Duc de la Force
Le Grand Conti
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 172-188).
LE GRAND CONTI

II[1]


A CHANTILLY

Condé à Chantilly ! Que de beauté évoquent ces simples mots ! Les paroles de Mme de Sévigné reviennent à la mémoire : « Monsieur le Prince est dans son apothéose de Chantilly ; il vaut mieux là que tous les héros d’Homère. » On croit entendre les phrases harmonieuses de Massillon qui commencent comme une période de Virgile : « Là, dans un glorieux loisir, le Grand Condé jouissait du fruit de sa réputation et de ses victoires ; et, ayant jusque-là vécu pour la postérité, il vivait enfin pour lui-même. » Mais la voix de Bossuet couvre toutes les réminiscences : « Sans envie, sans fard, sans ostentation, toujours grand dans l’action et dans le repos, il parut à Chantilly comme à la tête des troupes. Qu’il embellît cette magnifique et délicieuse maison, ou bien qu’il munît un camp au milieu du pays ennemi, et qu’il fortifiât une place ; qu’il marchât avec une armée parmi les périls, ou qu’il conduisit ses amis dans ces superbes allées au bruit de tant de jets d’eau qui ne se taisaient ni jour ni nuit : c’était toujours le même homme, et sa gloire le suivait partout... Ce n’était pas seulement la guerre qui lui donnait de l’éclat : son grand génie embrassait tout : l’antique comme le moderne, l’histoire, la philosophie, la théologie la plus sublime, et les arts avec les sciences. Aussi, sa conversation était un charme, parce qu’il savait parler à chacun selon ses talents ; et non seulement aux gens de guerre, de leurs entreprises ; aux courtisans de leurs intérêts, aux politiques de leurs négociations ; mais encore aux voyageurs curieux, de ce qu’ils avaient découvert, ou dans la nature, ou dans le gouvernement, ou dans le commerce ; à l’artisan de ses inventions ; et enfin aux savants de toutes les sortes, de ce qu’ils avaient trouvé de plus merveilleux. »

Mieux qu’une description minutieuse, le large tableau de Bossuet donne la sensation du spectacle admirable de Chantilly, animé, éclairé et comme transfiguré par la présence d’un homme de génie. Il permet d’observer que les qualités étonnantes célébrées par l’évêque de Meaux chez Condé, cette universalité de connaissances et d’aptitudes, sont précisément les mêmes que l’abbé Fleury et Saint-Simon remarquaient chez Conti. Massillon se laisse à peine entraîner aux exagérations laudatives, lorsqu’il dit : « Un si beau naturel et de si grandes espérances dans un neveu si chéri tiraient des yeux du prince de Condé des larmes de joie, d’admiration, de tendresse : il se voyait revivre en lui ; il y retrouvait toutes ses rares qualités (osons le dire après lui) sans y retrouver ses défauts. La nature même avait tracé jusque dans la ressemblance de leur visage celle de leur âme. Il achève, il embellit, en le formant, sa propre image. »

Massillon se contente ici de parer des grâces de son style les documents qu’il tient de Fleury. Nous savons, par le précepteur, que Conti s’éloigna fort peu de Monsieur le Prince en 1686. Il apprenait de son oncle l’art de la guerre, recueillait des détails sur ses campagnes, « ses desseins, les raisons de l’exécution, » des « jugements sur le succès, sur sa conduite et celle des autres généraux, leurs fautes et les siennes. » Tout cela, Conti se hâtait de l’écrire. « C’est lui-même qui me l’a dit, » affirme l’abbé Fleury. Le fait est cependant contesté, et l’on ne peut que regretter, s’il est exact, que de pareils monuments n’existent plus, et que nous n’ayons pas, rédigés par Conti, les Mémoires de Condé.

Vraiment, François-Louis de Bourbon n’était pas à plaindre, ayant le héros pour mentor, et, pour exil. Chantilly avec sa giboyeuse forêt, ses amples avenues, son canal, ses cascades, rivales de celles de Versailles, les deux châteaux, le grand, tel que l’avait, au XVIe siècle, transformé Chambiges, le petit, dont Mansart était en train de construire une nouvelle façade.

Les hôtes étaient dignes du séjour. L’élite de l’Europe s’y empressait. Les visiteurs non annoncés gagnaient, par la voiture publique de Senlis, La Chapelle-en-Serval ; ils y prenaient « une commodité, » qui les conduisait aux bonnes hôtelleries de Chantilly, la Croix-Blanche, la Grande-Barbe, le Grand-Cerf, d’où ils pouvaient venir faire leur cour à Monsieur le Prince.

Les invités, au contraire, partis de Paris dans un carrosse de l’hôtel de Condé, montaient au village de Louvres dans une autre voiture, descendaient au château, et recevaient une hospitalité si large, qu’un méchant tireur comme Boileau, grand gaspilleur de poudre, mais incapable de tuer une pièce de gibier, était autorisé à chasser, au scandale du capitaine des chasses.

En 1686, quelques-uns des habitués de Chantilly étaient morts, et le maître de maison lui-même ne quittait plus guère son fauteuil de goutteux. La compagnie la plus brillante et la plus choisie n’en continuait pas moins à entourer le héros. Nul doute que les vingt-deux ans de ce prince de Conti, si apte à toute chose, doué d’une si prodigieuse faculté d’assimilation, n’aient singulièrement profité au contact de tant d’esprits remarquables.

Le prince de Conti d’ailleurs variait ses plaisirs. À ceux de l’esprit qui le charmaient, il ajoutait souvent les plaisirs de la chasse et du jeu. Au mois d’août 1686, il joue à l’hombre, et chasse tous les deux jours. Il part en carrosse. Accompagné de M. de La Rue, il va tirer avec ses gentilshommes, le chevalier de Sillery, le chevalier d’Angoulême, M. de Marège, au delà de la petite rivière de Chaumontel, ou, sur la rive droite de l’Oise, entre Saint-Leu et Montataire, ou du côté de Louvres pour ménager le gibier de Chantilly, ou encore… Mais gardons-nous d’arpenter avec lui toutes les terres de Monsieur le Prince.

Tantôt on part après le dîner, et l’on chasse jusqu’au soir, tantôt on quitte Chantilly dès sept heures du matin. Vers midi, on « mange un morceau au coin d’une haie, » ou l’on s’arrête dans une ferme, et l’on vide ses « cantines, » et les œufs frais et même les œufs durs sont les bienvenus, car l’on ne rentrera qu’à la nuit. Le prince de Conti semble avoir été content de Baronne, sa nouvelle chienne d’arrêt, présent de M. de Marsan. Le nombre des pièces variait entre trente et quatre-vingts, cailles, perdreaux, faisans, etc. D’ordinaire Conti était le roi de la chasse. « Il ne faut compter pour tireurs, disait La Rue le lendemain d’une journée où l’on avait rapporté soixante pièces, que lui, M. le chevalier de Sillery et M. de Marège. M. le chevalier d’Angoulême ne tua que trois perdreaux dont il y eut un en conteste. » De temps en temps, on prenait des renards avec les petits chiens. La Rue nous parle aussi d’une battue dont le résultat paraît assez maigre : cinq lapins tués par Conti, deux par le chevalier d’Angoulême et quatre par Marège. Il est vrai que l’on est en été, et que le bois encore très couvert permet aux lapins de ne pas courir devant les rabatteurs. Un autre jour, le 21 août, Conti fait un grand massacre de cailles (son gibier favori), et le capitaine des chasses, enthousiasmé, note dans son rapport à Monsieur le Prince : « Il n’y a jamais eu d’homme qui ait si bien tiré. »


Cependant, Monsieur le Prince ne désespérait pas d’apaiser le mécontentement du Roi. Il avait cru réussir au mois de mai 1686. Louis XIV, cédant alors à ses instances, voulut bien ne pas exclure Conti de la nouvelle promotion de chevaliers du Saint-Esprit et lui conférer le cordon bleu, à Versailles, le 2 juin, jour de la Pentecôte, en même temps qu’au Duc de Chartres, au Duc de Bourbon et au Duc du Maine.

Malheureusement, il avait dit, assurait-on, qu’il donnait cette dignité u au rang du prince de Conti, et non à sa personne et qu’ils n’en seraient pas meilleurs amis pour cela. » Les courtisans répétaient ce fâcheux propos, et commentaient la longue audience que Monsieur le Prince avait obtenue du Roi.

Le jour de la Pentecôte, à onze heures du matin, ils virent le coupable revêtu du costume des novices, l’habit blanc « à l’antique, » le capot et la toque de velours noir chamarré de pierreries, sur la toque une masse de héron ; tandis que le cortège, formé dans l’appartement du Roi, se déroulait à travers le cabinet, la chambre, les antichambres, et, par le grand escalier et la cour, gagnait la chapelle entre des haies de gardes du corps et de suisses.

Après les bas officiers de l’ordre qui ouvraient la marche ; après le président de Mesmes, prévôt, le marquis de Seignelay, trésorier, et le marquis de Châteauneuf, secrétaire, tous trois de front ; après Louvois, chancelier ; après le Duc du Maine, il s’avançait à l’extrême-gauche du cortège, sur le même rang que Monsieur le Duc et le Duc de Bourbon. Derrière, venait le Duc de Chartres, habillé de blanc comme lui, comme le Duc de Bourbon et le Duc du Maine ; derrière le Duc de Chartres, les chevaliers profès ; à ayant seulement des habits à manteau ordinaire et le collier de l’ordre par-dessus, » puis Monsieur, puis Monseigneur, enfin le Roi.

Dans la chapelle, le Roi prit sa place accoutumée, les chevaliers profès se mirent à sa droite sur des bancs, des sièges furent apportés à sa gauche pour les novices. Aussitôt, cérémonieuses et surannées, les révérences commencèrent, faites par les officiers de l’ordre, ensuite par les novices, à l’autel, au Roi, aux dames assises dans la tribune, et l’archevêque de Paris, commandeur, célébra la grand’messe du Saint-Esprit.

A droite de l’autel, s’élevait un trône sous un dais de velours bleu semé de fleurs de lys d’or, qui avait servi à Henri III en 1579, lors de la création de l’ordre, et qui portait encore, à côté des armes de France, celles de Pologne. C’est là que le Roi alla s’asseoir après la messe pour recevoir les nouveaux chevaliers : le duc de Chartres conduit par le Dauphin et par Monsieur ; le Duc de Bourbon par Monsieur le Prince et Monsieur le Duc ; le prince de Conti par le duc de Chaulnes et le duc de Saint-Simon, père de l’auteur des Mémoires ; le Duc du Maine par le duc de Créqui et le duc de Saint-Aignan. Chaque fois, les officiers recommençaient leurs révérences, les parrains allaient prendre le novice, le plaçaient entre eux, faisaient la révérence avec lui, et le présentaient au Roi.

A genoux devant Louis XIV, Conti écouta le greffier lire la formule ; il prêta le serment et, dépouillé du capot, il revêtit le manteau de velours noir doublé de satin orange, somptueux manteau de l’autre siècle où des broderies étincelaient ; mit le mantelet de toile d’argent orné de colombes ; passa le collier d’or massif formé de fleurs de lys, de chiffres du Roi et de langues de feu, qui supportait la croix de l’ordre sur la poitrine du chevalier.

Si alors, dans cet accoutrement à la Henri III, au milieu d’une cérémonie solennelle, sous les yeux de la cour attentive, . il avait saisi l’avantage de l’attitude humiliée que lui imposait l’étiquette, pour implorer son pardon, déclarer qu’il ne se relèverait pas avant de l’avoir obtenu, le Roi serait-il demeuré inexorable ? Bien des gens considéraient qu’un tel refus était impossible.

Mais non ; Conti se releva, regagna sa place, défila à son rang dans le cortège, et, le soir même, après vêpres, partit pour Chantilly. L’exil maintenant lui faisait honneur. On disait que le ressentiment du Roi ne persistait si longtemps, que parce que le prince refusait de se déshonorer en nommant ses complices, les auteurs de quelques lettres dont on ne parvenait pas à reconnaître l’écriture.

Il se montra de nouveau à Versailles six mois plus tard. Cette fois, ce ne fut encore qu’une apparition. Le Roi avait subi l’opération douloureuse de la fistule ; et, comme le Duc de Bourbon sollicitait pour Conti la permission de présenter ses compliments lui-même, le Roi avait répondu que le prince « n’était pas chassé et qu’il pouvait venir, s’il voulait. »

L’entrevue eut lieu le 22 novembre 1686. Les chroniqueurs n’en citent que ces paroles : « On croit mon mal plus grand, quand on est loin ; mais, dès que l’on me voit, l’on juge aisément que je ne souffre guère. » Elle paraît avoir été des plus froides. Dès le lendemain, Conti s’en allait à Chantilly. Il n’y trouva pas Monsieur le Prince.


Depuis le 11 novembre, Condé était auprès de la Duchesse de Bourbon, sa petite-fille, gravement atteinte de la petite vérole, à Fontainebleau. Malade lui-même, souffrant d’un « flux de ventre » qui ne s’arrêtait pas et qui lui occasionnait de la fièvre et une faiblesse extrême, il avait défendu à son neveu de venir à moins d’un danger imminent, tant il craignait que le jeune homme, en quittant le lieu de son exil, ne se compromit davantage dans l’esprit du Roi.

Tout à coup, le 10 décembre, Conti apprit que Monsieur le Prince était à l’extrémité. Cependant Condé demandait le Père de Champs et rassemblait ses dernières forces pour dicter au Père Bergier cette admirable lettre où il faisait ses adieux au Roi, parlait de lui-même avec une modestie digne de sa grande âme, et recommandait à la miséricorde royale le neveu qu’il avait aimé comme un fils :

« Il y a un an, disait le mourant, que je le conduis, et j’ai cette satisfaction de l’avoir mis dans des sentiments tels que Votre Majesté le peut souhaiter ; ce prince a assurément du mérite, et, si je ne lui avais point reconnu toute la soumission imaginable pour Votre Majesté et une envie très sincère de n’avoir point d’autre règle de conduite que la volonté de Votre Majesté, je ne lui en parlerais pas et je ne la prierais pas, comme je fais très humblement, de vouloir bien lui rendre ce qu’il estime plus que toutes choses, l’honneur de ses bonnes grâces. Il y a plus d’un an qu’il soupire et qu’il se regarde, dans l’état où il est, comme s’il était en purgatoire. Je conjure Votre Majesté de l’en vouloir sortir et de lui accorder un pardon généreux. Je me flatte peut-être un peu trop, mais que ne peut-on espérer du plus grand Roi de la terre, de qui je demeure, comme j’ai vécu, le très humble, très obéissant et très fidèle serviteur et sujet ? »

Le 11 décembre, à six heures du matin, Monsieur le Prince, qui s’était confessé au Père Bergier, car le Père de Champs n’arrivait pas, et qui avait reçu les sacrements, vit entrer le Duc d’Enghien, il l’entendit s’écrier : « Le Roi pardonne au prince de Conti ! » et Condé serra son fils sur sa poitrine. Puis il voulut ajouter à sa lettre de la veille, — cette lettre n’était pas encore partie, — un post-scriptum où éclate sa reconnaissance :

« Mon fils, disait-il, vient de m’apprendre en arrivant la grâce que Votre Majesté a eu la bonté de me faire, en pardonnant à M. le prince de Conti. Je suis bien heureux qu’il me reste assez de vie pour en faire mes très humbles remerciements à Votre Majesté. Je meurs content, si elle veut bien me faire la justice de croire que personne n’a eu pour elle de sentiments si remplis de respect, de dévouement, et, si j’ose le dire, de tendresse. »

Monsieur le Prince avait à peine achevé, que son neveu arrivait enfin, consolation suprême, plus douce encore, depuis que le Roi avait pardonné.

En cette journée du 11 décembre 1686, dans la chambre pleine de prières et de sanglots, Conti écoutait parler son oncle pour la dernière fois. Condé l’exhortait à demeurer fidèle à Dieu et au Roi, uni au Duc et à la Duchesse d’Enghien, qu’il lui demanda d’embrasser en sa présence. Il s’humiliait devant ses officiers et ses valets, à cause des scandales qu’il avait pu leur donner. De peur de s’attendrir, il désirait éloigner ses enfants, rester avec les prêtres, « ses seuls médecins » désormais, et répondait en latin aux oraisons.

La nuit était tombée depuis longtemps, et les prières continuaient toujours. In te, Domiine, speravi, disait le prêtre, Et in justifia tua libera me, répondait le mourant. Tout le monde l’entendit ; mais, lorsque le prêtre eut ajouté : In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum, nul son ne sortit des lèvres entrouvertes, seulement un souffle à peine perceptible, le dernier soupir de « Monsieur le Prince le Héros ! »


Le 21 décembre, à Fontainebleau, vêtu d’ « une robe de deuil avec le chaperon en forme, la queue de la robe traînante de cinq aunes, » ayant autour de lui les gardes du corps et vingt des Cent-Suisses de la garde, le prince de Conti, qui représentait le Roi, donna l’eau bénite. Il accompagna le corps du défunt à Vallery, sépulture de la maison de Condé. Le 24, il se rendit avec « Monsieur le Prince d’aujourd’hui » (le Duc d’Enghien), à l’église des Jésuites, rue Saint-Antoine, pour recevoir le cœur apporté de Fontainebleau par l’évêque d’Autun dans un vase de vermeil. Le 10 mars 1687, il assista à la cérémonie de Notre-Dame, « la plus belle, la plus magnifique, la plus triomphante pompe funèbre qui ait jamais été faite, depuis qu’il y a des mortels. »

Au milieu de la grandiose cérémonie, Bossuet, du haut de la chaire, s’adressa directement à Conti assis en face de lui avec ses cousins en long manteau de deuil : « Je ne vous oublierai pas, ô prince ! son cher neveu, et comme son second fils, ni le glorieux témoignage qu’il a rendu constamment à votre mérite, ni ses tendres empressements, et la lettre qu’il écrivit en mourant, pour vous rétablir dans les bonnes grâces du Roi, le plus cher objet de vos vœux ; ni tant de belles qualités qui vous ont fait juger digne d’avoir si vivement occupé les dernières heures d’une si belle vie. » Passage émouvant d’un des plus sublimes chefs-d’œuvre de toutes les littératures, mais qui ne suffit pas pour dissiper la mauvaise impression d’un public de cour choqué de ce que l’oraison funèbre avait osé comparer Turenne, un simple particulier, à Condé, le premier prince du sang. « Elle n’a fait honneur ni au mort, ni à l’orateur, » disait Mme de Sévigné.

Terminons sur cette injuste parole ce chapitre assombri par la disgrâce et les deuils. Des scènes joyeuses se préparent. Aux oraisons funèbres succèdent les épithalames : le prince de Conti va se marier.


LE MARIAGE

Pendant l’été de 1685, Pedro de Bragance, roi de Portugal, veuf, depuis le 27 décembre 1683, d’Isabelle de Savoie-Nemours, avait plusieurs incommodités, quelques ulcères survenus en divers endroits de sa personne, et, sur l’œil, voilé par « un taffetas, » certain mal qu’on appelait sa « fluxion. » L’infante héritière de Portugal, blonde aux magnifiques cheveux, avec une jolie taille, un beau front, des yeux très vifs, ne voyait son père le jour que dans la pénombre de volets mi-clos, et le soir qu’à la clarté vacillante d’une seule bougie. Dès 1683, Louis XIV avait eu l’idée de faire épouser la séduisante princesse par François-Louis de Bourbon, qui serait ainsi devenu, à la mort de Pedro, roi de Portugal. Plus tard il avait voulu donner pour femme à ce Pedro, si malsain, Marie-Thérèse de Bourbon-Condé. Mais les deux cousins, François-Louis et Marie-Thérèse de Bourbon, demeurèrent en France, et ils s’épousèrent.

Les parents de Mlle de Bourbon étaient le nouveau prince de Condé (Henri-Jules) et sa femme Anne de Bavière. Au mois de février 1688, le bruit se répandit à Versailles que le prince de Condé voulait donner sa fille en mariage à Conti, qu’il avait parlé au Roi de son dessein, et que le Roi l’avait approuvé. Le futur, disait-on, aurait préféré Mlle de Blois, fille du Roi et de Mme de Montespan, celle qui fut, par la suite, Duchesse de Chartres. Sa disgrâce durait donc toujours, puisqu’il n’avait pu obtenir la princesse qu’il désirait.

Comme il arrive dans tous les mariages, on passa au crible les qualités physiques et morales de la fiancée. Moins petite que son frère et ses sœurs, descendance lilliputienne du Grand Condé, elle était bien faite et elle avait de beaux yeux. Il était malheureux qu’elle fût déparée par un « teint basané, » des « traits en mauresque, » un nez écrasé, un air légèrement hagard. Toutefois, « l’esprit vif et éclairé » de la princesse, sa bonté, son « humeur douce et engageante » charmaient les gens qui causaient avec elle. Le marquis de Sourches a résumé l’impression générale en écrivant qu’elle était fort spirituelle, mais fort laide.

Cette « jolie laide, » si on peut dire, avait un mérite auquel le prince de Conti n’était certainement pas insensible : elle l’aimait, et depuis longtemps déjà ; depuis le temps sans doute où elle le voyait exilé à Chantilly, chez le vieil oncle qui était son grand-père à elle, et qui regardait d’un œil favorable l’inclination naissante.

Le 9 mars 1688, les conditions du mariage étaient réglées. On avait la permission du Roi. Il ne manquait plus que celle du Pape, indispensable ; car les futurs époux étaient très proches parents, le prince de Conti se trouvant être le cousin germain du père de sa fiancée.

Louis XIV était en lutte avec le Saint-Siège, et l’entrée à Rome de son ambassadeur, le marquis de Lavardin, avait ressemblé à une invasion. Aussi, pour remettre à Innocent XI les lettres par lesquelles le Roi, M. le Prince et le prince de Conti demandaient les dispenses, ce fut un gentilhomme de la maison de Condé qui fut choisi, M. de Saint-Laurent. Le gentilhomme se rendit donc par delà les monts ; et bientôt la Gazette annonça son arrivée au Palais apostolique, avec un secrétaire d’ambassade qui devait servir d’interprète, dans un carrosse du marquis de Lavardin entouré de pages et d’estafiers. « Le Pape, racontait la Gazette, le reçut fort bien, et, après lui avoir accordé la dispense gratis, le régala d’un chapelet avec une médaille d’or et plusieurs autres présents de dévotion. »

Le porteur de la dispense quitta Rome le 19 avril, mais c’est seulement à la fin de mai qu’il atteignit le terme de son long et dispendieux voyage. Il avait été arrêté par la neige, et ses frais de route et de séjour se montaient à deux mille deux cent trente-huit livres quinze sols, dont trente-cinq pistoles pour les pourboires distribués dans la Ville éternelle aux gardes, estafiers, cochers et autres personnages intéressés.


Les fiançailles furent célébrées le 28 juin. A quatre heures de l’après-midi, le prince de Conti et Mlle de Bourbon quittèrent l’appartement de Madame la Dauphine et traversèrent la grande galerie pour se rendre dans le cabinet du Roi, où devait avoir lieu la cérémonie. Toute la cour formait la haie dans la grande galerie.

Lorsque Mlle de Bourbon parut, sa longue mante soutenue par sa sœur. Mlle de Condé, la bonne grâce, les agréments de sa personne, la « joie modeste, » qui brillait dans ses yeux, excitèrent un murmure admirateur. N’en doutons pas, les regards innombrables des dames saisirent les moindres détails de la toilette, surent apprécier l’habit de taffetas noir et la jupe blanche brodés d’or, garnis de soie couleur de feu, la mante de brocart d’or, et, sur le corsage, les diamants et les rubis.

Au côté de la jeune fille, le prince de Conti venait, non moins splendidement paré. Son habit était de brocart à fond brun illustré de fleurs d’argent et recouvert d’un point d’Espagne d’argent et d’or. L’attache de son manteau était de diamants, la garniture et le bouquet de plumes roses, la doublure d’une étoffe rose à fleurs d’argent. Il s’avançait avec sa belle mine et son grand air.

Quelques instants plus tard, en présence du Roi et de la famille royale, le prince et la princesse de Condé et leur fille, Mlle de Bourbon, entendaient la lecture du contrat faite par le marquis de Seignelay, secrétaire d’Etat, qui avait la Maison du Roi dans son département.

Dans l’acte dressé par le notaire Lange, relevons seulement ce qui nous intéresse. Le prince de Conti et Mlle de Bourbon étaient mariés sous le régime de la communauté. Ils recevaient de Sa Majesté « pour l’honneur » qu’ils avaient de lui appartenir « de sang et lignage, » les sommes, elle de cent cinquante, lui de cent mille livres. Le prince et la princesse de Condé donnaient à leur fille une dot de huit cent mille livres, dont cinq cent mille d’avance, qu’ils promettaient de constituer en fonds de terre, et trois cent mille à leur décès. Tant qu’ils n’auraient pas convenu de la qualité et de l’estimation de ces terres, ils s’obligeaient à payer chaque année vingt-cinq mille livres d’intérêt. De plus, pour aider à la dépense de la maison des futurs époux, ils ajouteraient une pension de vingt-cinq mille livres jusqu’à ce que le prince de Conti eût recueilli « quelque succession de son chef ou qu’il fût entré en jouissance du total des rentes qui lui appartenaient sur les gabelles de Languedoc affranchies des charges auxquelles lesdites rentes étaient présentement sujettes. » N’oublions pas non plus que le prince de Conti jouissait en 1684 d’un revenu d’environ trois cent mille livres, et que la mort de son frère aîné avait ajouté à sa fortune, sans compter ce qui devait lui revenir le jour où prendrait fin le douaire de sa belle-sœur, au moins cent mille livres de rente.

Cependant le marquis de Seignelay avait achevé sa lecture. La famille royale signa au contrat ; puis M. de Coislin, évêque d’Orléans et premier aumônier du Roi, « petit homme fort gros, qui ressemblait assez à un curé de village, et dont l’habit ne promettait pas mieux, » fit la cérémonie des fiançailles.

Le lendemain 29 juin, vers midi, à la messe du Roi, dans la chapelle de Versailles, où se trouvait toute la cour, il maria les fiancés de la veille. Mlle de Bourbon était vêtue de brocart d’argent et coiffée de perles, et le prince de Conti portait un habit noir brodé d’or, garni de rubans couleur de feu.

L’après-diner, le prince de Conti reçut les visites dans l’appartement de Monsieur le Prince, son beau-père, où tout était prêt, dit le Mercure, « pour le coucher des épousés. » Le Roi, le Dauphin et la Dauphine, Monsieur et Madame s’y rendirent le soir après souper. La cour, qui les accompagnait, regardait curieusement dans la chambre, la toilette, le dessus de drap d’or et de perles, le miroir, les carrés, les bassins, les flacons de vermeil, et le dessous de point de France descendant jusqu’à un petit tapis de velours vert garni d’une crépine d’or. Ce fut, malgré tant de luxe, la toilette du prince de Conti que l’on admira le plus. Elle était dans le cabinet voisin. Louis XIV en remarqua le brocart d’or mêlé de couleur de feu et de vert, pareil à celui de la robe de chambre. D’ailleurs « tout le déshabillé du prince était si bien entendu et si magnifique, » qu’il attirait tous les regards.

Lorsque la mariée eut pris la chemise des mains de la Dauphine et qu’elle se fut couchée, le marié prit la sienne de celles du Roi et fut conduit par lui auprès de sa femme. Puis le Roi et la cour se retirèrent, laissant le prince et la princesse de Conti sous la courtepointe ornée de dentelle, dans le grand lit de velours cramoisi à bandes d’or, doublé d’une moire d’or brodée d’argent sur un soubassement de point de France.



L’après-dîner du lendemain, 30 juin, le Roi et la cour allèrent voir la mariée sur son lit. C’était alors l’usage, et La Bruyère s’en scandalisait déjà, car il y a toujours quelque contemporain pour partager les étonnements de la postérité.

Le 1er juillet, la princesse fut mise en possession de son hôtel à Paris.

Il s’élevait sur le terrain occupé depuis 1768 par l’hôtel des Monnaies, entre la rue Guénégaud, le quai et l’enfoncement fermé à l’Ouest par le collège des Quatre-Nations. On entrait par une porte qui s’ouvrait sur la petite place, au fond d’une baie ornée, et qui passait pour la plus belle de Paris Au delà de la cour, le salon conduisant au jardin s’illustrait d’un plafond peint par Jouvenet, et le jardin lui-même était digne de sa réputation. Le long de la rue Guénégaud, si lugubre maintenant, si claire alors, il répandait au printemps des parfums d’orangers, une fraîcheur d’eau jaillissante ; il étalait les dessins harmonieux de parterres fleuris jusqu’au pied de la terrasse légèrement surélevée, où l’hôtel dressait sa façade édifiée par Mansart. L’hôtel tout entier, avec son ampleur, ses vastes dépendances, le riche ameublement de ses pièces, sa magnifique chapelle, le glorieux tableau que formaient, devant les fenêtres du Nord, la Seine et le Louvre, convenait parfaitement à une princesse du sang.

Le prince et la princesse de Conti donnèrent, le jour même de leur installation, une fête au Dauphin, qui, se trouvant la veille chez M. de Livry, au Raincy, n’avait pu venir les voir à Versailles.

Monseigneur fut reçu, à sa descente de carrosse, par Monsieur le Prince, Monsieur le Duc et le prince de Conti, et tout de suite fut conduit « à l’appartement d’en haut. » La belle lumière de juillet entrait par les fenêtres ayant vue sur le jardin, éclairant la longue enfilade de pièces, au bout de laquelle attendait une collation de fruits et de boissons fraîches. Plus loin, dans un salon rendu obscur, on avait allumé une multitude de lustres, de girandoles et de flambeaux ; et, sur une scène que l’ingénieux Bérain, dessinateur ordinaire du cabinet du Roi, avait entourée de trois amphithéâtres pour l’orchestre ‘et la symphonie, allait commencer ce qui plaisait tant à Monseigneur, un divertissement en forme d’opéra.

Malgré la musique des Lulli, ce divertissement, — un fade épithalame coupé d’entrées de ballets, — serait peu de notre goût d’aujourd’hui. La foule langoureuse des divinités rassemblées sur le théâtre, Junon, Minerve, Apollon, Pluton, la Nuit, l’Hymen, l’Amour, les Songes heureux et les Grâces, paraîtrait bien ridicule, et plus ridicules encore, les vers de M. de La Chapelle, secrétaire des commandements du prince de Conti :


L’Hymen a cent douceurs
Pour un cœur qui l’appelle.
………………
………………
Cédez à votre tour,
Beautés à qui tout cède ;
Des maux que fait l’Amour
L’Hymen est le remède.


La fête, qui suivit la représentation, valait mieux que l’épithalame. Lorsque le chœur eut répété les deux derniers vers de M. de La Chapelle :


Vivez, heureux époux, pour le bonheur du monde,
Donnez-lui des héros qui soient dignes de vous,


Monseigneur se leva. Il traversa « l’appartement haut, » dont cette fois on avait allumé toutes les bougies, car la nuit était venue, descendit à « l’appartement bas ; » et chacun admira la galerie, le salon, et, non loin de deux petites pièces destinées aux joueurs, un cabinet « tout garni de glaces, de sorte qu’on n’y voyait que des glaces, de la peinture et de l’or. »

Ce rez-de-chaussée était, suivant l’expression à la mode parmi les gazetiers, éclairé d’une manière « aussi galante qu’extraordinaire. » Dans le salon carré où Monseigneur soupa avec les dames, entre son propre portrait et celui du Roi, à une table de vingt-quatre couverts ; dans la longue salle voisine que décorait, à l’un de ses bouts, le buste du Grand Condé, et, au milieu de laquelle deux autres tables étaient servies pour les trente-six autres convives, il y avait, outre les chandeliers et les lustres, des orangers lumineux. Leurs caisses se dissimulaient sous de la toile d’argent, la terre sous des amoncellements de fleurs, et ils portaient à leurs sommets des girandoles de cristal.

A travers les fenêtres, au fond du jardin illuminé, et vis-à-vis la porte de la maison, on en apercevait encore, entremêlés de girandoles et réunis en demi-cercle par des cordons de feu. Une énorme pyramide de flammes finissait en fleur de lys étincelante. Les bords du bassin formant le centre du parterre brillaient de mille feux ; de mille feux aussi le dessous des arbres, et, plus haut que les feuillages, par delà la rue Guénégaud, les façades des maisons.

« Monseigneur, dit le Mercure, s’en retourna à Versailles, après avoir témoigné toute la satisfaction possible d’un régal si complet. »


La fête est modeste pourtant, si on la compare à celle que donna Monsieur le Prince à l’occasion du mariage de sa fille, et à laquelle il pria Monseigneur ; elle dura huit jours, huit jours d’éblouissantes féeries, qui coûtèrent cent cinquante-deux mille sept cent quatre-vingt-trois livres.

Ne nous effrayons pas trop de l’énorme dépense. Le prodigue amphitryon avait le génie des affaires comme celui des fêtes. C’était un administrateur avare, entrant dans le moindre détail d’une fortune, dont le revenu devait être à sa mort, vingt et un ans plus tard, de huit cent quarante mille livres, plus de douze cent vingt mille en comptant les pensions, la grande maîtrise de France et le gouvernement de Bourgogne, cinq ou six millions de notre monnaie d’avant-guerre.

Dans le ravissant décor de Chantilly et de sa forêt, qui valait bien les horizons de la rue Guénégaud, les invités se divertirent à la façon de héros d’opéra.

Ce fut d’abord, le dimanche 22 août, l’arrivée de Monseigneur, au carrefour de la Vieille-Route, où l’attendaient Monsieur le Prince, Monsieur le Duc et le prince de Conti ; puis la chasse à tir (car il partait des faisans et des perdreaux à mesure qu’on avançait à travers les bois) ; puis, vers cinq heures, la collation au rond-point de la Table.

Le rond-point, sorte d’étoile formée par l’aboutissement de douze routes bordées de charmilles, était entouré d’un treillis feuillu. On entrait par douze portiques, et, par quatre larges escaliers, on montait à une estrade. On pénétrait alors dans un édifice de verdure et de fleurs dont les douze arcades semblaient encadrer les douze routes.

C’était là qu’était dressée une table ronde, large de dix pieds ; sur la table, vingt-quatre bassins de rôt entourés chacun de quatre plats d’entremets chauds ; au milieu, dans une immense corbeille d’argent, des fleurs et des fruits ; des fruits encore dans d’autres corbeilles d’argent portées par les consoles de vermeil qui soutenaient la table. On avait à peine posé le dernier plat chaud, que Monseigneur vint s’asseoir sous le pavillon, avec les princes et les seigneurs, en face de l’arcade qui regardait la grande route de Chantilly.

Le repas commence au son des trompettes et des cymbales... Mais soudain, pourquoi les sonneries de trompettes et le bruit des cymbales ont-ils cessé ? D’où part cette harmonie de flûtes, de musettes et de hautbois ? La route, qui s’étend à perte de vue, sous les yeux du Dauphin, est déserte. Elle ne l’est pas longtemps.

Au loin, paraît un acteur à la tête d’une troupe nombreuse de figurants. C’est le dieu Pan, suivi des divinités des forêts, faunes, sylvains et satyres. Non, c’est Lulli, le cadet, surintendant de la musique du Roi. Il bat la mesure avec son thyrse. Derrière Pan-Lulli et sa suite, marchent sur trois lignes les joueurs de hautbois ; puis vingt et un danseurs armés de massues, et montés sur les épaules les uns des autres ; puis cinquante et un musiciens portant sur leurs têtes, dans des corbeilles, les pommes de pin et les gourdes, fruits aimés des satyres. Le cortège arrive. Voici les joueurs de hautbois se rangeant de chaque côté de l’escalier qui conduit à la table du Dauphin ; et, prodige de souplesse et de grâce, de quatre mesures en quatre mesures, les danseurs les plus élevés sautant trois par trois, de sorte que toujours on en voit trois reconstituer la figure primitive.

Les musiciens s’approchent ; et, sur le gazon, c’est une danse extraordinaire de faunes, de sylvains et de satyres.

Elle s’arrête bientôt, et les musiciens gravissent l’escalier en double file, contournent la table de Monseigneur, posent leurs corbeilles sur les appuis des portiques. Tandis que, par un autre escalier, ils redescendent, les danseurs montent précédés des joueurs de hautbois, et, en se tenant par la main, exécutent un pas autour des convives.

Tout à coup, dans la profondeur des bois, retentit un air de feu Lulli.


Debout, Lysiscas, holà ! debout !
Pour la chasse ordonnée, il faut préparer tout,


chantent les musiciens, qui ont trouva près de l’allée voisine des piqueurs endormis. « Un grand bruit de cors » leur répond. Un cerf traverse la route. Monseigneur crie : Taïaut ! Il demande une meute. La meute paraît, et l’on découple les chiens. Il souhaite des chevaux, les chevaux sont là, et, avec les seigneurs, il s’élance au galop. Chasse merveilleusement truquée et finissant, au bout d’une heure, par un bat-l’eau dans l’étang de Commelles.

Du lundi 23 au dimanche 29, que de divertissements suivent cette première fête ! L’appartement, la musique, la medianoche, la tragédie lyrique, l’opéra, le feu d’artifice, l’embarquement sur un bâtiment tout doré, pareil à ceux du roi de Siam, qui fend les eaux du canal au milieu des voix et des instruments ; la collation servie dans la forêt ou dans le salon vert du labyrinthe que révèle seul, invisible Ariane, un concert de haut-bois. Et toujours, il y a la chasse : la chasse à tir (cinq cents pièces au tableau le 25), la chasse à courre (au cerf et au loup), la chasse aux toiles. Poursuivis par les chiens, sangliers, cerfs et biches s’élancent dans l’étang de Commelles. Sur une flottille, la cour les y attend. Les princes et les seigneurs les attaquent avec des épées, des épieux et des dards. Au moyen de nœuds coulants, les dames capturent les cerfs qui ont échappé au carnage. Avirons relevés, elles se laissent traîner par eux. Ils nagent éperdument vers le rivage où elles leur rendent la liberté. Voici le prince de Conti qui se penche pour tuer un jeune cerf. Il perd l’équilibre, tombe et disparaît sous l’eau. Et il ne sait pas nager ! Un instant il revient à la surface. De la barque dorée, des mains s’étendent pour le saisir, le manquent. Il disparaît de nouveau. Non, il remonte. Sa tête ruisselante émerge. On n’a que le temps de la prendre aux cheveux. Heureusement, c’était la nature, et non Binette, le perruquier à la mode, qui les lui fournissait. Il dut peut-être à ce détail de ne pas périr dans une fête donnée par son beau-père à l’occasion de son mariage. Comme l’a dit un sage, la vie serait encore supportable, s’il n’y avait pas les plaisirs.

Cependant la guerre était sur le point d’éclater. Louis XIV, pour prévenir l’Empereur ligué contre lui à Augsbourg en 1686 avec plusieurs princes allemands, la Suède et l’Espagne, et pour régler par les armes tous les points en litige, et notamment l’affaire de l’électorat de Cologne, allait pousser ses troupes sur le territoire de l’Empire.

Le 25 septembre 1688, Conti se rendait à l’armée d’Allemagne, et Marie-Thérèse de Bourbon demeurait inconsolable de se voir enlever son mari trois mois à peine après ses noces. « Elle avait « pour lui » tout l’amour que peut inspirer un homme aussi aimable et aussi estimable, dit Mme de La Fayette, dans le cœur d’une jeune personne vive et qui n’a pu encore rien aimer. »


LA FORCE.

  1. Voyez la Revue du 1er avril.