Le Grand Chef des Aucas/Chapitre 13

F. Roy (p. 66-71).
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XIII

AMOUR


Le lendemain au point du jour, les deux Français furent éveillés par les rayons du soleil.

La journée promettait d’être magnifique.

Le ciel n’avait pas un nuage.

Une légère vapeur pleine d’âcres senteurs s’élevait lentement de la terre, pompée par les rayons du soleil qui, d’instant en instant, faisait davantage sentir sa chaude influence.

La brise du matin rafraîchissait l’air et invitait à la promenade.

Les jeunes gens, entièrement remis de leurs fatigues, sautèrent joyeusement à bas de leurs cadres et s’habillèrent en toute hâte.

La chacra qu’ils n’avaient fait qu’entrevoir la nuit précédente, à la lueur douteuse de la lune, était une ferme immense, contenant de vastes bâtiments et entourée de champs en plein rapport.

La plus grande animation régnait déjà partout. Des péons montés sur des chevaux à demi sauvages faisaient sortir le ganado, — bestiaux, — qu’ils conduisaient dans les prairies artificielles, d’autres couraient autour des chevaux qu’ils réunissaient avec force cris et qu’ils menaient à l’abreuvoir.

Dans le patio, le majordome surveillait des enfants et des femmes occupés à traire les vaches.

Enfin cette demeure, qui leur avait semblé si triste et si sombre la nuit, avait pris à la clarté du jour un aspect de vie et de gaieté qui faisait plaisir à voir.

Les cris des péons se mêlaient aux beuglements des bestiaux, aux abois des chiens et aux chants des coqs, et formaient ce mélodieux concert que l’on entend seulement dans les fermes et qui toujours réjouit le cœur.

Il est une justice que nous voulons ici rendre à la République chilienne, c’est que seule, de tous les États de l’Amérique du Sud, elle a compris que la richesse d’un pays consiste non pas dans le nombre de ses mines, mais dans les encouragements donnés à la culture.

Et pourtant ce pays possède de riches mine d’or, d’argent et de pierres précieuses qu’il exploite, mais dont il ne place les produits qu’en seconde ligne, réservant toute sa sollicitude pour l’agriculture.

Le Chili est bien jeune encore comme nation. Chez lui l’industrie, les arts, sont dans l’enfance ; mais les fermes sont nombreuses, les campagnes bien cultivées, et bientôt ce pays est appelé, nous n’en doutons pas, grâce à ce système de travail, à devenir l’entrepôt des autres puissances américaines, qu’il approvisionne déjà en grande partie de vin et de blé, depuis le cap Horn jusqu’à la Californie.

Derrière la chacra s’étendait une huerta, — jardin, — bien entretenue, où les orangers, les grenadiers, les citronniers, plantés en pleine terre, s’élevaient auprès des tilleuls, des pommiers, des pruniers et de tous les arbres de notre Europe.

Louis fut agréablement surpris à l’aspect de ce jardin aux allées ombreuses, où mille oiseaux, aux brillantes couleurs, babillaient gaiement sous le feuillage des bosquets touffus de jasmin et de chèvrefeuille.

Pendant que Valentin allait, suivi de César, se mêler aux péons et fumer son cigare dans le patio, Louis se sentit poussé par son esprit rêveur, aux élans poétiques, à chercher quelques instants de solitude dans cet Éden qui s’offrait à lui ; entraîné par une force inconnue, enivré par les suaves odeurs qui embaumaient l’atmosphère, il se glissa dans le jardin en jetant autour de lui un regard vaguement interrogateur.

Le jeune homme s’en allait rêvant à travers les allées, effeuillant machinalement entre ses doigts une rose qu’il avait cueillie.

Il se promenait ainsi depuis plus d’une heure, quand un léger bruit se fit entendre dans le feuillage à quelques pas de lui.

Il leva instinctivement la tête, assez à temps pour apercevoir les derniers plis d’une légère robe de gaze blanche, qui disparaissait entre les arbres, trop tard pour distinguer complètement la personne qui la portait et qui semblait glisser rapide sur l’herbe trempée de rosée, comme un blanc fantôme.

À cette apparition mystérieuse, le jeune homme sentit son cœur bondir dans sa poitrine, il s’arrêta tremblant ; l’émotion qu’il éprouva fut si forte qu’il fut contraint de s’appuyer contre un arbre pour ne pas tomber.

— Que se passe-t-il donc en moi ? se demanda-t-il en essuyant son front inondé d’une sueur froide.

« Je suis fou ! poursuivit-il avec un sourire forcé. Partout je crois la voir ! mon Dieu ! je l’aime tant, que malgré moi mon imagination me la représente sans cesse ! cette jeune fille que je n’ai fait qu’entrevoir est probablement celle que cette nuit nous avons si miraculeusement délivrée. Pauvre enfant !… heureusement qu’elle ne m’a pas vu, je l’aurais effrayée… mieux vaut l’éviter et sortir du jardin… dans l’état où je suis je lui ferais peur !

Et comme cela arrive toujours en pareille circonstance, il s’élança au contraire sur les traces de celle qu’il avait à peine aperçue, mais que, par un de ces sentiments instinctifs de sympathie qui viennent de Dieu et que la science ne pourra jamais expliquer, il avait cependant aussitôt devinée.

La jeune fille, blottie au fond d’un bosquet comme un colibri dans son lit de mousse, le front pâle et les yeux baissés vers la terre, écoutait triste et pensive les joyeuses mélodies que les oiseaux chantaient à son oreille distraite.

Tout à coup un léger bruit la fit tressaillir et lever la tête.

Le comte était devant elle.

Elle poussa un cri étouffé et voulut fuir.

— Don Luis ! dit-elle.

Elle l’avait reconnu.

Le jeune homme tomba à deux genoux à l’entrée du bosquet.

— Oh ! s’écria-t-il d’une voix tremblante d’émotion avec l’accent de la plus ardente prière, par pitié, restez, madame.

— Don Luis ! reprit-elle déjà remise, et feignant la plus complète indifférence.

Les jeunes filles, même les plus pures, possèdent au plus haut degré le talent de renfermer en elles leurs sentiments, et de donner le change sur les émotions qu’elles éprouvent.

— Oui, c’est moi, madame, répondit-il avec l’accent de la passion la plus respectueuse, moi, qui pour vous revoir ai tout abandonné !

La jeune fille fit un mouvement.

— Par grâce ! reprit-il, laissez-moi encore un instant admirer vos traits adorés ; oh ! ajouta-t-il avec un regard chargé de caresses, mon cœur vous avait devinée avant que mes yeux vous eussent aperçue.

— Caballero, dit-elle d’une voix entrecoupée, je ne vous comprends pas.

— Oh ! ne craignez rien de moi, madame, interrompit-il avec véhémence, mon respect pour vous est aussi profond que…

— Mais, caballero, dit-elle vivement, relevez-vous donc, si l’on vous surprenait ainsi…

— Madame, répondit-il, l’aveu que j’ai à vous faire exige que je reste dans cette position de suppliant.

— Mais !…

— Je vous aime, madame, dit-il d’une voix entrecoupée ; cette parole qu’en France je n’ai pas osé murmurer à votre oreille, cette parole que de mon cœur je n’ai jamais pu laisser venir à mes lèvres, je ne sais ce qui me donne aujourd’hui l’audace de la prononcer ; dussiez-vous me bannir à jamais de votre présence, encore une fois je vous aime, madame, et si vous ne m’aimez pas je mourrai.

La jeune fille le regarda un instant d’un air mélancolique, une larme trembla sous ses longs cils, elle fit un pas vers lui, et lui tendant sa main sur laquelle il imprima ses lèvres :

— Relevez-vous, dit-elle doucement.

Le comte obéit.

La jeune fille se laissa tomber accablée sur le banc qui se trouvait derrière elle, et sembla se plonger dans une profonde et douloureuse méditation.

Il y eut un long silence.


Défoncez la porte ! commanda le général.

Louis la considérait l’âme inquiète, le cœur palpitant.

Enfin elle releva la tête.

Son visage était baigné de larmes.

— Caballero, lui dit-elle d’une voix triste, si Dieu a permis que nous nous retrouvions encore une fois, c’est que dans sa grâce divine, il a jugé qu’entre nous une suprême explication devait avoir lieu.

Le jeune homme fit un geste.

— Ne m’interrompez pas, continua-t-elle, je n’aurais pas le courage d’achever ce que j’ai à vous dire. Vous m’aimez, Luis, je le crois, votre présence ici en est pour moi une preuve irrécusable ; vous m’aimez et pourtant combien de fois, pendant mon court séjour en France, vous m’avez maudite en secret en m’accusant de coquetterie, ou du moins d’une inconcevable légèreté !

— Madame !

— Oh ! fit-elle avec un triste sourire, puisque vous m’avez avoué votre amour, je veux être franche avec vous, Luis, et si je dois vous ôter tout espoir dans l’avenir, au moins je veux justifier mon passé et vous laisser de moi un souvenir que rien ne flétrisse.

— Oh ! madame, pourquoi me dire ces choses ?

— Pourquoi ? fit-elle avec un regard plein de mélancolie, d’une voix triste et harmonieuse comme les soupirs de la harpe éolienne, parce que je crois à cet amour si chaud, si jeune, si vrai, que ni les dédains journaliers ni la distance infranchissable mise entre nous, n’ont pu vaincre ! parce que je vous aime enfin, moi aussi, ne le comprenez-vous pas, Luis ?

À cet aveu si naïf, fait d’une voix navrante par cette jeune fille qui ne semblait plus tenir à la terre, le comte se sentit frappé d’un pressentiment terrible ; son cœur se tordit dans sa poitrine. Chancelant, éperdu, il la regarda de l’œil fixe et désespéré du condamné à mort qui écoute la lecture de sa sentence.

— Oui, reprit-elle avec un emportement fébrile, oui, je vous aime, Luis, je vous aimerai toujours ! mais jamais, jamais nous ne serons l’un à l’autre.

— Oh ! c’est impossible cela ! s’écria-t-il en relevant la tête avec véhémence.

— Écoutez-moi, dit-elle avec autorité, je ne vous ordonnerai pas de m’oublier, Luis ! un amour comme le vôtre est éternel ; hélas ! je sens que le mien durera autant que ma vie ! vous le voyez, mon ami, je suis franche, je ne vous parle pas comme une jeune fille devrait le faire, je laisse devant vous déborder mon cœur, vous y lisez comme dans le vôtre. Eh bien ! cet amour qui serait pour nous le comble de la félicité, cette communion de deux âmes qui se confondent l’une dans l’autre, pour ne plus en former qu’une seule, il faut briser ce bonheur inouï, à tout jamais, sans retour, sans hésiter !

— Oh ! je ne puis, s’écria-t-il avec des sanglots dans la voix.

— Il le faut ! vous dis-je, reprit-elle, folle de douleur ; mon Dieu ! mon Dieu ! qu’exigez-vous de moi davantage ?… dois-je tout vous avouer ? Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, sachez donc que je suis une misérable créature, condamnée depuis ma naissance ! poursuivie par une haine terrible qui me suit pas à pas, qui me guette incessamment dans l’ombre et un jour ou l’autre, demain, aujourd’hui peut-être, me broiera sans pitié !… obligée à changer de nom sans cesse, fuyant de ville en ville, de pays en pays, partout et toujours cet ennemi implacable que je ne connais pas, contre lequel je ne puis me défendre, m’a poursuivie sans relâche !

— Mais je vous défendrai ! s’écria le jeune homme avec une énergie superbe.

— Eh ! je ne veux pas que vous mouriez, moi ! dit-elle avec un accent de tendresse ineffable. S’attacher à moi c’est courir à sa perte ! je suis allée en France chercher un refuge ! il m’a fallu quitter subitement ce sol hospitalier. Arrivée ici depuis quelques semaines, sans vous, cette nuit, j’étais perdue !… non !… non !… je suis condamnée ! je le sais ! je me résigne ! mais je ne veux pas vous entraîner avec moi dans ma chute ! Hélas ! je suis peut-être appelée à souffrir des tortures encore plus horribles que celles que j’ai endurées jusqu’à ce jour !… Oh ! Luis, au nom de cet amour que vous avez pour moi et que je partage, laissez-moi cette suprême consolation dans ma douleur, de savoir que vous êtes à l’abri des tourments qui m’accablent.

En ce moment la voix de Valentin se fit entendre à peu de distance, et César vint en remuant la queue sauter après son maître.

Dona Rosario cueillit une fleur de suchil et, la présentant au jeune homme après en avoir, pendant une seconde, aspiré la suave odeur :

— Tenez ! lui dit-elle, mon ami, acceptez cette fleur, seul souvenir, hélas ! qui vous restera de moi.

Le jeune homme cacha la fleur dans son sein.

— On vient ! continua-t-elle d’une voix brisée, jurez-moi, Luis, jurez-moi de quitter le plus tôt possible ce pays sans chercher à me revoir !

Le comte hésita.

— Oh ! fit-il, un jour peut-être ?

— Jamais sur la terre. Ne vous ai-je pas dit que j’étais condamnée ? jurez, Luis, pour qu’au moins je puisse vous dire au revoir dans le ciel !

Elle prononça ces paroles avec un tel accent de désespoir que le jeune homme, vaincu malgré lui, fit un geste d’assentiment et laissa tomber d’une voix presque inarticulée ces mots :

— Je le jure !

— Merci ! s’écria-t-elle avec entraînement, et déposant rapidement un baiser sur le front de son amant éperdu, elle disparut avec la légèreté d’une biche au milieu d’un fourré de grenadiers roses, à l’instant où Valentin paraissait à l’entrée du bosquet.

— Eh bien ! frère, dit gaiement le soldat, que diable fais-tu donc au fond de ce jardin ? l’on nous attend pour déjeuner, voilà une heure que je te cherche, et sans César je ne t’aurais pas encore trouvé.

Le comte se retourna, le visage baigné de larmes, et lui jetant les bras autour du cou :

— Frère ! frère ! s’écria-t-il avec désespoir je suis le plus malheureux des hommes !

Valentin le regarda épouvanté.

Louis était évanoui.

— Que s’est-il donc passé ici ? fit le soldat en jetant un regard soupçonneux autour de lui, et en étendant sur un banc de gazon son frère de lait pâle et immobile comme un cadavre.