Le Gouvernement représentatif et la Révolution

LE
GOUVERNEMENT REPRESENTATIF
ET LA REVOLUTION

Histoire du Gouvernement parlementaire, par M. Duvergier de Hauranne.



I

On ferait une grande bibliothèque de tous les écrits publiés sur le gouvernement représentatif, et pendant trente-quatre ans il a donné naissance à toute une littérature. Jamais plus qu’alors on n’en a complaisamment approfondi les principes ; jamais on n’a scruté plus ouvertement les questions qui s’y rattachent et consacré plus de travail d’esprit et d’efforts de conduite à démontrer comme une vérité et à fonder comme une réalité ce qui en politique paraissait à la fois le dernier progrès de l’esprit humain et le but de la révolution française. Jamais nation n’a pu mieux que la nôtre savoir ce qu’elle faisait en se donnant alors par tous ses organes à la cause de la liberté constitutionnelle.

La révolution de 1848 a tout interrompu. Elle a changé tous les mots d’ordre et jeté bien des esprits dans de nouvelles directions. Il y aurait autant de puérilité que d’imprudence à méconnaître la puissance des "événement, et ce n’est pas en vue du présent qu’il serait à propos de ranimer les discussions d’un temps déjà éloigné de nous ; mais ce qui n’a plus d’application dans les faits a-t-il cessé d’avoir de l’importance comme idée ? Le champ du passé reste ouvert, la sphère de la théorie n’est point fermée. Moins on peut être soupçonné de prétendre à aucune influence actuelle, et plus il semble qu’on doit s’adonner librement à la spéculation et à l’histoire. Dans le calme un peu languissant des esprits, on peut, sans craindre d’éveiller d’ardens préjugés, agiter les questions qui ont jadis passionné la France, et l’examen des divers systèmes d’organisation qu’elle a traversés ne risque d’exciter aucun trouble. Le moment est donc propice pour tout étudier dans le pur intérêt de la vérité. Pour combien de gens les souvenirs mêmes ne sont plus que des abstractions !

Cependant ces sujets n’attirent que faiblement l’attention des jeunes écrivains ; on semble même les éviter, ou ne les aborder qu’à regret et comme quelque chose d’embarrassant ou d’insignifiant qu’il faut laisser aux intéressés. Or de ces intéressés personne n’en veut être, si le passé n’y oblige. Quelques-uns même trouvent moyen de se soustraire à l’obligation. Ce n’est pas encore une fois que la discussion soit interdite. L’abstention est toute volontaire ; on se tait par indifférence et non par crainte. On semble regarder comme un danger ou une duperie de s’exposer à savoir où est en politique la vérité. Bien des enfans se soucient peu de connaître ce que leurs pères ont voulu. Que la révolution française ait bien ou mal fait, peu leur importe. Quelques-uns vont plus loin : ils retournent aux idées opposées en principe à toutes les opinions modernes, et par une réaction vers le XVIIe siècle ou quelquefois jusqu’au moyen âge, ils cherchent à ruiner tous les motifs qu’a pu avoir la France en 1789 de changer de gouvernement. Beaucoup d’autres, découragés et moqueurs, n’opposent à toute théorie politique que le scepticisme, et professent sur les choses humaines l’insouciance de Salomon et l’épicurisme d’Horace. Enfin parmi ceux-là même qui, loin de s’inscrire contre l’esprit des temps nouveaux, s’en donnent au contraire pour les hérauts et les messagers, parmi les partisans des transformations les plus radicales de la société, c’est une mode que de montrer un grand dédain pour l’ancien libéralisme, et le système représentatif n’est plus qu’un roman bourgeois, une chimère prosaïque, indigne d’occuper un moment le génie humanitaire. En tout, on aime à trouver que les hommes et les choses ont fait leur temps ; on déclare volontiers arriérés tous les anciens. À l’aspect de quelques conversions imprévues ou de quelques mouvemens rétrogrades, on se hâte de s’écrier que tout est changé. La terre tourne, dit-on, elle montre une face nouvelle. Les préjugés des vieux partis sont des curiosités historiques. Ce serait un stupide entêtement, une routine aveugle que de parler à la France d’aujourd’hui le langage qu’elle écoutait il y a trente ans.

Il est vrai, bien des hommes ont varié, et surtout dans cette élite intelligente, qui n’est pas toujours la plus raisonnable, car elle est nécessairement la plus mobile, de singuliers reviremens d’opinion se sont manifestés ; mais tout est-il changé au fond pour cela ? Le mouvement général du siècle est-il dans un autre sens ? l’esprit national a-t-il subi quelque métamorphose ? On le dit, je n’en crois rien. De beaux esprits, un peu malades, s’efforcent de le prouver ; de petits esprits, un peu vicieux, s’acharnent à le soutenir. On les tolère, et parce qu’on les tolère, il semble qu’on les écoute ; mais qu’une circonstance imprévue vienne atteindre le cœur de la nation, qu’une cause puissante vienne toucher cette corde qu’on croit brisée parce qu’elle a cessé de vibrer, on verra si elle est devenue muette, ou si elle rend un nouveau son. Que celui qui a prêté une poétique voix aux idées et aux sentimens, aux passions et aux préjugés qu’on dit éteints, que l’Alcée de la France libérale arrive au terme d’une noble vie, et l’on verra comme cette France est changée. Béranger n’a senti, n’a voulu, n’a chanté que ce qu’elle pensait au sortir de la révolution ; il n’a rien dit de plus, et il s’est obstinément préservé de ces variations prétentieuses qui nous détachent successivement de toutes nos affections en même temps que de toutes nos croyances. Il est resté, en un mot, le type pur et vif de tout ce qu’on veut que la France ne soit plus. Et cette France si froide, dit-on, et si changeante s’est émue en le perdant jusqu’au fond de ses entrailles. Qui n’a été frappé de la trouver à ce point fidèle, et quels progrès pensent avoir faits sur son âme toutes les opinions, tous les intérêts, toutes les prétentions dont il s’est montré l’implacable adversaire ? Essayez de nous dire encore que la France, moitié sagesse, moitié lassitude, accepterait aujourd’hui toutes choses du même cœur, et, par exemple, qu’elle est réconciliée avec l’ancien régime !

Mais ont-ils raison davantage, ceux qui, pour avoir conçu dans une exaltation rêveuse et passionnée des plans de régénération sociale et jeté aux masses la promesse d’une transformation de l’humanité, ne voient que misère d’esprit et de cœur dans les efforts de leurs devanciers pour asseoir sur la base d’un gouvernement durable les intérêts et les principes de la révolution ? L’école qui s’intitule démocratique a-t-elle tant lieu de s’enorgueillir, comme elle fait, de n’être pas l’école libérale ? Ont-ils tant réussi, les nouveaux réformateurs, ont-ils laissé de leur sagesse une opinion si nette et si forte, qu’ils puissent du haut de leur disgrâce insulter à nos revers, et prendre en pitié ceux qu’ils ont fait tomber peut-être, mais qu’ils n’ont pas remplacés ? Assurément les années ne s’accumulent point sans amener de nouveaux besoins. Le sol même sur lequel nous vivons s’élève et change d’aspect avec le temps. Ce qui était un port pour nos aïeux peut, comme Aiguemortes ou Fréjus, n’être plus qu’un lieu où rien ne mène. Il est toujours permis de regarder en avant et d’espérer un meilleur avenir. Franchement d’ailleurs, la vieille cause de 1789 elle-même, cette vieillerie de nos pères, est-elle si pleinement, si universellement gagnée, les biens qu’ils nous ont conquis, les principes qu’ils nous ont légués sont-ils tellement hors de toute atteinte, qu’il soit permis de ne s’en plus inquiéter et de songer à mieux ? Tenons-nous le certain que nous devions chercher l’incertain, et par quels efforts heureux, par quels prodiges de génie et de savoir les nouveau-venus ont-ils acquis le droit de dire à la société de changer de voie pour entrer dans la leur, et de l’entraîner à leur suite vers un but qu’on lui annonce, mais qu’on ne lui montre pas ? Il faut de nouveaux guides, qui en doute ? D’autres hommes sont venus ou viendront, la marche du temps le veut ainsi ; mais doit-on dire : A nouveaux ouvriers nouvelle œuvre ? Le monument, parce qu’il n’est pas achevé ou que des parties s’en sont écroulées, doit-il être abandonné, rasé, et faut-il pour en bâtir un nouveau aller chercher les terres inconnues ? Quand on aura donné quelque évidence au thème d’un socialisme radical, il sera temps de se moquer du libéralisme constitutionnel ; on pourra sourire de mépris au nom seul des institutions et des idées qui pendant un demi-siècle ont séduit les plus nobles esprits et touché les plus nobles cœurs de la France.

Ces dédains cependant du fanatisme réformateur sont naturels. Quand on aime le vague et que l’on se plaît dans l’indéfini, on trouve un peu terre à terre l’œuvre laborieuse de combiner le vrai et le réel. L’aventurier se moque des laboureurs, et si l’orage a détruit leurs moissons, il leur proposera de diriger les orages au lieu de cultiver la terre, et, puisque le possible est si difficile, de tenter l’impossible. Jamais les esprits extrêmes ne rendent justice aux esprits mesurés. L’ambition de dépasser tout ce qui s’est fait, de trouver le dernier mot, d’atteindre la dernière nouveauté et de découvrir l’inconnu, a souvent égaré les sciences en les écartant de la voie des expériences utiles ; elle peut bien égarer la politique. La passion de l’illimité et de l’absolu a toujours été le fléau de notre révolution ; c’est une cause qui a plus souffert par ses amis que par ses ennemis.

Quoi qu’il en soit, il est donc vrai que, sans se concerter ni s’entendre, l’esprit réactionnaire et l’esprit vaguement révolutionnaire s’entretiennent et s’excitent mutuellement. L’un fournit à l’autre des griefs et des prétextes ; l’un inspire à l’autre des ressentimens et des craintes. Tous deux travaillent comme de concert à décrier, à perdre toute politique de libéralisme organisateur, la vraie politique du gouvernement libre. Tous deux réussissent à provoquer, à motiver l’intervention de tout arbitre qui viendra leur imposer silence et leur interdire toute influence sur les destinées de la société. Au nom de ceux qui n’ont jamais désespéré de la justice et de la raison à ce point de condamner notre pays au remède d’un absolutisme quelconque, de ceux que jamais la peur ni la haine n’a réconciliés avec aucune oppression, un homme chez qui la fermeté de l’esprit égale celle du caractère, et qui a pris part pendant trente années à toutes les affaires de son pays, comme à tous les événemens de la révolution, vient de publier un livre d’une grande importance, et qu’il présente avec calme à ses amis et à ses ennemis. Il me siérait peu de parler ici de la personne de M. Duvergier de Hauranne, et de rappeler avec développement son droit d’être écouté. Ceux qui le récusent me récuseraient. Chacun réalise ses intentions et applique ses principes suivant sa nature et son esprit ; mais ses intentions ont toujours été les miennes, ses principes sont les miens, et nos fortunes ont toujours été les mêmes. Ce que je dirai seulement, et sans crainte d’être contredit, c’est qu’on ne citerait pas aisément un publiciste qui l’emporte sur lui pour l’énergie de la conviction, la sincérité du langage, la pénétration de l’esprit, le dévouement à ses idées. Cela suffit pour lui donner sur le sujet qu’il traite la plus grande autorité. Quant au talent d’exposer et de discuter, quant à la clarté et à l’exactitude, quant à l’art de composer un ouvrage étendu et difficile, je n’ai pas besoin d’en rien dire, je m’en rapporte à tous ceux qui l’auront lu.


II

L’ouvrage de M. Duvergier de Hauranne est une histoire, mais c’est l’histoire d’un système de gouvernement. Cette histoire serait sans objet et sans valeur, si le système n’avait par lui-même aucun prix, et quoique l’auteur ne le discute jamais qu’en vue des faits qu’il raconte et qu’il juge, son histoire suppose nécessairement une certaine philosophie politique. Il ne donne pas la sienne a priori, il n’en recherche point les principes abstraits, ce n’est pas son sujet ; mais il est constamment guidé par des idées générales qui pourraient être assez facilement réunies en corps de doctrine, et quel que soit l’intérêt de ses récits, de quelque sagacité qu’il fasse preuve dans l’appréciation des événemens et des hommes, on ne peut, en le lisant, oublier le but qu’il se propose et la thèse qu’il soutient. Il y a donc dans ce livre deux choses à examiner, les idées de gouvernement, et l’exposition et la critique des faits, ou en d’autres termes la politique et l’histoire.

Ce qu’on appelle la question du meilleur gouvernement a cessé de tenir une grande place dans les controverses spéculatives. Depuis que l’état successif des sociétés est devenu l’objet préféré de l’attention et de l’étude, depuis que la philosophie de l’histoire a été inventée, on s’est accoutumé à regarder comme la meilleure forme de gouvernement celle qui résulte de la situation et de l’âge de la société à laquelle elle s’applique. Je n’objecte rien à cette manière de résoudre la question, si ce n’est qu’elle ne la simplifie pas beaucoup, car, quelle que soit la condition d’un peuple, on pourra toujours concevoir plusieurs manières de le gouverner. L’examen d’une époque et d’un pays nous éclaire principalement sur la possibilité, et comme il y a toujours plusieurs choses possibles, il faut choisir entre les gouvernemens possibles, et la question du meilleur à choisir revient sous une autre forme. Lorsque tout est stable, lorsque les institutions sont sous la garde d’une tradition séculaire, inviolable, parce que l’opinion la tient pour telle, la question du meilleur ne se pose pas, ou du moins elle ne regarde que les faiseurs de livres ; mais dans les temps d’instabilité, lorsque le monde tourne sur la roue des révolutions, surtout dans un pays qui, en soixante et quelques années, a passé par plusieurs sortes de monarchies et de républiques, on ne saurait, à moins de faire son deuil de toute stabilité, ne pas chercher laquelle est préférable, et, sans aucune prétention d’influer sur les faits ni de provoquer aucun changement, on est obligé, ne fût-ce que pour calmer son esprit et satisfaire sa raison, de se poser la question du meilleur gouvernement.

Au fond, les plus résignés, les plus indifférens, les plus sceptiques, l’ont résolue chacun pour leur compte, car ils ont tout au moins des craintes ou des espérances. Ils voient avec inquiétude ou confiance un pouvoir s’établir, avec satisfaction ou terreur tomber un autre pouvoir. Certaines mesures les rassurent, d’autres les alarment. Il y a des institutions qui obtiennent leur respect ou leur sympathie ; il y en a qu’ils appréhendent ou qu’ils condamnent. Ce n’est pas une des moins rudes épreuves auxquelles les révolutions soumettent les hommes que cette nécessité pour les plus paisibles ou les plus frivoles de se faire une opinion en dépit d’eux-mêmes, et si ce n’est par réflexion, au moins par sentiment, de s’intéresser et de prendre intérieurement parti pour des choses qui les dépassent, et auxquelles ils voudraient ne point penser. Au temps des guerres de religion, il faut, sans être théologien, opiner en matière théologique ; aux époques révolutionnaires, on n’échappe point à la politique, pour n’en pas faire son métier. On n’élude même pas la responsabilité d’une opinion en essayant de n’en pas avoir, de même qu’il faut de la philosophie pour dire qu’il n’y a pas de philosophie. N’avoir point d’opinion, c’est admettre que tout se vaut, c’est s’attendre et se résigner à tout. C’est en d’autres termes, aux époques révolutionnaires, proclamer l’instabilité universelle. Or cela même est une politique, et ce n’est pas celle qu’il serait le plus difficile de soutenir, si l’on pouvait se résoudre à l’adopter.

Du moment qu’on ne peut se passer d’un système politique, et que notre révolution a été pour ainsi dire un concours ouvert entre toutes les doctrines, il peut être bon de montrer, en écartant toute métaphysique, comment la théorie du gouvernement représentatif a peu à peu prévalu, et quelle suite d’idées a conduit de tout temps les esprits supérieurs aux principes dont il est jusqu’à présent l’expression la plus parfaite.

Dans toute controverse sur la constitution de l’état, deux opinions ou plutôt deux dispositions d’esprit sont d’ordinaire en présence : l’une qui tend à prendre la constitution la plus simple comme la meilleure, l’autre qui nie qu’un bon gouvernement soit possible sans une certaine complication. L’amour de la simplicité nous est naturel ; mais en aucune matière il n’y faut céder aveuglément. Trop souvent c’est la paresse ou le sentiment de la faiblesse de notre esprit qui, dans les sciences mêmes, nous fait regarder la simplicité comme le signe de la vérité. Cette opinion a plus souvent égaré l’esprit humain qu’elle ne l’a conduit au but, et plus la nature est connue, plus elle paraît compliquée. Quand même ce point de vue de la science serait provisoire, et que des recherches ultérieures nous devraient rapprocher davantage de cette unité que nous prenons sur nous d’attribuer à la création, il demeurerait vrai que jusqu’à nouvel ordre les systèmes d’unité ont figuré au nombre des grandes erreurs de l’esprit humain, et il serait encore plus vrai que lorsqu’il s’agit des choses humaines, la simplicité est l’exception, bien loin d’être le fait général. Indépendamment de l’action des causes permanentes ou accidentelles qui ne viennent pas de l’homme, sa nature spéciale est celle d’un être tout rempli d’antagonismes. L’esprit et le corps, la raison et la sensibilité, l’idée, l’intérêt, la passion, l’orgueil, l’appétit, l’habitude, le préjugé, la tradition, que sais-je ? une foule de principes divers agissent ensemble ou séparément, et dans la détermination morale la plus ordinaire, quand même on écarterait toute sollicitation des penchans ou des motifs réprouvés par la conscience, il se rencontre souvent un conflit de règles de conduite qu’il est également difficile de concilier ou de subordonner les unes aux autres. Quand nous ne délibérons qu’entre des devoirs, des contradictions se présentent, et combien de fois arrive-t-il que l’homme ne délibère qu’entre des devoirs ! Or, comme le gouvernement s’applique à des hommes et qu’il est composé d’hommes, comme il se résout essentiellement en déterminations humaines influant sur d’autres déterminations humaines, comment se pourrait-il que le gouvernement ne fût pas une chose très compliquée, et que l’instrument propre à introduire l’accord, la mesure et la régularité entre tant de forces diverses et libres fût une machine toute simple ? Ce qu’on peut appeler un gouvernement simple, c’est la monarchie, c’est la démocratie pure, en d’autres termes la société gouvernée immédiatement par une seule volonté, celle d’un homme ou celle du grand nombre. Vers cette extrémité gravitent tous les systèmes absolus.

Il y a longtemps que les différens systèmes absolus auxquels le gouvernement peut être ramené ont été classés et comparés. Le plus ancien des historiens de la Grèce nous a conservé dans un récit empreint d’une primitive sagesse les élémens du débat qui s’éleva cinq cents ans avant notre ère, lorsqu’après l’extinction de la race de Cyrus, l’empire de la Perse fut arraché par sept conjurés à l’usurpation des mages. Les vainqueurs, qui auraient pu chacun aspirer au souverain pouvoir, délibérèrent entre eux sur le gouvernement qu’ils devaient donner à leur pays. Otanès plaida pour la démocratie, Mégabyse pour l’oligarchie, Darius pour la monarchie. Les quatre autres, en bons Asiatiques, furent de l’avis de Darius, et le sort, aidé par la ruse, donna la couronne à ce dernier. Dans ce récit, dont Hérodote ne veut pas que l’on suspecte l’authenticité, et qui étonnera des Grecs, dit-il, on voit comme un abrégé de toute une histoire de révolutions politiques : une dynastie fondée par un grand homme et qui périt, son pouvoir usurpé par une caste ; le renversement de ce pouvoir opéré par la force, grâce à quelques hommes indépendans, capables et ambitieux ; les trois systèmes de gouvernement présentés dans leur pureté et mis aux prises dans un débat solennel, le préjugé et la crainte de l’anarchie terminant la vacance du gouvernement par le despotisme d’un seul, le hasard et la ruse faisant le reste, et le défenseur du gouvernement de l’égalité qu’il appelait l’isonomie, Otanès, déclarant qu’il renonçait à concourir pour la royauté, et que pour prix de sa retraite il ne demandait pour lui et les siens que le droit à perpétuité de n’obéir à personne ; ce qui lui fut accordé, dit l’historien : sa maison seule dans toute la Perse jouit encore d’une pleine liberté, sans autre condition que de ne pas violer les lois.

J’honore les Otanès partout où je les rencontre, et je ne leur garantis pas qu’ils obtiendront en tout lieu ce que leur concéda le despotisme persan, le privilège de s’isoler et de s’abstenir au milieu de l’obéissance universelle, cette dernière ambition du philosophe démocrate ; mais en trouvant très simple que la thèse du gouvernement direct du peuple par le peuple soit produite toutes les fois qu’il y aura lieu de constituer l’état, je doute que, présentée sans restriction, elle séduise jamais longtemps la multitude elle-même, et je crains que des deux autres théories, la pure aristocratie et la monarchie pure, la dernière ait encore le plus de chances de se faire accepter tôt ou tard, bien entendu avec l’aide d’un certain savoir-faire que Darius, fils d’Hystaspe, n’a point emporté avec lui dans le tombeau.

Mais ce même Darius, peu d’années après son avènement, apprenait à Marathon qu’il y a d’autres gouvernemens que la tyrannie asiatique, car « c’est du temps de Darius, dit Bossuet, que commence la liberté de Rome et d’Athènes, et la grande gloire de la Grèce. » Chez ces peuples, pour nous les premiers maîtres de la politique et de tout le reste, on comprit de bonne heure qu’aucun système absolu de gouvernement n’était bon. Il n’est pas de notre sujet de décrire, même en passant, les formes diverses que l’état prit dans l’antiquité ; on peut, sur ce point, consulter un ouvrage intéressant publié il y a quelques années. Dans son Histoire de la Souveraineté, M. Sudre a exposé d’une manière exacte et judicieuse les institutions et les théories politiques des anciens, et l’esprit dans lequel il écrit, comme la manière dont il écrit, recommande au lecteur un livre qui n’a peut-être pas été assez loué. Pour nous, ne notons qu’un point, c’est que la pensée que nous trouvons dans Hippodamus de Milet, le premier, suivant Aristote, qui ait été publiciste sans être homme d’état : « la constitution de l’état sera vraiment solide, si elle est mixte, c’est-à-dire composée par le mélange des diverses formes de gouvernement ; » cette pensée, dis-je, a sous diverses formes dirigé la sagesse politique des anciens. Nous n’avons plus les cent cinquante-huit constitutions qu’Aristote avait décrites, mais on voit en général que les constitutions grecques étaient loin d’être simples. La plupart offraient une combinaison de garanties assez artificielle. La crainte de l’absolu et de l’illimité paraissait avoir inspiré le législateur. Or, toutes les fois que l’on contient par des dispositions constitutionnelles l’influence du principe ou du pouvoir qui domine dans la constitution, on opère, même sans le savoir et sans le vouloir, un mélange des différens gouvernemens. On introduit quelque chose de la monarchie dans la démocratie, quand on cherche à lui donner plus de secret ou d’unité ; on la rapproche de l’aristocratie, lorsqu’on oppose à la volonté souvent impétueuse du plus grand nombre la sagesse ou la lenteur d’un conseil. Platon dit en termes formels qu’il n’y a de vrais gouvernemens que les gouvernemens mixtes, et c’est le mérite qu’il assigne à celui de Lacédémone. Puisque Platon avait dit cela, il fallait bien qu’Aristote y trouvât à redire ; mais ce même Aristote n’en repousse pas moins tous les extrêmes. Lui qui rejette assez loin la monarchie et l’aristocratie, il se pose en censeur de la démocratie et se prononce pour la république moyenne, ce qui veut dire nécessairement un état où le principe républicain est limité, où l’intérêt public prévaut sur l’intérêt des plus nombreux et des plus pauvres, c’est-à-dire sur le principe de la démocratie. Un historien du premier ordre, Polybe, n’a pas cru pouvoir raconter en politique les luttes de Rome et de Carthage sans s’expliquer sur leur constitution respective, et il n’a pas hésité à prononcer que de tous les gouvernemens le meilleur était le gouvernement formé des trois autres. Tel lui paraissait celui de Rome, et l’opinion de Polybe devait être celle de Scipion. Aussi le sage Cicéron, qui l’adopte, la met-il dans la bouche du héros lui-même, et c’est dans sa République Scipion qui déclare qu’il ne saurait approuver aucun genre de gouvernement simple, ullum simplex reipublicœ genus. Dans vingt passages, il se prononce pour le gouvernement composé dans une juste mesure des trois formes principales de gouvernement, et même pour la royauté limitée par les deux autres. Dans le chapitre 45 du livre Ier par exemple, on dirait que Scipion l’Africain, devançant Montesquieu, fait par prévision l’éloge de la monarchie anglaise. Enfin partout c’est le panégyrique de cette forme politique qui résulte d’un choix et d’une alliance entre les élémens des trois autres, de cette forme, dit Tacite, qu’il est plus facile de louer que de voir réalisée, « ou si jamais elle arrive, ajoute-t-il tristement, elle ne saurait être durable. »

Elle ne devait point arriver de longtemps en effet. Tacite avait vu s’accomplir ce que Platon a décrit en termes dont rien au monde n’égale la force et la vérité, le passage funeste de l’anarchie au despotisme. La fondation de l’empire ne fut pas seulement le plus cruel des maux pour ces nobles âmes dont Tacite était et l’interprète et le vengeur ; ce fut une calamité pour l’humanité tout entière, et qui s’est étendue sur une longue suite de générations. Que le despotisme d’un seul ait pu hériter de cette immense domination portée aux limites du monde par les armes et le génie de la république romaine, que, dans la société la plus éclairée et la plus politique qu’il y eût alors sur la terre, il se soit établi une tyrannie de l’espèce de celles qu’on n’avait encore vues qu’en Orient au sein d’une civilisation informe, le coup était mortel pour toutes les saines traditions de droit, de pouvoir et de liberté. Une perversité systématique devait s’unir ainsi à la brutalité du despotisme. Ce gouvernement grossier des peuples nouveaux allait devenir un instrument ingénieux et orné. L’empire romain était destiné à produire la jurisprudence et la philosophie de la tyrannie, en donnant le jour à l’empire de Byzance, la plus détestable école qui ait été jamais ouverte pour l’instruction des rois et des peuples. Là sont venus périr jusqu’aux derniers souvenirs des leçons de l’antiquité. Une souveraineté autocratique effrénée dans ses caprices, raffinée dans ses prétentions, cruelle dans ses vengeances, avilie par la mollesse, insultée par la fortune, et entretenue dans l’insolence par la corruption des cours, la sophistique des légistes et la bassesse des peuples, mais consacrée par le droit divin, voilà le spectacle et l’enseignement qu’a dus le monde à la fondation de Constantin. Je n’hésite pas à regarder le despotisme des césars comme la principale cause de la décadence ou de l’abaissement des sociétés européennes pendant plus des douze premiers siècles de l’ère chrétienne. La contagion atteignit jusque dans leur berceau les jeunes gouvernemens auxquels les invasions des peuples du Nord donnèrent naissance. Il en est peu qui, dès qu’ils commencèrent à porter leurs regards au loin, n’aient été séduits par ce type byzantin de la royauté, qui leur paraissait la royauté de la civilisation. Encore aujourd’hui l’autocratie qui fleurit dans les régions de la religion grecque est d’un mauvais exemple. Au moyen âge, le danger de l’imitation eût été bien plus grand encore, si d’autres influences n’avaient résisté, par exemple le sentiment de l’indépendance, individuelle chez les nations germaniques, municipale dans les vieilles cités romaines. Des guerriers teutons ne pouvaient guère se changer en Grecs du Bas-Empire, et leurs traditions sont une des origines des libertés modernes ; mais une tradition de race chez des vainqueurs n’est guère qu’un préjugé de caste, et un droit, apanage des conquérans, prenait aisément la forme odieuse du privilège. Voilà pourquoi l’aristocratie européenne est loin d’avoir toujours bien compris deux choses : la patrie et l’état. Au lieu de faire de son indépendance le boulevard de la liberté publique, elle l’a gardée pour elle jusqu’au moment où elle a mieux aimé en trafiquer. Comme au nombre des coutumes germaines était aussi la fidélité au chef, la subordination féodale a souvent fait place à l’esprit de cour, et la noblesse est devenue la parure et l’instrument du despotisme. Voilà pourquoi La Bruyère a pu dire : « Il n’y a point de patrie dans le despotique, et d’autres choses y suppléent, l’intérêt, la gloire, le service du prince. »

Quant à l’indépendance municipale, elle a été certes pour quelque chose dans la formation de cet esprit de la bourgeoisie, le même partout dans son essence, quoiqu’avec de grandes différences sous le rapport des lumières, de la hardiesse et de l’énergie persévérante. Il n’est point naturellement complice de l’absolutisme, il aimerait les lois, il voudrait le droit commun. Pour lui, la patrie est plus qu’un vain mot, et de tous les intérêts, l’intérêt de la bourgeoisie est le plus prêt à se confondre avec l’intérêt de l’état : elle est vraiment le public, et c’est pour le public et par lui que l’état vit et se conserve ; mais souvent menacé, humilié, exploité ou spolié par les ordres privilégiés, le peuple, représenté par les classes moyennes ; a couru au plus pressé. Il a cherché un appui dans le pouvoir royal, lui a demandé protection plutôt qu’indépendance, s’attachant ainsi à l’égalité plus qu’à la liberté. S’il y a un pays où l’aristocratie et les communes aient de bonne heure formé une solide alliance, c’est qu’un même esprit d’indépendance d’origine germaine les aura rapprochées, c’est que le vaincu aura été du même sang que le vainqueur, et effectivement en Angleterre le Normand et le Saxon tiennent à la même race ; aussi là le droit de chacun est-il cher à tous.

Dans la composition sociale de la plupart des nations du moyen âge, les justes idées de liberté politique avaient donc de grands obstacles à vaincre, et les places sont rares en Europe où du sein même des mœurs nationales soit sorti un régime tant soit peu protecteur des droits du citoyen. Partout il a subsisté des débris ou des traces de toutes les garanties inventées dans l’ancien monde contre le pouvoir arbitraire ; mais bien peu de cités avaient su tirer de là un système efficace de libertés publiques. Quant aux sages théories de l’antiquité, elles avaient disparu, quoiqu’elles n’eussent point péri. Le génie des anciens, ce sauveur du monde moderne, s’était caché dans l’ombre, mais il en pouvait sortir. La poussière des siècles, comme une cendre conservatrice, entretenait le feu dont elle éteignait la flamme ; il ne fallait que remuer ces cendres du passé pour en faire jaillir des étincelles. Dès le XIIIe siècle, saint Thomas d’Aquin et Gilles de Rome exhumaient ces nobles maximes d’autorité limitée, de gouvernement mixte, et l’idée du pouvoir législatif délibérant. Dans la triste condition des sociétés contemporaines, la liberté ou seulement la justice ne pouvait guère se réaliser par leur mouvement spontané. Peu de nations portaient en elles-mêmes le principe de leur affranchissement : elles ne trouvaient guère dans leurs souvenirs de titres à revendiquer, de droits à faire revivre ; elles avaient pour la plupart à concevoir lentement, à apprendre ce qui leur était dû. De là le besoin d’être éclairées par un flambeau qu’elles n’auraient pas su allumer elles-mêmes, de recevoir par l’enseignement du dehors ce qu’elles ne pouvaient tenir de leurs traditions intimes. C’est ce qui expliqué le grand rôle des lettres dans le monde moderne : elles ont fait autant et plus pour l’émancipation des peuples que les mœurs, les lois et les sentimens héréditaires. La société a presque tout reçu de l’esprit humain.

Aussi voyons-nous, et surtout à dater du XVe siècle, se produire et s’étendre les efforts de l’érudition et de l’intelligence pour retrouver les titres de l’humanité. C’est à la lueur de la renaissance que la science remet à nu ces fondemens longtemps enfouis de la philosophie politique, et les premières idées libérales, passant des livres dans les esprits, pénètrent peu à peu le public, et du public elles gagnent quelquefois les tribunaux ; les conseils d’état, même les trônes. Presqu’en tout lieu il se forme une opinion générale confuse et incertaine peut-être, mais qui tend à la limitation des pouvoirs par les lois, à l’intervention du vœu national dans les lois mêmes. C’est un fait universel dans l’ancienne Europe, quoiqu’il n’ait point partout pris les mêmes formes, acquis la même intensité, abouti à des progrès et à des résultats égaux, mais jamais il n’a pris une forme plus grandiose, jamais il ne s’est manifesté par un progrès plus éclatant et par un résultat plus formidable qu’alors qu’il s’est appelé la révolution française.


III

Le lecteur aura sans peine appliqué tout ce qui vient d’être dit à notre France. Antagonisme et différence des races, privilèges et franchises, royauté, aristocratie, tiers-état, mouvement de l’opinion et influence des lettres, action combinée des événemens, des traditions, des livres et des idées, il aura de lui-même fait la part de tout cela dans notre pays, et il aura compris combien devait être grande, pour une société telle que la nôtre, la difficulté de se transformer un jour en société libre.

Partout en Europe la société est originairement un produit composé de la domination romaine, de la conquête germaine, de l’action de la féodalité et de la royauté. Du concours ou du conflit de tant de causes diverses, il est provenu un ordre social contre lequel lutte sourdement l’esprit des siècles nouveaux. Partout une révolution lente ou subite, ou d’abord lente, puis subite, a dû ou doit changer cette société, et ce changement ne peut se consommer sans que le gouvernement soit mis dans un certain rapport avec le nouvel ordre de la société. Ainsi partout s’est faite, ou s’opère, ou se prépare une révolution sociale, une révolution politique. La révolution française a été l’une et l’autre. Qu’elle ait été une révolution sociale, on ne le nie guère ; comme telle, les caractères de son œuvre peuvent ne pas plaire à tous, mais tous les reconnaissent pour ce qu’ils sont, et la question de fait est résolue de même par tout le monde. Il n’en est pas ainsi de la révolution politique. Depuis 1789, la société française, issue des longues luttes de l’ancien régime et soudainement amenée par une crise féconde à une certaine constitution civile qui n’a plus varié, a sans cesse changé de gouvernement et varié par conséquent dans sa constitution gouvernementale. Ainsi stabilité dans la révolution sociale, instabilité dans la révolution politique.

De là il ne résulte et ne peut résulter naturellement que les questions suivantes : le fait stable, la révolution sociale, est-il définitif ? Ceux-là le contestent qui veulent le modifier rétroactivement, ou bien qui, le regardant comme un premier pas, aspirent à une nouvelle révolution sociale. Le fait instable, la révolution politique, peut-il être fixé par une constitution définitive, et quelle est cette constitution ? Sur tous ces points, on a pensé pendant plus de trente ans (et M. Duvergier de Hauranne le pense encore) que l’idée de modifier par un retour en arrière la révolution sociale n’était que le rêve impuissant de quelques mélancoliques, que l’idée de faire une nouvelle révolution sociale était la chimérique inspiration de l’esprit indéfiniment révolutionnaire, et qu’enfin ce qu’il pouvait y avoir de désintéressé et de plausible dans les motifs de ces deux sortes de témérités ne pouvait trouver satisfaction solide que dans la seconde question. On conçoit en effet qu’il peut exister telle manière de constituer le gouvernement français qui donne sécurité aux craintes des uns ou contentement aux désirs des autres dans ce que ces craintes ou ces désirs, auraient de fondé ou d’acceptable. En conséquence, la seule question qui subsiste, c’est celle du gouvernement. Or celle-là, pendant trente ans, on a pensé (et M. Duvergier de Hauranne le pense encore) qu’elle était résolue par le gouvernement représentatif.

Ce système politique, si l’on veut bien y regarder, est l’application des idées que nous avons reconnues pour la tradition de la raison depuis l’antiquité jusqu’à nous, savoir : « les bons gouvernemens ne sont pas les gouvernemens simples. — Aucun pouvoir ne doit être absolu. — Des formes principales de gouvernement, aucune, si elle est réalisée dans sa pureté abstraite, sans restriction, sans limitation, sans mélange, n’est bonne et durable. — La meilleure forme de gouvernement est celle qui emprunte quelque chose à toutes les autres, et qui est en quelque sorte un composé de toutes les autres. »

Au moment où la révolution française éclata, cette complexe théorie était réalisée de deux manières, de ce côté de l’Atlantique par le gouvernement anglais, de l’autre par le gouvernement des États-Unis. Là, le mélange est en proportion beaucoup plus égale, et une plus grande part est faite à la monarchie et à l’aristocratie ; ici, la part de la démocratie l’emporte de beaucoup sur les deux autres. Cependant en Angleterre et même en Amérique le gouvernement est tempéré. Dans aucun des deux pays, le breuvage, pour parler comme Platon, n’est versé tout pur dans la coupe. En tout cas, ces deux gouvernemens sont les deux points extrêmes entre lesquels doit osciller toute sagesse politique libérale qui ne veut pas abandonner le terrain connu, et au premier abord, avant tout examen, il semble que sur ce sol de l’Europe jonché des monumens ou tout au moins des débris du passé, c’est vers l’extrême britannique que doit incliner la balance plutôt que vers l’extrême américain.

Ne se rapprocher ni de l’un ni de l’autre, si toutefois on le peut, c’est se placer volontairement hors de l’expérience. « Point d’Amérique ! » nous criait, je me le rappelle, un rassemblement qui bordait la haie devant la grille du Corps-Législatif un jour que nous nous rendions à la constituante de 1848. C’était crier : « Vive l’inconnu ! » Mais à ceux-là qui ne veulent de la république qu’à la condition qu’elle réalise l’imaginaire, il serait encore bon de dire que même la république devrait, dans l’intérêt de la liberté comme de sa durée, satisfaire à certaines conditions essentielles du gouvernement représentatif, et à ceux beaucoup plus nombreux qui tiennent compte de l’expérience, et qui admettent ou admettraient les analogues de la république américaine et bien plus encore de la monarchie anglaise, il importe de représenter avec netteté et avec force quelles sont ces conditions essentielles de la liberté et du gouvernement. Avant de suivre M. Duvergier de Hauranne dans l’accomplissement de cette tâche, rappelons qu’il ne suffit pas, pour qu’un gouvernement soit réellement tempéré (c’est le mot de Cicéron), que quelques formalités insignifiantes en altèrent la pureté apparente, et régularisent extérieurement l’action d’une volonté unique, sans contrôle et sans contre-poids. Les garanties doivent être sérieuses, consistantes, et telles que, dans le cas d’un conflit, la décision suprême, car il en faut bien une, rencontre des obstacles et subisse des délais qui l’obligent à être motivée, réfléchie, discutée. Cependant la société n’aurait pas la conscience d’être libre, et ne le serait point par conséquent, si tout ce mécanisme n’existait qu’à huis clos, et si ces résistances opposées entre elles étaient enfermées dans l’intérieur du gouvernement. Il faut qu’elle-même prenne part au mouvement constitutionnel par l’intermédiaire de la représentation, qu’elle entre dans le gouvernement par l’élection, et que la décision définitive soit inspirée ou ratifiée par le sentiment public. Enfin, malgré ce système d’organisation la liberté des personnes ne serait pas assurée, si certains droits ne leur étaient garantis par des lois fondamentales, et mis hors de l’atteinte des pouvoirs politiques par une organisation indépendante de la justice. Tout cet ensemble d’institutions a donc besoin, pour être efficace et solide, de la publicité de tous les débats et de la liberté de la tribune et de la presse.

La révolution française a plus d’une fois tendu avec énergie vers la réalisation d’un ordre politique qui procurât toutes ces garanties à l’ordre social qu’elle avait fondé ; mais elle n’y a pas réussi d’une manière permanente et durable. Ses échecs ont-ils été purement fortuits, ou se serait-elle trompée, soit dans le but qu’elle se proposait, soit dans les moyens qu’elle employait pour l’atteindre ? Tel est l’objet, soit comme ouvrage historique, soit comme ouvrage critique, du livre de M. Duvergier de Hauranne.

Ce qui détermine une nation à une révolution libérale, c’est moins la pensée de former un gouvernement nouveau que celle de se délivrer des abus, des fautes, des crimes quelquefois, d’un ancien gouvernement, et d’en prévenir le retour. C’est plutôt une protection qu’une direction qu’elle cherche d’abord dans l’établissement constitutionnel. Au fond, c’est un esprit défensif qui la pousse dans ses agressions mêmes contre l’ancien régime. La foule ne s’inquiète pas beaucoup des moyens d’existence et d’action du pouvoir nouveau dont elle souhaite l’avènement ; elle ne lui demande que de l’affranchir, quelquefois de la venger, et ne songe pas toujours qu’il faut qu’il la gouverne. Les hommes d’état eux-mêmes, ou du moins les hommes éclairés, ne pensent pas toujours à organiser le pouvoir pour l’action, et leur unique soin est de le dépouiller de toute faculté de faire le mal. Les garanties constitutionnelles ont en général ce caractère d’être des résistances, des obstacles à l’injustice, à la violence, des checks, comme disent, les Anglais, en un mot des freins. C’est comme telles qu’en tout pays elles se recommandent d’abord à la faveur populaire. Or l’esprit de résistance, la haine de l’oppression, l’amour de la liberté, considérée seulement comme droit individuel, sont de nobles choses assurément, et c’est peut-être à ces sentimens généreux que l’humanité a dû les plus belles journées de son histoire ; mais, il faut bien en convenir, ces sentimens tout seuls ne suffiraient pas pour assurer à la société tous les biens dont elle peut jouir, pour lui donner les moyens de remplir toutes ses destinées. Une grande nation a d’autres besoins encore que le besoin négatif de n’être pas asservie. Son indépendance, sa sûreté, sa prospérité et sa gloire demandent davantage. Il manquerait quelque chose même à la liberté du citoyen, s’il n’était, par les lois de son pays, que préservé de l’arbitraire, et si, dépourvu de toute part de pouvoir ou d’influence, il n’avait point d’accès aux affaires publiques. La liberté politique est quelque chose de plus que la liberté des personnes.

Cependant il était fort naturel qu’aux derniers momens de l’ancien régime, on s’occupât avant tout de se mettre à l’abri des caprices du pouvoir absolu. C’est le bon plaisir seul qu’on était accoutumé à craindre. Pourvu que l’autorité, jusque-là illimitée, fût désarmée et entravée, on croyait tout en sûreté. En lui arrachant ses prérogatives, en l’entourant d’autorités rivales, on n’examinait pas si l’on ne séparait pas les pouvoirs constitutionnels d’une manière tellement absolue que l’action en commun leur deviendrait impossible, si leur inégalité engendrerait l’équilibre et si l’équilibre produirait le mouvement, si enfin un système de forces qui se balancent donnerait ou recevrait une impulsion. Le régime représentatif en effet, considéré exclusivement au point de vue de la résistance, peut encore être une sauvegarde ; mais serait-il un gouvernement ?

Pour qu’il mérite ce nom, il faut qu’il satisfasse non-seulement à tous les griefs de l’opprimé, mais à toutes les exigences de l’homme d’état ; il faut que non-seulement il protège l’individu, mais qu’il contente une grande nation. Si les pouvoirs sont clos chacun dans sa sphère, l’un ne sachant faire que des lois, l’autre ne faisant que les exécuter, s’ils se surveillent sans pouvoir s’expliquer, s’ils se résistent sans pouvoir s’entendre, le jeu de la machine aura pour produit l’immobilité ou le choc. Or l’isolement ou le conflit des pouvoirs n’est pas le gouvernement. Ils doivent être distincts et capables d’une certaine résistance, mais placés dans une relation de mutuelle dépendance qui leur fasse une nécessité du concours. Ce concours est la règle, le conflit est l’exception. La discussion publique, le vote libre, la responsabilité, la dissolution, la réélection régularisent le concours et mettent un terme au conflit. La tribune prépare et la presse éclaire la décision de la raison publique, qui prononce en dernier ressort : par là surtout une société peut se dire libre, puisqu’elle n’est gouvernée que comme elle le veut. Et cette intervention du pays peut rarement s’exercer à son détriment, parce qu’elle est assujettie à des formalités et à des lenteurs qui donnent à la vérité le temps et le moyen de se faire jour. Puis enfin, même quand le pays a jugé, on continue à plaider devant lui, et il peut souvent rapporter sa sentence. Ainsi le système représentatif, sans cesser d’offrir des armes de défense contre tout arbitraire, devient un appareil de pouvoir, et la liberté même engendre le gouvernement. C’est là ce qu’on a plus particulièrement compris sous le nom de gouvernement parlementaire.

M. Duvergier de Hauranne l’a compris ainsi, lorsqu’il a inscrit ce nom même au titre de son ouvrage. À quel point et par quelle voie a-t-on, depuis l’origine de la révolution, marché à la réalisation d’un ordre de choses qu’il regarde non-seulement comme excellent en soi, mais comme le seul mode praticable d’instituer la liberté politique ? Si l’on s’en est écarté, pour quelles raisons ? Si l’on s’en est approché, dans quelle mesure ? Si l’on a fini par y atteindre, comment ne s’y est-on pas maintenu ? Tel est l’attachant objet de ses recherches.

Il lui a paru, et je crois que cette vue générale ne sera pas contestée, que les soixante ans qui ont séparé 1789 de 1848 peuvent se diviser en deux périodes, la première pendant laquelle, à travers de laborieux efforts et des tentatives contradictoires, on a tâché de constituer la France, sans pleinement comprendre ou sans admettre aucunement les conditions indispensables du gouvernement parlementaire. Tantôt par un amour jaloux, tantôt par une crainte pusillanime de la liberté, on a, de 1789 à 1814, négligé, repoussé ou mal interprété les leçons de l’expérience et de l’histoire dans l’organisation des pouvoirs publics. C’est là le sujet d’une introduction en un volume qui peut être considérée comme une revue de la révolution française au point de vue constitutionnel. Puis, de la fin de l’empire à la naissance de la dernière république, plus de trente-quatre ans se sont écoulés, pendant lesquels au contraire les conditions générales du gouvernement parlementaire ont été écrites dans les constitutions, et, sans être toujours franchement acceptées ou observées avec une intelligence parfaite, elles ont été la loi apparente ou réelle des pouvoirs et des partis, et la nation n’a pas laissé entrevoir qu’elle fût mal satisfaite de son partage, ni disposée à en changer volontairement. Cette seconde période, pendant laquelle la liberté politique, au lieu d’être l’objet d’un problème ou le but d’un effort, a paru une chose effective qui n’avait plus qu’à s’affermir et à se perfectionner par la pratique, mérite plus qu’une appréciation générale et critique ; elle devait être le sujet d’une histoire, et cette histoire, M. Duvergier l’a écrite. Son second volume en est le commencement. Il comprend tout le temps qui s’est écoulé entre le dernier corps législatif de l’empire et la fin des cent jours, c’est-à-dire qu’il embrasse trois constitutions, deux invasions, deux révolutions.

Nous terminerons par quelques observations sur les deux périodes éclaircies et jugées dans ces deux remarquables volumes.


IV

À ne considérer que la théorie constitutionnelle, on pourrait dire que ce qui a longtemps manqué aux auteurs de nos constitutions, c’est une juste et complète notion de la responsabilité des ministres, ou, pour parler plus exactement, des dépositaires temporaires des fonctions actives du gouvernement. Les hommes supérieurs qui illustrèrent l’assemblée constituante semblaient encore loin d’apercevoir toute l’importance et toute la fécondité de ce principe, et ceux qui s’approchèrent le plus de la vérité en cette matière, comme par exemple Mirabeau, furent sans cesse retenus ou dévoyés, tantôt par leurs propres passions, tantôt par les préjugés des partis, tantôt par les nécessités de la révolution. On peut dire que cette seule idée de la responsabilité bien comprise, non-seulement épargnait à nos constitutions les plus graves erreurs qui les déparent, mais encore supprimait une bonne portion des fautes et des méfaits de l’esprit révolutionnaire. S’il eût été possible que dès le premier jour les grands esprits se rendissent bien compte de la première condition d’un libre gouvernement, que dès le premier jour (supposition plus chimérique encore) l’opinion entrât de plein saut dans ces distinctions légales qui sont comme le droit des gens de la guerre constitutionnelle, la lice où se mesuraient les partis fût devenue un champ clos ; leur lutte aurait été une joute au lieu d’une guerre civile, et l’on n’aurait pas contracté la fatale habitude de recourir à la violence pour résoudre tous les problèmes, de ne savoir rien changer que par la voie du renversement. Malheureusement, pas plus les ennemis de la révolution que ses amis n’étaient dans l’origine disposés à considérer ainsi les conflits dans lesquels les événemens les avaient engagés. Au fond, le roi lui-même, malgré son désintéressement personnel, voyait un sacrilège dans toute suppression de ses prérogatives séculaires, et le parti national tenait pour des conspirateurs les adversaires de ses idées ou de ses intérêts. Tous les esprits étaient donc à l’état révolutionnaire, tous regardaient la force plutôt comme la prima que comme l’ultima ratio du droit. Tous croyaient légitime de punir les vaincus ; mais quelques-uns voulaient les anéantir, d’autres leur pardonner. Une noble élite, plus éclairée et plus généreuse, s’élevait au-dessus des passions qu’elle partageait toutefois, et tôt ou tard l’assemblée constituante revenait à la justice. Duport et Barnave finissaient comme Lafayette et La Rochefoucauld avaient commencé. Cependant, lorsqu’il s’agissait de législation politique, les plus sages et les plus habiles de ces nobles libérateurs de l’humanité hésitaient à pleinement comprendre que tout le secret de la liberté politique fût dans une organisation qui permît à la raison nationale d’enlever ou de décerner, en connaissance de cause, le pouvoir aux plus dignes, et qui leur fît une nécessité de l’exercer dans l’intérêt et avec l’appui du public.

Ce qu’eux-mêmes n’avaient pas vu pleinement devait entièrement échapper aux assemblées qui vinrent ensuite. Par elle-même, la république est, jusqu’à nouvel ordre, moins propre que la monarchie à bien régler ce point fondamental, car la constitution du pouvoir exécutif est encore dans la république un problème non résolu. D’ailleurs les passions révolutionnaires, en s’aggravant, en montant jusqu’à la fureur, s’opposaient de plus en plus à toute sage combinaison politique, et même, après l’heureuse réaction de thermidor, la convention, plus sage, montra dans la constitution de l’an III des intentions dignes de louanges plutôt que des exemples dignes d’imitation. Enfin ce n’est pas au législateur victorieux qui mit le directoire au néant qu’il faut demander l’art d’organiser la liberté politique. Le 18 brumaire ne fut pas fait pour instituer la discussion dans le gouvernement et mettre le pouvoir au concours ; mais l’intérêt de l’ordre et le besoin de la force dans le pouvoir auraient certainement alors moins entraîné la France vers les idées de dictature, si les auteurs des institutions antérieures eussent mieux combiné les dispositions qui peuvent assurer, au milieu des débats de la liberté, l’unité et l’action dans le gouvernement. L’anarchie et son contraire ont pu résulter également des erreurs de théorie constitutionnelle qui se rencontrent dans les œuvres des législateurs de la révolution.

Lorsque la fortune et la victoire, en abandonnant l’empereur, eurent emporté sa couronne avec elles, un ordre nouveau s’établit, et celui-là, quoi qu’on pense de ses lacunes ou de ses défauts, quoi qu’on pense de la conduite de ses fondateurs, il réalisait dans ses traits principaux le programme constitutionnel, jusque-là méconnu. Les circonstances au sein desquelles il prit naissance, la manière dont il fut établi, accueilli, pratiqué, le récit des vicissitudes qu’il eut à subir, forment un sujet qu’aucun des historiens de la restauration n’a encore traité avec une connaissance assez exacte des faits et des personnes. Aucun surtout ne l’a considéré sans autre passion que celle des institutions mêmes, sans nul dessein prémédité de donner tort ou raison à tel ou tel individu, de venger un parti d’un autre parti. M. Duvergier de Hauranne, dans l’examen du passé, ramène tout à un point fondamental, l’établissement du gouvernement représentatif tel qu’il le conçoit, la monarchie constitutionnelle en un mot. C’est la chose qui le touche ; peu lui importe comment et de qui elle sera venue. Sans doute les revers de la France lui sont cruels ; mais il ne trouvera pas mauvais pour cela que l’empereur Alexandre use de sa victoire pour procurer à la France le bienfait de la charte. Il n’aime point les doctrines de l’émigration, et le retour de l’ancien régime lui serait odieux ; mais il accepte la légitimité, si elle est libérale, et il n’en veut pas aux Bourbons de leur retour, si la liberté marche devant eux. Il doute fort que l’homme extraordinaire qui a pu un moment se dire le maître du monde puisse être touché sur ses vieux jours de la gloire de Washington ; mais si la paix, et la liberté sont compatibles avec la victoire du 20 mars, il les verrait sans regret fleurir sous le drapeau du victorieux. La révolution elle-même ne lui convient que par son but, et il ne pousse pas le goût du dramatique à ce point d’aimer à voir la France courir les aventures et passer violemment d’un régime à un autre, si le régime définitif n’est pas celui dont il a fait l’objet de sa vie et l’idéal de sa raison. Il n’est en un mot ni royaliste, ni bonapartiste, ni révolutionnaire ; il est tout simplement ce qu’on appelait autrefois constitutionnel, et rien de plus. Sa liberté à l’égard des personnes est donc entière ; l’impartialité lui est facile, et la restauration n’aura été racontée et jugée par personne comme il a commencé à le faire, car elle n’a été encore racontée et jugée que par ses amis ou ses ennemis. M. Duvergier de Hauranne n’est ni l’un ni l’autre. Il pourra paraître sévère, jamais malveillant. Avec lui, on peut compter sur le vrai, car il a la sagacité pour le trouver et la franchise pour le dire. Je doute qu’il y ait une lecture plus instructive et plus piquante à la fois que celle de son volume d’histoire. Hélas ! j’ai vu ces temps, et en le lisant, je crois les revoir.

Cette seconde partie de l’ouvrage en est donc la principale. C’est l’histoire d’une forme de gouvernement qui n’est plus. Pour le fonder et le rendre praticable, il fallait, nous l’avons vu, se bien rendre compte de certaines notions et les écrire dans la loi fondamentale. À partir de 1814, elles sont écrites en effet, et dès-lors, pour maintenir l’ordre établi, il n’y a plus qu’à les comprendre dans leur vrai sens et à loyalement et courageusement observer la loi. Ce respect à la fois religieux et intelligent de la loi est la condition impérieuse, nécessaire, du gouvernement représentatif. C’est l’idée qui ressort à chaque page de l’histoire que nous avons sous les yeux ; c’est la croyance qui doit tout dominer chez un peuple libre.

Malheureusement les révolutions même entreprises pour la liberté ne sont pas faites pour enraciner cette croyance dans les esprits. Les plus modérées et les plus justes entraînent une certaine intervention de la force. Elles ont des heures où il faut agir sans les lois ou contre les lois. Moins il y a de traditions de liberté et de justice dans un pays, plus ces terribles journées semblent aisément nécessaires, et l’exemple une fois donné de décider du sort des peuples et des gouvernemens en vertu des idées, sous l’empire des passions, devient bientôt contagieux. Ces rares extrémités de la vie des sociétés deviennent de droit commun. Il paraît tout simple d’écarter ce qui gêne, de culbuter ce qui déplaît, de balayer ce qui choque. Cet état des esprits, qu’on peut appeler révolutionnaire, est directement opposé aux sentimens qui maintiennent les peuples libres. Il est même plus contraire à la politique libérale qu’à la politique conservatrice. Celle-ci a un certain penchant pour la force, et elle tend à préférer la sûreté publique à la justice et à trouver légitime tout ce qui tranquillise la société. On peut en effet, par un coup de vigueur, obtenir le silence et le repos ; mais le régime de la liberté, ce régime bruyant, agité, qui donne une voix à l’opinion et un aliment aux passions, devient intolérable et impossible, si la violence y intervient. Là où l’opposition est permise et nécessaire, ce ne peut être qu’à la condition qu’elle ne soit jamais la révolte. Autrement la liberté aurait pour effet de charger continuellement une mine à laquelle de temps en temps la révolution mettrait le feu. Pour que la loi soit le frein du pouvoir, il ne faut pas qu’elle soit le jouet des factions. Du moment que l’on continue, en plein régime constitutionnel, à mettre son espoir dans la force, la liberté est bien précaire, et le danger est d’autant plus menaçant que les manifestations légitimes de la liberté ont une certaine analogie avec celles de la rébellion. La passion du langage, l’exagération des griefs, l’injustice des accusations, sont inévitables dans les débats d’un pays libre. Le mécontentement s’y montre tête levée ; le désir du changement n’y est pas interdit. On attaque ce qu’on veut réformer comme si l’on prétendait le renverser. Les esprits faibles ou violens ne peuvent que trop s’y méprendre, et l’on contracte bien aisément l’habitude de recourir en tout cas à la force, si le respect dans la loi, la confiance dans la loi n’ont pas en quelque sorte passé dans le sang de la nation. Or, il faut bien le reconnaître, si l’on prend ses exemples pour ses leçons, il n’y a guère eu de pire école que la révolution française jusqu’en 1814 pour apprendre à aimer les lois.

Il est vrai que pour tout esprit raisonnable les leçons étaient en contradiction avec les exemples. À partir de l’établissement de la monarchie constitutionnelle en France, et sous la rude discipline à laquelle les événemens nous avaient soumis, on pouvait espérer que l’expérience porterait ses fruits, et que la réflexion amènerait décidément la nation à emprunter à tous les peuples libres cet esprit de légalité dont en effet les exemples de la révolution, pas plus que ceux de l’ancien régime, n’étaient propres à lui donner l’enseignement direct. La paix publique, malgré l’existence et la vivacité des partis, fut longtemps assez respectée pour qu’on pût sans trop de confiance se flatter que la légalité serait à la fois la limite et l’instrument des vœux publics. Les discussions très éclairantes de la tribune et de la presse semblaient devoir accréditer de plus en plus ces idées morales et libérales, qui maintiennent la règle dans une société sans en proscrire l’espérance, et qui peuvent assurer les réformes en écartant les révolutions. Sous toutes les formes, par tous les organes, l’opinion libérale se plaçait sous l’égide de la loi, et si quelquefois ce respect manquait de sincérité, la nécessité même d’une pareille tactique semblait indiquer un grand progrès dans les esprits ; l’intérêt des partis leur dictait le même langage que l’intérêt de la vérité. C’est l’honneur de la restauration d’avoir créé ou du moins tendu à créer en France cet esprit de légalité aussi nécessaire aux citoyens qu’au pouvoir, et sans lequel il n’y a ni stabilité ni changement qui vaille la peine qu’on s’y attache. Malheureusement ce progrès très apparent et en partie réel de la France n’était pas universel. Sur bien des points, à commencer par la cour, ce n’était qu’un germe sans racines, et le moindre souffle pouvait l’arracher.

L’ouvrage de M. Duvergier de Hauranne respire à toutes ses pages ce sentiment conservateur du vrai libéralisme. Il le recommande, il le prêche, et il le suppose pour motiver ses jugemens. Qui veut les comprendre doit entrer dans cette idée directrice qui a guidé constamment l’historien. C’est pour cela que, sans partager les inimitiés des partis, sans malveillance pour aucun, prêt à s’entendre avec quiconque veut la liberté, il leur paraîtra rigoureux quelquefois, parce qu’il leur applique à tous une règle inflexible. Avoir la liberté pour but, et là où elle n’est pas proscrite, faire pour elle tout ce que la loi permet et rien que ce que la loi permet, cela semble d’abord un principe assez simple. Cependant il est difficile de le suivre exactement sans s’exposer souvent à être méconnu. Tout ce que la loi permet, c’est assez pour effaroucher des conservateurs ; rien que ce que la loi permet, c’est le sûr moyen d’aliéner les révolutionnaires. M. Duvergier de Hauranne connaît ces écueils entre lesquels il faut naviguer en temps d’orage, et comme le plus consciencieux et le plus éclairé n’est pas toujours sûr de faire comprendre ses actions, même aux honnêtes gens de tous les partis, il lui reste un recours : c’est d’aborder résolument la difficulté dans un livre et de présenter à tous sans détour et sans concession la vérité comme il la conçoit. Aucun revers, aucun mécompte, aucun intérêt ne doit empêcher un ferme et juste esprit d’appeler incessamment tout le monde à l’intelligence des vérités politiques hors desquelles le commandement et l’obéissance perdent leur dignité. S’il est bon de contrôler par la doctrine de la liberté légale tous les événemens de la révolution française, s’il est vrai que cette doctrine, relevée et généralement encouragée par la monarchie constitutionnelle, n’a cependant jamais été aussi solidement confirmée dans les esprits qu’elle aurait dû l’être, si nous avons eu raison, sinon d’y compter, au moins de la soutenir toujours et d’y faire sans cesse appel, les rudes échecs que les révolutions ont fait éprouver à ces principes de salut ne doivent pas nous détourner de les confesser jusqu’au terme et de les recommander à l’avenir. Parmi les funestes effets qui en suivent la violation, le moins funeste n’est pas la sceptique indifférence où tombent jusqu’aux esprits honnêtes en matière de devoir politique. Sous la république, rien ne m’a plus fait redouter l’avenir que de voir comment, par l’effet de la révolution de 1848, par ressentiment ou par émulation, non pas seulement des révolutionnaires, c’est leur métier, mais des réactionnaires, cédant à l’exemple, avaient perdu le respect et le sens de toute légalité. Parce que le droit écrit avait été un jour indignement violé, ils croyaient juste, par représaille, de le violer en sens inverse, et ne comprenaient pas que la loi seule pouvait fermer les plaies que la loi avait reçues.

En résumé, organiser la liberté en système de gouvernement, et le système établi, pratiquer la liberté et le gouvernement par la loi, voilà le fond de la politique dont M. Duvergier de Hauranne vient d’écrire la défense dans une histoire qui apprendra aux enfans ce qu’ont voulu leurs pères.

Tandis que cette histoire, étudiée dans les sources et éclairée par une analyse intelligente de tout ce que publiait la presse contemporaine des événemens, contiendra pour bien des lecteurs une foule de choses peu connues, on dira peut-être que rien n’est moins ignoré que la théorie constitutionnelle qui respire dans tout l’ouvrage, et l’on se plaindra du défaut de nouveauté. Ce reproche s’adressera surtout à nous, qui, forcé de nous en tenir à des généralités, n’avons fait que reproduire les idées courantes d’une autre époque. Que ne sont-elles encore un lieu-commun, une de ces choses qui vont sans dire ! Mais on ajoutera qu’en rappelant des principes connus, nous n’avons fait que le plus facile de la tâche, n’ayant garde de parler des événemens. Or les faits sont le contrôle des idées, et ce serait se donner trop beau jeu que de faire valoir spéculativement les beautés d’une forme de gouvernement, en omettant de dire qu’elle a été expérimentée et qu’elle a échoué. Ce côté de la question, nous ne saurions, pour divers motifs, le traiter avec une entière liberté, et d’ailleurs il ne nous semble pas que nous l’ayons dissimulé. Notre objet, comme aussi celui de M. Duvergier de Hauranne, est en effet moins d’exalter le gouvernement représentatif que de rappeler à quelles conditions il peut exister, à quelles conditions il est conséquent avec lui-même et capable de tenir toutes ses promesses. Malheureusement le possible n’est pas le réel, et dire à quelles conditions un gouvernement peut exister, ce n’est pas dire qu’il existe nécessairement, ni qu’il soit facile à réaliser : c’est au contraire signaler quelques-unes des causes qui peuvent le perdre, et je crois en avoir indiqué au moins une dans ces pages. Il est trop vrai, le triste pronostic de Tacite peut être justifié, la constitution selon ses vœux peut n’être pas durable, haud diuturna esse potest. Le naufrage du gouvernement parlementaire est allé grossir la liste lamentable des naufrages de la révolution française ; mais c’est là un argument qu’il faut réduire à ce qu’il a de vrai, et dont on ne doit point abuser.

On en abuse fort aujourd’hui. Rien de plus commun que d’entendre dire que ces formes si vantées de liberté débattue conduisent forcément à une catastrophe, et que téméraire est la tentative qui a fait depuis soixante ans la gloire de nos grands orateurs politiques. Le système représentatif a péri par une révolution : donc il est toujours gros d’une révolution. — Il a péri sans doute ; mais est-il le seul ? Et qui donc n’a pas péri ? Une révolution l’a brisé ; où est le gouvernement trempé dans le Styx et que ne sauraient atteindre les traits mortels des révolutions ? Les anciens régimes ont duré, et si, comme on le veut, ce qui est tombé devait nécessairement tomber, ce qui a duré doit être fait pour durer. À quel prix cependant assurerait-on aujourd’hui la vie d’aucun ancien régime ? Quel est celui que ne touchera pas ou n’a pas touché le vent qui souffle de nos jours ? Ce n’est pas le gouvernement représentatif qui est révolutionnaire, c’est le XIXe siècle. Et le XIXe siècle, est-ce donc le gouvernement représentatif qui l’a produit ? Est-il l’antécédent de toutes ces royautés qui se sentent en péril ? Est-ce parce que la sainte-alliance se composait d’états libres qu’elle se croyait si fort en danger ? Ce n’est pas apparemment pour avoir été l’analogue du gouvernement anglais que la monarchie de Louis XIV et de Louis XV a sombré en 1789. Et pour arriver sur-le-champ à l’exemple qui est dans toutes les mémoires, à la date qui trouble tous les esprits, la crise de 1848 a-t-elle donc montré la révolution compagne inséparable de la liberté ? Qui l’a traversée sans trouble et sans péril, cette crise redoutable ? Est-ce l’Angleterre ou l’Autriche ? Où la révolution a-t-elle éclaté ? Est-ce en Belgique et en Hollande, ou à Milan, à Florence, à Rome ? Ce n’est pas révolutionnairement, c’est spontanément, et non sous le coup du 24 février, que le Piémont a réformé ses institutions, et sa dynastie a grandi dans l’épreuve où tant d’autres ont faibli. Qui la révolution menace-t-elle davantage, le Piémont ou les Deux-Siciles ? Aucun système politique n’est un préservatif infaillible contre les effets du temps où nous vivons. Les pouvoirs les plus antiques, les plus incontestés, les plus absolus, se sont écroulés comme d’autres, et après tout, depuis que le vent de 1789 s’est élevé, et dans les contrées même où il règne, ce qui a duré le plus longtemps, c’est le gouvernement représentatif. Ce n’est donc pas à lui qu’il faut s’en prendre des conditions générales du temps que nos générations ont à traverser ; ce n’est pas lui qui a formé le monde politique européen, et ce n’est pas pour le détruire apparemment que s’est dressé de nos jours le génie révolutionnaire.


CHARLES DE REMUSAT.