Le Grand Chef des Aucas/Chapitre 24

F. Roy (p. 130-135).
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XXIV

LES DEUX ULMÈNES


Si, au lieu de raconter une histoire vraie, nous écrivions un roman, il y a certaines scènes de ce récit que nous passerions sous silence.

Celle qui va suivre serait certes de ce nombre ; pourtant bien que d’une trivialité un peu risquée, elle porte avec elle son enseignement, en montrant quelle est l’influence des premières habitudes d’une vie misérable, même sur les natures les mieux douées, et combien il est difficile plus tard de s’en défaire.

Nous ajouterons à la louange de Valentin, l’homme dont nous voulons parler ici, que son gaminisme, s’il est permis de se servir de cette expression, était beaucoup plus feint que réel, et que son but, en s’y laissant entraîner, était d’amener le sourire sur les lèvres de son frère de lait, et de donner ainsi le change à la douleur dont il le voyait sourdement miné.

Ce préambule nécessaire posé, nous reprendrons le cours de notre narration, et, abandonnant pour un instant don Tadeo et son ami, nous prierons le lecteur de nous suivre dans la tribu du Grand Lièvre.

Le lendemain fut un beau jour pour la tribu, jour attendu avec impatience par les ménagères, qui allaient apprendre à confectionner, selon l’expression de Valentin, un plat nouveau qui semblait flatter la gourmandise de leurs maris.

Dès l’aube, hommes, femmes et enfants, réunis sur la grande place du village, formaient de nombreux groupes, où l’on discutait le mérite du plat inconnu, dont le secret devait être révélé.

Louis, pour lequel l’expérience que son ami allait faire avait fort peu d’intérêt, avait voulu rester dans le toldo ; mais Valentin s’était obstiné à ce qu’il assistât à l’expérience, et, de guerre lasse, le jeune homme avait enfin consenti.

Le Parisien était déjà à son poste, debout dans un espace libre, au centre de la place ; il suivait d’un œil narquois l’expression anxieuse ou incrédule qui se peignait tour à tour sur ces visages fixés sur lui.

Une table qui devait servir à ses apprêts culinaires, un fourneau allumé sur lequel chauffait une marmite en fer pleine d’eau, un couteau de cuisine, une poêle énorme, trouvée je ne sais où, une espèce de grande cuvette, une cuiller en bois, du persil, un morceau de lard, du sel, du poivre et une corbeille remplie d’œufs frais, avaient été préparés sur sa recommandation par les soins de Tangoil Lanec.

On attendait l’arrivée de l’Apo-Ulmen de la tribu, pour commencer la séance.

Une espèce d’estrade avait été préparée pour lui, en face de l’opérateur.

Lorsque l’Apo-Ulmen eut pris des mains de son porte-pipe le calumet allumé, il se pencha un peu de côté, parla bas à l’oreille de Curumilla, qui se tenait respectueusement auprès de lui.

L’Ulmen s’inclina, descendit de l’estrade, vint dire au Parisien qu’il pouvait se mettre à l’œuvre et regagna sa place.

Valentin salua l’Apo-Ulmen, retira son poncho qu’il plia et plaça soigneusement à ses pieds, et relevant gracieusement ses manches jusqu’au-dessus du coude, il pencha légèrement le corps en avant, appuya sa main droite sur la table, et, prenant le ton d’un marchand de vulnéraire qui vante sa marchandise aux badauds, il commença sa démonstration.

— Illustres Ulmènes et vous redoutables guerriers de la noble et sacrée tribu du Grand Lièvre, dit-il d’une voix haute, claire et parfaitement accentuée, écoutez avec soin ce que je vais avoir l’honneur de vous expliquer.

Dans le commencement des temps, le monde n’existait pas, l’eau et les nuées qui s’entre-choquaient continuellement dans l’immensité formaient alors l’Univers. Lorsque Pillian créa le monde, aussitôt qu’à sa voix l’homme fut sorti du sein de la montagne rouge, il le prit par la main, et, lui montrant toutes les productions de la terre, de l’air et des flots, il lui dit : Tu es le roi de la création, par conséquent les animaux, les plantes et les poissons t’appartiennent, ils doivent, chacun dans la mesure de ses forces, de son instinct, de sa conformation, concourir à ton bien-être et à ton bonheur dans ce monde où je t’ai placé ; ainsi, le cheval te portera d’un élan fougueux à travers les déserts, les lamas et les moutons à l’épaisse fourrure t’habilleront de leur laine et te nourriront de leur chair succulente. Quand Pillian eŭt ainsi analysé les unes après les autres les diverses qualités des animaux, avant de passer plantes et aux poissons, il arriva à la poule, qui coquetait insoucieusement en bécotant les graines éparses sur le sol. Pillian la prit par les ailes et la montrant à l’homme : Tiens, lui dit-il, voici un des êtres les plus utiles que j’aie créés pour ton usage : cuite dans la marmite, la poule te donnera un excellent bouillon lorsque tu seras malade, rôtie, sa chair blanche acquerra une saveur délectable, avec ses œufs tu feras des omelettes aux fines herbes, aux champignons, au jambon et surtout au lard ; mais si tu es indisposé, qu’une nourriture forte soit trop pesante pour ton estomac affaibli, tu feras cuire ses œufs à la coque, et alors tu m’en diras des nouvelles ! Voici, continua Valentin, en se posant de plus en plus devant les Indiens, qui, la bouche béante et les yeux écarquillés, avaient garde de comprendre un traître mot à ce qu’il lui plaisait de débiter, tandis que, malgré sa douleur secrète, Louis se tordait littéralement de rire ; voici comment Pillian parla au premier homme, au commencement des siècles. Vous n’y étiez pas, guerriers Aucas, il n’est donc pas étonnant que vous l’ignoriez ; je n’y étais pas non plus, c’est vrai, mais, grâce au talent que nous possédons, nous autres blancs, de transmettre notre pensée d’âge en âge au moyen de l’écriture, ces paroles du Grand Esprit ont été recueillies avec soin et sont parvenues intactes jusqu’à nous. Sans plus de préambule, je vais avoir l’honneur de confectionner devant vous un œuf à la coque. Écoutez ceci, c’est simple comme bonjour, et à la portée des intelligences les plus racornies. Pour faire un œuf à la coque, il faut deux choses : d’abord un œuf, puis de l’eau bouillante ; vous prenez l’œut ainsi, vous découvrez votre marmite, et, mettant l’œuf dans la cuiller, vous l’introduisez dans la marmite où vous le laissez mijoter trois minutes, ni plus ni moins ; faites attention à ce détail important, un temps plus long compromettrait le succès de votre opération, voilà !

Le geste avait suivi la démonstration.

Les trois minutes écoulées, Valentin retira l’œuf, le décapita, le saupoudra d’une pincée de sel et le présenta à l’Apo-Ulmen, avec des mouillettes de pain de maïs.

Tout ceci s’était exécuté avec un sérieux imperturbable, au milieu du silence profond de la foule attentive.

L’Apo-Ulmen goûta consciencieusement son œuf.

Un air de doute parut une seconde sur son visage, mais peu à peu les traits de sa large face se détendirent sous la pression de la joie et du plaisir, et il s’écria enfin avec enthousiasme :

Ooab ! eh ihche ! — bon, — chich mik kachel ! — très bon.

Valentin retourna auprès de son fourneau, avec un sourire modeste, et fit immédiatement cuire d’autres œufs qu’il distribua aux Ulmènes et aux principaux guerriers.

Ceux-ci mêlèrent bientôt leurs félicitations à celles de l’Apo-Ulmen.

Une joie délirante s’empara de ces pauvres Indiens, peu s’en fallut que Valentin ne fût renversé, tant étaient grands les efforts qu’ils faisaient pour obtenir un œuf et s’approcher de lui, afin d’examiner de plus près la façon dont il s’y prenait pour les cuire.

Enfin, le calme se rétablit, la gourmandise du plus grand nombre fut faite ; l’Apo-Ulmen, dont il avait été jusque-là impossible d’entendre la voix au milieu du tumulte, put remettre un peu d’ordre dans la foule et obtenir le silence.

Valentin regarda son public d’un air de satisfaction. Désormais les Indiens étaient sous le charme, les plus incrédules étaient convaincus, tous attendaient avec impatience qu’il continuât sa démonstration.

— Écoutez, dit-il en frappant un grand coup sur la table avec le couteau qu’il tenait à la main, surtout observez bien comment je vais m’y prendre ; l’œuf à la coque était un jeu pour moi, mais l’omelette a besoin d’être approfondie et étudiée avec soin afin d’obtenir ce fini, ce velouté et cette perfection tant prisés par les véritables connaisseurs ; je vais faire une omelette au lard, c’est-à-dire le mets le plus recherché de l’univers ; tout en vous expliquant la façon de vous y prendre, je la confectionnerai : suivez bien mon raisonnement et la manière dont je vais manipuler les divers ingrédients qui entrent dans la confection de ce plat. Pour faire une omelette au lard il faut : du lard, des œufs, du sel, du poivre, du persil et du beurre, toutes ces choses sont là sur cette table, comme vous le voyez, maintenant je vais les mélanger.

Alors, avec une adresse incroyable et une vélocité extrême, il commença une monstrueuse omelette au lard, d’au moins soixante œufs, tout en continuant sa démonstration avec un laisser aller et une faconde inexprimables.

L’intérêt des Indiens était vivement excité, leur enthousiasme se trahissait par des sauts et des rires ; mais il fut réellement porté à son comble, et les trépignements, les cris et les hurlements devinrent effroyables lorsque les Puelches virent Valentin saisir la queue de la poêle d’une main ferme, et lancer, à quatre reprises différentes, l’omelette dans les airs, sans effort apparent, avec le sans façon et l’aisance d’un cuisinier émérite.

Dès que l’omelette fut cuite à point, le Français la plaça sur un plat en bois, en ayant soin de la plier en deux, avec le talent que les cordons bleus possèdent seuls, puis il se disposa à la porter toute fumante à l’Apo-Ulmen ; mais celui-ci, alléché par l’œuf à la coque et dont la gourmandise était excitée au plus haut point, lui épargna cette peine, car il oublia tout décorum et se précipita vers la table, suivi des principaux Ulmènes de la tribu.

Le succès du Parisien fut énorme ; de mémoire de cuisinier jamais chef n’obtint un si beau triomphe.

Valentin, modeste comme tous les hommes d’un véritable talent, se déroba aux honneurs qu’on voulait lui rendre, et se hâta d’aller se cacher avec son ami dans le toldo de Trangoil Lanec.

Le lendemain de ce jour mémorable, au moment où les jeunes gens se préparaient à sortir du cuarto qu’ils habitaient en commun, leur hôte se présenta à eux suivi de Curumilla.

Les deux chefs le saluèrent, s’assirent sur la terre battue qui remplaçait le parquet absent, et allumèrent leurs pipes.

Louis, habitué déjà aux manières cérémonieuses des Araucans, et convaincu que leurs amis avaient une communication sérieuse à leur faire, se rassit ainsi que son frère de lait, et attendit patiemment qu’ils jugeassent à propos de s’expliquer.

Quand leurs pipes eurent été consciencieusement fumées jusqu’à la fin, les chefs en secouèrent la cendre sur l’ongle, les repassèrent dans leur ceinture, et, après avoir échangé un coup d’œil entre eux, Trangoil Lanec prit la parole :

— Mes frères pâles veulent-ils toujours partir ? dit-il.

— Oui, répondit Louis.

— L’hospitalité indienne leur aurait-elle manqué ?

— Loin de là, chef, répondirent les jeunes gens, en lui serrant les mains avec effusion, vous nous avez traités comme des enfants de la tribu.

— Alors, pourquoi nous quitter ? reprit Trangoil Lanec, on sait ce qu’on perd, sait-on jamais ce qu’on trouvera ?

— Vous avez raison, chef, mais vous le savez, nous sommes venus en ce pays pour visiter Antinahuel, dit Louis.

— Mon frère les cheveux dorés, fit le chef, qui donnait ce nom à Valentin, a donc absolument besoin de le voir ?

— Absolument, répliqua le jeune homme.

Les deux chefs échangèrent un second regard.

— Il le verra, reprit Trangoil Lanec, Antinahuel est à son village.

— Bon ! répondit Valentin, demain nous nous mettrons en route.

— Mes frères ne partiront pas seuls.

— Que voulez-vous dire ? demanda Valentin.

— La terre indienne n’est pas sûre pour les faces pâles, mon frère m’a sauvé la vie, je le suivrai.

— Vous n’y pensez pas, chef, fit Valentin, nous sommes des voyageurs que le hasard ballotte à son gré, nous ne savons pas ce que le destin nous réserve, ni où il nous conduira après avoir vu l’homme vers lequel nous sommes envoyés.

— Qu’importe, reprit Curumilla, où vous irez nous irons.

Les jeunes gens se sentirent émus de ce dévouement si franc et si naïf.

— Oh ! s’écria Louis avec élan, c’est impossible, mes amis, et vos femmes ! et vos enfants !

— Les femmes et les enfants seront gardés par nos parents en attendant notre retour.

— Mes amis, mes bons amis, dit Valentin avec émotion, vous avez tort, nous ne pouvons pas vous imposer un tel sacrifice, nous n’y consentirons pas dans votre intérêt même : je vous l’ai dit déjà, nous ignorons nous-mêmes ce qui nous attend et ce que nous ferons, laissez-nous partir seuls.

— Nous suivrons nos frères pâles, répondit Trangoil Lanec d’un ton qui n’admettait pas d’observations, mes frères ne connaissent pas les llanos ; quatre hommes sont une force dans le désert, deux hommes sont morts.

Les Français n’essayèrent pas de lutter plus longtemps, ils acceptèrent la proposition des Ulmènes, d’autant plus qu’ils comprenaient parfaitement de quel immense secours leur seraient ces hommes habitués à la vie des bois, qui en connaissaient tous les mystères et en avaient sondé toutes les profondeurs.

Les chefs prirent congé de leurs hôtes, pour se préparer au départ fixé irrévocablement au lendemain.

Au lever du soleil, une petite troupe composée de Louis, de Valentin, de Trangoil Lanec, de Curumilla, tous quatre montés sur d’excellents chevaux de cette race andalouse mêlée d’arabe que les Espagnols ont emportée en Amérique, et de César, qui trottait à leur droite en serre-file, sortit de la tolderia, escortée par tous les membres de la tribu, qui criaient incessamment :

Ventini ! ventini ! — au revoir ! au revoir ! — viri tempi ! viri tempi ! — bon voyage ! bon voyage !

Après avoir fait à ces braves gens des adieux assez longs, les quatre voyageurs prirent la direction de la tolderia des Serpents Noirs, et disparurent bientôt dans les défilés sans nombre formés par les Québradas.