne leur en parla pas non plus. La promenade s’acheva, et ce n’est qu’un peu plus tard, dans la chambre de Mme de Maintenon et en présence du ministre Torcy, qu’il fit des compliments au prince de Conti, et lui témoigna la joie qu’ils devaient avoir tous les deux d’un si heureux événement. Comme pour rendre plus sensible le succès du prince, Polignac et Châteauneuf avaient mis dans le paquet du Roi deux lettres adressées « A Sa Majesté Polonaise. » Louis XIV prit Conti par la main, il sortit de la chambre ; et, le montrant aux dames réunies dans le grand cabinet voisin : « Voilà, dit-il, un roi que je vous amène. »

On peut penser si le nouveau souverain fut étouffé de compliments. Ils n’étaient pas tous aussi bien tournés que celui que lui envoya de Dijon le marquis de Lassay : « Il n’y a qu’une couronne dans l’Europe que l’on donne au mérite, et on vous cherche à quatre ou cinq cents lieues pour vous la venir offrir ; cela est assez flatteur, Monseigneur. »

Mais la nouvelle se répand de proche en proche. Monsieur est averti à Saint-Cloud, par ordre du Roi ; le duc de La Trémoïlle la porte au roi et à la reine d’Angleterre à Saint-Germain. Le prince de Conti se rend lui-même auprès des Majestés britanniques. Cependant la nouvelle court jusqu’en Flandre, atteint la nuit Stratem, où sont campées côte à côte les armées des maréchaux de Boufflers et de Villeroy ; le Te Deum éclate au centre de la ligne, et, de la droite d’un maréchal à la gauche de l’autre, les salves de canon illuminent et ébranlent « quatre lieues de pays. » Mais Conti ne veut pas être traité en roi de Pologne, ainsi que l’a désiré Louis XIV. Il craint que l’élection ne soit pas certaine, qu’un retour de fortune ne se produise en faveur de l’électeur de Saxe. Lorsque l’abbé Fleury, venu à Marly le féliciter, lui demande s’il doit le traiter de Majesté, il lui répond de ne rien changer à ses habitudes ; et Fleury s’asseoit comme à l’ordinaire.

Louis XIV écrivit à Polignac, le 30, que Conti partirait, aussitôt que l’on connaîtrait exactement l’état des affaires en Pologne. Conti de son côté écrivit au cardinal-primat qu’il ne se rendrait en Pologne que lorsque les Polonais auraient pris la peine de lui notifier son élection.

Louis XIV avait beau dire que tous les Polonais le voulaient pour roi, le prince de Conti s’en tenait à ce qu’il avait écrit à sa femme, quelques jours auparavant : « La grande trésorière de Lithuanie ne vous traite pas de reine dans sa lettre, et l’on peut juger par là que notre royauté n’est pas trop reconnue en Pologne. » Outre le Roi et les ministres, il allait trouver Mme de Maintenon : « Enfin, mandait-il à la princesse de Conti, j’ai eu... cette conversation que vous avez tant désirée ; elle a été telle que je la pouvais souhaiter, et vous aussi... Je vous assure que cette affaire commence à me peser cruellement... J’ai la tête si rompue que je n’en puis plus. » Et cependant la princesse supplia Mme de Maintenon d’obtenir l’ajournement du voyage de Pologne, dans une lettre qui commence par cette phrase : « Jugez, Madame, de l’état où je suis, puisque je me résous, pour la première fois de ma vie, à cacher quelque chose à M. le prince de Conti. » Mais le perfide Lassay, qui a publié la supplique dans le second volume de ses œuvres, a mis au-dessus ce titre révélateur : Lettre que Mme la princesse de Conti, de concert avec M. le prince de Conti, voulut que je lui fisse pour Mme de Maintenon.

Conti attribuait le demi-échec de l’affaire à la mauvaise foi de Polignac envers les Polonais. Polignac, au contraire, l’attribuait à l’absence du prince et à celle de l’argent. Quel tableau que celui des embarras de l’ambassadeur : le grand général de Lithuanie Sapieha, dont les troupes ne sont pas payées, déclarant qu’il s’est engagé à élire le prince de Conti, non à le soutenir ; le parti français, avide de recevoir enfin l’argent promis, fixant le versement au 30 juillet ; Holvel, le banquier de Dantzick, faisant remarquer, à la veille de l’échéance, qu’il n’est obligé d’avancer les trois millions, sur lesquels on compte, que si le prince de Conti est seul élu !

Depuis le 1er août, l’électeur de Saxe règne paisiblement à Cracovie. Il a promis de donner six cent mille écus à l’armée avant le 15 août, et le parti français, qui a signé une protestation à Rava contre son élection, tremble d’apprendre qu’il est couronné. « Alors, disent ces dévoués partisans du prince de Conti, Frédéric-Auguste payera l’armée ; il disposera de toutes les charges vacantes et nous ruinera de fond en comble, avant même que nous ayons appris si Louis XIV veut ou non nous protéger. »

Un pareil tableau n’était guère attrayant. Au commencement du mois d’août, le prince de Conti en avait une partie sous les yeux. Bien qu’il eût reçu, le 9 août, une lettre du cardinal-primat lui notifiant officiellement son élection et deux lettres de deux palatins, il trouvait l’empressement de ses amis trop médiocre pour se décider à quitter la France. Mais, le 30, les nouvelles étaient meilleures ; et, le soir même, Dangeau notait dans son journal : « M. le prince de Conti croit qu’il doit aller soutenir son parti ; le Roi approuve sa résolution. »


Le surlendemain, dimanche 1er septembre 1697, les courtisans, qui attendaient, à Versailles, l’heure de la messe, virent le prince de Conti sortir du cabinet du Roi, les larmes aux yeux, « Était-ce un adieu ? » Les courtisans se le demandaient les uns aux autres. Leur curiosité ne souffrit pas longtemps, et le plus curieux de tous, Dangeau, eut la fortune, — insigne pour un chroniqueur, — de causer avec l’interlocuteur de Louis XIV, de recueillir toutes fraîches ses impressions. Oui, le prince de Conti s’en allait ; il quittait Paris le mardi suivant ; il devait être à Dunkerque le jeudi matin. Le Roi lui confiait deux millions quatre cent mille livres ; il lui donnait cent mille francs pour son équipage ; il commandait au chevalier Bart de le conduire à Dantzick avec sa flotte de cinq frégates, malgré la croisière anglaise, et, en cas d’insuccès en Pologne, de le ramener en France.

Dangeau gravait dans sa mémoire tous les détails de l’entretien. Le prince de Conti avait supplié Louis XIV de ne pas traiter la princesse de Conti en reine, avant qu’il fût « roi paisible ; » il ne voulait pas d’un rang qui pût embarrasser Sa Majesté ; s’il était obligé de revenir, il se trouverait toujours « assez honoré d’être prince de son sang. » Avec quelle noblesse, quelle sagesse, quelle obligeance, quelle estime, quelle confiance le Roi avait parlé, ne souffrant pas que le prince de Conti fit allusion au temps malheureux de sa disgrâce ; louant l’amitié de Monseigneur pour le prince de Conti ; manifestant l’espoir que le nouveau roi de Pologne voudrait bien traverser l’Europe pour venir voir le roi de France ; n’oubliant « rien de ce qu’il y a de plus tendre et de plus gracieux ! »

En quittant Dangeau, le prince de Conti alla dîner avec Monseigneur. Il reçut chez le Dauphin un accueil plus empressé encore que chez le Roi. « J’avoue, lui dit Monseigneur, que je suis au désespoir que nous nous séparions, quoique je sois bien aise de penser que votre mérite va être récompensé, et que vous allez être un des plus grands rois du monde. »

Saint-Simon ne s’est pas laissé attendrir, comme Dangeau, par tant de bonnes paroles. Il croit avoir pénétré au fond des cœurs, découvert ce que cachait l’aimable sourire des visages. Il nous montre Louis XIV ravi, délivré glorieusement « d’un prince à qui il n’avait jamais pardonné le voyage de Hongrie, beaucoup moins l’éclat de son mérite et l’applaudissement général que, jusque dans sa cour, et sous ses yeux, il n’avait pu émousser par l’empressement même de lui plaire et la terreur de s’attirer son indignation, ne pouvant cacher sa joie et son empressement de le voir éloigné pour toujours. On distinguait aisément, nous dit-il, ce sentiment particulier du faible avantage d’avoir un prince de son sang à la tête d’une nation qui figurait peu parmi les autres du Nord et qui laissait encore moins figurer son roi. »

Voici Monseigneur « un peu touché, » heureux du bonheur d’autrui, mais incapable de secouer son apathie ; M. du Maine, « transporté au fond de l’âme d’une délivrance si grande et si peu espérée, » s’efforçant de prendre une attitude convenable ; « Monsieur et Monsieur son fils assez aises ; » Mme de Maintenon « triomphant dans ses réduits ; » Monsieur le Prince sensible à la gloire d’une couronne pour un gendre qu’il estimait et qu’il ne se pouvait empêcher d’aimer ; » Monsieur le Duc « nageant entre la rage et la jalousie d’un mérite si supérieur et récompensé comme tel par un choix si flatteur, et la satisfaction de se voir à l’abri du sentiment journalier des pointes de ce mérite et d’autres encore plus sensibles à un mari de son humeur ; » Madame la Duchesse obligée de « prendre part à une gloire si proche, à la joie du Roi, à celle de sa famille qui l’observait dans tous les moments, qui voyait clair, mais qui ne put mordre sur les bienséances ; » le public enfin « partagé entre la douleur de la perte de ses délices et la joie de les voir couronnées. »

Faut-il croire que le prince de Conti ne se consolait pas d’abandonner celle qu’il aimait, disait-on, jusqu’à la folie ? « Noyé, affirme Saint-Simon, dans la douleur la plus profonde, à bout d’obstacles, de difficultés, de délais, il faut avouer qu’il soutint mal un si brillant choix, et qu’il ne put cacher ni son désir ni son espérance qu’à la fin il ne réussirait pas. »

Les adieux de Madame la Duchesse furent tendres et tristes, ceux de la princesse de Conti mouillés de larmes. Malgré l’orgueil d’être reine, et quoiqu’elle se réjouît de savoir bientôt son mari loin d’une cour où il était si amoureux, l’inquiétude la dévorait.

Le mardi 3 septembre, après avoir passé une partie de la journée à Paris en compagnie de Dangeau, le prince de Conti y reçut, à sept heures du soir, Torcy qui lui apportait les dernières lettres de Pologne et les derniers ordres du Roi. Il savait maintenant que tous les palatinats de la grande Pologne s’étaient confédérés contre l’électeur de Saxe, qu’on avait déclaré Frédéric-Auguste usurpateur, et juré de le chasser du Royaume ; que la noblesse de Prusse et un détachement de l’armée de Lithuanie attendraient le roi légitime à Dantzick, et que le grand général Sapieha marcherait sur Cracovie. Quittant l’hôtel de Conti à onze heures du soir, il montait en chaise de poste, traversait la ville endormie et prenait la route de Dunkerque.

Il y arriva le jeudi 5 septembre vers cinq heures de l’après-midi. La mer secouait rudement au large les navires de l’amiral anglais Bembow, qui s’apprêtait à lui disputer le passage, et, dans la rade, les cinq frégates de Jean Bart. Le prince de Conti trouva dans la ville une partie de sa suite. Il emmenait en Pologne soixante-dix personnes, et, parmi elles, des diplomates, MM. de Forval et d’Audiffret. Comme jadis en Hongrie, il avait avec lui les chevaliers de Sillery et d’Angoulême, et le chevalier de Lauzun, pour qui le duc son frère avait obtenu le lundi précédent, au lever du Roi, la permission de faire le voyage.

Il ne s’embarqua pas le soir même, car les fourgons, qui transportaient son trésor (deux cent mille écus en espèces, dix-huit cent mille francs de lettres de change, six cent mille francs de pierreries), ne rejoignirent qu’au milieu de la nuit : l’un d’eux s’était rompu aux environs de Luzarches, et quantité de pistoles, dont beaucoup furent rapportées à l’hôtel de Conti par les paysans, étaient restées le long du chemin, avec le lit de camp du prince. Le temps d’ailleurs était trop mauvais pour que l’on pût songer à mettre à la voile.

Conti demeura donc à terre avec quelques gentilshommes. A l’hôtel de la Marine où il était descendu, il vit arriver Jean Bart. L’homme à la colossale stature, le marin aux rudes manières flamandes, le héros de tant de combats, qui jadis avait su s’échapper des prisons de Plymouth et traverser la Manche sur une simple yole, comptait appareiller le lendemain soir, et, une fois de plus, tromper la surveillance anglaise. « S’il pouvait avoir seulement deux portées de canon devant les ennemis, il se moquerait d’eux. »

Il tint parole. Le 6 septembre, le vent parut moins violent. A huit heures du soir, Conti rejoignait sa suite embarquée depuis la veille ; à minuit, accompagnées de trois corvettes qui devaient revenir annoncer l’heureuse arrivée du prince dans le Sund, les cinq frégates s’éloignaient par la passe Nord et s’inclinaient vers l’Est.

Quand le jour parut, l’amiral Bembow, qui les attendait encore à la sortie de la passe Est, les aperçut, mais trop tard, voiles blanches déjà distantes de cinq lieues, filant au large d’Ostende. Jusqu’à quatre heures de l’après-midi, il leur donna vainement la chasse. Le 8, elles étaient à quatre-vingts lieues. Entre les embouchures de la Tamise et de la Meuse, elles passèrent à quelques milles de dix vaisseaux ennemis ; mais, à cause de la violence du vent, ils avaient mis tous leurs câbles dehors, ils ne purent les couper à temps, et laissèrent les frégates disparaître à l’horizon. Le Parnasse français raconta plus tard, en 1755, à propos de cette rencontre, l’anecdote suivante : M. de Callières, l’un des diplomates montés sur l’escadre, plénipotentiaire au congrès de Ryswick et membre de l’Académie française, que Saint-Simon a dépeint comme un « grand homme maigre avec un grand nez, la tête en arrière, distrait, civil, respectueux, » demanda à Jean Bart « s’il n’y avait pas à craindre d’être attaqué par quelques vaisseaux supérieurs en nombre ; » et Jean Bart répondit, à la joie du prince, et à l’effroi du diplomate, que, pour ne pas tomber entre les mains des ennemis, il saurait bien mettre le feu aux poudres et faire sauter le navire.

Mais Callières n’était pas sur l’escadre. En ce début de septembre 1697, il négociait avec les alliés à Delft. Il n’en faut pas moins rapporter l’anecdote. Vers 1780 (M. Henri Malo l’explique dans son curieux livre, les Corsaires dunkerquois et Jean Bart), Richer la dénatura. Richer créa une légende déshonorante pour Conti, mais de quelle invraisemblance ! Au dix-neuvième siècle, le romancier Eugène Sue, les chromolithographes et les fabricants d’albums, qui aggravèrent les inventions de Richer, montrent Conti pâle, tremblant aux paroles de Jean Bart ; Conti, le héros de Steinkerque et de Nerwinde, le même qui, au siège de Luxembourg, à peine âgé de vingt ans, voyant la table où il écrivait emportée par un boulet, s’en était fait « apporter une autre sur-le-champ et avait continué d’écrire avec la même présence d’esprit que s’il eût été d’intelligence avec les destins ! » Autant nous peindre un Grand Condé poltron, un Kléber lâche, un Mangin pusillanime.

Le 10 septembre, on était en vue des côtes de Norvège, et, pour la première fois, depuis le départ, Conti n’avait pas le mal de mer. La corvette la Volage s’en alla vers Dunkerque avec les nouvelles, et l’on mouilla le 13 devant Elseneur. Le 14, vers cinq heures du soir, les cinq frégates passèrent devant Kronenborg. Une foule immense garnissait le haut des tours de la ville, se pressait sur les remparts, s’étendait, une lieue durant, le long du Sund. Sur l’esplanade du château, dominant la mer, la famille royale de Danemark contemplait, à une distance égale à la longueur de la cour du château de Versailles, le navire qui portait Conti. La Reine et les princesses distinguaient le prince, le reconnaissaient au portrait qu’on leur en avait fait. Monté près de lui, debout à ses côtés sur la dunette, M. de Bonrepaus, ambassadeur de France à Copenhague, un ancien collaborateur de Colbert et de Seignelay dans les bureaux de la Marine, expliquait que le roi Christiern V gardait l’incognito, mais qu’il n’en était pas de même des princesses. On les salua donc de quinze coups de canon ; le château en rendit neuf ; et, plus loin, un vaisseau de guerre sur lequel flottait le pavillon royal de Danemark, salua le premier, de vingt-sept salves, l’escadre du roi de France. Politesses minutieusement comptées et réglées d’avance, et qui furent peut-être moins agréables au prince de Conti que la glace et les deux bateaux de rafraîchissements que lui envoya le maître d’hôtel du roi de Danemark.

Bien que Kronenborg ne soit qu’à cinq lieues de Copenhague, la flotte arriva seulement le 15 devant la capitale du Danemark. Elle y demeura, à cause des vents contraires, jusqu’au 17, et un bâtard de Christiern V et de la comtesse de Samsoë, qui, présenté à Louis XIV en 1691, avait commandé le Royal-Danois en Flandre, et qui, comme tous les bâtards des rois de Danemark, portait le titre de comte de Guldenlew, vint saluer le prince de Conti au nom de son père. Le 17, l’escadre fît très peu de chemin. Elle mit neuf jours pour aller péniblement de Copenhague à Dantzick. Le 25 septembre, l’abbé de Châteauneuf écrivait à Torcy : « Je reçus hier du Sund une lettre de la main du prince datée du 14. A présent, on vient de me dire que sa flotte parait. Ainsi je n’aurai pas l’honneur de vous entretenir longtemps. »


Ce n’est que le 26 septembre, à deux heures de l’après-midi, que l’escadre jeta l’ancre en rade de Dantzick. Grâce à l’abbé de Châteauneuf, le prince connut bientôt les derniers événements : une diète hostile à l’électeur de Saxe s’était réunie à Varsovie ; vers la fin du mois d’août, la noblesse s’était confédérée contre l’usurpateur ; mais, le 15 septembre, à Cracovie, l’usurpateur avait fait briser par deux abbés le coffre aux huit serrures, dont les huit clefs, confiées à huit seigneurs, se trouvaient presque toutes aux mains des partisans de Conti ; il en avait fait tirer la couronne de Pologne, au milieu d’une assistance plus allemande que polonaise ; il l’avait placée sur sa tête. Le cardinal Radzieiowski et le palatin de Kiovie, craignant de le voir marcher sur Varsovie, s’étaient retirés à Lowitz, emmenant avec eux toute l’artillerie qui était dans la capitale.

De ces nouvelles, il ne fallait pas s’alarmer outre mesure, car une armée se levait pour le prince de Conti ; la noblesse, convoquée en pospolite, allait se diviser en trois corps, celui de Lithuanie sous le palatin de Vilna, celui de grande Pologne sous le castellan de Kalisch, celui de petite Pologne sous le palatin de Beltz.

Dès le lendemain de son arrivée, le prince de Conti reçut sur sa frégate une centaine de Polonais et trois ou quatre grands seigneurs, qui lui conseillèrent d’aller attendre à Marienbourg une députation de la République. Il ne leur dissimula pas qu’il l’attendrait sur l’escadre du Roi. La ville de Dantzick se déclarait en effet contre lui. Au cours des deux derniers mois, la reine de Pologne, installée chez le maître de poste de Dantzick, n’avait pas désarmé. Pendant quarante-cinq jours, elle avait ouvert tous les paquets adressés de France à Polignac ; et, pour berner l’ambassadeur, elle lui avait envoyé les enveloppes vides. Conti, qui ne reçut d’elle qu’ « un compliment fort sec, » finit même par la soupçonner d’arrêter aussi les lettres de sa femme.

Loin donc de quitter son navire, le prince de Conti y demeurait accablé d’affaires, travaillant, recevant, conférant avec « des gens qui ne l’entendaient point et qu’il n’entendait guère, » voyant qu’il devait s’attendre à un conflit. Mais quels moyens avait-il d’entreprendre une campagne, « bien qu’on lui promît des armées de tous côtés ? . » Sans cesse « la plume à la main, » il écrivait a Louis XIV et à Torcy, expédiait des dépêches à l’abbé de Polignac, dont il s’étonnait de ne pas recevoir la visite, ou lisait des lettres de sa femme et lui répondait longuement. Il traçait un tableau complet de la situation, rappelait combien il avait été sage en jugeant chimériques les espérances de l’abbé de Polignac. Il se repentait déjà de lui avoir laissé toucher une lettre de change de quatre cent mille livres. Le prodigue ambassadeur n’en avait plus un sol. « Ces Messieurs, disait Conti, vont vite en besogne et regardent peu l’avenir. Quant à moi qui y dois plus songer qu’à tout le reste, je serai bien embarrassé, si je ne puis contenter tout le monde avec l’argent que j’ai à ma disposition, quoique, si j’ai à les contenter, il faut qu’ils me contentent aussi et qu’ils me fassent voir que nous pourrions sortir à notre honneur de ce que nous allons entreprendre. Chaque jour me donnera de nouvelles lumières. Toute mon application va à démêler la sincérité de leurs sentiments et si (c’est) l’argent ou la personne que l’on veut... Je ne sais comment je sortirai de cet affaire, mais ce qui est sûr, c’est que j’en sortirai à mon honneur. J’ai bien prévu l’état des affaires de ce pays et depuis que l’on en parle. Je tâcherai de ne pas me tromper davantage à l’avenir. Ce qui m’embarrasse le plus, c’est le titre de roi que tout le monde me donne, Polonais et autres, et que je suis résolu de ne point prendre, que je ne sois sûr de le pouvoir soutenir et que je n’aie reçu ici la députation de la République, ne voulant point me défaire des vaisseaux qu’à bonnes enseignes... Il est vrai que l’une des cassettes où était l’argent s’est rompue, il y a eu mille pistoles de perdues. Si le Roi ne m’en donne pas davantage, cette affaire-ci échouera sans difficulté. Mais il n’est pas encore temps d’en parler. »

Le prince de Conti voyait l’avenir très sombre, dans cette rade lointaine, en face d’une ville qui se réjouissait en l’honneur de son rival. Le 29 septembre, soixante pièces de canon proclamèrent à grand fracas que Dantzick reconnaissait l’électeur de Saxe comme roi de Pologne, et le prenait pour protecteur. Affaiblis par la distance, le son des trompettes, des cymbales et des tambours, les échos d’une joyeuse musique militaire parvenaient jusqu’aux oreilles des marins de l’escadre, semblaient insulter le prétendant français. Polignac, enfin arrivé de Varsovie le 1er octobre, le trouva sur son vaisseau, « assez chagrin » de ce que tous les Polonais accourus pour le saluer « lui demandaient de l’argent et qu’ils paraissaient mécontents, quand il ne leur en donnait point. » Conti espérait que sa « sincérité » gagnerait autant que les fausses promesses du diplomate, et désirait traiter sur de nouvelles bases avec les seigneurs qu’il avait convoqués.

Le 7 octobre, près d’Oliva, faubourg de Dantzick, dans une maison du grand chambellan Bielenski, il tient conseil avec Zaluski, évêque de Plock, le maître des cérémonies de la couronne, le staroste Olstienski et le comte Towienski. Après le conseil, l’évêque lui offre « un très mauvais dîner, » et l’on peut voir le nouveau roi de Pologne « s’enivrant, suivant sa propre expression, à la santé de la liberté, » tandis que son capitaine des gardes, Marège, qui est malade et refuse de boire, finit par s’exécuter devant la clameur furieuse de l’assistance hurlant en latin : Bibat et moriatur ! « Qu’il boive et qu’il meure !)

Si François-Louis descend dans son royaume pendant le jour, il passe toutes les nuits sur son navire. L’évêque de Plock et le maître des cérémonies le voudraient définitivement installé dans la ville de Marienbourg ; mais il aime mieux mécontenter les Polonais par un refus que d’être à leur merci.

Cependant, il consent à payer l’armée de Lithuanie. Il offre de mettre en dépôt neuf cent vingt mille florins polonais entre les mains des « seigneurs conseillers » pour les deux premiers quartiers, et promet de payer les deux suivants plus tard ; mais il a posé une condition. Il ne délivrera cet argent, que quand les troupes seront arrivées au lieu convenu et le grand général Jean-Casimir Sapieha engagé par écrit à faire la guerre à ses côtés, tant qu’il le jugera nécessaire. Le grand général doit lui dépêcher quinze cents chevaux, et Conti lui expédie pour cela dix mille écus qui seront rabattus sur la somme totale. Il aura ainsi une armée de dix mille hommes que l’on dit « assez bonne ; » et, s’il ne l’a pas, il n’aura « hasardé que dix mille écus. » En attendant, il a levé à prix d’argent deux mille cavaliers au nombre desquels il compte quelques compagnies de hussards de l’armée de la couronne qui se sont déclarées pour lui.

Bien que la diète de Varsovie le proclame roi pour la seconde fois et décide de lui envoyer une ambassade, il a peu d’espoir. L’armée de la couronne a reçu de l’argent de l’Électeur ; elle ne marchera en faveur de Conti que si l’armée de Lithuanie lui donne l’exemple. Malheureusement, « tout cela est aussi douteux que la foi de son général. »

« A la fin j’ai trouvé un honnête homme ! » s’écrie l’infortuné candidat qui rend hommage à l’intégrité du palatin de Kiovie, mais ne s’accoutume pas à la vénalité des autres. Le maître des cérémonies s’est bien gardé de remettre à leur destinataire cent mille livres que Châteauneuf lui a confiées pour le cardinal, et il répond à toutes les réclamations qu’il les a dépensées au service du « sérénissime » Roi. « Vous avez grand tort, mande le prince à sa femme, si vous croyez que je suis de bonne humeur ici : je n’y entends que des plaintes, je me vois reprocher tous les jours ou de bouche ou par écrit toutes les fautes des autres, j’y meurs de froid, je fais mauvaise chère, et je ne prévois qu’un dénouement désagréable. » Le bruit de sa mort court le pays.

Déjà Conti songe au départ, au portrait enrichi de neuf ou dix mille francs de pierreries qu’il donnera à Jean Bart pour l’avoir conduit en Pologne et peut-être ramené en France ; à la joie de certaines gens, s’il ne revenait jamais et se noyait dans la mer Baltique.

Louis XIV d’ailleurs approuve jusqu’ici sa prudence. Et voici les encouragements qui arrivent par la poste. « Si les choses sont disposées dans le pays où vous êtes, écrit le marquis de Lassay, comme elles nous paraissent ici, vous n’avez point d’autre parti à prendre que celui de revenir. »

Le 29 octobre, l’évêque de Plock, le palatin de Kiovie, les castellans de Siradie, de Dantzick et de Brzest lui avouent qu’ « ils n’ont plus ni trône, ni retraite à lui offrir. » Mais il veut être à l’abri de tout reproche, et il attend. Le petit maréchal de Lithuanie, un Sapieha, lui apporte des lettres de deux autres Sapieha, dont l’un est son père, le grand général et l’autre, son oncle, le grand trésorier. Le grand général demande de l’argent pour les troupes et cinquante mille écus pour lui-même. Conti sait bien que « MM. Sapieha » se moqueront de lui « comme ils ont déjà fait plusieurs fois, » et que tout le reste de la Lithuanie se rallie à son concurrent.

Le 5 novembre, dix-sept compagnies de cavalerie, promises par le staroste Sundiski, ne sont pas encore là. Il n’attendra pas plus longtemps devant une ville qui ose lui refuser les vivres, maltraiter ses gens. Les quelques troupes qu’on a pu lever arriveront trop tard, et les cavaliers saxons marchent sur Lowitz, sur Marienbourg, à dix lieues de Dantzick, sur l’abbaye d’Oliva, située au bord de la mer, à ses portes.

Ni le cardinal Radzieiowski, ni les sept cents gentilshommes de ce prince de l’Eglise, ni l’ambassade de la République n’osent se risquer hors de Lowitz. Ils craignent trop d’être enlevés par les cavaliers du général Brandt. A Dantzick, le maréchal de Lithuanie et le castellan de Kalisch, venus sans troupes, sont d’un faible secours. Ils n’ont pu obtenir du grand chambellan Bielenski le diplôme de l’élection avant la signature des pacta conventa. Cependant l’hiver approche, plus redoutable que toute l’armée saxonne. Quelques jours encore, et les glaces bloqueront l’escadre au milieu de la rade, figeant le prince de Conti dans la triste posture d’un roi nominal, « accueilli de personne, aboyé de tous, » n’osant descendre sur un rivage ennemi.

Dès le 6, la ville de Dantzick, dont Jean Bart, sur l’ordre de Conti, a saisi plusieurs vaisseaux pour se ravitailler et punir les habitants de leur insolence, ferme ses portes. Elle arrête les Français qui se trouvent dans ses murs, quelques-uns naturalisés depuis plus de trente ans, les domestiques et les chariots qui vont à l’abbaye d’Oliva chercher les meubles de Polignac. Le 7, le castellan de Kalisch et le comte Towienski montent à bord de l’escadre ; ils supplient Conti de partir, l’assurent qu’il ne peut compter que sur quatre ou cinq de leurs amis, et se retirent. « Nous nous séparâmes, dit le prince, assez tristement. »

Le soir même, Polignac, accompagné d’un seul valet de chambre, et Châteauneuf viennent chercher abri sur les vaisseaux. Polignac n’ignore pas que le général Brandt, avec trois mille chevaux, avance rapidement, et il demande des chaloupes pour son secrétaire Baluze, ses domestiques, ses bagages. Soixante marins vont, à 8 novembre, à la pointe du jour, protéger leur embarquement. Peine perdue ! De toutes parts, les cavaliers saxons apparaissent, tirent sur les marins, les forcent de regagner les chaloupes. Depuis cinq heures du matin, l’ennemi occupe Oliva, et c’est le pillage des choses, la poursuite des gens : le carrosse de Polignac brisé ; ses serviteurs battus ; un valet du prince attaché tout nu à un arbre « Crie à présent : vive Conti ! ») ; le castellan de Kalisch traqué ; le comte Towienski en fuite sous une robe de moine, se faisant recueillir par une chaloupe française, priant Conti de s’éloigner au plus vite avec l’escadre, afin que l’évêque de Kiovie, caché dans l’abbaye, puisse se tirer d’affaire plus aisément.

Dans la ruine de toutes les espérances, une seule consolation demeurait, un vent favorable pour quitter le théâtre du désastre. Jean Bart donna donc ses ordres : il commanda à l’Alcyon de conduire les abbés de Polignac et de Châteauneuf à l’ile de Rugen, d’où ils voulaient se rendre à Stettin ; au Milfort et à la Railleuse d’escorter les prises ; et, le 9 novembre, à midi, le prince de Conti, monté ssur l’Adroit, faisait voile vers la France, avec le Comte et le Gersey.

Le 15, l’Adroit et le Comte, dont le Gersey avait dû se séparer à cause du mauvais temps, touchèrent un banc de sable, près de Copenhague. Le prince passa sur une chaloupe, logea d’abord chez le bailli de Dracker, puis chez le comte de Bonrepaus, alla incognito, sous le nom de comte d’Alais, chez le roi de Danemark, fort désireux de recevoir sa visite, et chez la Reine. Enfin, après avoir rédigé, pour sa femme, une longue relation des derniers événements, et lui avoir demandé de veiller à ce qu’on lui fit « quelque habit, car il n’en trouverait point, et les noces de M. le Duc de Bourgogne engagent à un peu de magnificence, » il s’embarqua sur l’Alcyon, qui venait de rejoindre avec le Gersey.

Au ton enjoué de sa lettre, mesurons ses regrets du trône perdu : « Je me doutais bien, quand je partis de Paris, que le mieux qui me pouvait arriver était de ne me point noyer en chemin ; ainsi m’en voilà quitte à bon marché, car je vous assure qu’il ne s’en est pas fallu grand’chose. J’espère vous voir le 13 ou le 14 du mois prochain, pourvu qu’il ne m’arrive plus d’accident. Assurez Monsieur le Prince et Madame la Princesse de mes très humbles respects ; je n’écris à personne qu’au Roi. Vous pouvez leur dire ces nouvelles, puis finir comme Sosie dans Amphitryon :


O juste Ciel ! j’ai fait une belle ambassade ! »


Le 9 décembre, Conti débarquait à Ostende. La paix, conclue à Ryswick avec l’Empereur, le 30 octobre, l’était depuis le 20 septembre, avec les Provinces-Unies, l’Angleterre et l’Espagne. Fatigué de la navigation, il préférait, puisque cela était maintenant possible, achever son voyage par terre.


Ce retour, chacun le commentait à Versailles. Les gens bien informés avaient lu, dans la Gazette d’Amsterdam, le récit des événements de Pologne, le compte rendu de deux lettres adressées au cardinal-primat et à la République : lettres fort courtoises, où le prince de Conti, tout en remerciant ses partisans et en plaignant la Pologne d’être assujettie à des troupes étrangères, disait, non sans hauteur, que, quand on était prince du sang de France, on pouvait se passer d’être mieux, et que, si les Polonais avaient besoin de lui, ils viendraient le chercher. Les courtisans estimaient que Polignac était « entièrement coulé à fond. » Le Roi d’ailleurs avait parlé. A Meudon, le 14 novembre, il avait loué tout haut la conduite de son cousin et envoyé le ministre Torcy dire à sa cousine « qu’il était fâché » de ne pas la traiter en reine, « comme il l’avait désiré, » qu’ils devaient se consoler l’un et l’autre « par le plaisir qu’ils auraient de revoir bientôt M. le prince de Conti. »

C’est le 12 décembre, à huit heures du soir, que le concurrent malheureux de l’électeur de Saxe descendit à Paris de sa voiture de voyage.

Le lendemain matin, à Versailles, il parut, comme le Roi sortait de la messe. Les courtisans le trouvèrent amaigri. Ils virent Louis XIV l’embrasser deux fois, « avec beaucoup de marque d’estime et d’amitié. » Saint-Simon ne manque pas de dire que le Roi était au fond « bien fâché de le revoir, » et que le prince de Conti, « qui n’avait pu cacher sa douleur à son départ, ne put empêcher qu’on ne démêlât son contentement extrême. » Les plaintes qu’il fit de l’abbé de Polignac ne contribuèrent sans doute pas à atténuer la sévérité que le Roi témoigna au diplomate.

Polignac n’avait pas osé se présenter devant son maître, sans y avoir été invité. Il attendit à Stettin et reçut l’ordre de se rendre sur la frontière. Un peu plus tard, il fut exilé à son abbaye de Bonport, près de Pont-de-l’Arche.

Il avait montré à Varsovie une habileté extrême, « balancé avec de l’éloquence et des promesses, » suivant l’heureuse expression de Voltaire, « l’or que l’électeur de Saxe prodiguait, » ce qui est un véritable tour de force ; mais il était coupable d’avoir outrepassé ses instructions, agi sans réfléchir que le roi de France, luttant contre la plus redoutable des coalitions, n’avait pas pour souci unique la candidature d’un de ses parents au trône de Pologne. Le Roi en était « pour beaucoup d’argent, » et ce parent avait un « dégoût à la face de toute l’Europe. Voilà, s’écriait Conti, le grand ouvrage de M. l’abbé de Polignac, et cette négociation, qui lui a acquis tant de gloire, et dont je puis dire qu’il n’y a eu que moi qui aie bien jugé. »

Le prince avait trop de bon sens, pour se laisser prendre à l’éclat d’une couronne qu’il ne pouvait garder, n’ayant ni troupes, ni argent, et que probablement il désirait assez peu. On serait injuste de lui faire un crime d’avoir mis un médiocre empressement à la saisir. Sous le règne de ce prince charmant, les Polonais eussent peut-être évité les malheurs qui déchirèrent leur patrie sous celui de Frédéric-Auguste.

Moins prodigue que Polignac, Conti revenait en France avec des sommes importantes. La Gazette d’Amsterdam et Dangeau parlent de plus de huit cent mille livres. Pierre Bauger, trésorier du prince, est autrement précis : soyons-le un peu moins que lui, négligeons les sols et les deniers et disons qu’il remit aux caissiers de l’Hôtel des Monnaies dix-huit mille neuf cent quatre-vingt-seize ducats, soit, en argent français, cent vingt et un mille huit cent quarante et une livres, dont soixante-quinze mille deux cent soixante et une faisaient partie des subsides que le Roi avait accordés pour le voyage. Louis XIV ne voulut pas les reprendre et il en ajouta six cent trente-neuf mille huit cent soixante-dix-sept, afin de dégager les terres vendues en 1696 à MM. Brunet de Rancy et de Meynon, avec faculté de rachat pendant trois ans. Le prince demeura en correspondance avec quelques seigneurs polonais ; on songea encore vaguement à lui, en 1704 après la déchéance d’Auguste ; mais il ne fut plus jamais roi de Pologne que sur l’amusante gravure où Trouvain le représente au milieu des attributs de sa royauté éphémère.


UNE CAUSE CÉLÈBRE

Cette comédie judiciaire et politique se développe en plusieurs tableaux. Elle avait eu son prologue avant la royauté de Pologne. Le 10 janvier 1696, une foule nombreuse se pressait au Palais. « Toute la France en hommes, » raconte Saint-Simon, remplissait la grand’chambre où les juges allaient faire leur entrée. Le petit duc, si curieux observateur, était très bien placé dans une tribune, dite lanterne haute, munie de jalousies, commode pour être à la fois invisible et présent. Assis sur un banc avec M. de La Roche-Guyon, auprès du prince de Conti et du Duc de Bourbon, qui avaient eu soin de mettre leurs officiers devant eux, il entendait du fond de la tribune la rumeur confuse des conversations, il apercevait la marée mouvante des têtes, les gestes et « les secouements de perruques. »

La cour et la ville étaient rassemblés dans l’attente de passionnants débats. Cinquante-cinq audiences n’avaient pas lassé la patience de la foule. On allait enfin entendre les conclusions de l’avocat général et la lecture du jugement. Cette cause, « la plus immense qu’on eût portée devant la grand’chambre, » n’était autre que le procès intenté par la duchesse de Nemours au prince de Conti pour lui disputer l’opulente succession de la maison de Longueville, éteinte, dans les mâles, deux ans auparavant. Il s’agissait de quatorze cent mille livres et de droits sur la principauté de Neuchâtel que les Orléans-Longueville, descendants du bâtard d’Orléans, le fameux Dunois, avaient hérité des Neuchâtel-Hochberg et dont ils étaient souverains depuis 1504.

Voici comment la succession de Longueville pouvait échoir à François-Louis de Bourbon, prince de Conti, né du mariage du frère du Grand Condé avec Anne-Marie Martinozzi, nièce de Mazarin. L’avant-dernier duc de Longueville avait eu deux femmes, d’abord Louise de Bourbon, fille du comte de Soissons, puis Anne-Geneviève, sœur du Grand Condé et du premier prince de Conti, la célèbre héroïne de la Fronde. De Louise de Bourbon, était issue Marie d’Orléans-Longueville, mariée à Henri de Savoie, duc de Nemours ; d’Anne-Geneviève de Bourbon, deux fils, l’aîné entré dans les ordres et appelé l’abbé d’Orléans, le second, comte de Saint-Pol, puis duc de Longueville, qui fut tué au passage du Rhin. L’abbé d’Orléans, dernier survivant mâle de sa maison, était mort le 4 février 1694. Dès 1668, il avait institué pour héritiers son frère, ensuite les enfants de celui-ci, enfin sa mère la duchesse de Longueville en la priant de transmettre l’héritage à ses cousins germains les princes de Conti.

Par la mort sans alliance du duc de Longueville en 1672, par la mort de la duchesse de Longueville en 1679 et celle de l’aîné des princes de Conti en 1685, François-Louis de Bourbon s’était trouvé le seul héritier de l’abbé d’Orléans. Mais la duchesse de Nemours n’avait pas voulu accepter un testament qui la lésait, elle demi-sœur du testateur, au profit d’un cousin germain de celui-ci Elle avait produit un testament plus récent, aux termes duquel tout l’héritage lui revenait. De plus, elle avait soutenu que le prince de Conti ne pouvait hériter, puisque la duchesse de Longueville, qui était priée de lui transmettre l’héritage, était morte sans l’avoir jamais recueilli.

Malheureusement, l’abbé d’Orléans avait perdu la raison. En 1671, une lettre de cachet l’avait enfermé dans une abbaye. Or le premier testament était du 1er octobre 1668, l’ordination sacerdotale du mois de décembre 1669, le second testament du 26 février 1671, la lettre de cachet du mois de septembre suivant, l’interdiction de mars 1672.

Le prince de Conti soutenait que le testateur était sain d’esprit, lorsqu’il avait pris des dispositions en sa faveur ; mais qu’il ne l’était plus lorsqu’il avait testé en faveur de Mme de Nemours. A ce moment, la folie, assurait-il, était déjà reconnue, et, un an plus tard, l’interdiction prononcée.

Il y avait, au Parlement de Paris, dix chambres : la grand’chambre, la tournelle civile et la tournelle criminelle, cinq chambres des enquêtes et deux des requêtes du Palais. Au lendemain de la mort de l’abbé d’Orléans, le prince de Conti s’était pourvu aux requêtes du Palais. Il avait demandé la permission de prouver ce qu’il avançait. Une sentence l’y avait autorisé. Mme de Nemours en avait appelé. La grand’chambre avait donc à statuer, en ce 10 janvier 1696, « sur l’appel d’une sentence des requêtes du Palais qui ordonnait une preuve par témoins sur le temps où avait commencé la démence de M. l’abbé d’Orléans, dernier mâle de la maison de Longueville. » Ces messieurs allaient juger s’il serait permis ou non à M. le prince de Conti d’amener devant la docte assemblée quelques témoins des extravagances du défunt.

Si Mme de Nemours était déboutée, le public qui remplissait la salle pouvait se promettre un jour une audience tristement comique. En attendant, quelle bonne fortune d’écouter le « Fléchier du Palais, » d’Aguesseau, tout jeune, avocat général depuis 1690, à l’aurore de sa renommée !

La veille, pendant deux heures, il avait exposé les faits lumineusement. Il avait rappelé le testament de l’abbé d’Orléans écrit à Lyon, en présence de sept témoins, le 1er octobre 1668 ; le fidéi-commis qui suppliait Mme de Longueville de transmettre les biens dont elle hériterait, aux princes de Conti ; la clause codicillaire qui confirmait le testament ; le voyage de l’abbé d’Orléans en Italie, son désir de recevoir les ordres sacrés à Rome, les efforts de Mme de Longueville pour l’en empêcher ; l’ordination au mois de décembre 1669, l’émancipation le 22 juillet 1670 ; le voyage à Nantes, le retour à Paris, et, du 15 janvier au 6 mars 1671, les vingt et un actes par lesquels l’abbé d’Orléans se dépouillait au profit de sa famille ; huit mois plus tard, sa réclusion dans une abbaye, enfin l’interdiction en mars 1672, la mort arrivée le 4 février 1694, et, quinze jours après la mort, l’apparition d’un second testament daté du 26 février 1671.

D’Aguesseau avait présenté avec une égale perfection la thèse de Mme de Nemours et celle du prince de Conti. Il avait soutenu d’abord que le prince de Conti « n’avait point de titre, et que, quand il en aurait un, il serait révoqué par un testament postérieur auquel la preuve par témoins ne saurait donner atteinte. » Il avait soutenu ensuite que, devant les présomptions défavorables à Mme de Nemours, tirées du second testament, on ne pouvait refuser au prince de Conti le moyen de « donner à ces présomptions le degré de certitude qui leur manquait. »

La clarté de l’avocat-général avait été telle, sa science si profonde, sa logique si rigoureuse, que Mme de Nemours et le prince de Conti avaient paru tour à tour avoir raison tous les deux.

Le duc de Saint-Simon, le Duc de Bourbon et le prince de Conti, en observation dans leur lanterne, attendaient avec impatience le moment où l’avocat-général, qui, la veille, avait tenu la balance si égale entre les parties, allait proposer son sentiment et « prévenir en quelque sorte la décision des juges. »

Lors même que le talent de d’Aguesseau et l’incroyable popularité du prince de Conti, « en tout le Germanicus de son siècle et cru pauvre avec plus de quatre cent mille livres de rente, » n’auraient pas rendu cette audience de la grand’chambre fort intéressante, le nom de la duchesse de Nemours aurait suffi pour attirer la foule. Peu de femmes avaient une plus forte réputation d’originalité que cette étonnante princesse.

Sa figure n’était pas moins originale que son caractère. Sous les boucles grises de sa chevelure, sous un vaste front, elle avait des sourcils épais, de gros yeux gris clair qui regardaient d’un air orgueilleux et naïf, le nez droit, la bouche fine. Lorsque la haute coiffe abritait cette vieille tête, emprisonnait le visage coupé de rides profondes, venait se nouer sous la gorge, au-dessus de la grande collerette blanche, Mme la duchesse de Nemours, princesse de Neuchâtel et Valangin, veuve depuis 1659 de Henri de Savoie, duc de Nemours, avait bien, comme le dit quelque part Saint-Simon, l’air d’une « tourière. » Mais quelle tourière ! « haute, extraordinaire, de beaucoup d’esprit, » sentant fort sa grande dame, » se tenant chez elle à l’hôtel de Soissons, » et n’y voyant « pas trop bonne compagnie. »

Cette ancienne élève de Port-Royal, très peu incommodée par la dévotion, parlait sans cesse à ses confesseurs de ses grands biens, des princes de Condé et de Conti. Ceux qui ne la connaissaient pas la croyaient folle, et l’un d’eux avait osé lui recommander de passer cela, « de n’y plus penser et surtout de manger de bons potages, si elle en avait le moyen. » Elle ne cachait pas qu’elle ne disait jamais son Pater sans retrancher les mots : Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.

Même devant le Roi, elle ne perdait rien de sa hauteur. Elle arrivait, tandis qu’il soupait, et « on l’entendait de trois pièces, » aussi incapable de se gêner pour lui que de cacher ses antipathies. Saint-Simon raconte qu’un jour, « parlant au Roi dans une fenêtre de son cabinet, avec ses yeux qui ne voyaient guère, elle ne laissa pas d’apercevoir Matignon qui passait dans la cour. Aussitôt elle se mit à cracher cinq ou six fois tout de suite, puis dit au Roi qu’elle lui en demandait pardon, mais qu’elle ne pouvait voir un Matignon sans cracher de la sorte. » Tout cela, parce qu’en 1596, Éléonore d’Orléans avait épousé, contre le gré de la maison de Longueville, le second fils du maréchal de Matignon !

Une telle femme n’était pas faite pour attendre, en ce qui concernait Neuchâtel, où elle était la plus forte, la sentence du Parlement de Paris, devant lequel le Roi avait évoqué l’affaire de la succession de Longueville. Dès 1694, elle avait déclaré qu’elle ne reconnaissait les juridictions du Royaume que pour les biens situés en France. Ses soixante-neuf ans et deux attaques d’apoplexie ne l’avaient pas empêchée d’aller se saisir de « la plus belle pièce de l’héritage, » la principauté de Neuchâtel ; et les Etats de ce petit comté souverain s’étaient empressés de la mettre en possession. Elle avait même « déterré » au Mans « un vieux bâtard obscur » du comte de Soissons, frère de sa mère, qui tirait du monastère bénédictin de la Couture, dont il était abbé, dix ou quinze mille livres de rente, et passait sa vie dans les tavernes. Elle l’avait logé chez elle, lui avait donné tout ce qu’elle pouvait, — et « ce qu’elle pouvait donner, nous dit Saint-Simon, était immense, » — l’avait marié à la propre fille du maréchal de Luxembourg, et, bien que le Roi n’autorisât dans le contrat que le titre de comte de Dunois, le faisait appeler partout ailleurs prince de Neuchâtel.

Le choix bizarre de ce ridicule héritier était une maladresse. Il devait indisposer un tribunal déjà trop favorable à un prince du sang, prince charmant, et qui, si l’on en croit l’abbé Fleury, dont les leçons de droit n’avaient pas été perdues, se connaissait si fort en procédure, que « les juges qu’il allait solliciter étaient surpris de l’entendre parler de ces matières, comme si c’eût été sa profession. »


Mais déjà, la grand’chambre faisait son entrée : le premier président, les présidents à mortier, les conseillers laïcs, les conseillers clercs pénétraient dans la salle, s’asseyaient sur leurs sièges ; et, dans le silence enfin rétabli, d’Aguesseau, reprenant son discours où il l’avait laissé le jour précédent, commençait la seconde partie de son plaidoyer.

Il était « de taille médiocre, » « gros, avec un visage fort plein et agréable, » une physionomie sage et spirituelle, un œil pourtant bien plus petit que l’autre. »

Il s’excusa d’être obligé par sa charge de faire paraître la cause « aussi claire et aussi facile à décider » qu’elle semblait la veille « obscure et incertaine. » Il rappela que la sentence des requêtes du Palais, non seulement autorisait le prince de Conti à prouver par témoins la démence de l’abbé d’Orléans et par conséquent la nullité du second testament, mais encore préjugeait la validité du premier. Avec une magnifique abondance d’arguments juridiques, il prouva que le premier testament n’était pas caduc, et que le second ne pouvait le révoquer ; parce que « les propres arguments de Mme de Nemours devenaient des présomptions contre la sagesse du testateur, » et que « l’effet naturel de ce doute était le désir de l’éclaircir par une preuve qui deviendrait, en ce cas-ci, aussi juste que nécessaire. »

Lorsqu’il traita la question du fidéi-commis contenu dans le premier testament ; lorsqu’il considéra le fidéi-commis en lui-même, lorsqu’il sonda la volonté du testateur et la montra « conforme aux règles inviolables de la jurisprudence romaine ; » lorsqu’il considéra le fidéi-commis joint à la clause codicillaire ; parmi ces matières « les plus subtiles de tout le droit ; » au milieu des citations des empereurs Sévère et Antonin, des juris-consultes Ulpien, Mœcien, Menochius, Raphaël de Cume, Bartolle et Cujas, de la loi Tractabatur ou de l’article 68 de la coutume de Sens Quia consuetudo, on peut penser que les gens de cour, qui formaient une partie du public, ne suivirent pas tous « l’aigle du Parlement » jusqu’aux hauteurs où il planait. Seul peut-être, le prince de Conti était capable de goûter la science infinie, l’art merveilleux de l’orateur, et d’autant plus aisément que cet orateur était pour lui.

L’attention des profanes se réveilla sans doute pendant la seconde partie du discours, au moment où d’Aguesseau, évoquant la personne de l’abbé d’Orléans, représentait aux yeux de l’assistance ce malheureux « qui, suivant le propre langage de Mme de Nemours » (ingrate comme une héritière), avait reçu de la nature « un esprit simple, des inclinations basses, une humeur particulière, une avarice sordide, une légèreté, une inconstance, une instabilité qui ne pouvait être satisfaite que par des voyages continuels. » La portion frivole de l’auditoire dut respirer à ce passage, et sa malignité se plaire à un semblable portrait.

D’Aguesseau poursuivait ses raisonnements. Si l’abbé d’Orléans, revenant de Nantes à Paris par le carrosse d’Angers, au mois de novembre 1670, avait brusquement rebroussé chemin au gué de Loré, à une journée de Paris, pour avoir rencontré un valet de pied de son frère, le comte de Saint-Pol ; s’il était resté trente-huit jours à Orléans dans une hôtellerie à quarante sols par jour ; s’il était retourné le 29 décembre à Tours, par la Loire, sans aucune raison plausible ; si, arrivé enfin à Paris, le 15 janvier 1671, il avait, du 15 janvier au 6 mars, signé vingt et un actes qui le dépouillaient, et, le dernier une fois signé, quitté Paris subitement, n’était-ce pas que sa famille avait voulu le tenir éloigné à cause de son égarement d’esprit jusqu’au 12 janvier 1671, date de sa majorité, puis profiter de ce qu’il était majeur et de ce qu’il avait encore quelques lueurs de bon sens, pour régler les affaires de la maison de Longueville, et lui arracher ses biens ? N’était-il pas non plus fort aisé de présumer que, l’abbé d’Orléans ayant été enfermé au mois de septembre suivant, sa famille avait reculé jusqu’à la dernière extrémité une mesure aussi humiliante, et que, depuis longtemps, elle avait reconnu la folie ?

L’époque où avait commencé cette folie était donc incertaine, et la période qui avait précédé la réclusion, très obscure. Or, le testament qui attribuait l’héritage à Mme de Nemours et qui était l’un des vingt et un actes dont parlait d’Aguesseau, avait été signé le 26 février 1671, ce qui le rendait des plus suspects. Pourquoi donc refuser au prince de Conti le moyen d’éclairer cette obscure période, en prouvant que dès alors l’abbé d’Orléans avait perdu la raison ?

A peine l’avocat général eut-il cessé de parler, les juges opinèrent : ils furent unanimes.

Lecture fut donnée aussitôt du jugement, et au bout des considérants accoutumés, trop longs pour son impatience, toute la salle écouta la sentence :

« La Cour, sans s’arrêter à la requête à fin d’évocation du principal, a mis et met l’appellation au néant, ordonne que ce dont a été appelé sortira effet, condamne l’appelante en l’amende de douze livres et aux dépens. Fait ce 20 janvier mil six cent quatre-vingt-seize. »

Le prince de Conti avait gain de cause. « Jamais, dit Saint-Simon, on n’ouït de tels cris de joie, ni tant d’applaudissements ; la grande salle était pleine de monde qui retentissait ; à peine pûmes-nous passer. » C’est à travers une foule d’admirateurs que le prince de Conti se fraya un chemin jusqu’à son carrosse.

Toute l’Europe lut dans la Gazette d’Amsterdam le récit de cette glorieuse sortie. Le monde ne fut pas aussi favorable au prince de Conti que le public de l’audience. La colère effroyable de Mme de Nemours, ses hauts cris, les traits « forts, justes, et, avec cela très plaisants, » dont elle cribla ses juges et sa partie, y furent certainement pour quelque chose. C’était, à l’issue malheureuse de son procès, la même femme exaspérée que Saint-Simon nous montre en une autre occurrence, « vêtue à son ordinaire comme une vendeuse de pommes, » avec « des accoutrements très opposés aux modes, et ses cheveux fort mal arrangés et lui tombant sur le visage, tels qu’elle les avait toujours, son tic redoublé de colère, qui était une épaule allant seule et en saccade, la fureur dans les yeux qui d’eux-mêmes n’étaient pas bien droits ; en un mot, une figure ridicule, si l’esprit et encore plus la grandeur n’y eussent pas été toujours singulièrement peints. »

Autorisé à montrer que l’abbé d’Orléans était un pauvre dément, le prince de Conti n’en avait pas fini avec les procès. Il connaissait son adversaire pour une enragée plaideuse. Mme la duchesse de Nemours, princesse de Neuchâtel et Valangin, ne le cédait nullement sur ce point à l’héroïne de Racine, Madame la comtesse de Pimbesche, Orbesche et caetera.


À la suite de la sentence du 10 janvier 1696, le prince de Conti prouva la folie de l’abbé d’Orléans ; mais Mme de Nemours prouva le bon sens du même abbé. Aux soixante-seize témoins du prince de Conti elle en opposait quatre-vingt-cinq. La cause fut portée une seconde fois aux requêtes du palais, et les avocats bataillèrent : six mois de débats, l’un des juges récusé par Mme de Nemours, la récusation jugée impertinente, Mme de Nemours appelant de ce jugement. Tandis qu’elle poursuivait son appel, après un délibéré sur le registre et onze matinées de délibérations, le 1er août 1697, une sentence ordonna l’exécution du premier testament en faveur du prince de Conti. Loin de s’avouer vaincue, Mme de Nemours se hâta d’interjeter appel.

C’est au commencement de l’année 1698, que la cause revint devant la grand’chambre. D’Aguesseau parla quatre fois. Entrons à la quatrième audience, celle où la magie de l’orateur ressuscite l’infortuné défunt pour la plus grande joie du public. Il le présente en d’étranges postures.

A Saumur, lors du voyage qui précède de si peu la signature du testament invoqué par Mme de Nemours, l’abbé d’Orléans monte à la chambre qu’il a louée dans l’hôtellerie en récitant Kyrie eleison, Kyrie eleison. Qu’on imagine la stupeur des pèlerins en prière à Notre-Dame des Ardilliers devant ses courses vertigineuses à travers l’église, ses génuflexions, ses rapides signes de croix, les amples bénédictions qu’il donne à la statue de la Sainte Vierge « avec une extension de bras extraordinaire. »

A Saint-Samson-les-Angers, il prononce en l’honneur du curé qui vient de mourir, et qu’il ne connaît pas, une oraison funèbre extravagante.

Et partout il est dévoré d’une passion de confesser tout le monde à tout propos. Le fou a surpris une permission. Il assure « qu’il se moque du recteur, des évêques, des archevêques, qu’il est de sang royal et qu’il a droit de confesser. »

A Nantes, dès quatre heures après minuit, une lanterne à la main, il éveille les garçons d’écurie et les garçons tailleurs pour les obliger à se confesser. Il achète la bonne volonté des prisonniers et les confesse tous les jours. Dans la cour de son hôtellerie, nullement gêné par les servantes qui le regardent, il écoute, assis au bas d’une échelle, la confession d’un ramoneur qu’il a racolé.

Observons-le maintenant chez les Carmes d’Orléans. Après « une messe fort précipitée, » il rentre dans la chapelle faire son action de grâces, jette contre la crédence un carreau qu’on lui présente, renverse un cierge et le brise. Un religieux vient d’ouvrir le tabernacle et s’apprête à descendre les marches de l’autel pour donner la communion. Il voit l’abbé d’Orléans sauter par-dessus le balustre du chœur, poursuivi par ses domestiques, qui, dans leur hâte d’arrêter leur maître, sautent comme lui.

Et ce scandale n’est pas un des pires. On doit se féliciter, lorsque l’abbé d’Orléans ne demande pas, — cela lui est arrivé devant Mme de Longueville, sa mère, — un pot de chambre après le Credo, ou lorsqu’il n’ajoute pas à l’Ite, Missa est, cette antienne inattendue : « Qu’on mette un morceau de salé sur le gril pour déjeuner. »

Dans la rue, l’abbé d’Orléans n’est pas moins extraordinaire qu’à l’autel. Voici le fils de la belle duchesse de Longueville passant sur le quai du Louvre, la tête perdue jusqu’aux épaules dans un immense chapeau ridicule orné d’une branche de buis, en « marmottant dans son diurnal. » Il est en soutanelle, habillé comme « un prêtre mendiant, » « crotté comme un fou ou comme un porteur de chaise, » « plein de vermine, » car il change rarement de linge et compte même acheter « une chemise de chamois pour n’en changer jamais. » Il s’embarque sur la Seine, il descend sur l’autre rive. Le batelier a saisi le chapeau de ce passager étrange, qui ne veut pas payer, et celui du page déguisé en prêtre qui l’accompagne. On aperçoit un peu plus loin l’abbé nu-tête, déambulant, « l’air inquiet, agité, riant sans sujet, parlant seul, » marchant d’une vitesse prodigieuse et sur la pointe des pieds. S’il était en carrosse, il sauterait brusquement par-dessus la portière, et qui pourrait le rattraper ? Maintenant, il vient retirer son chapeau, car une femme de l’hôtel de Longueville lui a prêté « quelque argent ; » et, « surpris de ne plus trouver sa branche de buis, » il se fâche.

Il est aisé de concevoir que la grand’chambre ait refusé d’appliquer à l’abbé d’Orléans, ainsi que Mme de Nemours le voulait, les paroles du Livre de la Sagesse : « Nos insensati vitam illorum æstimabamus insaniam (Fous que nous étions, nous estimions leur vie une folie.)» Les juges ne crurent point devoir considérer l’abbé d’Orléans comme un de ces saints bizarres dont l’originalité scandalise les enfants du siècle et les faibles. Bien que, d’après un témoin, il poussât l’humilité jusqu’à dire à un aide de cuisine : « Mon frère, ne m’appelle plus Son Altesse, appelle-moi plutôt Sa Petitesse, » la Cour estima que l’abbé d’Orléans n’était pas un saint, mais un fou.

Malgré l’éloquence de d’Aguesseau qui fut « extraordinaire, » le prince de Conti ne gagna définitivement son procès que le 13 décembre suivant. Des vingt-trois juges, vingt et un lui donnèrent gain de cause. Peu lui importait que les suffrages ne fussent pas unanimes, de n’avoir convaincu ni le frère de Catinat, ni l’abbé Brisart, qui siégeaient à la grand’chambre ; il héritait des biens laissés par son cousin germain, l’abbé d’Orléans.

Quatorze cent mille livres n’étaient pas pour déplaire à un prince qui avait la réputation d’être quelque peu intéressé. De plus, cette bienheureuse sentence confirmait ses droits sur la principauté de Neuchâtel, une principauté qu’on pouvait gouverner de Paris, et qui valait, disait-on, cent cinquante mille livres de rente.

Mais la duchesse de Nemours conserva la principauté de Neuchâtel, dont les Etats refusèrent d’exécuter le jugement du Parlement de Paris. Elle en était encore souveraine, quand elle mourut le 16 juin 1707.

Les prétendants à la petite couronne, souverains ou simples particuliers, grands seigneurs et grandes dames de la cour de Louis XIV, principicules d’Allemagne, ducs et pairs de France, disputèrent Neuchâtel au prince de Conti. Ils plaidèrent leur cause devant les Etats de la Principauté, jusqu’au jour où, à force de diplomatie et d’argent, le roi de Prusse évinça tout le monde, « tiers sans droits, » « mangea l’huitre et en donna les écailles aux plaideurs. »


LES DERNIÈRES ANNÉES

Pour Conti, « longtemps ardent sur cette affaire dont ses envieux assuraient que la richesse lui tenait bien plus au cœur que la couronne de Pologne, » il reprit, pendant l’automne 1707, sa vie de héros en disponibilité. Il pouvait habiter son appartement au rez-de-chaussée de l’aile du Nord à Versailles, ses hôtels de Paris et de Fontainebleau, sa jolie maison d’Issy, le magnifique château de l’Isle-Adam, et il était occupé de sa femme et de ses enfants, le comte de La Marche, Mlles de Conti et de La Roche-sur-Yon, bien qu’il n’aimât vraiment que l’aînée des deux filles. Ses passetemps avaient toujours été le jeu, la chasse, surtout une immense lecture, la rédaction de mémoires dans lesquels « il se délassait à mettre ses vues » sur la politique européenne, et cette conversation délicieuse, où il était « un Orphée qui savait amener autour de soi les arbres et les rochers par le charme de sa lyre, et triompher de la haine du Roi, si redouté jusqu’au milieu de sa cour, sans paraître y prendre la moindre peine. »

A la fin de l’année 1708, Louis XIV permit au ministre Chamillart d’avertir Conti que le commandement de l’armée de Flandre lui serait bientôt donné. Le prince « en tressaillit de joie. » Aimé, comme il était, du peuple et des troupes, choisi à cause de son mérite et malgré les répugnances royales, il allait partir aux acclamations du Royaume. Mais sa santé était usée. Il sentit ses forces décliner brusquement, et bientôt les médecins le déclarèrent atteint d’hydropisie.

Le 22 février 1709, il mourut très pieusement dans son hôtel du quai Conti, assisté du Père de La Tour et de l’abbé Fleury, à l’âge de quarante-cinq ans. On l’enterra dans l’église Saint-André-des-Arcs. Massillon prononça l’oraison funèbre, et Nicolas Coustou fit le tombeau.

Suivant l’expression triviale du marquis de Lassay, le défunt était parti, « sans avoir déballé toute sa marchandise, » sans avoir montré le fond de sa boîte, où ses contemporains croyaient qu’il y avait tant d’étoffes précieuses et rares, tant de diamants, de joyaux et de perles. Comme un Germanicus, comme un Duc de Bourgogne, il ne fut que l’espérance des peuples un instant entrevue, jamais réalisée, le héros idéal dont on attendait tout, qui avait reçu tous les dons, à qui il manqua, pour mettre en valeur des qualités incomparables, ce qui est plus nécessaire que les qualités elles-mêmes, une heureuse conjoncture des circonstances, le sourire du sort. Peut-être une vie plus longue eût-elle apporté des déceptions à ses admirateurs. Lassay l’a dit de Conti, on l’a dit du Duc de Bourgogne. Nous ne lui reprocherons pas de n’avoir rien accompli. Sa figure charmante demeure au second plan de l’histoire, image atténuée de celle de Condé, mais plus douce, plus aimable, comme les grâces de Massillon après les splendeurs de Bossuet. Il n’eut, pour continuer sa race, qu’un fils d’une laideur hideuse, brutal et détesté. Dans une galerie de tableaux consacrés aux princes de sa maison, il apparaît entre un père bossu et un fils contrefait, et sa figure s’embellit de toute leur disgrâce.

C’est ainsi que le voit la postérité, remarquant à peine le frère aîné, si brave en Hongrie, et, dès son retour en France, enlevé par la petite vérole à l’âge de vingt-six ans. Elle aperçoit, il est vrai, plus avant, dans le dix-huitième siècle, à la cour de Louis XV, le petit-fils, bel homme lettré et artiste, général distingué, et qui brigua lui aussi la couronne de Pologne. Mais elle se scandalise devant les amours innombrables, l’impiété, la sinistre impénitence de ce Lovelace. A ses yeux, le brillant héros, qui enchantait les courtisans de Louis XIV et rendait jaloux le Roi lui-même, François-Louis de Bourbon, prince de Conti, demeure toujours le Grand Conti.


LA FORCE.

  1. Voyez la Revue des 1er avril, 1er mai et 1er juin.