Le Gouvernement de la défense nationale - La Conquête de la France par le parti républicain/04
PAR LE PARTI RÉPUBLICAIN
Ville fondée au confluent des mondes Romain, Germanique et Gaulois ; capitale de frontière, où la race de César, après avoir conquis celle de Vercingétorix, se gardait contre celle d’Arminius ; limite devenue un centre lorsque la ruine de Rome déplaça l’axe de la puissance vers la monarchie franque ; passage et marché entre les divers royaumes qui se divisèrent l’héritage de Charlemagne ; cité impériale et libre sous les empereurs germaniques, Lyon a, durant quatorze siècles, mêlé dans son histoire celle de trois races souveraines et dans son peuple leur sang. Les fiertés de ces traditions vivaient en elle quand elle se donna à la France, non pour perdre son indépendance, mais pour l’unir aux destinées du peuple qu’elle sentait être davantage le sien. Dans cette France même elle a continué son rôle historique : elle est demeurée le lieu de rencontre et de fusion entre les diversités de climat et de mœurs. Jusque-là le Midi étend la transparente profondeur de son éther, souffle sa chaude haleine, allume sa splendeur éblouissante et presque cruelle. Jusque-là, le Nord abaisse un ciel de suie, un brouillard opaque, une humidité glaciale, les épreuves les plus moroses de l’hiver. Dans la population, mêmes contrastes, et mêmes mélanges. Au Nord elle appartient par la gravité, la coutume de ne rien résoudre qu’après réflexion, la volonté de connaître à fond les affaires où elle s’engage, la persévérance de les suivre jusqu’au bout, l’art d’en combiner patiemment les chances. S’agit-il d’exécuter, elle ajoute à ces dons la promptitude, l’audace, l’ardeur : les œuvres plantées dans le froid, grandies dans l’ombre, semblent mûrir soudain par un coup de soleil. C’est l’heure du Midi, et du Midi ce sont parfois les impatiences, les fièvres, les fureurs. Mais, même alors, l’enthousiasme garde quelque chose de taciturne, le feu jaillit d’un foyer intérieur que les étincelles n’épuisent pas, les excès ont un air médité qui les rend plus terribles : le Midi s’agite, le Nord le mène.
Où les hommes sont à la fois réfléchis et passionnés, les doctrines qui se disputent le monde trouvent leurs soldats les plus persévérans. Lyon est une place forte des idées. Dans son enceinte même, elles s’élèvent rivales comme ses collines, voisines et séparées comme les deux fleuves qui la traversent sans mêler leurs eaux. C’est à Lyon que le christianisme commença de conquérir la Gaule, et nulle part il ne s’est fortifié d’une tradition plus vivante, de vertus plus utiles, d’œuvres plus nombreuses : mais nulle part ne se sont senties plus provoquées par cette énergie de la foi, les doctrines et les haines de l’impiété. C’est à Lyon, que, dès le moyen âge, le travail de la soie a préparé la puissance et les vices de la grande industrie ; là qu’entre les patrons et les ouvriers s’est le plus tôt élevée la querelle pour le partage de la richesse produite par leur commun effort. Religieuses ou sociales, ces doctrines n’ont pas divisé en deux champs clos, ici les contemplateurs de l’invisible, et là les transformateurs de la richesse : les uns et les autres, heurtant les unes contre les autres dans une seule mêlée, ont voulu ordonner par l’unité d’une même synthèse le monde de la matière et le monde de l’esprit. Les croyances chrétiennes semées en des âmes sérieuses ont fait les mœurs de la bourgeoisie, son existence familiale, sa constance dans le travail, sa probité dans le gain, sa modestie dans la richesse ; en même temps, ces vertus disposaient ces privilégiés à répandre sur la multitude obscure, où leur conscience reconnaissait des frères, une sollicitude digne de cette parenté, surtout le trésor des espoirs immortels, plus nécessaire aux déshérités du présent ; et la foi, en apprenant aux malheureux la résignation volontaire, donna des siècles de stabilité à la paix sociale. Cette stabilité eut d’abord pour adversaire une fraction de la classe privilégiée, qui, non contente de ses avantages sociaux, était ambitieuse du pouvoir politique et le voulait enlever aux occupans. Le moyen était de soulever le populaire contre son sort, par suite contre ses maîtres. Mais la discipline catholique tenait cette multitude calme, même dans ses maux : pour changer ses maux en colères, il fallait donc amoindrir sa foi. Les agitateurs furent ainsi conduits à soutenir leur ambition politique par une lutte religieuse : pour se rendre maîtres de Lyon, ils fomentèrent, au XVIe siècle, la Réforme, au XVIIIe, l’incrédulité. Mais cette foule des ignorans et des pauvres, toutes les fois qu’elle s’ébranlait pour les suivre, menaçait de les devancer. A mesure qu’ils la détachaient du catholicisme, elle se détachait d’eux, et, dès qu’elle cessait de croire à la vie future, elle cessait de comprendre la vie présente : évanoui le monde idéal, où la patience des déshérités donnait au bonheur un rendez-vous lointain, ils ne renonçaient pas à être heureux, ils ne renonçaient qu’à attendre ; tous leurs désirs aux ailes coupées s’abattaient sur ces biens matériels ; et puisque la société spoliait par une incessante genèse d’inégalité ses membres les plus nombreux, ils songeaient à la solidarité de leur droit et de leur force pour fonder sur d’autres bases un état meilleur. Cette population si dissemblable de vœux, inégale de rang, pareille par le sérieux de l’esprit, avait le don commun de rattacher les intérêts à des doctrines. Le besoin d’associer leur avantage particulier au triomphe de leurs principes ajoutait sa sollicitation constante à leurs instincts de lutte. Là était le secret de leur énergie à vouloir et à agir. Ceux qui croient, en travaillant pour eux-mêmes, travailler aussi pour les autres, et voient dans leur propre avantage la petite part d’un bien plus vaste et plus durable, ennoblissent leur égoïsme d’une générosité, poursuivent leurs intérêts avec l’illusion de les oublier, et leurs désirs s’imposent à leur conscience avec l’autorité du devoir.
Ces discordes sortirent toutes ensemble et tout armées de la Révolution française. Elle suscita dans Lyon des énergies et des épouvantes que le reste de la France ne connut pas. La populace avait pour idole sa propre image, Chalier, d’abord chrétien jusqu’à aspirer au sacerdoce, puis devenu assez impie pour ne plus chercher hors de lui-même le Christ d’un évangile tout terrestre. En ce renégat encore mystique les extases s’élevaient à la béatitude des égorgemens et, chef de la municipalité, il voulait commencer, au profit des pauvres, par l’assassinat des riches, la communauté des biens. Les riches, c’est-à-dire cette bourgeoisie ruinée par la guerre et la proscription du luxe « incivique, » pensèrent que se défendre, c’était défendre, avec les traditions de leur habileté industrielle, l’existence même du pauvre. Ces sages eurent la rare sagesse du courage. Ils osèrent combattre à main armée, emporter l’Hôtel de Ville, saisir Chalier, et faire subir à ce protégé de la Convention le sort dont il les menaçait ; ils osèrent continuer la guerre contre la Convention elle-même. La Normandie et sa révolte finie aussitôt que tentée, la Bretagne et la Vendée aux prises d’armes chroniques, Marseille qui après avoir arboré le drapeau blanc ne tenta pas de le défendre, Toulon qui pour résister, se livra aux Anglais, avaient avec elles des alliés, autour d’elles la plaine et le bocage, où les combattans dispersés pouvaient se changer en agriculteurs paisibles, derrière elles la mer qui offrait aux vaincus une fuite sûre. Les Lyonnais étaient seuls, toute fuite fermée par leurs murailles devenues leur prison : pour eux, être vaincus était périr. Ils calculèrent tout cela et commencèrent la lutte. Et cet héroïsme trouva pour le punir l’énergie égale et toute atroce de la bourgeoisie révolutionnaire qui à Lyon faisait des vœux pour Paris. Quand Fouché, déclarant la guillotine trop lente, mitrailla ses prisonniers sur la place Bellecour, il était encouragé par une fureur ambiante, colle des Jacobins lyonnais qui, pour devenir les maîtres, sacrifièrent de leur ville les citoyens, les remparts, les monumens et le nom.
L’ordre, morne sous Bonaparte, ne reparut qu’affaibli par une double contradiction. Le pouvoir, tout en revenant à la perpétuité monarchique, acceptait d’être jugé par l’opinion de la France, et ce qu’on nommait la France, était sous l’Empire le groupe servile de ceux que l’Empereur désignait lui-même ; sous la Restauration et la monarchie de Juillet, l’oligarchie des grands propriétaires. La presque-totalité des Français n’avait pas la parole sur la politique de la France. Sans moyen régulier d’influer sur les affaires nationales, ils se trouvaient mis par une minorité hors du pacte social. S’ils ne comptaient pas pour elle, pourquoi compterait-elle pour eux ? Ce vice du suffrage dans un pays logique rendit national le mépris de la légalité, et ce goût de rébellion devait devenir le plus tentateur où les esprits étaient le plus capables de méditer sur les inconséquences du régime. Le foyer le plus puissant des ardeurs révolutionnaires fut Lyon. A des hommes calculateurs et non hasardeux il ne pouvait échapper que, pour réussir il leur fallait être toujours entretenus dans la familiarité de leur dessein commun et prêts à saisir les occasions fugitives, c’est-à-dire formés en groupes permanens. Le droit d’association n’existait pour personne, surtout pour les ennemis de l’Etat : mais ceux qui veulent renverser ont peu de scrupule à désobéir. Lyon emprunta à l’Italie, mère des conspirations, l’arme qui de là se répandit en France : ce fut l’ère des sociétés secrètes. Lorsque l’avènement de Louis-Philippe eut affaibli le principe d’autorité, de ces sociétés secrètes sortirent les émeutes, chroniques durant les premières années du règne. Lyon, par les révoltes de 1831 et de 1834, donna au XIXe siècle le signal des luttes sociales. Tandis que Paris, non moins tumultueux, se battait par caprice politique, lassitude du calme, goût de l’aventure, plaisir de fronde populaire, à Lyon se poursuivait la guerre servile, triste comme le drapeau noir que les combattans avaient choisi, cruelle comme la faim dont ils étaient l’armée.
La révolution de 1848, en décrétant la République et le suffrage universel, avait été la victoire commune des bourgeois révolutionnaires et des ouvriers. Ils la poursuivirent aussitôt les uns contre les autres, et le prolétariat de Paris tenta aux journées de Juin la guerre sociale commencée en 1831 par le prolétariat de Lyon. Contre le second Empire, né de ces luttes, Lyon prit à son tour exemple sur Paris ; les ouvriers, faisant défection au souverain qui les favorisait, renouèrent alliance avec les bourgeois révolutionnaires. Mais cette vieille guerre eut sa nouveauté : le recrutement de conspirateurs pour l’émeute cessa d’être le moyen principal de combat. La force matérielle d’un gouvernement résolu et armé fut la cause la plus évidente de l’abandon où tombèrent soudain les moyens violens, ce n’était pas la seule. Élu de l’opinion générale, conservateur du suffrage universel, l’Empereur imposait à ses adversaires par une force morale. Contre un régime qui s’associait l’opinion publique et semblait faire un avec elle, compter sur les bandes occultes d’affidés ce n’était pas même le menacer, c’était le fuir dans l’ombre avec quelques ombres, se réduire à l’impuissance et à l’odieux d’une oligarchie secrète, laissant intact à l’Empire son prestige d’institution faite par tous et pour tous. Avant d’espérer le moindre avantage contre lui, il fallait l’ébranler dans l’opinion où il avait sa large assise ; pour changer l’opinion, entreprendre la guerre publique des idées ; sinon convaincre la majorité, du moins se concilier une partie du peuple ; disputer au souverain, fût-ce par une apparence, cette légitimité démocratique où il puisait sa véritable force. Le suffrage universel, malgré ses vices, eut ce résultat qu’il amoindrit, même chez les hommes de révolution, la violence, et les contraignit aux procédés de propagande légale. Or toute entreprise de former la pensée publique oblige ceux qui veulent convaincre à révéler, si imposteurs soient-ils, quelque chose de leur propre pensée. Cette condition nouvelle de la lutte acheva de mettre au jour les influences qui, primitives comme la race, ou successives comme l’histoire, avaient formé la nature multiple et préparé la force moderne du peuple lyonnais.
La bourgeoisie révolutionnaire y continua son œuvre traditionnelle. A ses chefs la lutte religieuse semblait toujours la grande œuvre de la politique. C’est l’Eglise qui offensait leur intelligence, en courbant sous les dogmes de sa hiérarchie cette raison dont ils se croyaient eux-mêmes les pontifes et pour laquelle ils voulaient une souveraineté sans rivale ; c’est l’Eglise qui menaçait leur ambition, car elle formait des sociétés éloignées de la révolte et de la servitude, et eux voulaient marcher par la rébellion à la toute-puissance ; c’est l’Eglise qui déconcertait leur habileté, car il n’était pas un moyen d’influence tenu par eux pour efficace qui ne fût déjà employé par elle contre eux. En revanche, toutes les attaques contre elle trouvaient une complicité instinctive dans tous les vices condamnés par sa morale, et si cette lutte portait au pouvoir ceux qui l’auraient dirigée, la vaste ruine de l’Eglise encombrerait assez de temps la place publique pour épargner à leur intelligence et à leurs intérêts l’embarras d’autres destructions.
A Lyon, la ville des cloches dans la ville des métiers ; la colline qui de sa base à son sommet porte, de plus en plus épaisse, sa végétation de pierre cléricale, et surmonte de la croix ses chapelles, ses couvens, ses collèges, ses asiles, couronnée elle-même par une statue d’idolâtrie ; les pèlerinages et les illuminations qui à certains jours unissent la cité tout entière au culte de la Vierge ; l’isolement des incrédules dans une bourgeoisie tout imprégnée de catholicisme, et attentive à traiter l’impiété comme une désertion, une déchéance et un péril, tout perpétuait la colère de ces hommes et leur énergie contre la puissance provocatrice. Possédés par cette haine religieuse au point d’oublier leur haine politique, ils ne s’inquiétaient pas s’ils paraissaient ainsi ménager le gouvernement et, à certaines heures, le servir : ils savaient qu’ébranler l’Eglise était ébranler l’Etat. Dans le silence d’abord imposé à tous, ils surent faire une propagande d’incrédulité, s’imposer aux regards, opposer à un culte un culte, à des cortèges des cortèges, et les enterremens civils furent plus multipliés, plus sollicités, plus achetés à Lyon qu’en aucune autre ville. Dès qu’eut été autorisée la Ligue de l’enseignement, ils comprirent l’intérêt qu’il y avait à préparer, sous cette apparence du zèle pour le savoir, la ruine de l’éducation chrétienne, et travaillèrent à s’emparer de l’œuvre en s’y affiliant. De même ils peuplèrent la maçonnerie que Napoléon III tolérait sous prétexte d’œuvre philanthropique, mais où se formait l’orthodoxie de l’impiété, où se perfectionnait l’art des formules, des ruses, des dissimulations et des impudeurs nécessaires pour dépouiller malgré lui un peuple de ses croyances. On eût dit que cette habileté allait jusqu’à dissimuler des chefs véritables et invisibles derrière des figurans : l’importance obtenue, la place occupée par le silencieux député Hénon, l’officier de santé Durand, l’ex-instituteur Barodet donnaient la mesure de la force occulte qui rendait puissante même la nullité. L’attraction vers cette force avait jeté dans les loges, avant la fin de l’Empire, quelques recrues de plus haute culture et de plus vive intelligence, tous avocats : contre un régime d’autorité les adversaires les plus efficaces étaient les hommes de discussion. Le barreau de Lyon comptait, parmi ses maîtres, Le Royer, franc-maçon, d’origine calviniste et genevoise. De l’austérité ancestrale il ne conservait qu’une goutte de fiel contre le catholicisme et de tendresse pour la République distillées dans beaucoup de prudence ; Trop avisé pour compromettre par une lutte personnelle contre l’Empire sa profession et son repos, assez homme de parti pour désirer que la guerre fût menée à fond par d’autres, il s’intéressait, aimable et paterne, à ses jeunes confrères en qui perçait l’ambition et le talent, recruta sans bruit ceux qui feraient du bruit, et, bon passe-partout, leur ouvrit la porte du Temple. Ainsi y pénétrèrent avec Millaud l’adresse, avec Varambon l’élégance, avec Ferrouillat la continuité infatigable de la parole. Ils la répandirent, plus active à mesure que les lois devenaient plus douces, éclipsant le vieux groupe de la maçonnerie silencieuse, éclipsés eux-mêmes par leur compagnon Andrieux. En celui-ci, la rhétorique était au service d’un tempérament. Son courage impatient de faire ses preuves lui donnait une originalité et une indépendance, car, s’il acceptait les doctrines communes, il les servait à sa manière, ardemment et hardiment. Aux manœuvres obliques il préférait les attaques de front : il les dirigea telles, soit contre l’Eglise, soit contre l’Empire. Sa vigueur lui fit aussitôt des enthousiastes dans la foule, qui est femme, et aime les passionnés. Son succès obligea à devenir violens les émules qui voulaient devenir populaires comme lui, et leurs voix sonnèrent le réveil à Lyon assoupi. Le succès confirma Andrieux dans sa volonté d’aller en tout jusqu’au bout. Elle le poussa en 1860 jusqu’à Naples où s’était réunie une assemblée de libres penseurs, qu’on appela l’ « Anti-Concile. » Il revint à Lyon pour s’y heurter aux préparatifs du plébiscite et combattit de telle sorte qu’au mois de mai 1870, il était condamné pour outrages à l’Empereur. Malgré ces efforts, quand la liberté des réunions et de la presse mit ce parti en demeure de formuler son programme, une seule passion était au fond des cœurs. Dans la tourmente de paroles qui succédait au silence, quelques vagues promesses de réformes politiques ou sociales passèrent, mais on les prononçait comme on s’acquitte des formules vaines. La vie, la sincérité, n’apparaissaient que dans les anathèmes lancés au catholicisme ; incantation monotone et incessante, contre l’intolérance de Rome, les scandales du clergé, la richesse effrayante de cette mainmorte, ces constructions qui importunent de leur masse les yeux du pauvre, ces hautes clôtures, ces grilles, ces verrous qui protègent des richesses plus grandes encore.
Cet apostolat de la haine avait étendu ses conquêtes parmi les prolétaires. La bourgeoisie catholique continuait à résister par l’ensemble de ses œuvres, pourtant elle n’était plus en tout égale à son passé. Le luxe contagieux l’avait touchée et ce qu’il enlevait à ses mœurs simples, la rendait moins respectable au peuple. Sous un Napoléon protecteur des croyances, elle avait jugé superflu de les sauvegarder elle-même comme sous Louis-Philippe : or, depuis la guerre d’Italie, Napoléon, suspect aux fidèles à cause du sort fait au Pape, s’était montré inattentif aux attaques dirigées contre eux, et les catholiques lyonnais se trouvaient à la fois compromis par leur adhésion politique à l’Empire et déshabitués de cette défense religieuse que l’Empire désertait. Pour demeurer fidèle à la foi, il faudrait à la multitude trop de victoires sur elle-même. Son sort la tourne contre ses maîtres en christianisme, qui lui semblent prêcher trop de parole et pas assez d’exemple, contre la bonté d’un Dieu qui la laisse malheureuse, contre la duperie d’une patience qui ne guérit rien. Sans orateurs, sans journaux, elle n’a pas de pensée publique, ne recueille que celle des autres, et instruit par ces voix du dehors, le prolétariat lyonnais se détache de l’Eglise. Mais, tout en les écoutant, il a entendu en lui-même une voix qui modifie et complète la leçon.
Lui et la bourgeoisie ne jugeaient pas l’Eglise de la même place. Les bourgeois n’ont jamais besoin des œuvres qu’elle a organisées pour le soulagement des détresses humaines ; sa charité, dont le bénéfice n’est pas pour eux, leur est même onéreuse par les devoirs qu’elle leur rappelle. Ils n’ont de rapports avec elle que par ses doctrines : c’est par ses idées sur la raison, sur l’omnipotence de l’homme, sur l’infaillibilité du libre arbitre qu’ils entrent en conflit avec elle, et, quand ils rompent, c’est par colère contre son enseignement, qui est une humiliation pour leur orgueil. Le pauvre ne tient pas la tête si superbe ; penchée par la souffrance, elle se dresse moins vers la domination, et c’est par la souffrance que le pauvre entre en contact avec l’Eglise. Les remèdes qu’elle a préparés à l’ignorance, à la maladie, à l’abandon, à la faim, sont les remèdes dont il a besoin. L’Eglise pour lui n’est pas celle qui discute, mais celle qui secourt ; pas celle qui refuse, mais celle qui donne ; pas celle qui apporte des humiliations à l’orgueil, mais celle qui apporte des secours à la faiblesse. A Lyon, tout homme du peuple avait eu quelque part à ces bienfaits, et sur ces souvenirs s’émoussait la pointe des colères aiguisées par les intellectuels. Il se détachait de l’Église comme d’une morte, mais, comme envers une morte, gardait quelque douceur d’impartialité : tout insuffisant qu’eût été le lait de la maigre nourrice, du moins n’en avait-elle refusé une goutte à aucunes lèvres ; si elle avait bercé le mal sans le guérir, du moins avait-elle porté sur ses bras toutes les douleurs du monde ; et seule elle avait, dans la férocité des égoïsmes, jeté en faveur des faibles un cri de pitié. Il ne songeait pas à la maudire, il lui suffisait de s’en séparer. En vain ses maîtres en impiété le prétendaient arrêter dans les joies de la persécution. Comme Dante en face des ombres condamnées, il entendait son guide intérieur lui dire : « Regarde et passe. » Sans perdre son temps à s’acharner contre elles, il avait hâte de saisir la terre des vivans qu’elles ne l’empêchaient plus de prendre. Evadé de la foi, il s’élançait à la conquête de la richesse humaine. Car sur terre, unique domaine de l’homme, l’inégal partage des avantages offerts un instant par la nature est devenu l’iniquité irréparable, le vol scélérat du bonheur auquel tous ont autant de droits. Si les libres penseurs se contentaient de remplacer les catholiques au gouvernement de cette société maintenue en son ancien ordre, c’est-à-dire en son iniquité, leur victoire serait un non-sens, une trahison, car la raison ne triomphe pas où dure l’injustice. Plus le prolétariat lyonnais adhérait à une révolution dans les croyances, plus il devenait impatient d’une révolution dans les fortunes. Cela apparut dès que, réveillé lui aussi par une société tolérée du pouvoir, l’Internationale, il se réunit et parla. Dans les discours et les manifestes de ses chefs, les attaques contre le catholicisme n’ont pas plus d’importance que les protestations des révolutionnaires bourgeois en faveur du prolétariat : c’est la clause de style, la pensée morte. La pensée et la parole vivante ne prévoient, n’appellent, ne préparent que le changement de l’ordre social, la haine véritable porte ses coups à l’organisation de la propriété.
Entre bourgeois et prolétaires le désaccord portait non seulement sur les avantages à obtenir du pouvoir, mais sur les droits à donner au pouvoir. Les révolutionnaires bourgeois étaient les héritiers directs de ces Jacobins lyonnais qui, en 1793, avaient été, même contre leur ville, attachés à Paris. Plus ils avaient conscience de n’être qu’un petit groupe entre les masses conservatrice et prolétaire, plus ils voulaient, si une surprise leur livrait le pouvoir, compenser la faiblesse de leur nombre par la multiplicité de leurs prérogatives, se retrancher dans le gouvernement, régler tout de ce centre par une volonté unique, broyer, par l’action de ce mécanisme légal, les autres volontés au lieu de les convaincre, et, au nom de l’Etat, imposer tout à la France.
Ce régime n’avait jamais agréé aux ouvriers lyonnais. Prolétaires, ils se rendaient compte que les prolétaires n’étaient pas capables de diriger les multiples services de l’Etat, que la complexité de la tâche créait un monopole aux aptitudes des bourgeois, et donnerait à des privilégiés le moyen d’ajourner encore la révolution sociale. Lyonnais, ils supportaient avec jalousie de n’être jamais que les seconds en France, c’est-à-dire les premiers serviteurs de Paris. Leurs vieilles traditions d’indépendance étaient plus respectées par les règles de l’Internationale, où chaque groupe formait une société libre, et où le comité central se contentait d’être entre elles un lien : aussi, l’Internationale avait-elle trouvé à Lyon nombre d’adhérens, que leur affiliation rendait plus hostiles encore à l’unité jacobine. Internationaux, ils voulaient, par-dessus les barrières des Etats, établir des ententes et des autorités communes aux travailleurs de toute race : tout régime fondé sur la souveraineté de l’État avait pour étendue la nation, par suite exaltait l’idée de patrie, et, groupant races contre races, faisait obstacle aux pénétrations pacifiques. Ces ouvriers aspiraient à un nouveau principe de gouvernement : le besoin créa l’organe. Quelques jeunes Lyonnais, d’une certaine culture, s’étaient affiliés à l’Internationale : le plus actif et le plus intelligent s’appelait Albert Richard. Il aimait son indépendance jusqu’à la prévention contre tout pouvoir, et de tous le plus odieux à cette nature indocile devait être la pesante structure de l’omnipotence jacobine. Des séjours en Suisse, rendez-vous d’études révolutionnaires avec les internationaux de ce pays, montrèrent au jeune Lyonnais dans les institutions politiques d’un peuple le régime que l’Internationale avait établi : des Cantons, chacun souverain dans la patrie commune, déléguant ce qu’il voulait de sa souveraineté à l’intérêt commun, sans crainte d’être jamais contraint au nom de tous dans ses affaires propres. La leçon fut complétée par les rapports de ce groupe de jeunes théoriciens avec Bakounine, réfugié en Suisse, et qui, aussi engagé dans l’Internationale, cherchait la loi du monde nouveau. Ce révolté, pour qui penser était détruire, avait souffert de l’administration autocratique étendue sur toute la Russie et, dans l’emportement de sa colère, opposait à l’excès d’autorité l’anarchie. Mais son anarchie, dans laquelle il prétendait dissoudre les centres factices d’autorité, ne détruisait pas tous rapports de droits entre les hommes, elle s’était arrêtée devant la commune russe ; dans ce groupe naturel il reconnaissait une société complète, la déclarait souveraine. Le Slave, par l’outrance, l’imprévu, la rigueur de sa logique, se fit de ces jeunes Français des disciples. Eux, à leur tour, accommodèrent ces idées étrangères à la clarté de l’ordonnance française, et combinèrent un régime où à l’unité ils opposaient la fédération, et à l’Etat la Commune. La fortune du système fut auprès des ouvriers lyonnais soudaine et générale. Ils crurent reconnaître dans cette nouveauté la formule de la réforme qu’ils cherchaient. Cette souveraineté communale leur reconnaissait leur part immédiate du pouvoir. Car ils n’étaient pas comme les Jacobins une oligarchie partout en minorité, mais, en certaines régions industrieuses et dans de grandes villes, une part notable, parfois prépondérante de la population. Ces places de travail deviendraient pour eux des places d’indépendance, malgré les majorités conservatrices encore maîtresses de la France. Ils ne trouveraient pas dans l’administration relativement simple d’une commune, les difficultés qui les rendaient incapables de conduire l’État ; il leur serait facile de tenter l’application de leurs doctrines sur ces champs restreints et avec une diversité d’expériences qui rendraient les erreurs moins redoutables et plus rapides les progrès. La souveraineté des communes abolirait le caractère trop national des gouvernemens unitaires, permettrait à chacune de s’entendre avec ses voisines, et d’étendre de proche en proche, par-dessus les bornes historiques des races, la fédération universelle des travailleurs. En attendant que la fécondât l’avenir des gouvernemens légaux, elle renouvelait dès maintenant le principe révolutionnaire : elle donnait à toute commune le droit de rompre avec l’Etat ; elle déniait à la capitale le droit d’imposer, pour s’être délivrée, la servitude aux autres cités, surtout à celles qui, par un soulèvement aussi prompt et aussi efficace, auraient trouvé dans leur victoire leur titre à se gouvernera leur guise. Le Lyon prolétaire qui, sur 400 000 habitans, comptait 150 000 ouvriers unis contre 250 000 bourgeois divisés, acclama une doctrine qui lui assurait l’hégémonie dans sa ville et l’indépendance contre la primauté de Paris.
À ce prestige sur les imaginations s’ajoutèrent des moyens plus artificieux de recrutement. Les grèves de 1869, préparées dans le bassin de la Loire et du Rhône, atteignirent à Lyon tous les corps d’état et de métier, y suspendirent tour à tour le travail. Ils semblaient se transmettre le chômage, comme pour donner le loisir, à tous ces travailleurs qui ne travaillaient plus, d’apprendre les passions révolutionnaires, à la fièvre de s’insinuer partout, aux meneurs de connaître leurs troupes. Françaises ou étrangères, toutes les sections de l’Internationale soutinrent de leurs subsides les grévistes. C’était la coopération libre des groupes souverains au service des intérêts communs, la fédération vivante et tutélaire, le fait donnant raison à l’idée. Aussi, dans tous les corps de métier, les affiliés se multiplièrent. A l’automne de 1869, cette masse d’internationaux lyonnais exprima ses pensées par le choix de son mandataire au congrès de Bâle ; elle désigna Bakounine. Dans cette assemblée, quand Bakounine répandit ses colères destructrices jusqu’à l’anéantissement de toute autorité, il ne représentait que le nihilisme de son âme russe : quand il proclama la souveraineté de la Commune, il formulait exactement la doctrine des internationaux lyonnais. Après le congrès, ils la confirmèrent dans une campagne de réunions où Albert Richard fit applaudir par de vastes auditoires le principe nouveau, décréter qu’il devait être appliqué, et voter que les ouvriers de Lyon « se fédéreraient avec les groupes déjà formés à Paris, à Marseille et chez les nations voisines. » Le 13 mars 1870, cette fédération était constituée par 5 000 adhérens dans la salle de la Rotonde, aux Brotteaux. Les nations étrangères manquaient, mais nombre de villes françaises étaient représentées ; toutes du Midi, sauf Paris, Rouen et Dijon.
Fédéralistes et Jacobins, révolutionnaires politiques et destructeurs sociaux poussaient leur propagande contraire, sans la tourner les uns contre les autres ; leur désir d’abattre le gouvernement leur imposait le silence sur leurs désaccords. Mais les chefs ne s’y trompaient pas, ils comprenaient qu’entre ces factions, l’alliance était un accident, la guerre la réalité profonde. Tout en concertant leur action immédiate, ils songeaient aux précautions qu’il leur faudrait prendre bientôt peut-être. Ils s’épiaient dans l’ombre, ils voyaient avec regret croître les influences qu’ils devinaient rivales, les desservaient autant qu’ils le pouvaient sans rompre, et il y avait entre eux autant de haines secrètes qu’ils en montraient de publiques contre l’Empire.
La guerre les surprit, également impopulaire auprès des Jacobins et des Internationaux. Les uns et les autres avaient plus à attendre de nos défaites que de nos victoires.
Les défaites leur donnèrent le signal et le courage de l’action révolutionnaire. A Reichshoffen, la Croix-Rousse répondit par un dernier retour de la tactique aventureuse qui tant de fois avait commencé de grandes luttes par l’audace imprévue de quelques conspirateurs. Leur race se perpétuait en un notaire, étrange tabellion, plus apte à dresser des barricades que des contrats. Républicain, conseiller d’arrondissement, désigné par sa violence à ce choix du parti avancé, Lentillon était un de ceux qui, pour s’élancer, n’ont pas besoin de savoir où ils courent, et son ardeur l’emportait avant qu’il eût pris conseil de sa raison. Sa colère veut une agitation et l’improvise, en convoquant ses amis à la Croix-Rousse pour le 13 août. Quelques anciens combattans des sociétés secrètes reconnaissent l’appel d’autrefois. L’échauffourée se réduit à une mêlée avec la police, un agent est tué, deux blessés ; mais les agitateurs, rapidement vaincus, laissent Lentillon prisonnier. Trois jours après, les internationaux veulent entraîner à l’Hôtel de Ville la garde mobile qui part pour le camp de Sathonay, et ne réussissent pas davantage. Mais l’éloignement des troupes appelées à la frontière réduit déjà la garnison à presque rien : la garde nationale n’a pas été organisée, car l’Empire, à Lyon, ne se défie guère moins des modérés que des révolutionnaires et, ainsi, l’obstacle que des conservateurs armés eussent peut-être opposé aux démagogues n’est pas à craindre pour ceux-ci. Ils n’ont pas davantage à redouter l’influence d’une municipalité élue par la ville : Lyon partageait avec Paris le privilège de n’avoir pas de conseil municipal. Cette précaution, qui avait épargné au gouvernement dans les jours calmes quelques embarras sans danger, le livrait seul et sans intercesseurs à l’assaut des jours tragiques. Ses ennemis, en prévision d’un nouveau désastre, se préparent. Ils désignent les hommes qui devront prendre le pouvoir au nom de la ville.
Cette délégation ne fut pas l’escamotage ailleurs habituel à ceux qui, sans consulter personne, se déclaraient les mandataires de tous. Cette prétention audacieuse était à l’usage des bourgeois assez connus pour que, si la naïveté publique croyait au vote dont ils s’autorisaient, le choix de leurs personnes parût vraisemblable, et que leur notoriété donnât crédit à leur imposture. Les bourgeois révolutionnaires de Lyon songèrent à ce moyen[2]. Mais, à Lyon, ils avaient trop peu de forces pour s’imposer sans le concours des prolétaires, et les meneurs des prolétaires étaient trop ignorés pour que leur prétendue désignation par la grande ville ne fût pas un évident mensonge. Chacun de ces obscurs ne pouvait paraître choisi que par un petit groupe ; ils avaient besoin de circonscriptions à la taille de leur influence : c’est pourquoi ils décidèrent que les délégués ne seraient élus ni par la ville entière, ni même par les quartiers de la ville, mais par les sections de quartier. Or, à ces foyers de vie minuscules où nul événement ne passe inaperçu, il eût été impossible d’annoncer les choix de la voix populaire, si elle n’y avait pas été interrogée. Il fallut donc consulter quelque peu, sinon tous les habitans, ou même tous les démocrates, du moins ceux qui avaient influence dans un corps d’état, dans un atelier, dans une rue, dans une maison. Ce travail fut provoqué et centralisé par un comité qui siégeait à la Croix-Rousse. Presque tous les petits collèges où l’enquête se fit préférèrent un homme sans culture, sans éloquence, nul hors de son quartier, mais là connu par toutes les habitudes de la vie quotidienne, accrédité par toute la force de la présence réelle, à un de ces candidats qui flattent l’amour-propre des mandans, mais leur restent lointains comme une silhouette entrevue un instant, une voix applaudie à une tribune, un nom répété dans les journaux. Tout organisé en secret, on n’attendit plus pour agir que la permission d’un grand malheur.
Ce malheur fut Sedan. La nouvelle envoyée par les francs-maçons de Genève à leurs frères lyonnais[3] fut connue d’abord des révolutionnaires. Ils la gardèrent pour eux, et l’avance leur donna le loisir de préparer leur effort, qu’ils résolurent de faire quand l’annonce de la capitulation soulèverait les colères publiques. La ville l’apprenait le 3 septembre au soir. Ils agirent le lendemain.
La disposition des lieux favorisait à Lyon les entreprises révolutionnaires. La Préfecture et la Mairie se partageaient l’Hôtel de Ville, et celui-ci s’élevait sur la place des Terreaux, au pied de la Croix-Rousse, la vaste et populeuse colline où vivait massée la population ouvrière. Un réseau de rues étroites sillonnait la hauteur et dévalait vers la place. Dans ces rues, les habitans étaient aux portes de leurs demeures, presque chez eux, et ne semblaient pas menaçans. Mais s’ils se mettaient en branle, et que leurs flots séparés descendissent la pente, dès qu’ils débouchaient sur la place, ils formaient une foule, et déjà elle touchait l’Hôtel de Ville. C’est ainsi que, dans ses émeutes, elle avait d’ordinaire surpris par son premier élan l’édifice où elle saisissait à la fois le pouvoir de la ville et celui de l’Etat. L’autorité militaire avait son quartier général à la place Bellecour, trop loin pour recevoir à temps les nouvelles urgentes et prévenir les invasions.
Le 4 septembre, à sept heures du matin, le préfet du Rhône, Sencier, n’avait autour de l’Hôtel de Ville que cinquante agens de police. Il croyait que Lyon attendrait les événemens de Paris. Au moment où il disait au procureur général, accouru pour se concerter avec lui, que nul mouvement n’était à craindre ce jour-là, l’émeute avait descendu la Croix-Rousse et ses têtes de colonne débouchaient sur la place. Elle fut en un instant noire de peuple. Refoulés par cette masse, les sergens de ville remettent l’épée au fourreau et rentrent dans la Préfecture. Une bande à la tête de laquelle un homme brandit un drapeau rouge se précipite en même temps qu’eux dans l’édifice, les fait prisonniers, les désarme, ouvre le chemin à l’invasion. Les chefs bourgeois, Hénon, Durand, Barodet, attendaient sur la place. Dès que l’Hôtel est ouvert, ils y entrent, apparaissent au balcon du premier étage, et proclament la République. A eux s’est joint un chef de l’Internationale, et pour que les siens aient aussi leur part, du balcon, il crie : « Ceux de l’Internationale, montez ! » Aussitôt les deux factions travaillent de concert, et dans le désordre commencent à mettre un certain ordre. Le drapeau tricolore est remplacé par le drapeau rouge au sommet de l’Hôtel de Ville, et, dès neuf heures, sur les murs de Lyon les habitans peuvent lire la première affiche où le « Comité de salut public » annonce son avènement, décrète la déchéance de l’Empire et l’armement immédiat du peuple.
Déjà, il était obéi : le pillage des armes avait commencé. Tandis qu’une partie des émeutiers occupait l’Hôtel de Ville, une autre avait marché sur le fort Lamothe. Le poste n’avait pas défendu l’entrée, les magasins contenaient plusieurs milliers de chassepots. Aussitôt les vainqueurs s’étaient servis ; leurs compagnons avertis avaient couru au butin ; nombre de citoyens avaient enlevé plusieurs fusils, pour les remettre à leurs amis, ne pas les laisser aux réactionnaires, ou en trafiquer. Dès la matinée du 4 septembre, le parti révolutionnaire avait sa garde prétorienne munie des meilleures armes, en face d’une population désarmée. Cette force se déclara pour le Comité de salut public. Il en nomma aussitôt les officiers et l’état-major.
Le nouveau gouvernement avait ses soldats, il eut sa police. La police est l’exécration des révolutionnaires, tant qu’ils sont les plus faibles : dès qu’ils triomphent, elle devient leur instrument préféré et ils s’en disputent les fonctions. Les uns aiment dans cette autorité arbitraire une image du pouvoir qu’ils rêvent ; d’autres, un métier qui met à leur discrétion choses et gens ; d’autres enfin, qui ont été surveillés, poursuivis, détenus dans les jours d’ordre, veulent se venger ou détruire avec leurs dossiers la trace de leurs fautes. Il en fut ainsi à Lyon le 4 septembre. L’homme qui le premier avait envahi la Préfecture se nommait Timon. Ancien conseiller d’arrondissement, condamné politique et condamné de droit commun, il était un déclassé énergique et avide de représailles. La Préfecture prise, lui et sa bande, au nombre d’une vingtaine, se portèrent à l’Hôtel de la police, s’y établirent sans résistance et se déclarèrent Comité de sûreté générale. Presque tous avaient témoigné leur attachement à la République par leur rébellion contre l’Empire, leurs condamnations étaient leurs blessures et leurs titres : plusieurs, repris de justice ordinaires, avaient été convaincus de vols, d’escroqueries, d’attentats aux mœurs. Timon, à la fois condamné politique et condamné de droit commun, avait double droit à les commander, il fut leur chef. Le Comité de sûreté générale signifia son avènement au Comité de salut public. La légitimité des deux pouvoirs était la même. L’Hôtel de la police était situé rue Luizerne, sorte de boyau où quelques hommes déterminés pouvaient arrêter aisément les attaques, et déjà des citoyens recrutés parmi les plus violens des faubourgs formaient une garde au Comité de sûreté générale. Le Comité de salut public confirma donc Timon dans le titre de commissaire central, et Timon n’avait pas attendu la permission pour exercer son pouvoir. Le préfet, ses secrétaires généraux, les chefs du parquet, plusieurs magistrats, les commissaires de police et agens, les conservateurs notoires étaient recherchés, saisis, écroués. Tout ce qui pouvait devenir pour la résistance une tête ou un bras, devait être paralysé. La place ne manquait pas dans les prisons, les prévenus et condamnés de droit commun venaient d’être mis en liberté. Deux tentatives furent faites pour s’emparer du général Espivent de la Villeboisnet qui commandait Lyon. Les hommes chargés de l’arrêter reculèrent une première fois devant la ferme attitude de la gendarmerie qui le gardait ; quand ils revinrent en force, le général avait quitté son hôtel pour la caserne voisine qui n’ouvrit pas ses portes. Mais s’il n’était pas prisonnier, il y demeurait, avec des soldats peu nombreux et peu sûrs, comme assiégé et incapable de porter secours à personne. Avant midi, comme une seconde affiche officielle l’annonce, « il n’y a plus à Lyon qu’une autorité, le Comité de salut public. »
Ce Comité, à neuf heures du matin, quand il avait pour la première fois fait acte de gouvernement, ne comptait que treize membres. L’issue pouvait paraître encore douteuse, les plus audacieux seuls se hasardèrent à signer. A mesure que la victoire devenait plus certaine, il devenait plus nombreux. A la fin de la journée, il compta soixante-dix-huit membres. Les premiers prirent prétexte de ce que la désignation des délégués n’était pas encore complète dans tous les quartiers, et achevèrent l’œuvre en s’adjoignant qui leur plaisait. Parmi eux, quinze à peine appartenaient aux classes qui, dotées de quelque instruction et de quelques ressources, avaient eu jusque-là le monopole de fournir les candidats aux pouvoirs légaux ou insurrectionnels : tels étaient Hénon, Durand et Barodet, qui avaient proclamé la République, Andrieux et Lentillon, délivrés de leur prison et ramenés à l’Hôtel de Ville par un triomphe à peu près semblable à celui qui allait porter le même jour Rochefort de la prison au pouvoir ; Millaud, Ferrouillat, Varambon, Garel, qui s’y glissèrent, recommandés par leur opposition à l’Empire et leurs titres maçonniques ; enfin les jeunes meneurs de l’Internationale qui, devenus les apôtres de la commune et de la fédération, réclamèrent et obtinrent quelques places. La classe qui croyait s’intéresser seule aux affaires générales, les conduire par les journaux, et créer par son suffrage les réputations des hommes publics, lisait pour la première fois le nom de presque tous ceux qui devenaient ses maîtres. Ils ne comptaient pas dans les lieux où elle fréquente, ils n’avaient aucune des supériorités admirées par elle, très peu savaient parler correctement, plusieurs ne savaient pas écrire. Mais chacun d’eux était connu dans un atelier, dans une corporation populaire, influent dans un quartier, dans une rue, capable d’agir sur un groupe de fidèles par la communauté du travail et de l’existence, parfois aussi omnipotent dans tel quartier de tel faubourg qu’il était ignoré dans tous les autres. Chacune de ces régions minuscules, obscures, mais abondantes en populaire, avait choisi et reconnaissait un de ces inconnus, et triomphait de son avènement. Nul d’eux n’avait un nom, et, réunis, ils étaient une force : poussée silencieuse et rude de prolétaires qui surprenait l’inertie des intellectuels.
Ils étaient au pouvoir, et ils entendaient le garder. Aucun scrupule ne les sollicitait de remettre à la population le gouvernement d’elle-même. Chefs des prolétaires, ils n’avaient besoin de consulter ni leurs troupes, ni l’ennemi. Le pouvoir était le prix d’un effort que les petits avaient seuls tenté : accorder par des élections à ceux qui n’avaient pas préparé la victoire le moyen de la compromettre, n’était pas respecter l’égalité, mais voler le peuple au profit des privilégiés. D’ailleurs ce n’est pas seulement l’intérêt personnel qui les rendait hostiles à toute élection. En soi, le droit fondé sur une émeute leur paraissait supérieur au droit fondé sur le consentement général[4]. Toute population contient des élémens fort inégaux en intelligence comme en énergie. Quand tout entière elle désigne ses mandataires, son vote est une moyenne de ces forces inégales, et la crainte de devancer cette opinion moyenne emprisonne les élus au milieu de leur armée : elle les fait donc, même en Révolution, modérément révolutionnaires. L’émeute au contraire n’est tentée que par les hommes les plus généreux et les plus braves, elle fait la sélection entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas vouloir. Compter les volontés n’est pas la bonne méthode, il les faut peser ; car ce n’est pas leur nombre, c’est leur intensité qui crée leur puissance, et par suite leurs droits. L’élite révoltée est plus que la masse passive, et dans cette élite même les chefs peuvent devancer tout le monde, du droit de leur élan, agir vite et faire grand pour le bien général. C’est le rôle que les soixante-dix-huit maîtres de Lyon se réservaient.
En cela, ils n’étaient que Jacobins. Mais non seulement ils n’entendaient abdiquer devant aucun autre pouvoir dans la cité, ils n’entendaient pas davantage céder à aucune suprématie, même celle de l’Etat. Pour les soutenir dans cette autre indépendance, il leur fallait le secours de l’autre doctrine apportée par l’Internationale, et qu’ils proclamèrent, disciples fanatiques. A quel titre l’État prétendrait-il dominer Lyon ? Au nom de la volonté générale ? Mais dans la France la coalition des bourgeois et des paysans était plus forte que dans Lyon et serait plus ennemie du peuple. Au nom de la révolution Parisienne ? Si la République y devenait, comme elle l’était déjà à Lyon, le gouvernement du peuple, il n’appartiendrait pas à ceux qui auraient suivi l’exemple de se faire les maîtres de ceux qui l’auraient donné, et ce serait un assez vaste domaine pour les prolétaires de Paris que la première ville de France. Si le pouvoir était confisqué par les parlementaires, il devenait plus impérieux pour Lyon de garder au prolétariat la place conquise et de rester indépendant envers une république suspecte de modérantisme.
Le premier souci du Comité fut donc d’empêcher que nulles nouvelles parvinssent aux Lyonnais, sinon par son intermédiaire et avec sa censure. Il établit au télégraphe des surveillans chargés de lui communiquer d’abord toutes les dépêches. C’est ainsi qu’il connut vers cinq heures les événemens de Paris. Il ne pouvait déplaire au Comité d’annoncer en réponse la révolution de Lyon, la première par la date. Andrieux, chargé de libeller la dépêche, car ce gouvernement d’illettrés acceptait volontiers les hommes instruits pour greffiers, la rédigea d’après ses habitudes d’esprit et, puisque Paris avait fait la révolution, finit par ces mots : « Le Comité attend les ordres du gouvernement de Paris. » La violente protestation qui s’éleva dans toute l’assemblée prouva que la pensée la plus étrangère à ces hommes était d’obéir. Il fallut effacer le mot « ordres » et écrire : « Le Comité attend les communications de Paris. »
La première de ces communications, reçue le 5 septembre à midi, portait : « Challemel-Lacour, nommé préfet du Rhône, arrivera demain à Lyon. » La dépêche fut remise à trois membres du Comité. Paris, en choisissant le fonctionnaire le plus important de Lyon, ne donnait-il pas un de ces « ordres » que le Comité ne pouvait accepter ? Ils le crurent et, pour plus de sûreté, détruisirent la dépêche, sans la communiquer même à leurs collègues. Comme si à Paris on eût eu le pressentiment des prétentions lyonnaises et le désir de les ménager, à six heures, parvint une nouvelle dépêche : « Challemel-Lacour, ferme républicain, part ce soir avec les pouvoirs nécessaires. » Le titre de préfet avait disparu et l’on pouvait comprendre que les pouvoirs seraient ceux d’un ambassadeur envoyé par la première à la seconde ville de France. Cette fois, la dépêche fut communiquée.
Le lendemain matin, à dix heures, Challemel était à Lyon. Bien que sa venue fût épiée, personne ne le reçut à la gare. Seul, il se rendit à l’Hôtel de Ville, eut peine à franchir la première porte, trouva la cour intérieure remplie d’hommes armés qui accueillirent d’un sourire menaçant l’énoncé de sa fonction. Leur chef s’empara de sa personne et le conduisit, non comme un chef, mais comme un prisonnier au Comité de salut public.
Challemel comparaissait en effet devant des juges. Assemblé dans la grande salle de l’édifice, le Comité attendait l’homme. L’interrogatoire commence aussitôt. Le président Chepié, un ouvrier tisseur, montre un siège à l’arrivant et lui demande ce qu’il vient faire à Lyon. « Remplacer les pouvoirs détruits avec l’Empire, » répond Challemel. Le président signifie que ces pouvoirs sont déjà remplacés par le Comité de salut public, que le Comité est, demeurera seul maître de Lyon, et ne veut pas de préfet. Tout au plus accepterait-il à demeure un délégué du gouvernement, à la condition que le rôle de ce délégué se bornât à transmettre à la Commune les désirs du pouvoir national, et au pouvoir national les décisions de la Commune.
Dans le silence, dans l’immobilité des attitudes, dans la violence des regards, Challemel reconnut une de ces obstinations qu’on ne persuade pas. Sans contredire le principe de l’autonomie lyonnaise, lui, dévoué par toute la force de son intelligence autoritaire, par toutes les ardeurs de son caractère inflexible, à l’omnipotence de l’État, se borna à soutenir que l’unité de vues et de mesures était en ce moment nécessaire pour délivrer la France de l’étranger. À ces mots une voix s’écrie : « Les Prussiens ! nous nous en occupons bien ! » À cette parole aucune protestation, pas un murmure. Challemel, arraché par la révolte de son patriotisme à la résolution de ne rien contredire, trouve des accens qui, soudain, révèlent en lui l’autre homme, le vrai, l’impérieux, l’inflexible, le violent par amour, le dévot des gloires historiques et républicaines, le fils qui ne renonce pas aux frontières tracées avec le sang des pères. Au souffle de 1792, il purifie l’atmosphère où a retenti le blasphème. Et à cette passion contenue et puissante se fond la glace de cette assemblée. Les uns, qui aiment encore comme lui la France à la vieille manière, lui sont reconnaissans de rappeler les périls de l’heure ; d’autres ne sont pas si fanatiques de la nouveauté humanitaire qu’ils restent insensibles à la piété nationale dont ils se croient guéris ; les autres dont il blesse les idées lui savent gré de son courage, et son imprudence sert mieux sa cause que toute habileté. On l’applaudit. Mais cette faveur n’est faite qu’à sa personne, et, pour conserver ce premier avantage, il lui faut accepter sans réserve la doctrine de l’assemblée sur l’indépendance de Lyon.
Encore, avant de l’admettre à demeure comme intermédiaire entre la Commune et l’Etat, le Comité tient-il à s’assurer que l’ambassadeur mérite confiance. C’est pourquoi on pose à Challemel une longue suite de questions. Ce penseur, qui avait médité durant des années sur les matières du gouvernement, ce maître en l’art de dire, fut appelé à prouver l’orthodoxie de ses idées devant un concile d’artisans, et à gagner son brevet de civisme devant les mandataires de toutes les ignorances. Durant trois heures, il supporta l’épreuve. Il tenait à être toléré. Il le fut, et l’affiche suivante annonça en ces termes à Lyon le résultat de l’entrevue : « Le Comité de salut public a reçu le citoyen Challemel-Lacour, délégué du gouvernement provisoire. De concert avec lui, toutes mesures seront prises pour la défense et le salut de la République. »
Mais l’esprit de défiance n’était pas éteint, et il s’accrut de la concession faite. Si le délégué, admis dans la place, tentait d’en expulser la Commune ! Elle se donna la sûreté et la force d’humilier par mille mesures, en la personne du délégué, les deux supériorités contre lesquelles elle était en révolte : celle de la bourgeoisie instruite sur le populaire, et de Paris sur la France. Tous les appartemens du préfet restèrent occupés par le Comité. On relégua Challemel dans un entresol où trois petites pièces durent suffire à lui et à son secrétaire. La première fois qu’il désira s’entretenir avec un membre du Comité, il fallut une délibération et un vote pour établir que ce membre avait le droit de se rendre à cet appel. Les personnes qui venaient le voir étaient conduites à lui entre des gardes nationaux et ramenées de même. Des sentinelles veillaient à sa porte. Ses communications avec Paris furent l’objet d’une surveillance plus rigoureuse encore : des commissaires du Comité siégeaient en permanence au télégraphe pour envoyer le texte de toutes ses dépêches au Comité, et celui-ci, après les avoir lues, les interceptait parfois.
Ainsi l’assemblée pourvoyait à sa durée. Que faisait-elle de cette souveraineté si jalousement défendue ? Elle avait chargé de préparer sa tâche trois commissions : de la guerre, des finances, des intérêts publics.
Si une œuvre semblait appartenir au gouvernement national, c’était la défense : là, l’unité est la condition de l’ordre, de la promptitude et du secret, donc de la force. Et si la Commune semblait disposée à concéder à l’Etat, comme de moindre intérêt, une besogne, c’était celle dont une voix avait dit : « Nous y songeons bien ! » L’aveu révélait l’influence des doctrines internationales, bien que leur réfutation par les lèvres frémissantes de Challemel eût touché l’assemblée. Elle avait, sinon le cœur, du moins la tête perdue de déclamations humanitaires. Composée de prolétaires, elle tendait à substituer aux haines de races les haines de classes. Le patriotisme n’était plus à ses yeux qu’une opinion libre. Pourtant, même sur les affaires militaires, le Comité voulut retenir son omnipotence ; les uns croyaient servir la patrie, les autres tenaient à garder en mains la force militaire pour n’être pas chassés par elle. Ceux-ci ont surtout souci du général qui, retranché dans sa caserne, déclare réserver toute son obéissance au ministre de la Guerre : leurs inquiétudes l’emportent même sur leurs principes, et, invoquant cette autorité de l’Etat qu’ils ne reconnaissent pas, ils la pressent de déplacer le général. Ceux qui se mettent à l’œuvre véritable de la défense possèdent pour toute aptitude les traditions révolutionnaires sur la subordination de l’autorité militaire à l’autorité civile, et les vertus des soldats citoyens. Ils désignent les chefs de leur future armée, ils en offrent le commandement à, Cluseret et à Garibaldi[5]. Pour recruter les combattans, ils dressent des estrades entourées de drapeaux sur les places publiques, où les sonneries de clairons et les roulemens de tambours appelleront les volontaires : et en effet, si les comédiens sont nombreux à parader sur ces tréteaux du patriotisme, quelques milliers de braves gens s’offrent. Pour armer ces troupes dont ils ne sont que l’avant-garde, le Comité visite les forts et inspecte les arsenaux, mais il sait d’avance qu’entretenus par « l’incapacité militaire, » ils sont vides, et qu’il faut chercher ailleurs. Le plus simple sera d’acquérir dans les pays étrangers les stocks de fusils à vendre. Le Comité donne pouvoir à des délégués pour acheter en Angleterre et en Suisse[6] : il ne se doute pas que si chaque ville agit de même, elles se feront concurrence les unes aux autres et que leur surenchère élèvera les prix d’une façon ruineuse. Le Comité s’occupe aussi de fortifier Lyon ; le colonel du génie était l’homme qui devait bientôt devenir le général Rivière et présider après la guerre au rétablissement de nos frontières défensives. A l’évidence du mérite il joignait celle du zèle, avait l’art de convaincre et aussi de charmer. Il accomplit son œuvre la plus difficile en obtenant la confiance des délégués, et rendit le service le plus inattendu à leur mémoire en prouvant que leurs préventions n’étaient pas invincibles. Mais il fallait être Rivière pour triompher d’elles. Et, malgré lui, l’idée demeurait que les militaires ne répareraient pas le mal, que c’était aux citoyens à improviser, par une divination du patriotisme supérieure à la routine, des nouveautés invincibles. C’est cet espoir qui hantait le Comité crédule aux inventeurs de toute sorte et de tous engins, autant qu’incrédule aux officiers ; dès les premiers jours, il étudia surtout les mitrailleuses électriques, les fortins ambulans, les béliers de route, les ballons à projectiles explosifs, les embuscades souterraines[7] ; et la foi qu’il promenait tour à tour sur toutes ces découvertes prouva, par l’étendue de son zèle, celle de son incapacité.
La guerre, en effet, n’était pour ces hommes que surprise, retard, obstacle. Leur pensée, familière seulement avec les conditions permanentes d’une société meilleure, restait obsédée par le désir de les établir, revenait, par le sentiment de leur importance et de l’essentiel devoir, vers les comités de l’intérêt public et des finances. C’est là que s’élaborait le grand œuvre, le double avènement de la révolution religieuse et de la révolution sociale.
La lutte contre le catholicisme commença aussitôt que le nouveau gouvernement fut constitué. Non seulement il abandonna comme don de joyeux avènement les maisons religieuses aux brutalités ordinaires des fanatiques et des pillards, écume de toute foule qui rompt ses digues ; mais son premier soin fut de sanctionner, de précipiter, de généraliser ces violences. Par lui fut ouverte la chasse aux religieux, arrêtés, détenus, mis au secret ; avec son approbation, les Carmes chassés de leur demeure ; par son initiative, les Capucins sommés de quitter la France dans les quarante-huit heures ; sous son contrôle, leur couvent dévasté. Le clergé séculier fut l’objet d’une malveillance aussi prompte, aussi violente. Où la populace se contentait d’insulter, le Comité complétait par des actes. Des prêtres, des évêques furent arrêtés dans les rues, dans les gares, dans les presbytères. La première manifestation d’incrédulité haineuse fut dirigée contre le grand séminaire, envahi, dès le 4 septembre, par un membre du Comité et un fort détachement de gardes nationaux. Les séminaristes étaient en vacances, leurs malles pâtirent pour eux, pillées avec les ornemens sacerdotaux, l’argent qu’on trouva, et les caves ; puis les bâtimens furent déclarés casernes. Ce n’étaient pas seulement les prêtres qui devenaient des adversaires, mais les laïques s’ils professaient le catholicisme : les administrateurs des hospices, qui géraient gratuitement l’immense fortune laissée par la piété des morts, furent, révoqués parce qu’ils n’étaient pas libres penseurs[8]. Il fallait tuer dans l’esprit le mensonge : c’est pourquoi toute manifestation religieuse sur la voie publique fut déclarée un délit[9]. Puisque les membres du clergé ne rendaient pas un service public, ils furent, comme de simples particuliers, requis pour l’incorporation dans la troupe[10]. On raya toutes les dépenses jusque-là consacrées par la ville aux œuvres religieuses[11]. Enfin, pour libérer l’avenir, on vota la suppression des corporations religieuses et la confiscation des biens du clergé[12].
En même temps le Comité s’appliquait à résoudre le problème social. La plus lourde des taxes payées par le prolétaire, sa contribution à peu près unique aux charges publiques, était l’octroi : l’octroi fut aboli[13]. Tout citoyen dont les ressources ne dépassaient pas 1 000 francs fut déclaré exempt de tout impôt[14]. L’avoir des prolétaires était en partie engagé au mont-de-piété : tous les objets de literie, linge de corps et instrumens de travail furent, jusqu’à vingt francs, restitués aux déposans[15]. La guerre avait arrêté le travail : des ateliers nationaux sont ouverts pour les ouvriers inoccupés, et les citoyens que le service de la garde nationale occupe sont nourris et soldés aux frais de la ville. Pour payer les dépenses, l’argent sera demandé aux riches. Aussi faut-il les conserver comme des gages, et le Comité interdit aux habitans de quitter la ville, sous peine de confiscation de leurs biens[16]. Pour s’assurer que les fortunes comme les personnes resteront sous sa main, le Comité décide que les sommes déposées à la Banque, dans les Sociétés de crédit, et les approvisionnemens de soies ouvrées ou grèges, ne pourront, sans son autorisation, sortir de la ville[17]. Ces sûretés prises, il décrète une contribution de 50 centimes par 100 francs du capital sur tous les biens mobiliers et immobiliers. Ces ressources ne suffisent pas à remplir les caisses que vide l’entretien des prolétaires dans la garde nationale et les chantiers ; le Comité se rend cette justice de comprendre qu’un emprunt ouvert et garanti par lui ne produirait rien ; il est, pour durer, réduit à prendre : « Attendu, dit-il, que la réquisition est de droit alors qu’il faut agir révolutionnairement ; qu’en cas de malheur l’ennemi ne se gênerait guère et prendrait bien plus que nous ne demandons ; que les capitalistes et les propriétaires peuvent bien faire un sacrifice… » Et il vote une réquisition de 20 millions[18].
Si l’on cherche les inspirateurs de ces mesures, qui toutes sont prises par un consentement unanime, on les discerne distincts et adverses : les unes sont l’œuvre des bourgeois, les autres des ouvriers. Si révolutionnaires qu’ils fussent, les bourgeois du Comité, étrangers par l’éducation et les ressources aux soucis du pain quotidien, ne songeaient pas à transformer la société, mais à la dominer. Par cela même que leur ambition était d’orgueil, ils tenaient à la grandeur du territoire, à la renommée extérieure de la nation ; ils sentaient que leur honneur s’élevait ou s’abaissait avec elle, et c’est pourquoi, patriotes et humiliés des désastres militaires, ils désiraient délivrer de l’invasion et de la paix honteuse la France où ils voulaient l’autorité. Aussi la sollicitude de la défense fut-elle surtout inspirée et soutenue par les bourgeois du Comité, Hénon, Andrieux, Barodet, Varambon, Ferrouillat. Le même orgueil rêvait d’un pouvoir vaste par son étendue sur les esprits, comme par son étendue sur le territoire : or l’Église leur apparaissait comme une rivale d’influence, qui enfermait leur action et leurs droits dans d’humiliantes limites, et se réservait l’hégémonie suprême des peuples et des hommes. En la renversant, ils se faisaient place. Voilà pourquoi les mesures de haines religieuses sont toutes proposées par eux. C’est le médecin Durand qui déclare toute publicité du culte « une ostentation délictueuse et provocatrice. » C’est le secrétaire Garel qui fait exclure, comme suspects de cléricalisme, les administrateurs des hospices. C’est l’avocat Andrieux qui appelle au service militaire les séminaristes et les religieux en état de porter les armes. C’est le notaire Lentillon qui réclame la confiscation des biens ecclésiastiques. Les uns et les autres excitent d’autant plus les passions religieuses qu’ils craignent davantage d’être devancés par d’autres passions. Le regard famélique de la majorité prolétaire les épouvante : leur expérience des affaires leur dit l’inanité des formules sociales auxquelles on croit autour deux ; leur bon sens prévoit comme terme des décisions qui se succèdent une banqueroute dont la honte retombera sur leurs noms, dont la responsabilité pèsera peut-être sur leurs biens. Contraints de faire sa part à la passion qui menace la richesse de tous, ils croient habile de sauver les capitalistes en livrant le patrimoine du clergé.
Les prolétaires du Comité sont passifs dans les mesures contre l’Eglise, comme dans les efforts contre l’étranger. Si un instinct naturel et vainqueur des sophismes répond en leur cœur à l’appel de la patrie menacée, et les empêche de désavouer l’effort entrepris pour la défendre ; si les préjugés répandus en eux contre l’Eglise par la propagande bourgeoise, et la croyance passée en article de foi que le catholicisme est antirépublicain, les disposent à s’associer aux rigueurs proposées contre lui, les idées abstraites de patrie et de culte ne sont pas les idées maîtresses de leur intelligence et de leur volonté. Les périls de la domina-lion allemande ou romaine leur semblaient bien secondaires en comparaison de l’accaparement capitaliste, qui était pour eux la vraie défaite et la servitude. Le rêve de domination qui occupe le riche entre ses repas ne suffit pas au pauvre, pour qui le problème est de s’assurer ses repas ; s’il désire le pouvoir, ce n’est pas pour satisfaire son orgueil, mais sa faim. Dès que les prolétaires du Comité tinrent ce pouvoir, leur premier, leur unique mouvement fut pour étendre la main sur les avantages de la vie. Les confiscations des biens ecclésiastiques, loin d’apaiser cette cupidité, l’excitèrent. Quand ils eurent constaté, grâce aux motions des bourgeois, avec quelle facilité l’arbitraire disposait des personnes et des propriétés, ils appliquèrent aux riches les mêmes mesures prises contre les clercs. Tous les décrets spoliateurs des fortunes particulières furent proposés par des ouvriers, votés avec enthousiasme par les prolétaires du Conseil. Rendre au pauvre sa part trop longtemps occupée par le riche était à leurs yeux la grande mission du pouvoir. À cette fonction nouvelle de la puissance ils avaient donné un symbole : c’est pour distinguer leur révolution sociale de la révolution politique faite par la bourgeoisie, en 1789, qu’ils avaient substitué le drapeau rouge au drapeau tricolore. Les bourgeois, tolérés et suspects, du Comité n’osèrent pas se désigner à l’animadversion de cette majorité compacte et résolue : ils votèrent les décrets les plus spoliateurs, et, comptant sur les embarras mêmes qu’ils n’avaient pas le courage de prévenir, espérèrent que les votes seraient rendus nuls par les difficultés d’exécution
Si donc les deux castes rivales s’étaient partagé les initiatives des destructions, toutes deux devenues complices se prêtaient main-forte pour l’accomplissement de leur tâche préférée. Et l’œuvre tout entière avait une humiliante unité. Après tant de déclamations en faveur de la liberté, en faveur de la justice, tant de sévérité répandue contre toutes les fautes du gouvernement, tant d’années passées à promettre, à annoncer les réformes, tant de résolution à prendre le pouvoir, la collaboration des révolutionnaires bourgeois et des ouvriers socialistes n’aboutissait qu’à une dictature, et laquelle ! Pas de doctrines, des haines ; pas d’institutions, des coups ; un gouvernement dégénéré en vengeance. Il ignorait ce respect de l’homme, qui est le commencement de la civilisation : il retournait à la barbarie par ses espérances mêmes. Et il semblait qu’une contagion d’abaissement fût la seule loi d’égalité dans ce régime, puisque les aptitudes et les volontés se dissolvaient sans résistance dans l’ineptie ambiante, puisque les plus intelligens s’enchaînaient avec les plus stupides. Chute lamentable pour les hommes, plus funeste pour les idées ! Car le droit de la commune à l’indépendance, le droit du prolétariat à un sort meilleur, introduits parmi d’autres droits où ils trouvent place en les respectant, sont légitimes, utiles, civilisateurs : revendiqués sans bornes et établis sur la ruine de tous les autres, ils ensevelissaient vive toute leur légitimité sous leurs excès et leurs erreurs.
Mais autant que mauvais, ce pouvoir était redoutable. Pour perpétuer cette expérience où la ruine de la ville serait complétée par la ruine de chacun, et où les prolétaires, quand ils auraient achevé de manger les riches, trouveraient le suprême châtiment, la faim sans travail, il avait amassé toutes les forces qui aident les gouvernemens réguliers à défendre contre les désordres la paix et la prospérité générales. Pour contenir une population sans troupes régulières et sans armes, il avait des soldats nombreux, sûrs, pourvus de bons fusils et de munitions, une police soupçonneuse et sans scrupules. Il pouvait d’autant plus compter sur ces défenseurs que sa durée leur assurait la vie bien repue et oisive, l’importance, et que, s’il disparaissait, ils retombaient eux-mêmes dans leur néant d’hier. Il avait, pour entretenir cette organisation et les dévouemens qu’elle lui assurait, la richesse de Lyon mise sous séquestre, et dont la dilapidation demanderait du temps, bien que les trésors s’épuisent vite, quand il faut avec l’épargne des bourgeois assurer l’oisiveté des prolétaires. Pour maintenir son indépendance contre l’Etat lui-même, c’est-à-dire contre quelques bénéficiaires d’une émeute parisienne, il avait l’enceinte fortifiée de Lyon, que nulle armée française n’investirait avant la fin de la guerre contre l’Allemagne. Enfin, il avait, pour soutenir toutes ses audaces, la puissance d’un idéal, le fanatisme qui lui laissait voir seulement la lueur de justice perdue dans les injustices de ses actes.
Tel était, au commencement de septembre, l’état de la France. Dans l’Est elle se battait. Au Nord et dans le Centre elle obéissait en silence par inertie, par timidité, par sentiment que c’était assez d’avoir renversé un régime sous les yeux de l’ennemi, par hâte de réunir tout l’effort dans l’œuvre la plus nécessaire et de délivrer le sol. Dans le Midi, elle semblait ardente à la fois pour la défense et pour la République. Mais la guerre y était comme lointaine, on se tenait sûr que l’invasion ne viendrait pas sommer sur place les courages, troubler les existences et les intérêts. On préparait les forces dues à la patrie, mais sans cette angoisse qui accompagne l’urgence des périls. Plus on descendait vers le Sud, plus le souci de la lutte devenait à la fois faible et bruyant : c’était dans les populations les moins belliqueuses que cette ardeur saisissait les groupes les moins disposés à se battre, et les plus passionnés. de politique. Le patriotisme y devenait l’argument le plus sonore à l’aide duquel les partis pussent se disputer le pouvoir. Dans cette région, la seule où cette envie du pouvoir semble une passion collective, elle n’atteint d’ordinaire, même dans les grandes villes, qu’une oligarchie avide, hardie et fertile en négociations avec le gouvernement, afin de s’assurer le plus qu’elle pourra des places vacantes. Toulouse est la capitale de cette agitation factice où des bourgeois adroits, bourgeois encore que démagogues, poussent leur fortune politique, où ils montrent de loin au gouvernement le lion populaire qu’ils contiennent et qu’ils font rugir à propos, mais où le lion débonnaire n’est un danger pour personne, pas même pour ceux qui l’exploitent, où l’action désordonnée et violente des multitudes sur les événemens ne s’exerce pas.
Elle s’exerce, au contraire en d’autres régions et avec des excès qui atteignent, à Marseille et à Lyon, leur plénitude dans leur diversité. A Marseille, c’est une coalition de petits bourgeois et de prolétaires qui s’empare de la ville, les uns et les autres avec une ardeur violente, et dans une course de vitesse ; mais ils n’apportent à ce pouvoir que cette promptitude où le tempérament décide pour la raison, et ils exercent le pouvoir qu’ils surprennent en gens tout surpris eux-mêmes de l’occuper. En eux, malgré la redondance des mots, pas d’idées de gouvernement, une confiance dans leur souplesse, qui leur permet de se retourner sans souci de se contredire, et de garder leur équilibre, c’est-à-dire le pouvoir. Car c’est à lui seul qu’ils tiennent. Et de même tiennent seulement à l’avantage conquis les cinq cents « travailleurs » qui se sont avec eux installés à la Préfecture. Infime minorité de prolétaires, que font-ils pour leurs compagnons ? Ils ne songent qu’à protéger contre ces compagnons le monopole imprévu où ils ont trouvé pour eux-mêmes la solution du problème social. Caïmans paresseux au soleil, terribles pour défendre leur proie, ils n’ont que des cupidités, avec toute la puissance que donnent la voracité de l’instinct et la chaleur du climat. Tous représentent les appétits égoïstes, pour lesquels la révolution n’est qu’un pillage de l’autorité.
A Lyon, le hasard au contraire semble éliminé des événemens par un long travail de la démagogie. Elle saisit le pouvoir avec un calme où il y a plus de force que dans tout emportement. Ce n’est pas une dizaine de journalistes, de commis, avec cinq cents déchargeurs, qui pourraient dominer une telle ville. Le gouvernement que cette démagogie soutient a été désigné par elle, il est soutenu par tous les prolétaires et tous les prolétaires vivent de lui. En même temps qu’une organisation, il a des volontés, les proclame, les applique, et, par là, accroît son autorité sur une multitude dont il sert les passions. Il veut donner aux pauvres la fortune des riches, il veut soustraire Lyon à l’obéissance de l’Etat, il veut briser au profit de la commune l’unité de la France. La révolution n’est plus là un jeu d’adresse au profit de la bourgeoisie habile, ou au profit des premiers venus le pillage du pouvoir, elle est, au profit du prolétariat, la destruction de la société.
ETIENNE LAMY.
- ↑ Voyez la Revue des 15 août, 1er septembre et 1er octobre.
- ↑ « Un groupe de républicains convaincus, Barodet, Ganguet et autres… pensa donc que le mieux à faire était de dresser une liste des citoyens susceptibles d’une candidature, de la faire adopter par le peuple du haut du balcon de l’Hôtel de Ville, quand l’heure serait venue, et de constituer ainsi, à Lyon, le pouvoir républicain. » Louis Garel, la Révolution française, p. 18.
- ↑ Lyon en 1870. Note inédite de M. Albert Richard.
- ↑ Louis Garel, secrétaire du Comité et son historien, a écrit dans son livre la Révolution lyonnaise : « Le suffrage universel donne par sa légalité même un caractère timide et respectueux à ses mandataires qui ont à tenir compte des opinions diverses de leurs mandans, tandis que les révolutionnaires non élus, acclamés, ne tiennent leur mandat que de la situation même qu’ils ont créée, ne sont liés par rien, et agissent librement et énergiquement. »
- ↑ Résolution votée à l’unanimité : séance du 8 septembre.
- ↑ Le Comité de la Guerre, 12 septembre.
- ↑ Procès-verbaux du Comité de la Guerre du 7 au 14 septembre.
- ↑ Comité de Salut public, séance du 8 septembre.
- ↑ Id., du 10.
- ↑ Id.
- ↑ Id., 7 septembre.
- ↑ Id.
- ↑ Id., 9.
- ↑ Id., 12.
- ↑ Id., 12.
- ↑ Id., 10 septembre.
- ↑ Id.,
- ↑ Comité de Salut, public, séance du 10 septembre.