Scènes de la vie russeHenri Gautier (p. 243-248).
LE GRAIN DE BLÉ





Une troupe d’enfants jouait aux bords d’un fossé ; l’un d’eux aperçut une chose qui ressemblait à un grain, mais si grosse qu’elle atteignait presque la dimension d’un œuf de poule.

Les enfants se passaient ce grain de main en main et le regardaient curieusement ; un homme vint à passer et le leur acheta pour quelques kopecks ; cet homme allait en ville, et il vendit cet objet à l’empereur, comme curiosité.

Les savants furent convoqués auprès du tzar pour analyser cet objet et dire si c’était une graine ou un œuf. Ils s’armèrent de leurs lunettes de microscopes et d’autres ustensiles ; leurs recherches furent vaines.

On posa cette chose sur le rebord d’une fenêtre. Les poules qui picoraient par là vinrent y donner des coups de bec et y firent un trou. C’était donc un grain, et facile à reconnaître, puisqu’il y avait un sillon au milieu ; alors les savants déclarèrent que c’était un grain de blé. L’empereur s’étonna, et commanda aux savants d’étudier pourquoi ce grain était si beau, et pourquoi on n’en voyait plus de pareil.

Les savants consultèrent leurs livres, leurs dictionnaires, leurs in-octavo, sans résultat.

— Sire, dirent-ils à l’empereur, les paysans seuls pourront vous renseigner au sujet de ce grain, ils ont peut-être entendu leurs anciens en parler.

On amena à l’empereur un paysan très vieux, sans dents, avec une grande barbe blanche ; deux béquilles le soutenaient.

Il prit le grain, mais il y voyait à peine ; il le tata, le soupesa.

— Que penses-tu de cette graine, petit père ? lui dit l’empereur. En as-tu vu de semblables dans ta vie ? À quoi peut-elle servir ? As-tu vu en semer, en récolter ?

Le vieux, qui était presque sourd, ne comprit pas l’empereur ; il répondit :

— Jamais je n’ai acheté de grain pareil ; jamais je n’en ai vu semer. Le blé que j’achetai était toujours très petit. Mon ancien peut-être vous l’apprendra, il a peut-être vu la plante qui donne cette graine.

L’empereur fit appeler le père du vieillard.

Il arriva avec une seule béquille, il y voyait encore assez bien, sa barbe n’était que grise ; l’empereur lui passa le grain ; il le considéra attentivement.

— Dis-moi à quoi est bon cette graine, petit père, lui dit l’empereur, et en as-tu vu planter depuis que tu travailles, et as-tu vu les autres en récolter dans leurs champs ?

— Non, répondit le vieillard ; je n’ai jamais vu ni acheté de graines de cette sorte, car, de mon temps, on ne se servait pas encore d’argent. Nous nous nourrissions alors du pain de nos récoltes, et nous en donnions à ceux qui n’en avaient point. Mais je ne connais pas cette graine. Je me rappelle, pourtant, avoir entendu dire à mon père que de son temps le blé poussait mieux et produisait de plus gros grains. Il faut questionner mon père.

Et on alla quérir le père de ce vieillard.

Celui-ci était droit et vigoureux, il arriva sans béquilles, ses yeux étaient vifs, il parlait très nettement, et sa barbe était à peine grise.

L’empereur lui montra le grain ; le vieillard le prit et le regarda longtemps.

— Comme il y a du temps que je n’ai vu de grain pareil ! dit-il. Il porta la graine à sa bouche, la goûta et continua : C’est bien cela, c’est de la même sorte.

— Tu connais donc cette graine, petit père ? dit l’empereur. Ou pousse-t-elle et en quelle saison ? En as-tu semé et récolté toi-même ?

— Quand j’étais jeune, dit le vieillard, nous n’avions pas d’autre blé que de celui-là, nous en faisions notre pain de chaque jour.

— Vous l’achetiez ou le récoltiez ? demanda encore l’empereur.

— Autrefois, reprit le vieillard en souriant au souvenir de son jeune temps, on ne commettait mettait pas le péché d’acheter ou de vendre le pain. On n’avait jamais vu d’or, et chacun avait autant de pain qu’il en voulait.

— Où était ton champ, petit père, et où poussait de pareil blé ?

— Mon champ, empereur, c’était la terre que Dieu nous a donnée à tous pour la cultiver. Alors, la terre n’appartenait à personne, elle était à tous ; chacun labourait ce qu’il lui fallait pour vivre, et mon champ, c’était le sol que je labourais. Personne ne disait « le tien, le mien, ma propriété, celle du voisin. » Nous récoltions le fruit de notre travail et nous nous en contentions.

L’empereur ajouta :

— Apprends-moi encore, vieillard, pourquoi le blé est si petit aujourd’hui et pourquoi il était si beau autrefois. Dis-moi encore pourquoi ton petit-fils marche avec deux béquilles, ton fils avec une seule, et pourquoi tu es encore vert et vigoureux malgré ton grand âge. Tu devrais être le plus cassé des trois, et tu es le plus alerte. Tes yeux sont clairs, tu as tes dents, et ta voix vibre comme celle des jeunes hommes de ce temps. Pourquoi es-tu ainsi, petit père ? Le sais-tu ?

— Oui, je le sais, empereur. Aujourd’hui les hommes s’usent à désirer plus qu’ils n’ont besoin ; ils sont jaloux et envieux les uns des autres. J’ai vécu dans la crainte et le respect de Dieu, et n’ai possédé que ce qui était à moi par mon travail, sans avoir jamais l’idée de vouloir le bien de mon prochain.