Le Gouverneur/3
III
On jouait gaiement, on chantait, on riait ; le fils du gouverneur, l’officier, retournait le lendemain à Pétersbourg et une nombreuse compagnie était venue lui faire ses adieux. Dans les vertes clairières, parmi l’or et l’écarlate des feuillages, dans la transparence des lointains éclairés de la forêt, les robes de couleur des femmes et les uniformes des militaires faisaient des taches harmonieuses et éclatantes. Lorsque le soleil rouge, hivernal presque, se fut couché, quand les étoiles se dessinèrent, on lança un feu d’artifice, des fusées crépitantes, des roues, des fontaines lumineuses. Une fumée étouffante rampa sous les vieux arbres maussades, et lorsqu’on alluma un feu de bengale rouge, les formes des gens qui couraient ressemblèrent à des ombres monstrueuses, convulsivement agitées.
Le préfet de police, le Brochet, qui avait beaucoup bu au dîner, regardait avec bienveillance ce joyeux tumulte ; il faisait de l’esprit avec les dames et était heureux. Quand, dans l’obscurité fumante, il entendit la voix du gouverneur, il aurait voulu pouvoir l’embrasser sur l’épaule, enlacer avec précaution sa taille, en un mot, faire quelque chose qui exprimât son dévouement, son amour et sa satisfaction. Mais, au lieu de cela, il appliqua la main sur le côté gauche de son uniforme, jeta dans l’air une cigarette qu’il venait d’allumer et dit :
— Ah ! quelle merveilleuse fête, Excellence !
— Écoutez, Illiador Vassiliévitch, dit le gouverneur d’une voix étouffée, pourquoi me faites-vous suivre par des agents ? À quoi bon ?
— Des malfaiteurs se proposent d’attenter à votre existence sacrée, Excellence ! dit le Brochet avec sentiment, les deux mains sur sa poitrine. Et je suis, entre autres, obligé…
Des détonations, des rires, des cris de stupeur couvrirent le bruit de ses paroles ; puis une pluie d’étincelles bleues, vertes et rouges tomba, faisant briller dans l’ombre les boutons de métal et les épaulettes du gouverneur.
— Je le sais, Illiador Vassiliévitch, ou plutôt je le devine. Mais je ne pense pas que ce soit sérieux.
— C’est très sérieux, Excellence. Toute la ville en parle… c’est étonnant, ce qu’on en parle. J’ai déjà arrêté trois personnes, mais ce ne sont pas les bonnes.
Une nouvelle détonation et des cris joyeux interrompirent encore le préfet de police, et lorsque le vacarme se fut calmé, le gouverneur n’était plus là.
Après le souper les convives partirent, au milieu d’un joyeux brouhaha ; le jeune adjoint au commissaire assurait le service d’ordre. Le feu d’artifice, qu’il avait entrevu à travers les buissons, les équipages, les gens, tout lui semblait extraordinairement beau ; et sa propre voix le frappait par sa force et sa sonorité. Le Brochet était tout à fait ivre, il faisait le bel esprit, riait et chantait la Marseillaise, les premiers vers, tout au moins :
Allons enfants de la Patrie,
Le jour de gloire est arrivé !…
Enfin, tout le monde partit.
— Pourquoi es-tu si sombre, papa ? demanda l’officier en posant sa main sur l’épaule de son père, avec une tendresse protectrice.
Le gouverneur était aimé dans sa famille ; sa femme le craignait même un peu ; mais, depuis quelque temps, on le traitait comme s’il eût été très vieux et on le méprisait légèrement.
— Quelle idée ? Je n’ai rien ! répondit-il indécis.
Il aurait voulu s’entretenir avec son fils, et il avait peur de cette conversation, car, depuis longtemps, leurs opinions divergeaient. Mais au moment actuel, ce désaccord pouvait être utile.
— Vois-tu, continua-t-il embarrassé, c’est cette histoire avec les ouvriers, tu sais bien… qui m’ennuie…
Il regarda son fils bien en face ; celui-ci lui répondit d’un coup d’œil étonné et retira sa main de l’épaule du père :
— Mais tu as été approuvé par le ministre, n’est-ce pas ?
— Oui, certainement, et j’en suis très flatté, mais… Alecha ! — et il regarda les beaux yeux de son fils avec la tendresse maladive de l’homme mûr — ce n’était pas des ennemis ! c’étaient des Russes, des compatriotes, des gens de notre pays, et moi, je les ai traités comme des ennemis. Hein ! et pourquoi ?
— Ils s’étaient révoltés !
— Alecha ! Eux aussi étaient baptisés, chrétiens comme moi !
— Tu n’as jamais attaché grande importance à la religion, que je sache, papa ! Pourquoi parler ainsi ? C’est bon à insérer dans un ordre du jour, au régiment, mais…
— Oui, oui, acquiesça vivement le gouverneur, ce n’est pas ce que je voulais dire. Mais ce qui m’ennuie, c’est que c’étaient des compatriotes, comprends-tu, Alécha, des compatriotes ! Ah ! si j’étais Allemand, si je m’appelais Auguste Karlovitch Schlippe-Detmolt, mais non, mais non, je suis Pierre et Ilitch par-dessus le marché !
L’officier répondit avec sécheresse :
— Tu confonds, papa ! Pourquoi parler d’Allemands ? Car, après tout, les Allemands ont aussi tiré sur les Allemands, les Français sur d’autres Français. Pourquoi des Russes ne tireraient-ils pas sur des Russes ? Comme homme d’État, tu dois comprendre que ce qu’il faut avant tout, dans un gouvernement, c’est l’ordre ; peu importe celui qui le viole, il doit être puni. Si c’est moi qui l’avais violé, tu aurais dû tirer sur moi comme sur un ennemi.
— C’est juste ! Le gouverneur acquiesça de la tête et se mit à aller et venir dans la pièce. C’est juste !
Il s’arrêta.
— Mais c’est la faim qui les avait poussés, Alecha ! Si tu les avais vus…
— C’est aussi la faim qui avait poussé les paysans de Zenzieif à se révolter, et cela ne t’a pas empêché de les châtier d’une façon exemplaire.
— Oui, mais châtier n’est pas… Et cet imbécile qui arrange les corps comme du gibier ; en voyant ces pieds, j’ai pensé : « jamais ces pieds ne marcheront… » Tu ne veux pas me comprendre, Alexis. Le bourreau est aussi une institution nécessaire, mais l’être…
— Que dis-tu, père ?
— Je le sais, je le sens : on me tuera. Je n’ai pas peur de la mort — le gouverneur rejeta sa tête grise en arrière en regardant fièrement son fils, — mais je sais qu’on me tuera. Ne ris pas, tu es encore jeune, mais aujourd’hui, j’ai senti la mort ici, dans ma tête… dans ma tête…
— Je t’en prie, papa, fais venir des cosaques, demande de l’argent pour te protéger. On te donnera tout ce que tu voudras. Je t’en supplie, comme fils, et je t’en prie au nom de la Russie, qui a besoin de ta vie…
— Et qui me tuera, sinon la Russie ? Et contre qui enverrai-je des Cosaques ? Contre la Russie, au nom de la Russie ? Les Cosaques, les gardes à cheval, les agents de la police secrète peuvent-ils sauver un homme qui a la mort ici, sous son front ? Tu as un peu bu, ce soir, à souper, Alecha, mais tu as la tête claire et tu me comprends : je sens la mort. Dans le hangar déjà, je l’ai sentie, sans savoir ce que c’était. Ce que je t’ai dit, au sujet de la nationalité et de la religion était bête ; ce n’est pas là le plus important. Tu vois ce mouchoir ?
Il sortit un mouchoir de sa poche, le déplia vivement et, comme un prestidigitateur qui va faire des tours, il le montra à son fils.
— Tu vois, regarde !
Il agita le mouchoir en avant, et une bouffée d’air parfumé arriva jusqu’à l’officier qui s’était assis.
— Voilà. Vous êtes nouveau jeu, vous ne croyez à rien, mais moi, j’ai foi en la vieille loi : œil pour œil, dent pour dent. Tu verras !
— Alors donne ta démission, voyage !
Le gouverneur semblait prévoir cette proposition et ne s’en étonna pas.
— Non ! pour rien au monde ! répondit-il avec fermeté. Tu comprends toi-même que ce serait fuir. Non ! pour rien au monde !
— Excuse-moi, papa, mais vois à quel non-sens tu aboutis ! — l’officier pencha sa jolie tête sur l’épaule et fit un geste des bras — je ne sais vraiment que dire : maman gémit, tu parles de mort, pourquoi tout ça ? Comment n’as-tu pas honte, papa ? Je t’ai toujours connu ferme et sensé, et maintenant tu raisonnes comme un enfant ou une femme nerveuse… Pardonne-moi, mais je ne te comprends pas…
Il n’était pas nerveux, lui, et ne ressemblait pas à une femme, ce jeune et bel officier aux joues roses et rasées de près, aux mouvements assurés et calmes de l’homme qui non seulement se respecte, mais s’honore même. Quand il était en compagnie, il lui semblait qu’il était seul et qu’il n’y avait personne autour de lui ; il fallait la présence d’un personnage très important, d’un général au moins, pour qu’il éprouvât le léger embarras, la petite gêne que produit habituellement le contact avec d’autres gens. Il aimait les sports, nageait bien ; l’été, quand il se baignait dans la Néva, à la piscine commune, il étudiait son corps avec attention et calme, tout comme s’il eût été seul. Un jour, un Chinois était survenu, que tout le monde avait examiné avec curiosité, les uns à la dérobée, les autres ouvertement, sans se gêner ; l’officier seul ne l’avait même pas gratifié d’un coup d’œil, car il se considérait comme plus important et plus intéressant qu’un Chinois. Pour lui, tout au monde était simple et clair, tout se faisait sans difficulté ; et il savait que la présence des Cosaques était préférable.
Ses reproches dénotaient un mécontentement sincère, tempéré par la politesse et la crainte de froisser l’amour-propre paternel… Les inquiétudes du gouverneur, si elles ne le surprenaient pas trop — il n’ignorait pas que son père était un rêveur — le révoltaient comme quelque chose de barbare, de grossier, d’atavique. La religion, la loi du talion, les Russes, tout cela n’était que paroles stupides.
« Eh bien tu es un médiocre gouverneur, malgré qu’on t’ait félicité », pensa-t-il en suivant des yeux son père qui continuait à aller et venir.
— Tu es fâché contre moi, papa ?
— Non, répondit simplement le gouverneur. Je te remercie de ta sollicitude et tu fais bien de calmer ta mère. Moi, je suis tout à fait tranquille ; je t’ai fait part de mes réflexions. Nous sommes d’avis différents. Nous verrons qui a raison. Mais en attendant, c’est le moment d’aller te coucher…
— Non, je n’ai pas sommeil. Si nous allions prendre l’air au jardin ?
— Allons !
L’obscurité les engloutit aussitôt et ils ne se virent plus ; le bruit de leurs voix et quelques heurts fortuits les empêchaient de se sentir absolument isolés. Il y avait beaucoup d’étoiles très brillantes et Alecha parvint bientôt à distinguer à côté de lui, aux endroits où les arbres étaient plus rares, la silhouette massive et haute de son père. L’obscurité, l’air, les étoiles le rendirent plus tendre envers son compagnon à peine visible et il répéta ses explications tranquillisantes.
— Oui, oui, répondait parfois le gouverneur. Mais on ne pouvait savoir s’il acquiesçait ou non.
— Comme il fait sombre ! dit l’officier, en s’arrêtant ; ils étaient au bout d’une allée et ne pouvaient plus rien distinguer dans les ténèbres. Tu devrais bien faire mettre des lanternes, papa !
— Pourquoi donc ? Dis-moi plutôt…
Ils étaient tous deux immobiles, on n’entendait plus le bruit des pas ; le vide absolu et universel régnait.
— Eh bien quoi ? demanda Alecha avec impatience.
— Cette obscurité te dit-elle quelque chose ?
« Encore des divagations », pensa l’officier, et il reprit en appuyant :
— Elle me dit qu’il ne faut pas que tu viennes seul ici. Quelqu’un peut se cacher derrière un arbre et te guetter.
— Me guetter ! Elle me dit la même chose ! Figure-toi que derrière chaque arbre se trouvent des gens, des gens invisibles, qui me guettent. Ils sont nombreux — quarante-sept — autant que de morts ; ils sont là, ils écoutent ce que je dis et me guettent.
L’officier fut désagréablement affecté. Il regarda autour de lui, ne vit rien d’autre que l’obscurité et fit un pas en avant.
— Tu te plais à te forger des chimères ! dit-il avec mécontentement.
— Non, attends ! — et Alecha frémit au léger contact des doigts de son père — figure-toi qu’en ville aussi, et partout où je vais, on me guette. Quand je marche, un homme me suit, qui me guette. Quand je monte en voiture, un homme passe et salue, il me guette…
Les ténèbres se firent plus menaçantes, et la voix venant d’un interlocuteur invisible, sonnait bizarre et étrangère.
— Assez, papa, allons ! dit l’officier en se dirigeant vivement vers la maison, sans attendre son père.
— Ah ! Ah ! reprit le gouverneur, de sa voix ordinaire, avec une gaieté soudaine. Tu ne me crois pas. Je te dis qu’elle est sous mon front.
Quand la lumière des fenêtres apparut, elle sembla si éloignée et inaccessible, que l’officier eut envie de courir. Pour la première fois, il avait perçu une fêlure à son courage ; et il éprouva un léger sentiment de respect envers son père qui traitait l’obscurité avec tant d’aisance. Mais la peur et le respect disparurent dès qu’il fut entré dans la maison éclairée ; et il ne resta que de la vexation contre le gouverneur qui ne voulait pas écouter la voix de la raison et refusait obstinément de faire venir les Cosaques.