Duc de la Force
Le Grand Conti
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 653-681).
LE GRAND CONTI

III [1]


GUERRE EN DENTELLES

Pendant deux années, Conti joue un rôle assez modeste. Au mois d’octobre 1688, l’armée assiège Philipsbourg, l’un des remparts de l’Allemagne. Le commandement effectif appartient au maréchal de Duras, le commandement nominal au Dauphin, et Conti est simple volontaire.

Comme le duc de Bourbon, il passe la nuit dans la tranchée. Les deux beaux-frères animent les travailleurs par leur exemple et leurs libéralités, et Catinat, qui les voit à l’œuvre, écrit à Louvois : « S’ils n’étaient pas si grands seigneurs, l’on pourrait dire que l’on en ferait de bons colonels. » Ils assistent à toutes les péripéties du siège. Les tranchées cheminent dans un terrain marécageux, où les soldats ont de l’eau jusqu’au genou. Les combats sont si rapprochés, que les combattants croisent leurs fusils à travers les palissades. L’éclatement des bombes embrase la ville. Démolis par les boulets, les bastions s’écroulent. Les assiégés exécutent des sorties. Le 17, à la tête du régiment de Bourbon, Conti et Monsieur le Duc les chargent et les repoussent. Le 29, Philipsbourg capitule.

Bientôt, Mannheim ouvre ses portes. Le 18 novembre, c’est Frankenthal, puis Kaiserslautern, Oppenheim, Worms, Spire, Heidelberg. On voit que Monseigneur à Vauban dans son armée.

Les troupes rentrent dans leurs quartiers d’hiver ; et le 22 le Dauphin, Monsieur le Duc et le prince de Conti retournent à Versailles. Les évêques de Metz et de Verdun les reçoivent dans leurs villes épiscopales. A Meaux, Bossuet « traite à diner » son ancien élève, « avec une extrême magnificence. » Le 28, vers le milieu de l’après-midi, les princes sont à l’entrée du Bois de Boulogne. Ils descendent de leur chaise de poste devant le château de Madrid, et Louis XIV, venu à leur rencontre, « accable de douceurs » son fils qui lui embrasse les genoux. Pauvre princesse de Conti ! Durant toute la campagne, elle a perdu le sourire, presque la parole ; avec quelle joie elle accueille, — si l’on ose employer un mot si moderne, — son « permissionnaire ! »

La guerre est loin d’être terminée. Au printemps, il faudra repartir. Conti demande vainement au Roi un régiment. Mais il croit « qu’un régiment tire à conséquence, parce que l’on s’y fait des créatures, » et, le 17 avril, au cours d’une audience, il sollicite la faveur de servir en qualité de brigadier. Louis XIV lui dit alors très honnêtement que « cet emploi-là est au-dessous d’un homme de sa naissance. » Conti allègue l’exemple du Grand Condé. Peine perdue ! « Il sera volontaire dans l’armée où il croira qu’il y aura plus de choses à voir. »

Le 19 mai 1689, il va rejoindre en Allemagne le maréchal de Duras. Les travaux de la guerre ne l’empêchent pas de suivre les événements de Paris, de s’intéresser au dernier scandale, la rupture du mariage de Mlle de La Force, le romancier à la mode, avec le fils du président de Briou. C’est La Fontaine qui le lui raconte en une longue lettre entremêlée de petits vers rapides, et le bonhomme ne lui en fait part que sub sigillo confessionis, « comme je ferais, dit-il, à mon confesseur. »

A partir de 1690, Conti a le grade de maréchal de camp. En 1690, il est, sur le Rhin, l’un des principaux lieutenants du maréchal de Lorge ; il l’est encore en 1691, après avoir pris part au siège de Mons, que dirige Louis XIV lui-même. Il y a si peu de chose à dire sur le rôle de Conti pendant ces deux campagnes, que Massillon ne les mentionnera pas dans son oraison funèbre. Ce ne sont que petits faits d’armes, miettes de l’histoire.

Ce que souhaite Conti, ce sont des occasions de se distinguer à de grandes batailles, aux côtés d’un grand capitaine. A Luxembourg, vainqueur au combat de Leuze, le 18 septembre 1691, il envoie ses compliments et il ajoute : « J’ai bien peur que vous n’eussiez pas autant d’envie de me voir sous vos ordres que j’en aurais d’y être. J’espère pourtant que ma bonne volonté viendrait au secours de mon ignorance. » Moins d’un an encore, et le prince de Conti deviendra le « brillant second » du maréchal de Luxembourg.


Il est fort possible que, durant l’hiver 1692, Luxembourg ait parlé en faveur de Conti. « Outre l’amitié, explique Saint-Simon, ce prince ménageait fort ce maréchal, pour en être instruit et vanté, dans l’espérance d’arriver au commandement des armées, et la débauche avait achevé de les unir étroitement. » Le 3 mai 1692, il a été nommé lieutenant général.

La campagne débuta par un coup d’éclat, la prise de Namur investie par quarante mille hommes que commandait Louis XIV. En même temps, une armée deux fois plus nombreuse, confiée au maréchal de Luxembourg protégeait les assiégeants, dans le cas où le prince d’Orange, stathouder de Hollande et roi d’Angleterre, qui s’était joint à la coalition, eût tenté de venir au secours des assiégés. Conti était dans l’armée de Luxembourg, mais c’est seulement trois mois plus tard qu’il devait acquérir une gloire inséparable de celle de son chef.

La sécurité des habitants de Namur était complète, car personne, en Europe, n’avait éventé les projets du Roi. Namur, « le plus fort rempart, non seulement du Brabant, mais encore du pays de Liège, des Provinces-Unies et d’une partie de la basse Allemagne, » fière de sa situation au confluent de la Sambre et de la Meuse, de ses murailles, de ses tours, de « son château escarpé, » de son passé de ville jamais violée, se croyait imprenable. Déjà Louis XIV approchait, et c’est pour Bruxelles que les Alliés craignaient un bombardement.

Louis XIV s’arrêta au château de Chantilly le 10 mai. Il en repartit le 12, suivi des dames. Mme de Maintenon était en calèche avec Mme de Mailly. Le Roi avait dans son carrosse le Dauphin, le Duc d’Orléans, la Duchesse de Chartres et les deux princesses de Conti.

Les dames demeurèrent à Mons, et le Roi alla camper non loin de la ville, à Givry. Le 20, elles quittèrent Mons vers dix heures du matin et assistèrent à la revue des troupes. Une longue lettre de Racine à Boileau, citée par le marquis de Ségur dans son beau livre sur le maréchal de Luxembourg, nous en a conservé l’amusant récit. Le poète est aussi étonné de l’immensité des armées de son temps que nous le sommes de celle des nôtres. « C’était assurément, dit-il, le plus grand spectacle qu’on ait vu depuis plusieurs siècles. Je ne me souviens point que les Romains en aient vu un tel ; car leurs armées n’ont guère passé, ce me semble, quarante ou tout au plus cinquante mille hommes, et il y en avait hier six vingt mille ensemble sur quatre lignes. »

Laissant sa belle-sœur la douairière et la Duchesse de Chartres passer à cheval comme le Roi, devant les troupes, la princesse de Conti suivit en carrosse.

On commença par l’aile gauche de la seconde ligne de l’armée du Roi, et l’on revint par l’aile droite de la première ligne pour recommencer à la première ligne de l’armée de Luxembourg et finir par la seconde : interminable promenade au pas qui durait encore à six heures du soir. En arrivant à la deuxième ligne de l’armée de Luxembourg, la princesse de Conti trouva son mari, qui commandait l’infanterie du maréchal. Quel plaisir, au prix de quelle fatigue ! « On était deux heures à aller du bout d’une ligne à l’autre, écrit Racine, qui, en sa qualité d’historiographe du Roi, resta à cheval toute la journée... Je vous rendrais un fort bon compte des deux lignes de l’armée du Roi, et de la première de l’armée de M. de Luxembourg ; mais quant à sa seconde ligne, je ne puis vous en parler que sur la foi d’autrui. J’étais si las, si ébloui de voir briller des épées et des mousquets, si étourdi d’entendre des tambours, des trompettes et des timbales, qu’en vérité je me laissais conduire à mon cheval sans plus avoir d’attention à rien, et j’eusse voulu de tout mon cœur que tous les gens que je voyais eussent été chacun dans leur chaumière ou dans leur maison, avec leurs femmes et leurs enfants, et moi dans ma rue des Maçons avec ma famille. Vous avez peut-être trouvé dans les poèmes épiques les revues des armées fort longues et fort ennuyeuses ; mais celle-ci m’a paru tout autrement longue, et même, pardonnez-moi cette espèce de blasphème, plus lassante que celle de la Pucelle » (qui compte trois cents vers).

Les dames se reposèrent le lendemain en allant dîner sous la tente du Roi. A la fin du repas, après la marche suisse et la marche française jouées par un orchestre « de soixante-six tambours, trente-cinq trompettes et autant de hautbois, » après les airs du ballet de Psyché chantés par des chœurs d’hommes et de femmes, Louis XIV se leva et « déclara le siège de Namur. »

La princesse de Conti fut bientôt installée à Dinant, où le Roi avait décidé que les dames attendraient la prise de la ville. Pour notre plus grande joie, Mme de Maintenon a décrit l’arrivée à Dinant. « Nous vîmes enfin, dit-elle, dans un abîme et comme on verrait à peu près dans un puits fort profond, les toits d’un certain nombre de petites maisons, qui nous parurent pour des poupées et environnées de tous côtés de rochers affreux... Il faut descendre dans cette horrible habitation par un chemin plus rude que je ne puis dire. Tous les carrosses faisaient des sauts à rompre les ressorts, et les dames se tenaient à tout ce qu’elles pouvaient... Nous nous trouvâmes dans une ville composée d’une rue qui s’appelle la grande et où deux carrosses ne peuvent passer de front. On n’y voit goutte ; les maisons sont effroyables... Il y pleut à verse depuis que nous y sommes, et on nous assure que, si le chaud vient, il est insupportable par la réverbération des rochers. La ville est crottée à ne pouvoir s’en tirer, le pavé pointu à piquer les pieds, et les rues tiennent, je crois, lieu de privés pour tout le monde... Suzon assure que le Roi a grand tort de prendre de pareilles villes. »

C’est dans ce lieu de délices, où l’eau était mauvaise, le vin rare, les boulangers obligés de ne cuire que pour l’armée, que les dames nourries surtout de fromage apprirent le 5 juin la chute de Namur. La ville avait capitulé après six jours de tranchée, une tranchée qui était « quelque chose de prodigieux, embrassant à la fois plusieurs montagnes et plusieurs vallées, avec une infinité de tours et de retours, autant presque qu’il y a de rues à Paris. »

Le prince de Conti était à son poste dans l’armée de Luxembourg. Le maréchal continuait à couvrir les assiégeants, car le Roi essayait de s’emparer de la citadelle, qui tenait toujours. Le prince de Barbançon, duc d’Arenberg, s’y était réfugié, et il savait que Guillaume marchait à son secours.

Guillaume avait une artillerie supérieure à celle de Luxembourg, et quatre-vingt mille hommes seulement contre cent mille. Le 8 juin, un méchant ruisseau, la Mehaigne, le séparait de Luxembourg placé si près de la rive, qu’il ne pouvait utiliser son immense cavalerie. Conti fut un des exécutants de la manœuvre savante, par laquelle le maréchal sut transformer une position dangereuse, au point qu’il intimida son adversaire. A la fin de cette merveilleuse leçon d’art militaire, Conti vit Guillaume abandonner son projet. Il ne resta au stathouder dans sa déception que la chance d’avoir comme excuse aux yeux du public une pluie diluvienne qui faisait un fleuve de la Mehaigne.

Saint-Simon, mousquetaire alors âgé de dix-sept ans, a raconté les souffrances de nos soldats, leur colère contre saint Médard, responsable, suivant la tradition populaire, du mauvais temps au mois de juin, et dont ils recherchaient les statues pour les briser. Il nous a montré les tranchées devenues des lacs de boue ; les tentes réunies par des fascines, frêles chaussées qui s’abîmaient peu à peu dans le cloaque ; le ravitaillement devenu impossible, les chevaux réduits aux feuilles d’arbres. La cita- delle de Namur n’en capitula pas moins le 30 juin 1692.

Le Roi revint bientôt à Dinant au grand contentement des dames, qui allaient quitter le lamentable séjour. Il y avait six semaines qu’elles s’y morfondaient ! Mais la satisfaction de la princesse de Conti n’était pas complète. Le prince avait alors sa première attaque de goutte, et elle s’inquiétait de le voir si jeune aux prises avec un mal dont avait si cruellement souffert son oncle Condé. Le prince de Conti vint la rassurer lui-même le 4 juillet, et il put retourner à son poste dans l’armée du maréchal de Luxembourg.

Le 4 août, Conti se battait à Steinkerque. On connaît le début du joli récit de Voltaire. « Un espion que le général français avait auprès du roi Guillaume est découvert. On le force, avant de le faire mourir, d’écrire un faux avis au maréchal de Luxembourg. Sur ce faux avis, Luxembourg prend, avec raison, des mesures qui le devaient faire battre. Son armée endormie est attaquée à la pointe du jour : une brigade est déjà mise en fuite, et le général le sait à peine. Sans un excès de diligence et de bravoure, tout était perdu. Ce n’était pas assez d’être grand général, pour n’être pas mis en déroute, il fallait avoir des troupes aguerries, capables de se rallier ; des officiers généraux assez habiles pour rétablir le désordre. »

Conti fut le plus habile d’entre eux. Le voici : il n’a pas eu le temps de nouer son ample cravate de dentelle, qui flotte, comme on dira désormais, à la Steinkerque. Il accourt avec une brigade fraîche au secours d’une brigade décimée par le « feu épouvantable » des Anglais, accablée sous la ruée de la division du général Mackay et des troupes danoises. Il est en présence d’un bataillon qui fuit, il saisit le « drapeau-colonel. » Les fuyards l’entendent s’écrier : « Messieurs, je vous crois trop braves pour m’abandonner, car je vous jure que je ne ferai point un pas en arrière ; » ils regardent marcher seul à l’ennemi ce neveu du grand Condé en qui semble combattre, — toute l’armée le redit le soir même, — l’âme du vainqueur de Fribourg ; ils s’arrêtent et se rallient.

Mais la brigade amenée par Conti est décimée à son tour, et le prince revient sur la division Mackay à la tête de la Maison du Roi. Malgré le tir rapide des fusils anglais, contre lequel ne saurait lutter le tir plus lent de nos mousquets, la Maison du Roi marche, l’arme sur l’épaule. Pas un coup de feu ; tout le long de la ligne, un seul cri : « . Ne tirez pas ! Ne tirez pas ! L’épée à la main ! » Dans cette charge héroïque, le cheval de Conti se cabre et tombe, frappé d’une balle qui devait atteindre le cavalier en pleine poitrine. C’est le second cheval tué sous lui depuis le commencement de la bataille : « Décidément ils en veulent à mon écurie, » dit le prince.

Attaqués à l’arme blanche par la Maison du Roi, les Anglais, dont les fusils sont inutiles pour le corps a corps, et qui se servent mal de la pique et de l’épée, sont perdus. Ils se font tuer sur place. Les cinq régiments de la division Mackay sont massacrés ; le vieux Mackay lui-même tombe et meurt en disant : « Que la volonté de Dieu s’accomplisse ! » Les canons français repris, dix autres pièces conquises, l’infanterie ennemie délogée de la hauteur qu’elle occupait, tel est le glorieux ouvrage de la Maison du Roi

Plus loin, sur la droite, la vigilance et la bravoure du prince de Conti ne sont pas moins efficaces. Grâce à lui, le régiment de Provence débusque des bataillons qui « se sont coulés » sur le flanc de notre ligne et que contenaient les dragons du chevalier de Gassion. Les fantassins ennemis, s’abritant derrière toutes les haies, reculent jusqu’à la plaine, où la cavalerie alliée assiste impuissante à leur échec. Le prince de Conti, les deux Vendôme, le Duc de Bourbon ordonnent à la brigade de Zurlauben de mettre l’épée à la main, la mènent eux-mêmes à l’assaut d’un petit bois, en chassent les défenseurs. Ils disposent leurs troupes derrière les haies bordant la plaine.

On comprend que Luxembourg ait mis dans son rapport au Roi : « M. le prince de Conti, dont la capacité égale le courage et fait qu’il a l’œil à tout ce qui se passe ; » et les paroles de Massillon, bien des années plus tard, semblent à peine exagérées : « Il est partout où la victoire est encore douteuse, et la victoire se déclare dès qu’il paraît. » A sept heures, en cette soirée du 4 août 1692, elle est certaine sur toute la ligne.

Une prompte retraite était la seule ressource de Guillaume. Il se retira en bon ordre derrière le rideau protecteur que lui assurait une région accidentée et couverte, mais il perdait treize cents prisonniers, douze canons, douze drapeaux, et le nombre de ses morts et de ses blessés s’élevait à douze mille. Huit mille Français gisaient dans la plaine, dans les bois, parmi les haies et les fossés.

Le lendemain, Luxembourg commanda de soigner les blessés, sans distinction de parti. Le Duc de Chartres donna l’ordre de les panser à ses frais et prêta ses propres équipages. Le prince de Conti réunit trois cents chariots de l’armée, les conduisit lui-même sur le champ de bataille, les fit charger d’une foule de malheureux dont il sauva la vie.

La maréchal de Luxembourg avait dit à ses lieutenants : « Messieurs, le prince d’Orange a eu l’honneur d’être battu aujourd’hui par les princes et la noblesse de France. » Le public ratifia ce jugement de Luxembourg, lorsque, dans les derniers jours d’octobre 1692, les princes revinrent à la cour. « Monsieur le Duc, le prince de Conti, MM. de Vendôme et leurs amis, écrit Voltaire en une page d’une exquise élégance, trouvaient, en s’en retournant, les chemins bordés de peuple. Les acclamations et la joie allaient jusqu’à la démence. Toutes les femmes s’empressaient d’attirer leurs regards. Les hommes portaient alors des cravates de dentelles, qu’on arrangeait avec assez de peine et de temps. Les princes, s’étant habillés avec précipitation pour le combat, avaient passé négligemment ces cravates autour du cou : les femmes portèrent des ornements faits sur ce modèle ; on les appela des steinkerques. Toutes les bijouteries nouvelles étaient à la Steinkerque. Un jeune homme qui s’était trouvé à cette bataille était regardé avec empressement. Le peuple s’attroupait partout autour des princes ; et on les aimait d’autant plus que leur faveur à la cour n’était pas égale à leur gloire. »

Cette gloire était telle qu’un poète satirique prétendit s’en servir pour diminuer celle de Luxembourg. Au milieu de l’enthousiasme soulevé par la victoire du maréchal, dont le génie avait su vaincre alors qu’il paraissait devoir être vaincu, on répéta dans Paris cette épigramme :


D’une manière triomphale,
Comme César vint de Pharsale,
Luxembourg doit venir ici ;
Mais on nous écrit de l’armée
Que, sans Vendôme et sans Conti,
Il revenait comme Pompée.


Le 10 mai 1693, Louis XIV proposa aux princes du sang d’être de l’ordre de Saint-Louis qu’il venait d’instituer. Conti, devant l’hésitation des autres, répondit au nom de tous. « Il n’y avait personne, affirma-t-il, qui ne se tînt honoré d’être d’un ordre dont le Roi voulait bien être lui-même. » Conti n’avait pas les dix ans de service requis par les statuts. Mais le soldat de Steinkerque était digne de la croix sur le revers de laquelle se lisait, autour de l’épée nue et de la couronne, Bell, virtutis prœm.


Quinze jours ne se sont pas écoulés, et le prince est au Quesnoy, car la campagne de 1693 va commencer.

Le 1er juin, il part avec Luxembourg, rejoint l’armée à Felluy, et la princesse de Conti pleure toute la matinée. Elle se met à table avec le Roi, elle pleure toujours. Les gens les plus insensibles s’attendrissent, et le Roi est obligé de la faire sortir. La princesse a vraiment le don des larmes.

Laissant les dames au Quesnoy, Louis XIV se rend au camp de Thieusies. Avec son armée et celle de Luxembourg, distantes l’une de l’autre d’une demi-lieue, cent dix mille hommes auxquels Guillaume ne peut en opposer que soixante-quinze mille, c’est chose facile de contenir le stathouder et de prendre Liège. On marchera ensuite sur l’armée de Guillaume et on l’anéantira. Le matin du 8 juin 1693, toutes les troupes réunies au camp de Gembloux près de Namur, et ce qui est plus important, tous les généraux considèrent le résultat comme infaillible.

Le lendemain, le duc de Saint-Simon, alors capitaine au Royal-Roussillon-Cavalerie, allait seul à l’ordre chez le maréchal de Luxembourg ; il fut « très surpris de n’y trouver pas une âme. » « Tout était à l’armée du Roi, raconte-t-il dans ses Mémoires. Pensif et arrêté sur mon cheval, je ruminais sur un fait si singulier, et je délibérais entre m’en retourner ou pousser jusqu’à l’armée du Roi, lorsque je vis venir de notre camp M. le prince de Conti, seul aussi, suivi d’un seul page et d’un palefrenier, avec un cheval de main. « Qu’est-ce que vous faites là ? » me dit-il en me joignant ; et riant de ma surprise, il me dit qu’il s’en allait prendre congé du Roi, et que je ferais bien d’aller avec lui en faire autant. « Que veut dire prendre congé ? » lui répondis-je. Lui, tout de suite, dit à son page et à son palefrenier de le suivre un peu de loin et m’invita d’en dire autant au mien et à un laquais qui me suivait. Alors il me conta la retraite du Roi, mourant de rire, et, malgré ma jeunesse, le chamarra bien, parce qu’il ne se défiait pas de moi. J’écoutais de toutes mes oreilles, et mon étonnement inexprimable ne me laissait de liberté que pour faire quelques questions. »

Les préventions du Roi à l’égard du prince de Conti étaient donc justifiées. Le vieil homme n’avait pas changé, celui des lettres de 1685 et des lardons insolents.

Mais que s’était-il passé ? Le Roi avait déclaré la veille au maréchal de Luxembourg qu’il envoyait le Dauphin en Allemagne avec un gros détachement des armées de Flandre et que pour lui il retournait à Versailles. La prise de Heidelberg lui donnait l’espoir de contraindre les princes de l’Empire et l’Empereur lui-même à la paix, si, demeurant sur la défensive en Flandre, on portait le principal effort de la guerre en Allemagne, M. de Boislisle a publié la noble lettre que Louis XIV écrivit alors à Monsieur. Une seule phrase de Louis XIV suffit à confondre les railleries de Conti, les jugements téméraires de Saint-Simon : « Je me suis rendu aux remontrances vives que l’on m’a faites et aux mouvements de ma propre raison, et j’ai sacrifié avec plaisir mon goût et ma satisfaction particulière et ce qui pouvait le plus me flatter, au bien de l’État. »

Même si Conti et Saint-Simon n’avaient pas ignoré cette lettre, ils étaient trop mal disposés pour comprendre les raisons de Louis XIV. « Toute la généralité, » qu’ils rencontrèrent bientôt revenant de chez le Roi, n’était guère d’humeur à leur inspirer des appréciations plus justes. Les maréchaux de Luxembourg et de Villeroy, Monsieur le Duc, le duc de Montmorency, fils aîné de Luxembourg, Albergotti et Puységur « s’écartèrent, mirent pied à terre, et y furent une bonne demi-heure à causer, on peut ajouter à pester. »

Ils eurent, pour se consoler, l’aubaine d’une grande bataille, car le maréchal de Lorge, malgré sa jonction avec le Dauphin, n’entreprit rien en Allemagne, et c’est en Flandre, à Nerwinde, que se donnèrent les grands coups. Nerwinde ! Ce nom évoque l’une des plus belles victoires de Luxembourg, des bataillons français impassibles sous le canon, Guillaume stupéfait proférant le cri célèbre : « Ah ! l’insolente nation ! » des combats furieux dans un village, des rues comblées de cadavres, des escadrons se sabrant dans une plaine.

Au début de cette journée du 29 juillet 1693, Conti mène la droite française à l’assaut des bourgs fortifiés de Rumpsdorp et de Néerlanden, fausse attaque qui doit permettre à l’aile gauche d’enlever Nerwinde plus fortifié encore. De toute la ligne, part un feu terrible. Les vieux officiers de notre armée n’ont « jamais vu une canonnade pareille, ni essuyée si longtemps et de si près. » Emportés trop loin par leur ardeur, les dragons pénètrent jusqu’au dernier retranchement de Néerlanden, une barricade dressée à travers une rue, et sont repoussés à leur tour. Conti rétablit le désordre, les ramène par des défilés, les rallie à Rumpsdorp.

Sur la gauche, du côté de l’attaque réelle, Laër et Nerwinde, véritables bastions reliés par un fossé profond et un parapet à Rumpsdorp et à Néerlanden, sont pris et perdus. Nerwinde est repris et reperdu.

On se battait depuis l’aurore, et il était près de midi. Fallait-il renoncer à acheter la victoire au prix de trop lourds sacrifices ? Comme la plupart des lieutenants généraux, le prince de Conti le pensait. Saint-Simon aperçut alors « dans un petit fond où le canon ne pouvait les incommoder de volée, mais seulement de bond » , les maréchaux de Joyeuse, de Villeroy et de Luxembourg, Albergotti, Montmorency, le Duc de Chartres, le Duc de Bourbon et le prince de Conti. « Le colloque, dit-il, fut vif à les voir et assez long, puis ils se séparèrent. » Conti venait de soutenir son opinion qui était d’abandonner l’entreprise, mais le duc de Chartres avait insisté pour qu’elle fût recommencée avec des régiments qui n’avaient pas souffert, et son opinion était celle de Luxembourg. Nerwinde va être attaqué de trois côtés à la fois, sur la gauche par Conti, de front par Monsieur le Duc. Luxembourg se réserve la droite du village.

Devant l’attaque menée par le prince de Conti à la tête des gardes françaises et des gardes suisses, les ennemis reculent, ils abandonnent les haies et les palissades, chassés, balayés. Sur une barricade de la grande place, Conti plante de sa propre main l’étendard des gardes-françaises. Des bataillons anglais, des protestants français au service des Alliés surgissent, essayent de lui arracher sa glorieuse conquête. « Je le vis à trente pas de moi, combattant comme un lion au milieu d’un tas effroyable de morts et de mourants. » Ces paroles d’un ennemi rappellent les beaux vers du Cid :


Je l’ai vu tout couvert de sang et de poussière
Porter partout l’effroi dans une armée entière.


Tant de vaillance aurait peut-être cédé au nombre. Mais voici Luxembourg sur la droite. Il vient d’anéantir tout ce qui lui résistait. Maître du village, il commande que l’on détruise les talus et les murs des jardins. C’est fort nécessaire pour que les différents corps communiquent entre eux, si les ennemis reviennent à la charge. Ce retour offensif ne tarde guère ; une horrible mêlée recommence, les pentes de la colline de Nerwinde ruissellent de sang, on se bat sur des montagnes de cadavres.

Cependant, Créqui force le parapet qui relie Nerwinde à Néerlanden ; Feuquières entre dans le camp des Alliés, et Conti reçoit l’ordre de pénétrer dans le retranchement. Par des ouvertures ménagées d’avance, la cavalerie s’y introduit. Chaque escadron défile, comme il peut, « à travers les fossés relevés, les haies, les jardins, les houblonnières, les granges, les maisons » dont on abat les murailles gênantes. En vain deux régiments anglais et les gardes de Guillaume obligent à plier les premiers escadrons à peine formés ; en vain la cavalerie hanovrienne, accourant des extrémités du camp, réussit à rompre ces escadrons, « troupes d’élite jusque-là invincibles. » Toute la cavalerie française fait irruption de tous côtés et l’infanterie rase une partie des retranchements. Dans la plaine, quarante mille cavaliers s’entrechoquent sous les yeux du curé de Nerwinde, qui, grimpé au sommet de son clocher, « en eut tout le grand et long spectacle. » Conti, déjà meurtri d’une contusion, reçoit un coup de sabre amorti par le fer du chapeau. Il riposte, et tue l’homme qui l’a frappé. Cinq fois, les charges se renouvellent, et le prince accomplit « des choses dignes des héros de l’antiquité. »

A trois heures de l’après-midi, l’entrée en scène de vingt-deux escadrons, amenés par le marquis d’Harcourt, frappe de terreur la droite de l’ennemi. Les Alliés ont leur gauche pressée vers Néerlanden par un mouvement offensif de la droite française, leur centre bousculé par nos cavaliers, et, derrière eux, la Geete, une rivière aux bords escarpés. Malgré les charges de Guillaume d’Orange et de ses gardes, malgré la retraite en bon ordre de leur gauche, la panique précipite une course folle vers les sept ponts de la Geete. Les fuyards s’y écrasent. Un grand nombre tombent dans la rivière grossie par les pluies. Les noyés s’y entassent et forment « des ponts d’hommes et de chevaux, » où passe le troupeau épouvanté qui accourt derrière eux. Ils abandonnent quinze cents prisonniers, soixante-dix-sept étendards, quatre-vingt-quatre canons et une infinité de chariots.

Si les vainqueurs franchissaient la Geete, Guillaume d’Orange n’aurait bientôt plus d’armée. Mais bêtes et gens sont accablés par la chaleur, les munitions presque épuisées. Sur l’ordre de Luxembourg, la poursuite s’arrête.

Le 18 septembre, Conti mérita, sous les murs de Charleroi, ce qu’on appellerait aujourd’hui une citation à l’ordre du jour. Le maréchal de Villeroy assiégeait cette place avec une partie de l’armée, pendant que Luxembourg le couvrait avec le reste. Conti demeura vingt-quatre heures à la tranchée, malgré la fièvre ; refusa de partir avant d’avoir été relevé, dut être transporté à Mons, où Dodart, médecin de sa femme, et Morin, médecin de son beau-père, vinrent de Paris en poste le soigner, et ne fut guéri que par le quinquina. Charleroi capitula le 11 octobre. La campagne de 1693 était terminée.


Conti arriva à Versailles le 1er novembre, le bruit de ses exploits l’avait précédé depuis longtemps. Luxembourg ne les dissimulait pas dans le billet d’une concision si curieuse où la fierté éclate sous la modestie apparente : « Sire, Artagnan, qui a bien vu l’action, en rendra bon compte à V. M. Vos ennemis y ont fait des merveilles, vos troupes encore mieux. Les princes de votre maison s’y sont surpassés. Pour moi. Sire, je n’ai d’autre mérite que d’avoir exécuté vos ordres. Vous m’avez dit d’attaquer une place et de donner une bataille. J’ai pris l’une et j’ai gagné l’autre. » Les princes de votre maison s’y sont surpassés, quelle sobriété dans la louange ! C’était le style du temps, celui de Turenne écrivant : Un tel « fît très bien, » tel autre (le grand Condé) « fit à son ordinaire. »

L’approbation de Luxembourg fut quelquefois plus explicite. « Ce grand homme, a raconté Massillon, disait tous les jours que le prince de Conti lui apprenait son métier... Combien de fois lui avait-on ouï dire qu’il devait au prince de Conti le principal honneur de ses victoires ? » Beaux éloges, trop beaux sans doute, mais il y a des licences oratoires, comme il y a des licences poétiques.

Luxembourg fit certainement beaucoup pour la gloire de Conti ; Conti fît peut-être plus pour la gloire de Luxembourg, par un mot si juste et si pittoresque, qu’il est demeuré attaché depuis deux siècles au nom du maréchal. On chantait à Notre-Dame un Te Deum pour la victoire de la Marsaille, gagnée le 4 octobre par Catinat. Conti aperçoit Luxembourg dont la petite taille se perd au milieu de la foule. Sous les voûtes, parées des drapeaux conquis à chacune de ses victoires, Conti se fraye un passage jusqu’à Luxembourg, le montre aux assistants en criant : « Place au Tapissier de Notre-Dame ! » « Place au Tapissier de Notre-Dame ! » répète la foule qui se range, et le maréchal avance dans la cathédrale, secondé, comme à Steinkerque, comme à Nerwinde, par le plus populaire des princes, le plus glorieux de ses lieutenants.

Le public a tout loisir devoir le prince de Conti, le dimanche 1er mars 1694, au bout de la terrasse des Tuileries, à la porte de la Conférence, car le prince y demeure une partie de la matinée. Il est juge dans la course des six juments hollandaises du duc d’Elbeuf. M. de Chemeraut a parié quatorze cents louis d’or neufs, plusieurs seigneurs et dames sont de part avec lui ; et voici les termes de la gageure : attelées à un train de carrosse, « les juments de M. le duc d’Elbeuf, en partant de Paris de dessous la porte de la Conférence, ne pourront aller jusques à la grille de Versailles, où ce duc sera obligé de faire tourner son brancard avec les six juments autour d’un pilier dressé devant la première grille, repartir de là pour Paris et arriver en deux heures de temps à la porte de la Conférence, où il sera obligé d’être avant que la seconde soit sonnée. »

Il y a déjà une heure trois quarts que les juments ont quitté la porte de la Conférence. Elles ont atteint la grille du château de Versailles en une heure une minute. Le duc d’Elbeuf les suivait en voiture. Comme un bon sportsman, il a ordonné de ne pas les presser, de mettre le postillon à gauche, en allant, h droite en revenant. A Versailles, le Roi était auprès du pilier, six palefreniers ont fait boire du vin d’Espagne aux six juments, et le duc d’Elbeuf est monté sur le siège du train de carrosse. Les voici ! Elles s’arrêtent sous la porte de la Conférence, une heure cinquante-trois minutes après qu’elles en sont parties.

Il est amusant que l’on ait choisi Conti pour juge de la course. Ce n’est pas la première fois qu’il se trouve en présence de ces six juments. Il les a rencontrées en une matinée moins paisible que celle de ce dimanche de printemps parisien, joie des innombrables promeneurs que la course a entraînés loin de chez eux. Les six juments tiraient le canon du prince d’Orange à la bataille de Steinkerque, et ce sont des prisonnières de guerre.

Il oublie, — ou du moins paraît oublier, car sa simplicité « cache beaucoup d’art, » — qu’il est le héros de Steinkerque et de Nerwinde ; mais le public ne l’oublie pas, le poète Regnard non plus. Conti va souper quelquefois chez Regnard, à l’extrémité de la rue de Richelieu. Le jardin est étroit, la maison est retirée, située là où commencent les cultures maraîchères (près du boulevard actuel), avec vue sur les innombrables moulins à vent étages au penchant de la colline de Montmartre. La chère est fine et saine, car le maître, qui s’y connaît, méprise l’art funeste des cuisiniers, et l’on a des voisines de table fort agréables. De pareils soupers ne sont pas pour déplaire à Conti, et comme Regnard est fier de son invité ! Conti, chante le poète,


Conti, le Grand Conti, que la gloire environne,
Plus orné par son nom que par une couronne,
Qui voit, de tous côtés, du peuple et des soldats,
Et les cœurs et les yeux voler devant ses pas.
A qui Mars et l’amour donnent, quand il commande,
De myrte et de laurier une double guirlande ;
Dont l’esprit pénétrant, vif et plein de clarté,
Est un rayon sorti de la Divinité,
A daigné quelquefois, sans bruit, dans le silence,
Honorer ce réduit de sa noble présence.


Au milieu de ce concert de louanges que pensait le Roi ? Nous savons seulement qu’il disait peu de chose, et même rien. On remarquait qu’il avait adressé des « lettres très honnêtes et très obligeantes » aux deux Vendôme, qui s’étaient signalés à la victoire de la Marsaille, et il n’avait pas écrit à Monsieur le Duc et au prince de Conti, après leurs « merveilles » de Nerwinde. Il avait toujours de l’aversion pour Conti, dont il ne voyait pas d’un œil bienveillant le goût pour Luxembourg ; car, si le Roi se servait du maréchal, il n’aimait ni ses mœurs, ni son ambition. Conti « s’était attaché à Luxembourg comme à son maître par tous les devoirs d’un disciple, » et Luxembourg, trouvant en lui « tout ce qu’il fallait pour en faire un grand capitaine, s’appliquait avec complaisance à le former. »

Conti reçut de Luxembourg plus d’une leçon utile en 1694, et ne se montra pas indigne de son maître en Flandre, bien que la campagne y fût, cette année-là, une campagne sans batailles. Selon l’expression de Voltaire, « on périssait de misère au bruit des Te Deum, » et Louis XIV, ne pouvant diminuer les charges du pays, diminuait les effectifs. Inférieure de quarante mille hommes à l’armée des alliés, l’armée française, commandée par le Dauphin et par Luxembourg, immobilisait Guillaume en menaçant Liège et Maëstricht. Mais un soir, Luxembourg apprend que Guillaume veut traverser l’Escaut entre Audenarde et Tournay, à Espierre, lâcher ses coureurs en Picardie et même en Champagne.

L’ennemi est séparé du pont d’Espierre par vingt lieues, les Français, par quarante-deux, cinq rivières et des défilés. Luxembourg a résolu de devancer l’ennemi. Il part, Conti le suit avec l’infanterie. Dans toutes les villes, Conti a fait préparer du pain, de la bière, de l’eau-de-vie « et d’autres rafraîchissements. » Sans cesse, il va « de la tête à la queue, » hâte « les traîneurs, » empêche « qu’on marche à deux aux endroits où on peut passer à quatre. » Quand Luxembourg lui ordonne d’envoyer au plus vite les grenadiers et les soldats les plus ingambes, Conti se met à leur tête, laisse les autres en arrière ; mais, autant qu’Ulysse, fertile en expédients, il a soin d’emporter tous les drapeaux.

La marche de Luxembourg, le stratagème de Conti vont réussir. Accouru trop tard au pont d’Espierre, sur le bord opposé de l’Escaut, Guillaume aperçoit cette armée qui l’a prévenu d’une façon si extraordinaire, et il se retire, trompé sur le nombre des régiments par le nombre des drapeaux.

Cette marche, qui fut l’admiration des hommes du métier, est bien oubliée aujourd’hui, malgré la médaille qui la commémore, une médaille dessinée par Coypel, avec une légende imaginée par Racine.

C’est vers ce temps-là que Luxembourg, désespérant de conquérir la faveur du Roi, avait recherché celle de son successeur éventuel. Il avait voulu s’emparer de l’esprit du Dauphin. Rien qu’il fût presque septuagénaire et de dix ans plus âgé que Louis XIV, certains accidents de la santé royale avaient encouragé ses rêves, et le prince de Conti, élevé avec Monseigneur, l’avait « mis fort bien auprès » du gros homme blond, un peu épais et lourd, qui était l’héritier de la couronne. Luxembourg était devenu l’un des intimes de la jeune douairière de Conti, cette demi-sœur adorée, de chez qui le Dauphin « ne bougeait. »

« Agréable comme sa mère (Mlle de La Vallière), a écrit Mme de Caylus, elle avait la taille et l’air du Roi son père, et, auprès d’elle, les plus belles et les mieux faites n’étaient point regardées. »

En plaisant à la sœur, on pouvait dominer le frère ; mais il était encore plus aisé d’atteindre le même résultat en choisissant pour lui une maîtresse dont on serait sûr. Or le Dauphin, veuf depuis 1690 et qui ne s’était pas remarié, commençait à goûter extrêmement une fille d’honneur de la douairière de Conti. Marie-Emilie Joly de Choin, fille, — la quinzième ou la seizième, — du baron de Choin, grand bailli de Bourg-en-Bresse, grosse, « écrasée, brune, laide, camarde, avec de l’esprit, et un esprit d’intrigue et de manège, » avait d’abord amusé le Dauphin, puis s’était insensiblement introduite dans sa confiance.

Cette amitié nouvelle n’avait pas échappé à Luxembourg. Conti et lui avaient remarqué que le chevalier de Clermont-Chatte, un parent « ramassé » par Luxembourg et pourvu bientôt d’un brevet de mestre de camp dans les gendarmes de la garde, était prisé du Dauphin, qu’il aimait la douairière de Conti et qu’il en était aimé. Ils proposèrent à Clermont-Chatte, — c’était « un grand homme très bien fait » et un séducteur, — de courtiser la Choin et de l’épouser. Alors peut-être ce que Mlle de Choin avait refusé à l’amour du Dauphin par vertu ou par crainte du scandale, Mme de Clermont-Chatte, ayant un état à la cour, l’eût accordé volontiers. Grâce à elle, on eût gouverné Monseigneur, « pour disposer de l’État, quand il en serait devenu le maitre. »

Clermont-Chatte avait accepté. Il n’avait pas trouvé Mlle de Choin cruelle ; puis, tandis que la douairière de Conti et Mlle de Choin demeuraient à la cour, Monseigneur qui aimait la fille d’honneur, Clermont-Chatte qui était aimé de la fille d’honneur et de la princesse, Luxembourg et Conti qui avaient favorisé ces quadruples amours, étaient partis pour l’armée de Flandre, sans que le Roi eût découvert l’intrigue.

Mais il avait entrevu quelque chose et il n’avait pas « oublié de se servir du secret de la poste. » Il avait connu tous les sentiments, tous les projets de Clermont et de la Choin. Il avait lu la lettre où Clermont sacrifiait à la demoiselle la correspondance de sa princesse et la lui livrait. Dans cette lettre qui « accompagnait le sacrifice, » la douairière de Conti « était traitée sans ménagement. Monseigneur n’était marqué que sous le nom de leur gros ami, et tout le cœur semblait se répandre. »

Un après-dîner, ne sortant pas à cause du mauvais temps, le Roi avait mandé la princesse dans son cabinet, il l’avait chapitrée, il l’avait confondue en lui montrant ses lettres et celles de Clermont ; plus encore, en la forçant de lire celles de Clermont à la Choin, il l’avait vue à ses pieds dans les « sanglots, » les « pardons, » les « désespoirs » et « la rage, » implorant « justice et vengeance. »

Au moment où la marche du pont d’Espierre venait de réussir si triomphalement, Luxembourg et Conti ignoraient sans doute encore tout cela ; mais ils avaient appris déjà que Mlle de Choin était chassée, obligée de se retirer à l’abbaye de Port-Royal, rue de la Bourbe ; et Luxembourg avait reçu l’ordre d’envoyer Clermont-Chatte à Tournay. Plus tard, le galant de la princesse de Conti, l’amant de Mlle de Choin, dut se démettre de toutes ses charges. Il fut exilé en Dauphiné et ne revint que sous la Régence. Luxembourg vécut plusieurs jours dans les transes. L’inquiétude de Conti fut aussi très réelle. Heureusement, Luxembourg était nécessaire, et Conti semblait beaucoup moins coupable que lui. Ni à l’un, ni à l’autre, le Roi ne dit un mot de ce qu’il avait découvert, lorsqu’ils revinrent à la cour ; il se contenta du plaisir d’avoir renversé leur savant édifice.


Pareille aventure n’était pas faite pour atténuer le mauvais vouloir du Roi, obtenir au prince de Conti ce commandement des armées, l’objet de ses rêves, et dont il était digne.

Il le sollicita cependant ou plutôt Monseigneur le sollicita pour lui au printemps 1695. Luxembourg était mort le 4 janvier, enlevé par une péripneumonie. Monseigneur supplia son père de mettre le prince de Conti à la tête de l’armée de Flandre ; mais Louis XIV choisit le maréchal de Villeroy. L’empressement du Dauphin parut au Roi fort impolitique. Louis XIV se souvenait toujours que le Grand Condé et l’avant-dernier prince de Conti, père du prince « d’aujourd’hui, » lui avaient fait la guerre durant la Fronde. Monseigneur oubliait-il donc ? Si le prince de Condé eût gagné la bataille du faubourg Saint-Antoine, le Roi « aurait partagé le Royaume avec lui. » Il était surpris que le Dauphin « osât lui demander un commandement de cette importance pour un prince de cette maison ; leurs intérêts et ceux de l’Etat ne permettaient pas de les rendre jamais plus puissants qu’ils n’étaient. »

Au lieu de commander l’armée de Flandre, Conti dut y servir sous le maréchal de Villeroy. Il pria, dit-on, Louis XIV de ne pas l’y envoyer. Il n’avait pas tort. C’est dans cette campagne que l’incapable Villeroy mérita les quolibets des Parisiens, l’épée de bois attachée à sa porte par un baudrier de paille, les navets et les pommes pourries dont son maître d’hôtel fut criblé à la halle. Villeroy ne sut pas profiter des imprudences de Guillaume. Le 14 juillet 1695, il laissa le prince de Vaudémont et l’arrière-garde du stathouder s’échapper du camp où il pouvait les écraser. Conti et les autres princes du sang eurent beau être « les premiers à tout, » la poursuite, commencée trop tard, fut vaine. On manqua l’occasion d’amener la levée du siège de Namur investie par Guillaume, et peut-être la fin de la guerre.

La marche de Villeroy à la rencontre de l’armée d’observation, postée sur les bords de la Mehaigne, ne réussit pas davantage. Nous n’en parlerions même pas, si le prince de Conti n’avait pas chargé avec la cavalerie qui culbuta un corps ennemi, le poursuivit jusqu’à ses retranchements, ramena quelques étendards. Commandant l’infanterie, le prince devait s’abstenir, mais il ne voulut pas se priver du plaisir de la charge. Ce petit trait n’est pas inutile pour compléter la physionomie d’un héros.

Le 2 septembre 1695, fut signée la capitulation de Namur. Trois semaines après ce triste événement, Conti revint à la cour.

Depuis sept ans, il a servi à chaque campagne. Volontaire en 1689, il est en 1695 lieutenant général. La guerre va toucher à sa fin. Il n’est pas probable qu’il parvienne jamais, sous le règne de Louis XIV, au commandement des armées. Mais la Fortune va faire briller encore à ses yeux, presque à portée de sa main, des richesses, une belle principauté souveraine, une couronne royale. Heureux s’il peut les atteindre !


LE ROI DE POLOGNE

A la mort du roi de Pologne Jean Sobieski, arrivée le 17 juin 1696, les seigneurs qui formaient, dans la République polonaise, le parti français eurent l’idée de faire nommer par la diète future le prince de Conti. Sobieski l’avait demandé jadis pour roi, avec Turenne comme tuteur, en 1672, du temps où il ne songeait pas à la couronne pour lui-même ; mais alors on connaissait fort peu le prince de Conti qui n’avait que huit ans. Au contraire, en 1696, le prince de Conti était dans sa trente-troisième année, et sa qualité maîtresse était bien précieuse pour un candidat. On pouvait espérer que chaque noble de Pologne serait du même avis que Mme de Caylus : « Jamais, je ne dis pas un prince, mais aucun homme n’a eu au même degré que lui le talent de plaire. »

Tandis que les Polonais le désiraient, et que Louis XIV, dans les instructions qu’il adressait à son ambassadeur en Pologne le 26 juillet 1696, le rangeait au nombre de ses candidats, le prince de Conti était en Flandre sous les ordres du maréchal de Villeroy, occupé à des marches, à des fourrages, à de petits combats, dont le récit serait fastidieux. Le 31 août, comme les autres princes du sang, il était rappelé à la cour, et, dès le début de septembre, Louis XIV lui parlait de ses projets.

L’élection du prince de Conti au trône de Pologne n’était pas un avantage que la France pût dédaigner. « Lorsqu’il est question de millions d’or pour la Pologne, je vendrais tout mon bien, j’engagerais ma femme et mes enfants, et j’irais à pied toute ma vie pour y fournir, s’il était nécessaire. » Colbert, qui écrivait cette phrase, en 1666, voyait clairement quel précieux allié serait pour la France un Etat capable de lui rendre, à l’Est de l’Europe, les mêmes services que la Turquie, toujours prêt à prendre l’Empire d’Allemagne à revers en cas de conflit avec l’Empereur. Le rôle joué par le Tsar à la fin du dix-neuvième siècle, au début du vingtième, pouvait être celui de la Pologne. Malheureusement, la Pologne n’avait pas la puissance dont fut douée si longtemps la Russie autocratique

Vaste contrée, touchant, au Nord, à la mer Baltique, descendant au Sud-Est vers la Mer-Noire, dont le littoral était turc, s’étendant, du côté de la Russie, vers le Dnieper, et atteignant presque l’Oder du côté de l’Empire, la Pologne, avec son annexe du grand-duché de Lithuanie, était quasi sans gouvernement. Tout a été dit sur son anarchie, sa noblesse « constituant à peu près tous les ordres de l’Etat, » cohue disparate de gentilshommes égaux entre eux ; sur ses châteaux, vieux manoirs souvent rajeunis à l’italienne ou à l’orientale, vers lesquels pendant l’hiver, — l’hiver est la saison des longues beuveries, comme l’été celle de la politique, — accourent en traîneaux d’innombrables invités, clients nourris par le magnifique maître du lieu et qui rempliront la maison, nuit et jour, du bruit des fêtes, des brusques querelles et des non moins brusques réconciliations.

Régner dans un lointain pays, au sommet d’un Etat anarchique, ne devait pas sembler très enviable à un prince témoin de la puissance de Louis XIV. C’était de plus renoncer aux splendeurs de la cour de France, aux plaisirs de Paris. Regnard avait fait, en 1683, le voyage de Pologne, et, par les récits du poète, Conti pouvait connaître un peu Varsovie. « Cette ville, disait Regnard, est assise sur la Vistule, qui vient de Cracovie et qui apporte bien des commodités de Hongrie, et particulièrement le vin le plus excellent qu’on puisse boire. Il n’y a rien de remarquable que la statue de Sigismond III, mise par son fils Uladislas, qui est à l’entrée de la porte, sur une colonne de jaspe... La figure est dorée de plus d’un ducat épais. La ville est très sale et très petite, et ne consiste proprement qu’en sa grande place, au milieu de laquelle est la maison de ville et autour quantité de boutiques d’Arméniens, fort richement garnies d’étoffes et de marchandises à la turque, comme arcs, flèches, carquois, sabres, tapis, couteaux et autres. Il y a une très grande quantité d’églises et de couvents. » Regnard parlait aussi du château dans lequel il avait remarqué « une très belle tapisserie relevée d’or, apportée de France » par Henri III, et dont « une partie avait été engagée aux habitants de Dantzick » par un de ses successeurs, pour subvenir aux nécessités de l’Etat ; du palais Casimir « bâti par la Reine défunte, » alors « si délaissé que tout y fondait, » mais fort commode avec ses chaises volantes, analogues à celles de Versailles et de Chantilly, ancêtres de nos modernes ascenseurs ; du palais Lubomirski, appelé Jesdoua, situé à une portée de canon de la ville, célèbre par les bains de ses jardins, sa galerie de tableaux, et du palais Morstain, « le plus superbe de tous. » Il n’y avait pas là de quoi éblouir le prince de Conti, qui estimait peut-être, comme Spanheim, l’envoyé de Brandebourg, que « cette couronne était au-dessous de lui. » Enfin, si l’on en croit Saint-Simon, la perspective de vivre à des quatre cents lieues de sa belle-sœur Madame la Duchesse donnait à penser au roi éventuel de Pologne que sa royauté serait un cruel exil.

Fille du Roi et de Mme de Montespan, la Duchesse de Bourbon tenait de sa mère « une figure formée par les plus tendres amours, » « un esprit fin, amusant, badin » et la verve la plus caustique. « M. le prince de Conti, raconte Mme de Caylus, ouvrit les yeux sur les charmes de Madame la Duchesse à force de s’entendre dire de ne la pas regarder : il l’aima passionnément, et, si, de son côté, elle a aimé quelqu’un, c’est assurément lui... Cette affaire a été menée avec une sagesse et une conduite si admirables qu’ils n’ont jamais pu donner aucune prise sur eux, si bien que Madame la Princesse (mère de Monsieur le Duc) fut réduite à convenir qu’elle ne soupçonnait cette galanterie, que parce que M. le prince de Conti et elle paraissaient faits l’un pour l’autre. » Et malgré tout cela, cet homme, si amoureux de sa belle-sœur, témoignait à sa femme infiniment de considération, de confiance et même de tendresse.

Le diplomate qui, en sa qualité d’ambassadeur de France, allait être chargé de soutenir la candidature du prince de Conti, était un cadet de très grande maison, l’abbé de Polignac, plus tard cardinal, si connu des lettrés pour son poème latin de l’Anti-Lucrèce, alors âgé de trente-cinq ans, et, depuis 1693, accrédité à Varsovie.

Nul n’était mieux choisi pour préparer les voies au prince de Conti. Il possédait l’art de persuader, il avait les grâces, le savoir, « le débit le plus agréable, » la voix touchante, « une éloquence mâle ; douce, insinuante, des termes justes, des tours charmants. » Partout où il avait passé, il avait su plaire. On a souvent cité le mot de Louis XIV : « Je viens d’entendre un jeune homme qui m’a toujours contredit, sans que j’aie pu me fâcher un moment, » et le jugement du pape Alexandre VIII, en 1689 : « Ce jeune abbé est un séducteur. »

Ajoutons que Mme de Sévigné le goûtait infiniment : « C’est, disait-elle un jour à M. de Coulanges, un des hommes du monde dont l’esprit me parait le plus agréable ; il sait tout, il parle de tout ; il a toute la douceur, la vivacité, la complaisance qu’on peut souhaiter dans le commerce. » De même que le prince de Conti, « il voulait plaire au valet, à la servante, comme au maître et à la maîtresse. Il butait toujours, nous affirme Saint-Simon, à toucher le cœur, l’esprit et les yeux... D’ailleurs tout occupé de son ambition, sans amitié, sans reconnaissance, sans aucun sentiment que pour soi, faux, dissipateur, sans choix sur les moyens, mais avec des voiles et des délicatesses qui lui faisaient des dupes. »

Polignac se donna tout entier, qualités et défauts, — et, pour un diplomate, quelques-uns de ces défauts étaient des qualités, — aux préparatifs de l’élection. Le grand trésorier Lubomirski et plusieurs seigneurs polonais ne lui avaient pas caché qu’ils désiraient ardemment le prince de Conti. Ils le préféraient aux autres candidats éventuels, à l’électeur de Bavière, au prince de Bade, surtout au prince de Neubourg et au duc de Lorraine Léopold, fils aîné du feu duc Charles V, que patronnait l’Empereur.

Louis XIV avait hésité d’abord à présenter aucun prince de son sang, car il craignait d’être entraîné à de trop fortes dépenses ; puis il s’était assez promptement ravisé. Et, comme les Polonais paraissaient décidés à ne pas élire un roi de leur nation, on avait lieu d’espérer que le prince de Conti serait choisi, car il passait pour un capitaine, et Lubomirski l’avait vu faire la guerre en Hongrie « d’une manière à n’être jamais oubliée. »

Malheureusement, les grands seigneurs de Pologne profitaient des interrègnes pour rétablir leurs affaires, et la couronne, au lieu d’être donnée au plus digne, risquait de se vendre au plus offrant. La noblesse polonaise était d’ailleurs fort méfiante. Comme le disait un peu plus tard Polignac, il fallait tout au moins « montrer aux Polonais les coffres ou leur donner des arrhes. » Mais la France était épuisée par la guerre de la ligue d’Augsbourg qu’elle soutenait victorieusement contre la moitié de l’Europe. Les fameuses paroles de Colbert en 1666 n’étaient plus de saison en 1696. Loin de vouloir engager tout son bien, Louis XIV n’entendait promettre que cent mille livres de pensions. Il espérait que la reine de Pologne, veuve du roi Sobieski, une Française qui s’était appelée autrefois Mlle d’Arquien, se liguerait avec Polignac et défendrait les intérêts français. Il avait compté sans l’ambition, les caprices, les furies de son ex-sujette.

Celle-ci lui en avait voulu longtemps de ce qu’il n’avait pas érigé, pour son père, le marquisat d’Arquien en duché-pairie, Le marquis d’Arquien ne reçut jamais que le cordon bleu, et c’est seulement vers l’âge de quatre-vingt-dix ans qu’il dut à son gendre Sobieski, de devenir cardinal, un cardinal fort peu dévot qui ne disait jamais de bréviaire et s’en vantait.

Marie d’Arquien était la digne sœur de cette marquise de Béthune que l’abbé de Choisy nous montre jetant le contenu de certain vase à la tête d’un mari surpris en trop heureuse fortune. Cette fille d’un simple gentilhomme du Berri, qui, dans ses lettres, appelait Louis XIV « Monsieur mon Frère, » et signait : « Votre bonne Sœur et très affectionnée Marie-Casimire, Reine, » était un redoutable adversaire à cause de son caractère passionné et de sa décourageante obstination. « Vous êtes la meilleure créature du monde, disait un jour Sobieski à sa femme, mais il faut du beau temps pour vous comme pour le foin, et, quand d’aventure nous ne voulons pas quelque chose ou que nous nous entêtons à quelque chose, il n’y a plus. moyen de nous faire bouger. » Or, la reine de Pologne n’avait pas voulu patronner la candidature de ses deux fils cadets, Alexandre et Constantin, elle assurait que son gendre, l’électeur de Bavière, ne briguait pas la couronne. Seul, l’aîné, le prince Jacques Sobieski, était son candidat.

On pouvait s’en étonner, car elle aimait peu ce fils au corps disgracié, qui se couvrait le visage de mouches et parlait d’une voix de fausset, jeune homme léger, qui, après la mort de Sobieski, avait traité sa mère indignement. « Je mettrai, n’en disait pas moins la reine de Pologne, tout ce que j’ai de bien pour sauver la couronne à ma famille ; si je la perds, en profite qui pourra. »


Elle réussit à empêcher la diète, composée du Sénat et de la Chambre des nonces, de donner audience à l’ambassadeur de France. Un des nonces se retira, et avoua plus tard, moyennant six cents écus, qu’il en avait reçu trois cents de la Reine pour forcer, par son départ, la diète à se séparer. Il n’y a pas lieu de raconter ici les longues négociations de Polignac. Nous ne citerons pas les interminables dépêches qui arrivaient à Versailles un mois environ après qu’elles avaient quitté Varsovie. On y voit l’abbé endoctrinant les seigneurs polonais, épuisant, à les acheter, l’or de son maître, s’en faisant prêter, s’il n’en a plus, par les gens qui sont à sa solde ; un jour qu’il veut offrir des pendants d’oreilles à la grande trésorière Lubomirska, empruntant plusieurs milliers d’écus au grand trésorier Lubomirski, concluant d’onéreux traités ; et, parce que la coutume des rois de Pologne est de ne pas tenir les engagements pris avant l’élection, acceptant l’inacceptable. Conti est épouvanté, déjà il a vendu deux terres pour expédier six cent mille livres à Dantzick. Louis XIV est encore bien plus mécontent ; car, en cas de succès, il remboursera la somme au prince, et il se trouve engagé malgré lui à verser près de six millions de livres ; et, par chaque ordinaire, il est instruit d’une nouvelle dépense sans jamais en connaître le détail. Si l’on ne peut obtenir l’élection aux conditions qu’il a permis d’accorder, huit cent mille livres dont six cent mille sont en Pologne, cent mille livres de pensions et trois millions pour l’armée, l’ambassadeur de France devra favoriser un autre candidat, le prince Alexandre, qui serait aidé sans doute par la reine sa mère.

Le prince Alexandre et son frère le prince Constantin sont alors à Paris, avec leur suite, un gouverneur, un valet de chambre de confiance, le sieur Dupont, le comte de Denhoff, colonel des gardes, quelques gentilshommes polonais et huit domestiques. Le sieur Dupont apporte une somme de trois cent mille ducats, dont une partie est déposée à la Monnaie et l’autre placée « sur le revenu des postes aliéné au denier douze, » pour avoir cent cinquante mille livres de rente. » C’est Polignac qui a conseillé à la reine de Pologne d’envoyer si loin cet énorme capital. L’ingénieux abbé insinue à Louis XIV que l’on pourra au besoin l’employer contre elle. Sa pensée suit les Sobieski à Paris et à Versailles. Il tremble qu’on ne leur témoigne trop d’empressement en public, car Marie-Casimire veut laisser croire aux Polonais que son fils Alexandre va faire, à la cour du Grand Roi, quelque « mariage d’importance, » et revenir ensuite à Varsovie « briguer la couronne. »

Le 27 novembre 1696, vers midi, le marquis Jaroslaw et le comte de Pommergean — ce sont les noms que les princes de Pologne ont choisis pour assurer un incognito d’autant plus nécessaire que leur rang est moins certain — sont conduits à Versailles dans le cabinet du Roi. Louis XIV est debout et découvert. Ils entrent avec la marquise de Béthune, leur tante, le ministre Torcy, Sainctot, introducteur des ambassadeurs, et leurs gentilshommes polonais. Le marquis Jaroslaw, âgé de dix-neuf ans, est bien fait et spirituel, le comte de Pommergean, qui n’en a pas dix-sept, « ne parle quasi jamais. » Tous deux ils saluent le Roi, et après un demi-quart d’heure de conversation, ils le voient s’incliner pour marquer qu’il a reçu la visite ; ils se retirent et vont diner chez Torcy.

Le 18 décembre, au lieu de baiser la robe de la Princesse (on appelle ainsi la future Duchesse de Bourgogne, arrivée le 5 novembre de la cour de Savoie), ils sont admis à baiser la Princesse elle-même, honneur qui n’est accordé qu’aux maréchaux de France, aux grands officiers de la couronne, aux ducs et pairs et aux princes. Ils vont chez Monsieur à Saint-Cloud, et sont accueillis avec beaucoup d’obligeance à l’hôtel de Conti. Ils logent rue de Richelieu, dans une maison qu’on vient de mettre en communication avec celle de la marquise de Béthune, et y sont défrayés de tout.

C’est là qu’ils donnent un bal dans une salle toute tendue de noir ; et cette décoration lugubre, destinée peut-être à concilier les exigences du deuil de leur père et celles de leurs plaisirs, parait singulière. Pour ces plaisirs, ils ont chacun dix pistoles par jour, et ils s’amusent si fougueusement — immersi nelle delizie di questa città, dit l’ambassadeur vénitien, — ils montrent tant de goût pour les femmes et pour les vins de France, que la marquise de Béthune, impuissante à modérer l’ardeur de ses neveux, écrit à sa sœur une lettre contresignée du gouverneur et du valet de chambre. Après le carnaval, ils sont bien forcés de s’arracher à cette vie de désordre, pour aller, en Nivernais, rendre leurs devoirs à une vieille tante de la reine de Pologne et, en Berri, à deux religieuses. Quel carême pour nos deux libertins !

De leur séjour en France, Marie-Casimire s’est servie pour perdre Polignac dans l’esprit du Roi. Non contente de se plaindre à la marquise de Béthune et au Roi lui-même, elle envoie à Dupont, le valet de chambre de confiance qui accompagne ses enfants, des doléances plus perfides encore, aussitôt communiquées à Versailles. Elle réussit même à faire craindre au Roi que l’ambassadeur ne se soit engagé pour vingt millions.

Le 1er avril 1697, l’abbé de Châteauneuf, si connu alors à cause de son amitié pour Ninon, et dont on se souvient aujourd’hui, parce qu’il a été le parrain de Voltaire, arrive sur le territoire de la République. Il apporte des lettres de change qui vont élever à huit cent mille livres le total des sommes déjà expédiées de France. Il vient demander le compte de tout ce qui a été dépensé ou promis, démentir une partie des promesses de Polignac, tout en maintenant la candidature du prince de Conti, s’il reste quelque chance de succès. Un mois s’est à peine écoulé, et Louis XIV a deux quémandeurs au lieu d’un. C’est d’accord avec Châteauneuf que Polignac essaye d’acheter l’évêque de Cujavie, Stanislas Dombski, en « faisant marché avec son théologien à deux mille écus comptant, huit mille le jour de l’élection et dix mille ensuite, » marché bientôt résilié par l’évêque en une lettre généreuse qui « cache peut-être quelque dépit, contre une somme aussi modique, » et incite les diplomates à se montrer moins parcimonieux. Il leur faut maintenant, outre les huit cent mille livres destinées aux particuliers, deux cent mille écus pour les faux frais, en espèces et avant le 25 mai, dix jours après l’ouverture de la diète préparatoire. Quant à l’élection, elle se fera non par les députés de la noblesse, mais par la pospolite, c’est-à-dire par la noblesse elle-même tout entière assemblée dans la plaine de Varsovie.

Polignac et Châteauneuf comptaient sur l’armée pour soutenir le roi légitime et réduire les rebelles en attendant son arrivée. « Le roi légitime, pensaient-ils, sera celui qui la payera le premier. » Ce devait être aussi celui qui serait présent. Le prince de Conti reçut donc bientôt une lettre des deux abbés, qui le suppliait de se mettre en route pour venir prendre possession de son royaume dès qu’il serait élu. Un candidat malheureux pouvait en effet soulever ses partisans, marcher sur Cracovie, y être couronné. Au contraire, si le prince de Conti se tenait en vue des côtes de Prusse, sur une flotte commandée par Jean Bart, nul doute que l’élection ne fût unanime. « Il faut, concluaient Polignac et Châteauneuf, que Votre Altesse hasarde pour conquérir une couronne. »

Hasarder, le prince de Conti ne s’en souciait pas. Il consentait à vendre des terres pour se procurer de l’argent, il écrivait volontiers et fort gracieusement au cardinal Radzieiowski, primat-interroi, et aux principaux seigneurs de Pologne ; il dînait avec plaisir à la campagne chez Samuel Bernard, le plus puissant banquier de l’Europe, pour hâter l’envoi des six cent mille livres ; mais il ne se sentait aucun goût pour le rôle de chevalier errant.


Tandis que le prince de Conti semblait dédaigner la fortune qui s’offrait à lui, un voisin de la République polonaise, le jeune électeur de Saxe Frédéric-Auguste, qui, en sa qualité de protestant, ne pouvait songer à la couronne de Pologne, brûlait déjà d’être roi. Przebendowski, castellan de Kulm, un partisan du prince Jacques, acheté, — pas assez cher, — par Polignac, conseillait à l’Electeur d’abjurer, citait des précédents. Comme Paris, la Pologne valait bien une messe.

Frédéric-Auguste massa des troupes du côté de Torgau, fit monnaie de tout, fit même de la fausse monnaie. Dans ses coffres, il entassa des millions. A Rome, il laissa espérer sa conversion ; à Louis XIV, avec qui il était en guerre et qui d’ailleurs refusa ses offres, il proposa, en échange de son appui et de ses subsides, une alliance offensive et défensive ; au cardinal Radzieiowski, à Polignac, à Châteauneuf, il dépêcha un envoyé. Lui-même, il alla trouver un de ses parents, Christian-Auguste de Saxe-Naumbourg, évêque de Javarin, protestant converti en 1693, dont l’abjuration avait eu des mobiles fort peu désintéressés. Le 2 juin 1697, l’évêque et l’Electeur se rencontrèrent à Baden près de Vienne, et l’évêque attesta que son très cher et très honoré cousin, absous par lui de toute hérésie et de tout péché, avait abjuré le luthéranisme, fait profession de la religion romaine, et communié de sa main avec beaucoup de dévotion et de respect. Beau certificat latin, très précieux en Pologne, et qui permit à Frédéric-Auguste d’écrire au cardinal Radzieiowski qu’il professerait publiquement sa religion, aussitôt qu’il serait sur le trône.

Le 23 juin 1697, l’énergie de Polignac et l’opposition de Pryemski, échanson de la couronne, empêchèrent le cardinal, dont soixante mille écus entretenaient les sentiments pour la France, de s’accommoder avec l’électeur de Saxe. Malgré les menées de l’Electeur, le parti français demeurait puissant en Pologne. Quelques-uns de ses chefs comptaient parmi les palatins ou gouverneurs, qui avaient sous leurs ordres des castellans ou châtelains, et semblaient, dit un contemporain, « autant de rois : on les voyait aller aux diètes avec douze mille hommes à leurs gages, troupes ou domestiques et quatre pièces de canon, dont ils ornaient les avenues de leurs palais. » Le prince de Conti avait notamment pour lui le grand général de Lithuanie, Jean-Casimir Sapieha, palatin de Vilna, dont l’esprit était mince, mais la puissance considérable et les façons royales. Lorsque le prince Sapieha passait dans Varsovie, se rendant à quelque visite de cérémonie, le cortège de cet homme, qui avait à son service une garde où figurait une compagnie de janissaires, remplissait les rues de sa magnificence. Ce prince si fastueux, l’abbé de Polignac se l’était attaché, lui et toute sa famille, pour quatre-vingt mille écus. Malheureusement, le lien était peu solide.

L’électeur de Saxe était un adversaire plus redoutable qu’aucun des princes étrangers qui avaient brigué ou briguaient encore la couronne de Pologne : Pierre, tsar de Moscovie ; Jacques, roi détrôné d’Angleterre ; Don Livio Odescalchi, neveu du pape Innocent XI ; le duc Lorraine, le prince Charles de Neubourg, l’électeur de Brandebourg, l’électeur de Bavière et le prince Louis de Bade. Jacques Sobieski venait de se désister en faveur du prince Charles de Neubourg, mais ses partisans se ralliaient à l’électeur de Saxe. Le parti de Frédéric-Auguste était cependant moins nombreux que celui du prince de Conti. Par malheur, l’argent du roi de France n’arrivait pas, et Conti lui-même ne se hâtait guère d’arriver. L’Electeur au contraire, qui se montrait fort généreux et promettait, avec la conquête de la ville de Kaminieck, tombée au pouvoir des Turcs et très regrettée par les Polonais, dix millions de florins, se tenait sur la frontière, à la tête de ses troupes, décidé à envahir la Pologne au lendemain de l’élection.


LA FORCE.

  1. Voyez la Revue des 1er avril et 1er mai.