Traduction par Serge Persky.
Monde illustré (p. 29-42).
I

Quinze jours déjà s’étaient écoulés depuis l’événement, et sa pensée y revenait sans cesse, comme si le temps lui-même s’était arrêté, telle une horloge détraquée, et fût resté sans effet sur sa mémoire. Quand il se mettait à réfléchir à des faits lointains, étrangers, sa pensée effrayée retournait en quelques secondes à l’évènement et se débattait, comme si elle eût heurté une haute muraille de prison, sourde et sans écho. Quelles voies bizarres elle prenait, cette pensée ! Evoquai-t-il son voyage en Italie, plein de soleil, de jeunesse et de chansons, revoyait-il l’image d’un lazarone quelconque, immédiatement se dressait devant lui la foule des ouvriers ; il entendait des coups de fusil, respirait l’odeur de la poudre et du sang. Si un parfum venait frapper ses narines, il se souvenait aussitôt de son mouchoir, qui était aussi parfumé quand il s’en était servi pour donner le signal de tirer. Les premiers temps, ces associations d’idées lui parurent logiques et compréhensibles, l’agacèrent sans l’inquiéter ; mais il arriva bientôt que tout lui rappela l’événement, d’une façon importune et stupide, douloureuse comme un coup reçu à l’improviste. Se mettait-il à rire, il lui semblait que son rire autoritaire venait de quelqu’un d’autre, et il apercevait soudain avec une netteté révoltante un cadavre quelconque, bien qu’au moment de la fusillade il n’eût pas songé à rire, pas plus que les autres. Écoutait-il les gazouillis des hirondelles à la nuit tombante, regardait-il une chaise, une simple chaise de chêne, étendait-il le bras pour prendre du pain… tout faisait renaître à ses yeux la même image ; un mouchoir blanc agité, des coups de feu, du sang. On aurait dit qu’il vivait dans une chambre pourvue de milliers de portes derrière lesquelles il revoyait sans cesse le même tableau : un mouchoir blanc agité, des coups de feu, du sang.

En eux-mêmes, les faits, quoique tristes, étaient très simples : les ouvriers d’une fabrique des faubourgs, en grève depuis trois semaines, quelques milliers d’hommes accompagnés de femmes, de vieillards et d’enfants, étaient venus lui exposer leurs revendications ; comme gouverneur, il lui était impossible de réaliser ces demandes. Les grévistes s’étaient conduits d’une manière provocatrice et insolente : ils s’étaient mis à crier, à injurier les fonctionnaires ; une femme qui avait l’air folle l’avait tiré par sa manche avec tant de violence, que la couture de l’épaule avait cédé. Puis lorsque ses compagnons l’avaient entraîné jusqu’au balcon — car il voulait parler à la foule pour l’apaiser — les ouvriers avaient jeté des pierres, brisé plusieurs vitres de la maison et blessé le préfet de police. Alors il s’était fâché et avait agité son mouchoir.

La foule était si excitée que la salve avait dû être répétée ; il y avait beaucoup de morts : quarante-sept ; parmi eux neuf femmes et trois enfants, trois fillettes. Les blessés étaient encore plus nombreux.

Obéissant à une étrange curiosité, angoissante et irrésistible, et malgré les instances de son entourage, il était allé voir les morts, entassés dans le hangar des pompes à feu, à côté du commissariat de police. Évidemment il n’aurait pas dû y aller, mais, pareil à celui qui a tiré un coup de feu imprudent et sans but, il avait besoin de rattraper la balle, de la saisir de ses mains, il lui semblait qu’en allant regarder les victimes, il y aurait quelque chose de transformé et d’amélioré.

Il faisait sombre et frais, dans le long hangar ; les cadavres étaient alignés en deux rangées régulières, recouverts d’une toile goudronnée grise, comme pour une exposition ; sans doute, on s’était préparé à la visite du gouverneur, et on avait disposé les morts de la façon la plus correcte, épaule contre épaule, visages vers le ciel. La toile recouvrait la partie supérieure du corps et la tête ; les pieds seuls étaient visibles, comme pour faciliter le compte, des pieds immobiles, les uns chaussés de bottines ou de souliers éculés, déchirés, les autres nus et sales, étrangement clairs, sous la boue et le hâle. Les fillettes et les femmes gisaient à part ; et dans cette disposition on sentait encore le désir de rendre l’examen et le compte des cadavres aussi commode que possible. Tout était tranquille, trop tranquille pour une telle foule de gens ; et les vivants qui entraient ne parvenaient pas à dissiper ce silence. Derrière une mince cloison de planches, un palefrenier s’affairait autour des chevaux ; il ne se doutait pas qu’il y avait quelqu’un, d’autre que les morts, de l’autre côté de la cloison, car il parlait à ses chevaux paisiblement et d’un ton amical :

— Eh ! mes vieux ! Restez donc tranquilles, quand je vous parle !

Le gouverneur regarda les rangées de pieds qui se perdaient dans l’ombre, et dit d’une voix basse, en chuchotant presque :

— Oh ! mais il y en a beaucoup !

L’adjoint du commissaire, très jeune, au visage imberbe et couperosé, s’avança et annonça à haute voix en portant la main à la visière :

— Trente-cinq hommes, neuf femmes et trois enfants, Excellence !

Le gouverneur fronça les sourcils d’un air furibond et l’adjoint du commissaire, après avoir salué, fit quelques pas en arrière. Il aurait voulu que le gouverneur remarquât le petit chemin soigneusement balayé et saupoudré d’un peu de sable, aménagé entre les cadavres, mais le gouverneur ne voyait rien quoiqu’il regardât à terre.

— Trois enfants ?

— Trois, Excellence ! Faut-il enlever la toile ?

Le gouverneur ne répondit pas.

— Il y a des personnes de tout rang, Excellence ! insista respectueusement l’adjoint qui, prenant le silence pour un acquiescement, lança un ordre : « Ivanof, Sidortchouk, vite, prenez ce bout-là, allons ! »

La toile grise et maculée glissa avec un petit bruit et l’une après l’autre apparurent les taches blanches des visages, barbus et vieux, jeunes et glabres, tous différents, mais reliés entre eux par la terrible ressemblance que donne la mort. Les blessures et le sang n’étaient qu’à peine visibles, dissimulés sans doute par les vêtements ; seul un œil crevé par les balles, noircissait un visage d’une façon bizarre et pleurait des larmes sombres, semblables, dans l’obscurité, à du goudron. La plupart avaient le regard blanc ; les uns clignotaient, tandis qu’un autre se couvrait le visage d’une main, comme pour se protéger d’une trop forte lumière ; et l’adjoint du commissaire regardait d’un air de martyr ce mort qui violait l’ordre. Le gouverneur savait sans doute que ces gens-là se trouvaient aux premiers rangs de la foule ; il les avait probablement regardés tandis qu’il les haranguait, mais il ne pouvait reconnaître personne. La mort leur avait donné un air nouveau qui les rendait tous pareils. Ils gisaient immobiles, collés à la terre comme des statues de plâtre, dont un flanc est aplati pour qu’elles soient mieux d’aplomb ; mais cette immobilité semblait factice, trompeuse. Ils se taisaient et leur silence était aussi prodigieux que leur immobilité ; ils avaient un air tellement attentif qu’on était gêné de parler devant eux. Si tout d’un coup, la ville avec ses allants et venants s’était pétrifiée, si le soleil s’était arrêté, si le feuillage avait cessé de bruire, si la vie universelle s’était figée — tout cela aurait sans doute eu le même caractère de mouvement interrompu, d’attente soutenue, d’énigmatique préparation à on ne sait quoi.

— Excellence, permettez-moi de vous demander s’il faut faire creuser des tombes ou les enfouir à la fosse commune ? demanda à haute voix l’adjoint, sans deviner les pensées qui agitaient le gouverneur ; la gravité des événements, la confusion générale, autorisaient, selon lui, une certaine dose de familiarité respectueuse ; en outre il était jeune.

— Quelle fosse commune ? demanda le gouverneur d’une voix indifférente.

— C’est un grand trou, Excellence !

Le gouverneur se détourna vivement et se dirigea vers la porte ; quand il monta en voiture, il entendit encore un grincement de verrous rouillés : on enfermait les morts.

Le lendemain matin, toujours poussé par la même curiosité angoissante et le désir de ne pas laisser s’achever et s’accomplir ce qui était déjà accompli et achevé, il visita les blessés à l’hôpital de la ville. Les morts, eux, l’avaient regardé, mais les blessés s’y refusaient ; dans l’obstination avec laquelle ils détournaient les yeux, il sentit combien ce qui s’était passé était irrévocable. Quelque chose de formidable s’était réalisé, et il était désormais inutile de tendre la main.

Et depuis ce moment-là, le temps semblait s’être arrêté pour le gouverneur, quelque chose était survenu, dont il ne pouvait trouver ni le nom, ni l’explication. Ce n’était pas le remords — il se sentait dans son droit — ce n’était pas non plus de la pitié, ce sentiment doux et tendre qui arrache des larmes et couvre le cœur d’un voile chaud et souple. Il pensait avec calme aux tués, aux enfants eux-mêmes, comme s’ils avaient été en papier mâché ; pour lui, c’étaient des poupées cassées, et il ne pouvait pas se représenter leurs douleurs et leurs souffrances. Mais il ne pouvait s’empêcher de penser à eux, sans cesse il voyait avec netteté ces effigies de papier mâché, ces poupées brisées, et il y avait en cela une obsession terrible pareille aux envoûtements dont parlent les nourrices.

Pour tout le monde, quatre, cinq, sept jours s’étaient écoulés depuis l’événement, mais pour lui, il lui semblait toujours être parmi les coups de feu, en train d’agiter son mouchoir blanc et de sentir que quelque chose d’irrévocable s’accomplissait, s’était accompli.

D’ailleurs il était persuadé qu’il se calmerait vite, oublierait ce qu’il était stupide de se remémorer, si son entourage s’inquiétait moins de lui. Mais dans la manière d’agir de ses familiers, dans leurs regards et leurs gestes, dans leurs paroles respectueusement sympathiques, pareilles à celles que l’on adresse à un malade incurable, se manifestait la ferme assurance qu’il pensait, qu’il ne pouvait pas ne pas penser à ce qui était arrivé.

Le surlendemain, le préfet de police avait fait un rapport rassurant pour lui apprendre que deux ou trois blessés s’étaient guéris et sortaient de l’hôpital. Marie Pétrovna, la femme du gouverneur, effleurait chaque matin de ses lèvres le front de son mari, pour voir s’il avait la fièvre ! comme s’il eût été un enfant malade pour avoir trop joué avec la mort ! Quelles fadaises ! Une semaine après l’événement, l’éminent évêque Missail lui-même était venu lui rendre visite, et dès les premières phrases, il était évident que celui-ci pensait aussi aux mêmes choses que lui et voulait calmer sa conscience de chrétien. Il appela les ouvriers des malfaiteurs, le gouverneur un pacificateur et eut l’amabilité de ne citer aucun texte banal et usé sachant que Son Excellence ne prisait pas beaucoup l’éloquence de la chaire. Et ce vieillard, qui mentait sans nécessité devant son Dieu, sembla répugnant et pitoyable au gouverneur.

Dans la conversation, comme l’évêque tendait l’oreille à son interlocuteur, celui-ci, rouge de colère — il sentait une bouffée de chaleur lui troubler les yeux — cria d’une voix de stentor dans l’orifice délicat et exsangue, couvert de poils gris, qui se penchait vers lui :

— Oui, ce sont des scélérats. Mais, à votre place, Éminence, je ferais célébrer un service funèbre en l’honneur des morts.

L’évêque éloigna son oreille, se frotta le ventre de ses mains sèches comme des pattes d’oie et répondit doucement en baissant la tête :

— Il y a des épines dans toutes les situations. À votre place. Excellence, je n’aurais pas fait ouvrir le feu et ainsi le clergé n’aurait pas eu la peine de dire des messes pour le repos de ces âmes. Mais, que faire avec ces gredins !

Puis il donna aimablement sa bénédiction, et marcha vers la porte dans le froufrou de sa robe de soie ; il avait l’air de saluer et de bénir tout ce qui passait à côté de lui. Dans le vestibule, il mit un temps infini à s’habiller et à enfiler des caoutchoucs profonds comme des vaisseaux tout en tournant l’oreille de droite et de gauche, et il répétait avec une amabilité persuasive au gouverneur qui l’aidait à se vêtir, dissimulant son dégoût sous un air poli :

— Ne vous donnez pas la peine, Excellence, ne vous donnez pas la peine !

Et là, encore, on eût dit que le gouverneur était un malade incurable, auquel tout effort est nuisible.

Le même jour arriva de Pétersbourg, en congé d’une semaine, le fils du gouverneur, un officier ; bien que celui-ci n’attachât aucune importance à ce séjour inopiné et fût plein de gaîté et d’insouciance, on sentait que c’était toujours la même inquiétude incompréhensible au sujet de son père, qui l’avait fait venir. Il parla avec légèreté de l’événement, déclara qu’à Pétersbourg la fermeté et le courage de son père avaient excité l’enthousiasme, mais il conseilla avec insistance de faire venir des cosaques et de prendre des mesures.

— Quelles mesures ? demanda le gouverneur maussade et étonné ; mais il ne put obtenir de réponse nette.

Toute cette inquiétude était d’autant plus étonnante que, dès le jour de l’événement, le calme complet avait régné. Les ouvriers avaient aussitôt repris leur travail ; les obsèques s’étaient passées sans incident, malgré les craintes du préfet de police qui avait mobilisé toutes les forces dont il disposait ; rien ne faisait prévoir que des événements pareils à ceux du 17 août pouvaient se répéter. Enfin, le gouverneur reçut de Pétersbourg, en réponse à son rapport véridique, l’approbation flatteuse des autorités ; il semblait donc que tout était fini et allait tomber dans le passé.

Mais ce ne fut pas le cas. Comme s’il eût échappé au pouvoir du temps et de la mort, le cadavre, privé de sépulture, des événements passés, se dressait dans la mémoire du gouverneur. Chaque soir, il l’enfouissait dans la tombe ; la nuit s’écoulait, le matin venait et de nouveau une image pétrifiée : un mouchoir blanc, des coups de feu, du sang, renaissait en son esprit, commencement et fin de tout, et lui cachait le monde.