Le Grand Chef des Aucas/Chapitre 8

F. Roy (p. 37-42).
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VIII

LES CŒURS SOMBRES


Ainsi que nous l’avons vu, le peuple s’était dispersé presque aussitôt après l’exécution des patriotes.

Chacun emportait au fond du cœur l’espoir de venger, un jour prochain, les victimes si noblement tombées au cri, provisoirement resté sans écho, de Vive la Patrie !

Cri étouffé par les baïonnettes des soldats de Bustamente, mais qui devait bientôt enfanter de nouveaux martyrs.

Cependant, la place, qui paraissait déserte, ne l’était pas.

Plusieurs hommes, couverts d’épais manteaux, le chapeau à larges ailes rabattu sur les yeux, étaient groupés dans l’enfoncement d’une porte cochère ; ils causaient vivement entre eux à voix basse, en jetant des regards inquiets autour d’eux.

Ces hommes étaient des patriotes.

Malgré la terreur qui planait sur la ville, ils avaient, à force de prières, obtenu de l’archevêque de Santiago, véritable prêtre selon l’Évangile, dévoué au fond du cœur au parti libéral, que les derniers devoirs fussent rendus à leurs malheureux frères.

Rien du drame lugubre qui avait suivi l’exécution ne leur avait échappé. Ils avaient vu don Tadeo se lever comme un fantôme du monceau de cadavres qui le recouvrait, avaient entendu les paroles qu’il avait prononcées, et ils se préparaient à aller à lui, lorsque deux inconnus, apparaissant tout à coup, s’étaient emparés de son corps et l’avaient emporté.

Cet enlèvement d’un homme à demi mort les avait extrêmement étonnés.

Après avoir échangé quelques mots, deux d’entre eux s’étaient mis à la poursuite des inconnus, afin probablement de savoir pour quelle raison ils enlevaient ainsi le blessé, tandis que les autres, au nombre de douze, s’avançaient vers le milieu de la place.

Ils se penchèrent vivement sur les corps étendus à leurs pieds, espérant que peut-être une autre victime aurait échappé à cette odieuse boucherie.

Malheureusement, don Tadeo était le seul sauvé par un miracle incompréhensible.

Les neuf autres victimes étaient mortes.

Après une exploration longue et minutieuse, les patriotes se redressèrent avec un soupir de regret et de douleur.

Alors un homme se détacha du groupe et alla frapper à une des portes basses de la cathédrale.

— Qui vive ? demanda-t-on aussitôt de l’intérieur.

Celui pour qui la nuit n’a pas de ténèbres, répondit l’homme qui avait frappé.

— Que veux-tu ? reprit la voix.

N’est-il pas écrit : frappe et l’on t’ouvrira ? dit encore l’inconnu.

La Patrie ! fit la voix.

Ou la vengeance ! reprit l’homme.

La porte s’ouvrit, un moine parut.

La cagoule, rabattue sur son visage, empêchait de distinguer ses traits.

— Bien, dit-il, que demandent les Cœurs sombres ?

— Une prière pour les frères qui sont morts !

— Retourne vers ceux qui t’envoient ; ils vont être satisfaits.

— Merci pour nous tous ! répondit l’inconnu ; et après s’être incliné devant le moine, il rejoignit ses compagnons.

Pendant son absence, ceux-ci avaient mis le temps à profit ; les cadavres avaient été disposés sur des civières cachées sous les arcades de la place.

Au bout de quelques minutes, une lumière éclatante inonda la place.

La cathédrale venait de s’ouvrir. On apercevait l’intérieur splendidement illuminé, et, par la porte principale, débouchait une longue file de moines. Un cierge allumé à la main, ils psalmodiaient le service des morts.

Au même instant, les portes du palais du gouvernement s’ouvrirent comme par enchantement, et un escadron de lanceros, en tête duquel se trouvait le général Bustamente, s’avança au grand trot au-devant la procession.

Lorsque les moines et les soldats furent en présence, les uns et les autres s’arrêtèrent, comme d’un commun accord.

Les douze inconnus, embossés dans leurs manteaux et groupés autour de la fontaine qui fait le centre de la place, attendaient avec anxiété le dénoûment de la scène qui allait se passer.

— Que signifie cette procession à une pareille heure ? demanda le général.

— Elle signifie que nous venons, répondit d’une voix lugubre le moine qui marchait le premier, relever les victimes que vous avez frappées et prier pour elles.

— Qui êtes-vous ? répliqua sèchement le général.

— Moi, répondit le moine d’une voix ferme, en faisant d’un geste tomber sa cagoule sur ses épaules, je suis l’archevêque de Santiago, primat du Chili, investi par le Pape du pouvoir de lier et de délier sur la terre !

Dans l’Amérique espagnole tout se courbe sans hésitation devant la religion du Christ.

Le seul pouvoir suprême et réellement tout-puissant est celui des prêtres. Nul, si haut placé qu’il soit, n’essaie de lutter contre ; il sait d’avance qu’il serait brisé.

Le général fronça les sourcils, il se frappa le front avec violence, mais il fut contraint de s’avouer vaincu.

— Monseigneur, dit-il en s’inclinant, pardonnez-moi. Dans ces temps de troubles et de discordes civiles, on confond souvent malgré soi ses amis avec ses ennemis ; j’ignorais que Votre Grandeur eût donné l’ordre de prier pour les suppliciés, et que vous daigniez en personne vous acquitter de cette tâche. Je me retire.

Pendant la scène qui précède, les patriotes s’étaient effacés derrière les piliers de la place. Grâce à l’obscurité ils n’avaient pas été aperçus par le général.

Dès que les soldats eurent disparu, sur un geste de l’archevêque les cadavres furent portés dans la cathédrale.

— Prenez garde à cet homme, monseigneur, murmura l’un des inconnus à l’oreille de l’archevêque, il vous a lancé un regard de tigre en se retirant.

— Frère, répondit simplement le prêtre, je suis préparé à recevoir le martyre.

Le service commença.

Lorsqu’il fut terminé, les patriotes se retirèrent après avoir chaleureusement remercié l’archevêque pour sa généreuse conduite envers leurs frères morts.

À peine avaient-il fait quelques pas dans une rue étroite, bordée de masures sordides, que deux hommes se levèrent de derrière une charrette renversée qui les cachait et se présentèrent à eux en disant à voix basse :

— La Patrie !

— La Vengeance ! répondit un des inconnus, avancez !

Les deux hommes s’approchèrent.

— Eh bien ! demanda celui qui paraissait être le chef, que savez-vous ?

— Tout ce qu’il est possible de savoir, répondit un des nouveaux venus.

— Dans quel endroit a-t-on transporté don Tadeo ?

— Chez la Linda.

— Chez sa femme ! celle qui est aujourd’hui la maîtresse du général Bustamente ! reprit vivement le chef : vive Dieu, compagnons, il est perdu, car elle le hait mortellement. Le laisserons-nous assassiner sans chercher à le sauver ?

— Ce serait une lâcheté ! s’écrièrent les assistants avec énergie.

— Mais comment nous introduire dans la maison ?

— Rien de plus facile les murs du jardin sont très bas.

— Allons donc alors ! il n’y a pas une minute à perdre !…

Sans plus de paroles, les inconnus se mirent à courir dans la direction de la maison de dona Maria.

Ainsi que nous l’avons dit, cette maison s’élevait dans le faubourg de la Canadilla, le plus beau de Santiago.

Les fenêtres, hermétiquement fermées sur le devant, ne laissaient filtrer aucun rayon de lumière ; nul bruit ne se faisait entendre, la maison semblait complètement déserte.

Les inconnus longèrent silencieusement les murailles.

Arrivés derrière la maison, ils plantèrent leurs poignards dans les fentes du mur, et d’un bond s’élancèrent dans le jardin.

Alors, ils s'orientèrent un instant, puis ils se dirigèrent à pas de loups vers une lumière pâle et tremblotante qui brillait faiblement à une fenêtre basse.

Ils n’étaient plus qu’à quelques pas de cette fenêtre, lorsque le bruit d’une lutte arriva jusqu’à eux ; un cri terrible retentit, mêlé à un bris de meubles et à des imprécations de colère et de douleur.

Bondissant comme des chacals, les inconnus qui s’étaient couvert le visage de masques de velours noir, brisèrent la fenêtre qui vola en éclats et se trouvèrent dans le salon.

Il était temps qu’ils arrivassent.

Don Tadeo avait, d’un coup de tabouret, fendu le crâne d’un des bandits qui, étendu, râlait sur le sol ; mais le second bandit tenait renversé le genou sur la poitrine, et levait son poignard pour l’achever.

D’un coup de pistolet, l’un des inconnus lui brûla la cervelle, et le misérable roula expirant près de son complice qui rendait le dernier soupir.

Don Tadeo se releva prestement.

— Oh ! dit-il, je croyais mourir.

Et se tournant, vers les hommes masqués :

— Merci, caballeros ! continua-t-il, merci de votre secours ! une minute de plus, c’en était fait de moi ! oh ! la Linda est expéditive, allez !

La courtisane, les traits contractés par la rage, les dents serrées, regardait sans voir, atterrée, confondue par la scène rapide qui venait d’avoir lieu, et lui avait en quelques secondes ravi sa vengeance, qu’elle croyait si bien assurée cette fois.

— Sans rancune, madame ! lui dit don Tadeo d’un ton railleur ; c’est partie remise. Votre imagination féconde vous fournira sans doute bientôt les moyens de prendre votre revanche !

— Je l’espère ! dit-elle avec un sourire sardonique.

— Emparez-vous de cette femme, commanda le chef des inconnus, bâillonnez-la et attachez-la solidement à ce lit de repos.

— Moi ! moi ! s’écria-t-elle dans un paroxysme insensé de colère, savez-vous bien qui je suis ?

— Parfaitement ! madame, répondit sèchement l’inconnu. Vous êtes une femme sans nom pour les honnêtes gens. Les libertins vous ont nommée la Linda, et vous avez pour amant le général Bustamente. Vous voyez que nous vous connaissons bien !

— Prenez garde, messieurs ! on ne m’insulte pas impunément.

— Nous ne vous insultons pas, madame ; mais nous voulons provisoirement vous mettre dans l’impossibilité de nuire. Dans quelques jours, continua impassiblement l’inconnu, nous vous jugerons.


Chef des Indiens Mandans.

— Me juger !… moi !… qui êtes-vous donc, vous qui vous cachez le visage ? qui êtes-vous pour oser me parler ainsi ?

— Qui nous sommes ? sachez-le !… Nous sommes les Cœurs Sombres !

À cette révélation terrible, un tremblement convulsif agita les membres de la femme, qui recula jusqu’à la muraille, en proie à la plus profonde terreur.

— Oh ! dit-elle d’une voix étouffée, mon Dieu !… mon Dieu ! je suis perdue !

Et s’affaissant sur elle-même, elle tomba évanouie.

Sur un geste du chef, un de ses compagnons la garrotta solidement, et après l’avoir bâillonnée il l’attacha au pied du lit de repos.

Puis, emmenant don Tadeo avec eux, ils sortirent par où ils étaient venus, sans s’occuper des deux assassins qui gisaient sur le parquet.

Avant de partir, le chef avait cloué sur une table, avec son poignard, une feuille de parchemin.

Sur ce parchemin étaient écrits ces mots d’une signification terrible :

« Le traître Pancho Bustamente est ajourné à quatre-vingt-treize jours !

« Les Cœurs Sombres ! »