Le Gouvernement de Charlemagne

LE
GOUVERNEMENT DE CHARLEMAGNE

Les institutions politiques qui régirent la société gallo-germaine au temps de Charlemagne nous sont connues par un grand nombre de documens contemporains et authentiques. Les plus précieux sont les capitulaires. On sait combien les textes législatifs nous renseignent sur le gouvernement et sur l’état social d’une époque. Il est vrai que l’étude exclusive des lois présente un danger à l’historien : elles lui montrent la société sous une apparence de régularité et d’ordre qui n’est pas toujours conforme à la réalité ; mais les capitulaires de Charlemagne ont ce privilège parmi les textes législatifs de ne pas nous faire illusion. C’est que la plupart d’entre eux ne sont pas, à proprement parler, des lois ; ils sont de simples règlemens d’administration, souvent même des instructions que le prince adressait à ses fonctionnaires, des notes confidentielles que les commissaires royaux et le roi échangeaient entre eux, Une sorte de correspondance secrète entre le chef de l’état et les principaux instrumens de sa pensée. Aussi ces capitulaires laissent-ils voir, à côté de l’ordre que Charlemagne établissait, une série de désordres et d’abus contre lesquels sa volonté avait peu de force ; ils montrent à la fois le bien et le mal, ils présentent sans nul déguisement l’état de l’empire.

Ces documens trouvent d’ailleurs leur contrôle naturel dans les écrits de toute nature qui nous sont parvenus de cette époque. Nous possédons la Vie de Charlemagne par Eginhard, qui l’a connu de très près, les Annales du même auteur, et le petit écrit du moine de Saint-Gall, qui peut être presque considéré comme un témoin oculaire, puisqu’il ne fait que rapporter naïvement ce qui lui a été raconté par des personnages de la cour de Charlemagne. Plusieurs monastères nous ont laissé des chroniques. Il y en a de toutes les parties de l’empire : au midi, celles de Moissac, — en Neustrie, celles de Saint-Riquier et de Fontenelle, — en Austrasie, celles de Metz, — en Germanie, celles de Lorsch et de Fulde. Ajoutons à cela les lettres d’Alcuin et d’Eginhard, celles d’Agobard et de Loup de Ferrières ; elles nous instruisent de l’état des esprits et des mœurs, et même des habitudes de la vie politique. Nous possédons une correspondance assez complète des rois francs avec les papes sur toutes les affaires de l’église et particulièrement sur ses rapports avec le pouvoir civil. Enfin un parent de Charlemagne, Adalhard, avait écrit un traité sur le système de gouvernement de l’empire, et ce traité, résumé par l’archevêque Hincmar, est parvenu jusqu’à nous.

Dans ces textes si nombreux, d’une langue si claire, si divers d’ailleurs par leur nature et par leur origine, la société se montre à nous sous toutes ses faces. On peut saisir dans le détail les règles de ce gouvernement, les principes qui dirigeaient le prince, les habitudes d’esprit qui dirigeaient les sujets ; on peut voir avec précision jusqu’où allait l’obéissance et en quoi l’on faisait consister la liberté ; on peut enfin se faire une idée exacte et complète de ce qu’étaient alors les institutions politiques.


I. — DU POUVOIR ROYAL.

Il y a lieu de se demander si la révolution qui avait renversé du trône les Mérovingiens avait été provoquée par le désir de restreindre l’autorité royale. Il a paru en effet à quelques historiens que le changement de dynastie avait été le dernier acte d’une longue lutte de l’aristocratie contre les rois, et qu’elle marquait la victoire de cette aristocratie. On a même quelquefois ajouté que c’était l’esprit germanique qui avait renversé la famille mérovingienne, et qu’il l’avait dépossédée du trône parce qu’elle suivait trop les traditions monarchiques de l’empire romain.

Une telle pensée n’apparaît jamais dans les documens ; ils ne laissent voir à aucun signe que cette révolution ait répondu à des idées particulièrement germaniques. On n’y lit jamais que les hommes aient voulu remplacer une royauté trop absolue et trop romaine par une royauté plus germaine et plus limitée. Ces mots eux-mêmes, dont nous sommes forcés de nous servir ici, ne se rencontrent jamais dans les textes ; on n’y trouve nulle part l’expression de cette antithèse toute moderne entre l’esprit germanique et l’esprit romain, entre la royauté absolue et la royauté tempérée.

Nous ne pouvons sans doute pas espérer que les chroniqueurs nous disent toutes les causes diverses qui concoururent à amener un changement de dynastie ; mais il est digne de remarque que tous s’accordent à n’indiquer qu’une seule cause : ils répètent invariablement que la famille mérovingienne fut mise à l’écart parce qu’elle n’exerçait pas le pouvoir royal avec assez de vigueur. « Le peuple franc, dit l’un d’eux, s’indignant d’avoir trop longtemps supporté des rois qui ne savaient pas régner, éleva Pépin sur le trône. » Un autre annaliste rapporte qu’en l’année 751 la question se posait ainsi : fallait-il conserver des rois sans pouvoir ? Et la seule réponse qui paraît avoir été faite à cette question fut « qu’il valait mieux avoir pour roi celui qui avait la force. » Ce n’est certes pas ainsi qu’aurait pensé une génération d’hommes qui aurait été préoccupée de fonder la liberté politique.

Eginhard, au début de son Histoire de Charlemagne, s’applique à donner la raison de la chute des Mérovingiens. Leur reproche-t-il d’avoir été des rois absolus ou d’avoir adopté les idées romaines ? Il les accuse uniquement de n’avoir eu aucune force, de n’avoir su que s’entourer d’un inutile cérémonial, de n’avoir pas assez gouverné. Il semble donc que les hommes du VIIIe siècle n’aient renversé cette royauté que pour avoir un gouvernement plus fort et mieux obéi. Ils applaudirent à l’usurpation de Pépin parce qu’ils espérèrent que la royauté deviendrait plus puissante. Voilà du moins ce que marquent les documens : il est bien permis de supposer qu’ils ne nous donnent pas la vérité tout entière ; mais tout ce que nous pouvons dire en dehors d’eux n’est qu’hypothèse.

Passons maintenant aux faits ; ils nous montreront deux choses : l’une, que le principal effort de la nouvelle dynastie fut appliqué à relever l’autorité monarchique, que l’ancienne famille avait laissée tomber, — l’autre, que les peuples ne firent aucune opposition à cette politique de leurs rois.

Pépin le Bref commença par se faire sacrer. Or le sacre n’était pas une vaine formalité ; emprunté à l’histoire de la royauté juive, transporté par l’église chrétienne en Occident, il était une espèce d’ordination d’une nature supérieure. Ce caractère est nettement indiqué dans les documens contemporains : « le roi est oint et consacré comme nous lisons dans l’Écriture sainte que Dieu a voulu que les rois fussent oints et consacrés. » Il nous a été conservé l’une des formules qui étaient employées dans la cérémonie ; le prêtre disait au roi en le sacrant : « Sois, dans tes fonctions de roi, oint de la grâce du Saint-Esprit comme l’ont été autrefois les grands-prêtres, les rois, les prophètes et les martyrs. » Cette consécration conférait au roi une vertu et une puissance de l’ordre spirituel ; elle le mettait en un rapport intime avec Dieu et le plaçait au-dessus de l’humanité. C’était un agrandissement considérable de la dignité royale ; on ne voit pourtant pas qu’aucune protestation se soit élevée dans la nation franque. Il y a même quelque apparence que, suivant les idées du temps, les effets du sacre devaient être héréditaires à perpétuité. Le pape consacra, non pas un homme seulement, mais toute une famille. Lorsqu’il versa l’huile sainte sur Pépin, sur sa femme, sur ses enfans, il prononça que leurs descendans devaient régner à tout jamais, et il frappa d’anathème « quiconque dans la suite des temps voudrait prendre un roi qui ne serait pas de leur sang. » Il est bien difficile de croire qu’un pape eût pu s’exprimer ainsi en 753, si le droit public des Francs avait exigé que la royauté fut élective. Aussi ne peut-on citer aucun texte qui montre que cette règle fût établie. Au temps des Mérovingiens, les fils avaient toujours succédé aux pères ; ils s’étaient même partagé la royauté comme on se partage un patrimoine. On rencontre plusieurs exemples de rois renversés et remplacés par d’autres ; mais on ne rencontre pas un seul exemple d’une élection nationale et régulière. On chercherait en vain dans les lois des Francs un mot qui indiquât que les rois dussent être élus par leurs sujets. Il n’y a pas eu dans ces deux siècles et demi une seule assemblée nationale qui ait délibéré sur le choix du roi et qui l’ait choisi par ses suffrages[1]. Aussi les Mérovingiens n’ont-ils jamais cessé d’écrire dans leurs actes officiels que c’était Dieu qui les avait faits rois ; ils n’ont jamais fait mention d’une élection populaire.

Le principe d’hérédité ne fut pas contesté davantage sous la nouvelle dynastie, du moins durant les quatre premières générations de rois. On ne trouve jamais dans les documens du VIIIe et du IXe siècle que la royauté eût sa source dans la volonté nationale ; on y lit au contraire à chaque page que la royauté émane de Dieu même. Pépin et Charlemagne s’intitulaient rois par la grâce de Dieu. Le pape Etienne II, dans une lettre qui nous a été conservée, écrit que Pépin et ses fils ont été constitués rois par Dieu même. Alcuin dit à Charlemagne que c’est la volonté de Jésus-Christ qui l’a fait roi. Un autre contemporain écrit en 781 que Charlemagne est roi par droit d’héritage. Ce prince répète incessamment dans ses lois que le peuple lui a été confié par Dieu. Louis le Débonnaire, si humble qu’il soit, ne craint pas d’écrire que c’est la Providence divine qui lui a conféré la suprême puissance ; il ne signale jamais la volonté du peuple. Charles le Chauve lui-même prononcera encore dans une assemblée solennelle ces paroles : « vous savez bien que c’est la vieille coutume dans le royaume des Francs que les rois succèdent par droit de naissance. »

On se tromperait toutefois, si l’on pensait que la règle d’hérédité fût aussi absolue à cette époque qu’elle devait l’être au temps de Louis XIV. La royauté ne passait pas sur la tête du fils par le seul fait de la mort du père. Un acte de grande importance était jugé nécessaire ; il fallait qu’une cérémonie publique et solennelle marquât aux yeux de tous que l’obéissance des hommes se transportait du prince mort au prince vivant. Cette règle, dont on peut suivre l’application sous tous les Mérovingiens, se continua après eux. Voici comment l’annaliste raconte l’avènement de Charlemagne : « Pépin ayant été enseveli, les rois Charles et Carloman, chacun avec ses leudes, se rendirent dans les villes qui étaient le siège de leur royauté, Charles à Noyon, Carloman à Soissons ; là, ayant réuni leurs grands, chacun d’eux fut placé sur le trône. » Ce n’est pas là le récit d’une élection ; il s’en faut de tout que nous ayons sous les yeux une assemblée nationale qui délibère et qui choisisse un roi. Il n’y a là qu’une cérémonie d’inauguration dans laquelle les principaux personnages du royaume déclarent qu’ils acceptent l’autorité des nouveaux princes. Eginhard parle également de ces deux assemblées ; mais il est remarquable qu’il ne les mentionne qu’après avoir dit que Charles et Carloman étaient déjà rois par la volonté divine. On peut faire la même observation au sujet des nombreux récits qui nous sont parvenus de l’avènement de Louis le Débonnaire. On n’y trouvera pas l’indice d’une assemblée nationale qui ait élu le roi ; mais on y trouvera toujours une réunion de grands qui volontairement et librement ont fait acte d’obéissance au roi. « Louis succéda à son père par la volonté de Dieu, » dit Eginhard, et aussi, dit-il encore, « avec l’assentiment et aux acclamations de tous. »

Il y aurait donc une égale erreur à se figurer une hérédité aussi rigoureusement établie qu’elle le fut au XVIIe siècle, ou à se représenter une élection comme celle des anciens comices de la Grèce et de Rome. Ni Charlemagne, ni Louis le Débonnaire, ni Charles le Chauve, ne furent des rois élus. Ils régnèrent par droit de naissance ; mais ils furent en même temps des rois acceptés. La royauté passait du père au fils comme un patrimoine ; il fallait seulement obtenir à chaque nouveau règne une déclaration publique d’assentiment et de soumission. La dignité de roi était héréditaire de plein droit, l’obéissance ne l’était pas aussi complètement ; mais il est clair que la première devait entraîner la seconde, aussi longtemps du moins que la royauté serait la plus forte.

Il faut d’ailleurs observer que l’assemblée qui reconnaissait. chaque nouveau roi n’était pas la réunion de tous les hommes libres du pays ; c’était seulement la réunion de ceux qu’on appelait les grands. On comprenait sous ce nom les ducs, les comtes, les évêques et les abbés. Or les ducs et les comtes étaient alors des fonctionnaires royaux, ainsi que nous le verrons plus loin ; les évêques et les abbés de monastères étaient nommés par le roi et lui prêtaient serment de fidélité ; à eux s’ajoutaient les grands bénéficiaires, qui tenaient les terres du roi, et à qui le roi pouvait encore les reprendre. Tous ces hommes étaient ses « leudes, » ses « fidèles, » c’est-à-dire ce qu’il y avait de plus dépendant et de plus étroitement sujet. Ils étaient tous, par leurs fonctions, par leurs bénéfices, même par leurs dignités ecclésiastiques, dans la main du roi. Leur réunion était précisément l’opposé de ce que serait une assemblée nationale et souveraine. Aussi ni Charlemagne, ni Louis le Débonnaire, ni Charles le Chauve n’éprouvèrent-ils aucune difficulté à obtenir cette déclaration publique d’obéissance qui était nécessaire à chaque nouveau roi. La difficulté ne devait surgir que le jour où les grands auraient cessé d’être les plus dociles des sujets.


II. — DE LA DIGNITE IMPERIALE.

Il faut toujours se garder de juger les événemens anciens d’après notre manière de penser et nos habitudes d’esprit d’aujourd’hui. Le couronnement de Charlemagne comme empereur a donné lieu à beaucoup de dissertations et de théories dans lesquelles l’esprit de parti et les idées préconçues ont eu une grande part. Pour les uns, cet acte marque la victoire définitive de la race germanique sur les races gallo-romaines ; c’est la fin de l’ancien monde et l’avènement d’un monde nouveau. Pour d’autres, tout au contraire ce serait l’esprit romain qui, par la main du pape, aurait ressaisi pour quelque temps la victoire et dompté le germanisme dans son triomphe même. Toutes ces généralités sont également inexactes, elles ne s’appuient sur aucune preuve ; ni les textes ni les faits ne les confirment. Elles sont le fruit d’une manière de penser qui est moderne, et ne répondent nullement au tour d’esprit des hommes du IXe siècle. Aussi n’en trouve-t-on la trace ni dans les écrits de Charlemagne, ni dans ceux des papes, ni chez les chroniqueurs, ni parmi tant de lettres qui nous ont été conservées des personnages de cette époque. Il est prudent, en histoire, de se tenir aux documens, et, sans se laisser aller aux considérations générales, de voir les événemens comme ils nous sont racontés et d’essayer de les comprendre comme les contemporains les ont compris.

Le couronnement de Charlemagne n’est pas un acte isolé ; il se rattache à une série de faits antérieurs qui l’ont amené et préparé. Quand on lit les textes de l’époque mérovingienne, on est frappé de voir combien le souvenir de l’empire romain s’était conservé chez les populations. On le rencontre partout, dans les édits des rois comme dans les formules des actes privés, dans les lettres de personnages de toute condition aussi bien que dans les chroniques. On suit de génération en génération les marques toujours visibles du respect qui s’attachait à cet ancien empire. Parmi ces écrits si divers, les uns nous viennent de Gallo-Romains, les autres de Germains ; leur ton à l’égard de l’empire est le même. Jamais un mot de haine ou de mépris ; le seul sentiment qui se laisse voir, sans distinction de race, est celui de la vénération.

Les hommes des temps modernes, habitués qu’ils sont à ne voir rien durer, ne savent pas assez combien dans les siècles d’autrefois les pensées étaient persistantes. Depuis Clovis jusqu’à Charlemagne, à travers cette longue et triste époque où des institutions impuissantes avaient mis le trouble dans l’existence humaine, le souvenir de l’empire romain transmis des pères aux fils avait continué à vivre au fond des Ames. Il y a plus : le nom de respublica, qui était celui dont on avait appelé l’empire depuis Auguste jusqu’à Théodose, était resté toujours employé dans la langue de la Gaule. Nous le rencontrons sans cesse, au Ve, au VIe au VIIe siècle, sous la plume des chroniqueurs, dans les diplômes, dans les formules d’actes privés. Nulle expression n’est plus fréquente que celle-là, et toujours elle désigne l’empire. Pour ces générations, la république ou l’état par excellence n’était pas autre chose que l’empire romain.

Il faut même remarquer que, dans la pensée de ces hommes, l’empire romain n’avait pas péri. Ils n’en parlent jamais comme d’une chose disparue ; ils en parlent comme d’une puissance encore debout et toujours vivante. C’est que, dans l’année 476, le titre et les insignes impériaux avaient seulement été transportés de Rome à Constantinople[2]. Dans cette dernière ville résidait le souverain qui continuait à s’appeler empereur des Romains, imperator Romanorum Cæsar Augustus, La Gaule persistait à donner à ce prince le titre de romanus imperator. Il était entendu de tous qu’il avait une suprématie au moins nominale sur toute la société chrétienne. La ville que les chroniqueurs de la Gaule appellent la capitale, urbs regia, n’était ni Paris, ni Soissons, ni Metz, ni aucune résidence des rois francs, c’était Constantinople. Il est bien vrai que ces rois gouvernaient comme si l’empire n’eût pas existé ; mais les populations ne perdaient pas de vue qu’il existait encore, qu’il était au-dessus des royautés et que Constantinople était, au moins de nom, la capitale de la chrétienté. En l’année 799, Alcuin écrivait à Charlemagne : « Il existe trois puissances ; la première est l’autorité spirituelle, qui a été transmise au successeur de saint Pierre ; la seconde est la dignité impériale, qui a son siège à Constantinople ; la troisième est la dignité royale. » Alcuin parlait ainsi au puissant monarque qui régnait déjà de l’Èbre à l’Oder, et il le plaçait encore au-dessous de celui qui régnait à Byzance.

Nous ne voyons pas qu’au VIe ou au VIIe siècle les Occidentaux aient regretté que la dignité impériale eût son siège dans une ville de l’Orient. Ce sentiment ne se produisit, ou du moins nous n’en saisissons les symptômes que vers l’an 730 et à l’occasion de l’hérésie des iconoclastes, qui eut alors un moment de triomphe à Constantinople. La haine que cette hérésie souleva chez les Occidentaux ne détruisit pas le vieux respect qui s’attachait à l’empire, mais elle fit désirer que l’empire fût arraché à une ville hérétique et ramené à Rome. Il était naturel que ce fût surtout dans Rome que cette pensée se développât et prît corps. Cette ville était restée sous la dépendance directe des empereurs de Constantinople ; au commencement du VIIIe siècle, elle était encore administrée par un duc impérial. En 731, à l’occasion de l’édit qui prohibait les images, la population chassa ce fonctionnaire. Dès que l’agent impérial eut été écarté, il arriva naturellement que le personnage le plus considérable de la ville, c’est-à-dire l’évêque, en devint le chef et l’administrateur ; pareille chose s’était vue maintes fois en Gaule. Le pape commença donc à gouverner Rome, non toutefois sans reconnaître encore l’autorité suzeraine de l’empereur. Il lui faisait hommage par de fréquentes ambassades, recevait ses lettres et ses ordonnances, et en 795 Rome élevait encore à l’empereur Constantin VI un monument avec cette inscription : au très glorieux Constantin, couronné de Dieu, empereur, auguste.

La complète indépendance était impossible vis-à-vis d’un double danger : l’ambition des Lombards d’un côté, les désordres populaires de l’autre. Les papes avaient besoin d’un protecteur ; ils s’adressèrent aux hommes qui étaient les plus forts en Occident, c’est-à-dire à Charles Martel d’abord, puis à Pépin le Bref, enfin à Charlemagne. Ils se mirent sous la protection des princes francs. Ne jugeons pas cette situation d’après nos idées d’aujourd’hui et ne pensons pas qu’il s’agisse ici d’une simple alliance ou d’une entente morale entre les chefs d’une église et les chefs d’un état. Les papes firent ce que faisaient à la même époque presque tous les évêques de la Gaule ; ils se mirent sous le patronage ou, comme on disait, dans la mainbour de Charles Martel et de ses successeurs. Ils conclurent avec eux le pacte qui s’appelait commendatio ; nos in vestris manibus commendavimus, écrit Etienne II à Pépin. Ce n’étaient pas là des mots vagues dans la langue du VIIIe siècle ; ces expressions désignaient formellement l’acte de clientèle par lequel on obtenait la protection d’un homme en se soumettant à son autorité. Les papes et la ville de Rome se reconnaissaient donc sujets du roi des Francs ; nous voyons Paul Ier en 757, Léon III en 796, écrire à Pépin et à Charlemagne pour leur faire hommage et renouveler leurs sermens de foi et de sujétion[3].

C’était sans nul doute une singulière situation que celle de ces papes qui, presque indépendans en fait, dépendaient encore officiellement de l’empire de Byzance, et subissaient en même temps l’autorité, fort douce d’ailleurs, des rois francs. Le titre par lequel on désignait le pouvoir de Pépin et de Charlemagne sûr la ville de Rome était celui de patrice. Ce n’était pas un titre nouveau ; le nom de patrice était depuis trois siècles celui d’une dignité de l’empire. Les chroniqueurs grecs ou latins de cette époque mentionnent fréquemment des patrices : ce sont les plus hauts fonctionnaires de l’administration byzantine. Un patrice était le représentant de l’empereur dans une province et gouvernait les hommes en son nom. Pépin et Charlemagne furent appelés patrices des Romains, ce qui signifiait, à prendre le mot dans son sens littéral, qu’ils étaient les lieutenans du souverain qui régnait à Constantinople. Il y avait seulement cette singularité, qu’au lieu d’avoir reçu ce titre de l’empereur, ils l’avaient reçu du pape au nom du peuple romain. Quoi qu’il en soit, ce titre leur permettait d’exercer dans Rome les mêmes pouvoirs que les ducs impériaux y avaient exercés précédemment ; ils y étaient en quelque sorte des vice-empereurs[4]. Si bizarre que nous paraisse cette situation, elle ne semble pas avoir étonné les contemporains, dont la vie publique était pleine de pareilles contradictions.

Elle se prolongea un demi-siècle. En l’année 800, le pape Léon III changea le titre de patrice en celui d’empereur. Devons-nous attribuer à ce pontife des vues vastes et profondes ? Voulait-il réagir contre l’esprit germanique ? Visait-il à fonder un grand état chrétien ? Tout cela est possible, mais les textes montrent seulement qu’il songeait à rompre avec Constantinople. Avoir le roi franc pour patrice, c’était reconnaître encore la suzeraineté nominale des princes d’Orient ; le nommer empereur, c’était rejeter hautement cette suzeraineté. — Observons les divers récits que les contemporains nous ont tracés de cet événement ; nous y trouverons toujours la preuve que l’acte de Léon III était dirigé contre Constantinople. Il y a même un détail qui se trouve dans tous ces récits, et qui est remarquable. Pour justifier le couronnement de Charlemagne, on crut devoir alléguer que le trône impérial, n’étant alors occupé que par une femme, l’impératrice Irène, pouvait être considéré comme vacant. Presque tous les annalistes expriment cette pensée. Voici ce que dit celui de Lorsch : « Comme dans le pays des Grecs il n’y avait plus d’empereur, mais seulement une impératrice, il parut convenable au pape et aux évêques de nommer empereur le roi Charles. » Nous lisons de même dans la chronique de Moissac : « Comme le roi Charles était à Rome, des députés vinrent dire que chez les Grecs le titre d’empereur n’était plus porté par personne ; en conséquence le pape et les évêques résolurent de nommer empereur le roi Charles. » Un autre chroniqueur s’exprime ainsi : « La puissance impériale, depuis Constantin, avait été transportée chez les Grecs ; mais, comme il arriva qu’à défaut d’homme c’était une femme qui tenait le gouvernement, les évêques décidèrent que l’empire serait donné au chef des Francs. »

Il semblerait donc, et telle est au moins la pensée des annalistes, que Léon III n’aurait pas osé couronner Charlemagne, s’il y avait eu à ce moment un empereur à Constantinople. Cet événement apparaît aux esprits modernes comme une résurrection du vieil empire ; ce n’est pas ainsi qu’il s’est présenté aux yeux des contemporains. Qu’on lise tous les récits qui en ont été faits, on n’y trouvera jamais que l’empire autrefois supprimé ait été rétabli ; ni cette expression ni aucune qui lui ressemble ne se rencontre chez les chroniqueurs ; le pape, l’empereur, dans leurs lettres, ne se vantent jamais d’avoir restauré l’empire ; Alcuin ni Eginhard ne disent rien de semblable. L’empire n’avait pas cessé d’être, les Romains le savaient mieux que personne ; il était seulement ramené d’Orient en Occident. Aussi l’acte hardi de Léon III est-il toujours représenté comme une victoire sur Constantinople. « Les Romains, dit Sigebert de Gembloux, s’étaient depuis longtemps détachés de cœur de l’empereur constantinopolitain ; ils prirent pour prétexte que c’était une femme qui régnait sur eux, et ils se décidèrent à nommer empereur le roi Charles. » Orderic Vital exprime plus tard le même sentiment : « Les Romains rejetèrent de leur cou le joug de l’empereur qui était à Constantinople et’ élevèrent Charles à l’empire. » Enfin un écrivain grec de cette époque, racontant la scène du couronnement, termine son récit par cette seule réflexion : « Ainsi fut brisé le lien qui avait longtemps uni Rome à Constantinople. » Ce que les contemporains virent donc de plus clair dans cet événement, c’est que Rome et l’Europe occidentale étaient définitivement affranchies de la suprématie politique et quelquefois religieuse que Constantinople avait exercée sur elles depuis quatre siècles. L’acte de l’année 800 fut la contre-partie de l’acte de l’année 476. Il n’y eut que la cour de Constantinople qui en fut blessée, et il n’y eut qu’elle qui protesta. « En prenant le titre d’empereur, dit Eginhard, le roi Charles encourut le mauvais vouloir des empereurs romains d’Orient. »

Après l’observation de ces faits, il est à peine besoin de faire remarquer que l’empire de Charlemagne n’avait rien de germanique. La pensée d’un empire germain ne venait à l’esprit de personne. Il ne se pouvait agir que de l’empire romain, tel que les hommes en avaient gardé le souvenir, et tel que les princes de Constantinople en avaient perpétué la tradition. Le titre d’empereur ne remplaçait pas celui de roi des Francs, il remplaçait celui de patrice. Charlemagne n’était pas empereur des Francs ou des Germains, il était roi des Francs et empereur des Romains, rex Francorum, imperator Romanorum, Augustus. Ni lui ni le pape n’avaient songé à créer une institution nouvelle ; ils continuaient seulement l’empire. Le récit d’Eginhard ne laisse aucun doute sur ce sujet : « le roi Charles étant devant l’autel, le pape lui mit la couronne sur la tête, et toute l’assistance s’écria : A Charles, Auguste, empereur des Romains, grand et pacifique, couronné de Dieu, vie et victoire. » Ces acclamations mêmes n’étaient pas quelque chose de nouveau ; elles étaient usitées à Constantinople, et elles l’avaient été autrefois à Rome, quand le sénat avait inauguré le règne de chaque empereur. La seule nouveauté ici était que le sénat était remplacé par un pape et des évêques ; encore ce pape et ces évêques procédèrent-ils suivant les formes d’autrefois. Eginhard ajoute un trait significatif : « après que les acclamations eurent été prononcées, le pontife se prosterna devant Charles et l’adora, suivant la coutume établie au temps des anciens empereurs, et il l’appela Auguste. » Le retour de ce vieux cérémonial païen et de cet ancien titre sacré est caractéristique.

Ce qui l’est encore, c’est qu’on ne rencontre dans les documens aucun symptôme d’opposition. Le seul sentiment dont les marques soient venues jusqu’à nous fut celui d’une joie universelle. Il ne semble pas qu’aucun homme de race germanique ait songé à protester. Personne ne se plaignit que Charles s’appelât désormais César et qu’il commençât ses actes officiels par cette formule : « l’empereur césar Charles, roi des Francs, empereur des Romains, pieux, heureux, triomphateur, toujours Auguste. » Charlemagne et ses successeurs portèrent le costume impérial romain, tel qu’il était porté à Constantinople, et dont on peut voir la description dans le moine de Saint-Gall, dans l’historien Thégan et dans les annales de Fulde. Ces titres et ces insignes n’étaient pas de vains dehors. L’Occident n’avait jamais cessé de les respecter, même lorsqu’ils avaient été portés par des princes éloignés et impuissans ; toujours ils avaient paru être l’emblème d’une autorité supérieure à celle des rois. En les possédant, Charles devenait, suivant l’expression dont s’était servi Alcuin une année auparavant, la première puissance séculière de la chrétienté.

Le gouvernement reprit dès lors toutes les allures de l’ancien empire. Le terme de respublica reparut avec l’idée qui s’y était attachée depuis huit siècles ; il désigna l’état souverain, l’état dégagé de toute suprématie étrangère, l’état incarné dans un prince omnipotent[5]. La loi de majesté fut remise en vigueur. Tout homme libre dut prêter serment de fidélité « à César. » L’obéissance fut un devoir indiscutable ; tout ordre du prince devait être exécuté. « Celui qui aura dédaigné une lettre portant nos ordres, est-il dit dans un capitulaire, sera amené dans notre palais et recevra la punition que notre volonté lui infligera. » — « Que personne, lisons-nous encore, ne soit assez hardi pour se montrer contraire à la volonté du seigneur empereur. » En s’adressant au prince, on se disait « son humble esclave. » On l’appelait lui-même « maître très glorieux et très pieux, maître sérénissime, maître très clément et très magnifique. » Tout ce qui touchait à la personne du prince était sacré ; on disait « le sacré palais, » et les lettres royales étaient « des ordres sacrés. »


III. — DES ASSEMBLEES NATIONALES.

Parmi les nombreux documens qui nous sont restés de cette époque, où l’on a beaucoup écrit, nous ne rencontrons pas une seule phrase où la notion de la liberté politique soit exprimée, La pensée d’un droit national qui soit supérieur ou au moins égal au droit des rois ne se trouve nulle part. Nous lisons au contraire maintes fois qu’une seule puissance est au-dessus du roi, et que c’est celle de Dieu ; — mais nous voyons en même temps que Charlemagne, comme avant lui Pépin le Bref, comme Louis le Débonnaire après lui, tenait chaque année de grandes assemblées qui sont ordinairement désignées par les noms de plaid, de réunion générale ou de champ de mai. Il importe de chercher quel en était le caractère, comment elles étaient composées, ce qui s’y faisait, afin de savoir jusqu’à quel point elles ressemblaient à ce qu’on entend de nos jours par des assemblées nationales. C’est l’observation seule des textes qui peut nous guider dans cette recherche.

On y remarque d’abord que le lieu de ces réunions n’était pas fixé d’une manière permanente ; il variait chaque année, et c’était le roi qui l’indiquait à sa volonté. L’assemblée ne se réunissait que quand le roi la convoquait et parce qu’il lui plaisait de la convoquer. Il n’y a pas un seul texte qui présente cette coutume comme une obligation qui s’imposât au roi. Chaque réunion est présentée au contraire, soit dans les chroniques, soit dans les actes officiels, comme l’effet de la volonté spontanée du prince. Les hommes ne s’y rendaient que s’ils en avaient reçu personnellement l’ordre formel. Nous avons des exemples d’hommes à qui cet ordre n’était pas parvenu ; ils ne s’y rendaient pas. — On peut remarquer encore que cette assemblée ne se réunissait qu’autour du prince : il était toujours présent, et c’était toujours lui qui présidait ; elle n’était rien sans lui. Enfin, sur plus de deux cents passages de chroniques, de lettres, de lois, où il est parlé de ces champs de mai, il n’en est pas un seul où nous lisions que le peuple ait délibéré, qu’il ait discuté une question, qu’il ait voté une résolution. Regardons de près le langage de ces chroniqueurs ; jamais ils ne disent : l’assemblée décide ; c’est toujours le roi qui, au milieu de l’assemblée, résout et décrète. C’est le roi « qui règle les affaires, necessaria quœque tractat, » En 790, « le roi réunit à Worms l’assemblée des Francs, et il régla toutes choses suivant ce qui lui parut être utile, » En 807, « l’empereur tint son assemblée à Ingelheim, avec les évêques, les comtes et les autres fidèles ; il leur recommanda d’avoir soin que la justice fût bien rendue dans son royaume, puis il leur permit de retourner chez eux. » — « L’empereur réunit l’assemblée générale du peuple ; là il entendit les rapports que lui firent ses missi sur l’état des provinces ; puis : il prit toutes les mesures qui lui parurent à propos. » Il est dit d’un autre de ces plaids que a l’empereur y donna ses instructions et y fit plusieurs décrets. » Ainsi le prince nous est toujours présenté comme agissant en souverain au. milieu même de cette grande assemblée générale, qui ne semble être là que pour l’écouter.

Nous ne rencontrons jamais dans toute l’histoire de Pépin et de Charlemagne un acte politique ou législatif dont le chroniqueur dise : « C’est l’assemblée du peuple qui l’a voulu. » Il ne se pourrait guère qu’une assemblée indépendante ne fût quelquefois en désaccord avec le prince ; ce désaccord ne se manifeste jamais. Plus tard, Louis le Débonnaire a été déposé ; mais qu’on observe de près les textes qui racontent cet événement, on verra qu’il n’a pas été déposé par une assemblée nationale ; il l’a été par des vassaux et des bénéficiaires. Si l’opposition aux volontés royales a pris des formes très diverses sous Louis le Débonnaire et Charles le Chauve, ce n’est pas dans les champs de mai ni au nom d’un droit régulier qu’elle s’est fait jour.

Sous Charlemagne lui-même, les désordres n’ont pas manqué ; les abus du pouvoir, les souffrances des hommes et leurs récriminations nous sont connus par les capitulaires et par les actes des conciles ; mais il est singulier que ce ne soit jamais l’assemblée qui prenne sur elle de remédier aux désordres, et qu’on ne la voie même pas dénoncer les abus. Si quelque plainte s’exhale, ce n’est jamais dans le champ de mai. Ceux qui se plaignent n’invoquent pas une assemblée ; c’est au prince seul qu’ils s’adressent. En 803 par exemple, une pétition est remise à Charlemagne ; nous en avons le texte ; la population y reproche au gouvernement qu’il exige le service militaire des ecclésiastiques. Dans cette longue lettre, il n’est pas fait la plus légère allusion à des libertés publiques ou aux droits d’une assemblée. Aussi n’est-ce pas à une assemblée que les pétitionnaires demandent le redressement de leur grief ; ils écrivent à l’empereur, et leur lettre commence ainsi : « nous tous, à genoux, nous adressons cette prière à votre majesté. » Puis l’empereur répond en son nom propre et souverainement, sans consulter aucune assemblée ; il accorde d’ailleurs ce qu’on lui demande.

Qu’est-ce donc que cette réunion d’hommes que les chroniques appellent du nom pompeux d’assemblée générale du peuple, et qui pourtant ne délibère jamais, ne discute rien, ne reçoit aucune plainte et n’en exprime aucune, n’émet enfin aucune volonté ? Que fait-elle donc, et pour quel objet cette grande multitude a-t-elle été convoquée ? L’un des objets les plus ordinaires de ces réunions et l’un de ceux que les documens constatent avec le plus de clarté, était de porter au roi ce qu’on appelait les dons annuels. Ce mot désignait une sorte d’impôt, qui apparemment n’était volontaire que de nom et qui était remis directement aux mains du prince par chaque membre de l’assemblée. Hincmar atteste formellement cette règle, et les annalistes la rappellent souvent. « En 807, dit l’un d’eux, Charles convoqua l’assemblée générale ; on lui remit les dons ; puis, sans faire autre chose, chacun retourna chez soi. » — « L’empereur, dit Eginbard, tint l’assemblée et il y reçut les dons annuels. » Ce paiement est fréquemment indiqué dans les chroniques, depuis le règne de Pépin le Bref jusques et y compris celui de Charles le Chauve. L’annaliste de Saint-Bertin énumère les assemblées et ne dit guère sur chacune d’elles qu’une chose, c’est que le roi « y reçut, suivant la coutume, les dons annuels. »

Mais la plus grande affaire en ce temps-là et le premier devoir des sujets était la guerre ; c’était donc en vue de la guerre le plus souvent qu’on les convoquait. Aussi Hincmar fait-il la remarque que les champs de mai avaient lieu à l’époque de l’année qui est le plus propice pour entrer en campagne. De là vient encore que le rendez-vous du champ de mai était toujours indiqué du côté où la guerre devait avoir lieu, sur la Loire, s’il s’agissait d’une expédition en Aquitaine, — sur le Rhin, s’il fallait combattre en Germanie. On peut suivre dans les chroniqueurs la série des champs de mai de Pépin le Bref ; ils sont tous des rendez-vous d’armée. Ceux de Charlemagne ont le même caractère à l’exception de trois, au sujet desquels les chroniqueurs signalent comme une singularité qu’ils ne furent pas suivis d’une expédition militaire. Qu’on ne supposeras d’ailleurs que cette assemblée fût précisément réunie pour décider de la guerre ou de la paix. Il n’y a pas d’exemple que cette question lui ait été posée ni qu’elle en ait délibéré[6]. Les chroniqueurs ne disent jamais : L’assemblée se réunit et résolut de faire la guerre ; ils disent toujours : Le roi réunit l’assemblée en tel lieu et marcha contre tel ennemi. Nul indice de vote ni de volonté générale. Il est si vrai que le champ de mai était la plupart du temps une réunion de soldats, que tous les hommes libres qui s’y rendaient devaient être en tenue de guerre. Chacun devait porter non-seulement une armure complète, mais encore les provisions de bouche pour trois mois de campagne. Il nous a été conservé une lettre de convocation au plaid général ; elle nous fera juger du véritable caractère de ces réunions. « Charles, empereur sérénissime et roi des Francs, à l’abbé Fulrad. Nous te faisons savoir que nous avons décidé que notre plaid général se tiendrait du côté de la Saxe, au lieu qu’on nomme Starasfurt. En conséquence nous t’ordonnons que tu viennes avec le nombre complet d’hommes que tu dois amener, ces hommes bien armés et bien équipés, en, sorte que, de quelque côté que nos ordres t’envoient, tu puisses y marcher en tenue de guerre. Tu devras avoir dans tes chariots une provision de haches, pieux, cognées et tous autres instrumens nécessaires à la guerre, des vivres pour trois mois, des armes et des vêtemens pour six. » Un autre abbé, Loup de Ferrières, avait probablement reçu une lettre semblable qui ne nous a pas été conservée ; nous avons du moins sa réponse : il s’excuse de ne pas se rendre au plaid, parce qu’il est malade, et il ajoute « qu’il envoie ses hommes pour remplir suivant l’usage tous les devoirs de l’expédition. » On voit assez clairement par de tels exemples ce que c’était en général que le grand plaid royal ou le champ de mai.

Les annales les plus brèves et les plus sèches tiennent pourtant une note exacte de ces convocations : elles oublieraient tous les événemens d’une année plutôt que celui-là. Il est visible que les assemblées annuelles intéressaient vivement les hommes et tenaient une grande place dans leur existence. La raison de cela s’aperçoit bien ; ce n’était rien moins qu’une expédition militaire. Le chroniqueur d’un couvent ne pouvait pas omettre un champ de mai pour lequel il avait vu partir son abbé suivi de tous les vassaux et serviteurs du couvent armés en guerre à grands frais. Ce champ de mai était dans l’histoire de chaque année ce qu’il y avait de plus important, de plus plein de péril et d’intérêt, de plus ruineux surtout. Comment le moine aurait-il oublié ce grand événement annuel où la vie des hommes et la fortune du monastère avaient été en jeu ? Aussi ne manque-t-il jamais de nous dire en quelle contrée de l’empire et contre quel ennemi le plaid royal a été convoqué.

En revanche, il est bien frappant que, parmi tant de chroniqueurs qui nous parlent des champs de mai, il n’y en ait pas un seul qui les présente comme une institution de liberté ou comme une garantie du droit. On peut même observer que les deux idées de liberté et d’assemblée ne se trouvent jamais associées. Aller au champ de mai n’est pas un droit pour les hommes, c’est une obligation. On s’y rend « pour obéir à l’ordre du roi. » Y assister, c’est faire acte de soumission, de déférence, de fidélité. Aussi les étrangers et même les vaincus y doivent-ils venir aussi bien que les Francs. L’annaliste remarque par exemple qu’en 782 tous les Saxons se rendirent au plaid, à l’exception de ceux qui étaient rebelles. En 786, les Bretons, ayant été vaincus et soumis, se rendirent à l’assemblée de Worms, et l’année suivante les Saxons figurèrent à celle de Paderborn. Croire que cette grande assemblée ne fût que la réunion de la race franque serait une grande illusion ; « on y voyait, dit un chroniqueur, des Bavarois, des Lombards, des Saxons, des hommes de toutes les provinces de l’empire[7]. »

Ces hommes étaient réunis, non pour exercer des droits, mais pour remplir des devoirs envers le prince. Il s’agissait pour eux de lui apporter la contribution annuelle, de se mettre à sa disposition pour la guerre qu’il avait résolue ; il s’agissait surtout de lui faire hommage, de lui donner une preuve d’obéissance, de recevoir ses ordres et de prendre connaissance de ses décisions. Ces assemblées, loin d’être une pratique de liberté, étaient un moyen de gouvernement. Elles étaient un procédé commode pour faire parvenir au pouvoir central les forces et l’argent des sujets, et pour faire descendre vers les sujets les volontés et les inspirations du pouvoir central. Elles étaient la centralisation même sous sa forme la plus rigoureuse et la plus dure, puisque tous les hommes libres de l’empire devaient chaque année se rendre en personne auprès du maître.

Il est bien vrai que le prince pouvait, dès qu’il le voulait, consulter l’assemblée. Sur un jugement difficile ou sur une loi nouvelle, il pouvait lui demander son avis. S’agissait-il d’une guerre à entreprendre, nous ne voyons jamais qu’il la consultât, mais nous devons bien penser qu’il n’eût pas été facile de conduire cette réunion de guerriers à une expédition qui lui aurait formellement déplu. Il est hors de doute qu’un peuple ainsi rassemblé n’obéit que s’il veut obéir. Lorsqu’un prince est en contact si direct avec la nation, il peut encore être un monarque très absolu, mais il faut que la nation consente à ce qu’il le soit. Quand Charlemagne se trouvait, durant plusieurs semaines, au milieu de ce peuple armé, il ne se pouvait pas qu’il n’entendît ses vœux, et qu’il n’eût un sentiment très vif de ses besoins. S’il lui faisait donner lecture de ses volontés, il lui demandait implicitement son adhésion. Une sorte de vote tacite et inconscient se produisait au fond de cette foule. Le mécontentement et la désaffection auraient eu bien des moyens de se manifester. Il fallait compter avec ces hommes. Hincmar décrit l’assemblée générale du mois de mai : il ne dit pas qu’elle délibère ni qu’elle décide sur aucun sujet ; mais l’empereur, pendant plusieurs jours, a parcourt les rangs de la multitude, reçoit les dons de chacun, salue les principaux personnages, s’entretient avec les plus Agés, plaisante gaîment avec les plus jeunes. » On conçoit qu’une telle assemblée eût moralement une puissance incalculable ; légalement elle n’en avait aucune. Elle ne possédait ni l’initiative des propositions, ni la discussion et l’examen, ni le suffrage régulier, ni la décision définitive. On ne voit jamais personne y prendre la parole, si ce n’est le roi ; nulle trace de débat, rien de ce qui caractérise une assemblée délibérante ou des comices populaires ne se rencontre ici. Cette grande réunion ne représente que l’obéissance : qui n’est pas un fidèle sujet n’y vient pas. Elle pourrait faire opposition ; mais, suivant les idées de ces hommes, l’opposition se marquerait plutôt par l’absence. Elle n’est pas une garantie de liberté ; les hommes feraient plutôt ! consister la liberté à la supprimer. Aussi aperçoit-on bien dans la suite des faits que ce n’est pas cette assemblée qui affaiblit la royauté, carolingienne ; c’est au contraire la faiblesse de la royauté qui laissa disparaître l’assemblée. Les champs de mai cessèrent d’être aussitôt que les rois cessèrent d’être forts.

Du sein de cette vaste assemblée « du peuple entier, » il s’en dégageait une autre, beaucoup moins nombreuse. Tandis que la foule était campée sous les tentes, au milieu de la plaine, quelques hommes étaient réunis, loin d’elle, sans nulle communication avec elle, dans des salles du palais. Ces hommes étaient les évêques, les abbés de monastères, les ducs, les comtes, les vicaires des comtes, tous ceux enfin que la langue de l’époque appelait les grands. Or au temps de Charlemagne les évêques et les abbés étaient nommés par le prince et soumis à sa mainbour, les ducs et les comtes étaient ses agens ; il les nommait et les révoquait à son gré. Il s’en faut de beaucoup que ces hommes fussent indépendans et qu’ils pussent être hostiles. Une assemblée ainsi composée ne ressemblait pas à une assemblée nationale ; elle était plutôt une réunion de fonctionnaires, une sorte de conseil d’état. Voyons-la à l’œuvre : chaque comte fait un rapport au roi sur l’état de sa province, chaque évêque sur l’état de son diocèse ; les commissaires impériaux, missi dominici, qui reviennent de leur tournée d’inspection, rendent compte de ce qu’ils ont vu. Chacun d’eux énumère les actes qu’il a accomplis, les mesures qu’il a prises ; chacun aussi signale les désordres qu’il a remarqués et indique les besoins et les vœux de la province qu’il a parcourue. On s’entretient aussi de ce qui se passe aux frontières et à l’étranger, des incursions qui menacent, des alliances sur lesquelles on peut compter. Puis le roi consulte ces hommes qui, par leur dévoûment à sa personne autant que par leur expérience des affaires, sont ses conseillers naturels. Il leur expose, dans les réunions du printemps, ses projets de guerre, dans celles de l’automne, ses projets de lois. Il exige que sur chaque point chacun d’eux lui donne son avis. Conseiller n’est pas pour eux un droit, c’est un devoir. Ils ne conseillent d’ailleurs que sur les objets que le roi leur propose. Ils délibèrent la plupart du temps en sa présence, quelquefois sans lui, toujours avec une liberté qui ne peut nuire. Enfin le résultat de leurs discussions « est mis sous les yeux du prince, qui décide suivant sa sagesse. » La solution définitive appartient donc toujours au roi ; ces conseillers n’ont fait que l’éclairer de leurs lumières.

C’est Hincmar qui dit tout cela. Veut-on avoir un véritable compte-rendu, contemporain et authentique, d’une de ces réunions, en voici un qui nous a été conservé. C’est un récit qui est fait par l’archevêque de Lyon Agobard dans une lettre à un ami. « Dans ces jours où notre maître sacré l’empereur, ayant convoqué l’assemblée à Attigny, s’occupait avec zèle de tous les intérêts des peuples confiés à ses soins, il conçut un admirable projet, qui était de faire disparaître les fautes contre la religion et de prescrire l’observation des bonnes lois aux évêques et aux comtes. Il rédigea donc, par l’inspiration de Dieu, une série de capitulaires. Ces capitulaires furent apportés à notre réunion par nos maîtres. » Cette dernière expression, nostri magistri, désigne, ainsi que toute la suite du récit le montre clairement, les ministres de l’empereur, auxquels on donnait fréquemment le titre de maître ; les principaux ministres étaient à cette époque l’abbé Adalhard, le chancelier Hélisachar et le comte du palais Mantfred. On voit déjà l’assemblée des grands réunie et les ministres apportant au nom du prince un projet de loi ; l’un d’eux, Adalhard, prononça une harangue, dont le fond était « qu’il n’avait jamais vu une plus belle pensée ni un projet plus glorieux pour le bien de l’état depuis le temps du roi Pépin le Bref, — Adalhard était vieux, — jusqu’à ce jour. » Il semblerait qu’après ce discours du gouvernement une discussion aurait du s’établir dans l’assemblée ; le projet présenté touchait sans nul doute à une foule de questions où les intérêts de l’église et ceux des laïques se trouvaient engagés, et nous sommes ici devant une réunion d’évêques, de comtes et de grands bénéficiaires. Pourtant Agobard ne mentionne aucune discussion, aucun débat contradictoire ; il ne signale non plus aucun vote. Le ministre a parlé, l’assemblée reste muette ; il suffit que le projet impérial ait été notifié, l’adhésion est acquise, et rien de plus n’est nécessaire. « Seulement, continue Agobard, pour faire honneur à notre adhésion, les ministres ajoutèrent en s’adressant à l’assemblée : « Tout ce que votre sagacité pourra trouver d’utile, dites-le avec confiance et ne doutez pas que notre maître empereur n’exécute tout ce que vous aurez suggéré pour obéir à Dieu. » Telle fut la substance d’un second discours du gouvernement dont Agobard ne donne qu’un résumé, mais qu’il qualifie de « très agréable. » Même après cette invitation, personne ne se montra pressé de prendre la parole. Enfin Agobard se décida, « quoique le plus humble, dit-il, et le dernier de tous » (il était pourtant archevêque de Lyon), à se lever de sa place et à parler ; mais voyez avec quelle modestie et quelle crainte. « Je commençai discrètement, — non pas à faire une harangue, — encore moins un discours d’opposition, mais seulement à soumettre quelques observations, comme il convient de faire quand on s’adresse à si grands personnages, à des ministres. » Il donne ensuite l’analyse de son discours ; il commençait par remercier Dieu d’avoir inspiré au maître empereur un si beau projet ; il osait toutefois faire quelques réserves, disant que le bien absolu n’est pas de ce monde et donnant à entendre que peut-être il y avait quelque excès dans les désirs du prince. Puis il signalait une omission : l’empereur avait oublié, parmi tant de beaux articles, celui qui devait assurer à l’église la restitution de toutes ses terres. Ces derniers mots, lancés à la fin de ce petit discours, touchaient un sujet scabreux, car il s’agissait là des terres ecclésiastiques que l’empereur lui-même détenait et qu’il distribuait en bénéfice à des laïques pour payer les services rendus. Il y avait une grande hardiesse de la part du prélat à rappeler cette vieille et interminable querelle entre l’épiscopat et tous les Carolingiens sans exception, cette querelle qui, onze ans plus tard, devait être pour beaucoup dans la déposition de Louis le Débonnaire. Aussi l’évêque n’effleure-t-il ce sujet qu’avec les plus grandes précautions : « je supplie votre habileté (c’est le terme dont on se servait pour parler aux ministres) de suggérer à sa magnanimité (c’est le terme qui désignait l’empereur) combien l’église souffre au sujet de ses biens. » On ne pouvait s’exprimer avec plus de ménagement. Je ne sais pourtant si ce langage ne parut pas bien téméraire ; ce qui est certain, c’est qu’aucun des prélats qui étaient présens n’appuya la proposition de l’archevêque. Nulle délibération n’eut lieu. Les ministres « firent une réponse convenable et polie, » et ce fut tout, l’assemblée ayant été immédiatement dissoute. Agobard termine en disant qu’il ne sait même pas si les ministres firent un rapport à l’empereur sur cette affaire. — Voilà le compte-rendu d’une de ces fameuses assemblées des grands : les premiers personnages de l’empire, prélats et laïques, mandés par le prince, se sont réunis ; les ministres leur ont lu au nom de l’empereur un projet de capitulaires ; ils y ont donné leur adhésion, sans nulle discussion, sans aucune espèce de vote, en silence ; on les a invités à présenter leurs observations ; l’un d’eux, timidement, en a fait une ; mais il n’en a été tenu aucun compte, et c’est tout au plus si les ministres ont jugé à propos d’en parler au prince.

Une autre année, le même archevêque de Lyon était venu au plaid, l’esprit préoccupé d’une autre affaire : il souhaitait d’obtenir une loi contre les Juifs. Tant que dura l’assemblée, il ne lui fut pas permis de présenter sa proposition ; c’est seulement après que la clôture eut été prononcée que les ministres lui donnèrent quelque petite satisfaction à cet égard. Voici comment il raconte les faits dans une lettre qu’il écrivit quelques semaines plus tard à ces mêmes ministres : « Lorsque la permission de retourner chez nous nous avait déjà été accordée (c’est la formule de clôture, formule que nous connaissons exactement par plusieurs capitulaires), votre bonté très gracieuse, suspendant un peu le départ de l’assemblée, daigna m’entendre. Ce ne fut pas un discours que je fis ; ce ne furent que quelques paroles discrètes et comme le léger murmure d’une prière. Quand j’eus fini, vous levâtes la séance ; vous sortîtes, et je vous suivis. Vous vous rendîtes dans le cabinet de l’empereur, moi, je restai à la porte, ego steti ante ostium. Un peu de temps après, vous me fîtes signe d’entrer ; mais je n’entendis rien de la bouche du prince, si ce n’est la permission de me retirer. Quant à ce que vous avez dit à l’empereur, je ne l’ai pas entendu ; je ne sais pas davantage ce qu’il vous a répondu. Ces renseignemens, je n’ai pas osé vous les demander ; j’ai craint, en m’approchant encore de vous, de manquer au respect, ad vos non accessi, prœpediente pudore. » Ainsi le respect a empêché l’archevêque de Lyon d’importuner plus longtemps les ministres, et il est retourné dans son diocèse « le cœur bien triste, » sans avoir rien obtenu, pas même un examen de sa proposition.

Telle était la pratique de ces grands plaids royaux ; on voit assez combien ils étaient subordonnés à l’empereur, et par le peu qu’était un archevêque vis-à-vis des ministres on peut juger du peu qu’étaient ces assemblées vis-à-vis du prince. — Il est clair que des réunions de cette nature pouvaient devenir hostiles à la royauté le jour où les évêques et les comtes seraient devenus indépendans d’elle ; mais aussi longtemps que ces mêmes hommes seraient dans sa main par leurs fonctions et leurs bénéfices, aussi longtemps qu’ils seraient ses premiers serviteurs et ses fonctionnaires, elles ne pouvaient être qu’un moyen de gouvernement. Ainsi que le montre bien Hincmar, ces réunions travaillaient avec le prince, elles ne pouvaient pas penser à le combattre.


IV. — L’ADMINISTRATION.

L’empire de Charlemagne était divisé administrativement en duchés, les duchés en comtés, les comtés en centaines. Dans chacune de ces circonscriptions on trouvait un représentant du prince. Les ducs et les comtes étaient des administrateurs. Le roi les nommait, les déplaçait, les révoquait. Il recevait des rapports sur leur gestion, les punissait ou les récompensait. Il leur envoyait ses instructions, qu’ils devaient suivre scrupuleusement. Ces hommes n’avaient par eux-mêmes aucune puissance ; ils étaient seulement les intermédiaires par lesquels la puissance royale s’exerçait.

Chaque comte avait sous ses ordres un ou plusieurs vicaires ou vicomtes et plusieurs centeniers. Aucun de ces chefs locaux n’était élu par les populations ; ils étaient choisis, soit par le comte, soit par les missi dans leur tournée d’inspection. Un centenier était un fonctionnaire de rang inférieur. Si le roi ne prenait pas la peine de le nommer directement, du moins il se faisait rendre compte de sa conduite et le révoquait à sa volonté. Tout ce qui administrait, tout ce qui avait quelque autorité dépendait du prince.

On voudrait savoir s’il existait à côté des comtes et des centeniers quelques assemblées provinciales ou cantonales. Les chroniques n’en mentionnent jamais, et elles ne racontent aucun de ces faits qui en feraient supposer l’existence. Les textes législatifs signalent fréquemment le mall, qu’ils appellent aussi un plaid du comte, mais ce qu’ils en disent ne donne pas l’idée d’une assemblée qui serait indépendante du comte et qui aurait pour mission de contrôler ou de surveiller sa conduite. Le mall n’a aucun pouvoir bien défini ; on ne le voit jamais agir par lui-même ni prendre une décision. Il n’administre même pas les intérêts locaux ; on n’aperçoit jamais nul indice d’opposition ni même de liberté[8]. Les documens montrent même que les populations étaient loin d’être attachées à cette institution et qu’elles la regardaient comme une charge. On y voit que le comte ne réunissait guère le mall que pour avoir un motif de frapper d’amende les absens, et que les hommes aimaient encore mieux payer quelque argent que de s’y rendre. Charlemagne les dispensa d’y assister. Ainsi le prince et le peuple furent d’accord pour faire disparaître un usage dont les esprits ne comprenaient plus l’importance.

Au-dessus des comtes et des ducs, il y avait des fonctionnaires que l’on appelait les envoyés du maître, missi dominici. Ils étaient choisis avec soin par le prince et n’avaient qu’une mission de courte durée. Chacun d’eux, dans la région qu’il avait à parcourir, devait surveiller la conduite des comtes et des autres agens royaux, examiner leur gestion, recevoir les plaintes et les appels portés contre eux. Ils partaient chaque année du palais de l’empereur avec des instructions rédigées par lui ; ils y revenaient avec un rapport qu’ils mettaient sous ses yeux. Leur principal devoir était de s’assurer que ses volontés étaient exécutées pleinement. Comme ils le représentaient, ils étaient armés de tous les pouvoirs. Finances, justice, service militaire, discipline ecclésiastique, ils avaient la main sur toute Eux aussi, ils convoquaient des plaids ; mais ces plaids ne se composaient pas de la population libre et ne ressemblaient pas à des assemblées provinciales, ils étaient formés des fonctionnaires de la province, des comtes, des vicaires, des centeniers, des vassaux. Le commissaire impérial réunissait autour de lui tous ces personnages pour les interroger, pour leur faire rendre leurs comptes, et aussi pour leur faire connaître les instructions du prince. Il devait enfin mettre à profit ces réunions pour s’informer de l’état du pays, des désordres qui étaient à réprimer, des améliorations qu’on pouvait introduire. En même temps que les comtes, les ducs, les missi, rendaient la royauté partout présente, Charlemagne avait autour de lui une administration centrale. Ce n’était pas lui qui l’avait créée ; il la tenait de Pépin, qui lui-même en avait reçu les élémens des rois antérieurs. Cette administration était constituée sur le modèle de l’ancien palatium des empereurs romains, et continuait à s’appeler le palais sacré. C’était un ensemble de ce que nous appellerions aujourd’hui des bureaux et des ministères ; nous en connaissons l’organisme par la description qu’un personnage éminent de la cour de Charlemagne nous en a laissée.

Les deux ministres principaux étaient l’apocrisiaire et le comte du palais. L’apocrisiaire, dont le nom et la dignité remontaient à l’empereur Constantin le Grand et s’étaient continués dans toute l’époque mérovingienne, était chargé des affaires ecclésiastiques. Tout ce qui concernait la conduite ou les intérêts du clergé était dans ses attributions. Le comte du palais était le chef de l’administration civile ; ses pouvoirs étaient très étendus et fort divers. Il tenait les sceaux, signait les diplômes de nomination, recevait les rapports des fonctionnaires. C’était lui aussi qui représentait le roi comme juge suprême. Au-dessous de ces deux grands dignitaires, on trouvait des chanceliers, des secrétaires, des notaires, des rédacteurs et des gardiens des diplômes royaux, A côté d’eux étaient un sénéchal, un bouteiller, un comte de l’écurie, un maréchal des logis, un camérier. Leurs fonctions se rattachaient surtout à la personne du prince ; mais elles touchaient aussi par quelques points aux affaires de l’état, car la distinction n’était pas aussi marquée entre la personne du prince et l’état qu’elle l’est dans les sociétés modernes.

Ces personnages étaient qualifiés du titre de ministre, terme qui signifiait serviteur du prince, et auquel s’attachait par cela même l’idée d’une grande autorité sur les sujets[9]. Chacun d’eux avait sous ses ordres une série d’agens. Le personnel de ce qu’on appelait le palais était fort nombreux. Il n’existait pas, à proprement parler, de capitale ; le vrai centre de cette administration n’était pas une ville, c’était la personne même du souverain.

On a dit quelquefois que l’empire de Charlemagne était gouverné par les hommes de race franque qui régnaient durement sur les Gallo-Romains d’une part, sur les Germains de l’autre. Cette hypothèse toute moderne ne s’appuie sur aucune preuve, et Hincmar écrit formellement le contraire. « Comme ce royaume, dit-il, se compose de plusieurs régions, l’empereur avait soin que les différens ministres fussent choisis également dans toutes ; il voulait que chacun de ses sujets, à quelque contrée qu’il appartînt, eût un accès plus libre au palais, sachant qu’il trouverait dans les hauts emplois des hommes de sa race et de son pays. » L’empire de Charlemagne n’était pas la domination d’une race sur les autres ; il était la domination d’un monarque sur toutes les races indistinctement. Si l’on fait attention à cette hiérarchie d’administrateurs qui s’étendait comme un réseau sur tout l’empire, à ces commissaires royaux qui le parcouraient chaque année, à ces ministres vers lesquels toutes les affaires convergeaient, à ces instructions qui partaient incessamment du prince, à ces rapports qui revenaient incessamment vers lui, on reconnaîtra qu’un tel régime était la centralisation la plus complète.

La justice était un des attributs de cette royauté omnipotente. Les capitulaires sont pleins d’articles qui montrent les fonctionnaires royaux, c’est-à-dire les missi, les comtes, les centeniers, chargés du soin de punir les crimes ou de vider les procès. Partout les juges sont des hommes qui dépendent du prince, qui reçoivent ses instructions, qu’il nomme et destitue. Charlemagne ne cesse de prescrire à ses agens dans les provinces de faire bonne justice : « nous voulons, dit-il, qu’aucune faute ne soit laissée impunie par nos juges. » — « Qu’aucun juge, écrit-il ailleurs, ne permette à un malfaiteur de se racheter, sous peine d’être révoqué de sa charge. » II leur recommande particulièrement les pauvres et les faibles, ce qui serait sans doute inutile, si la justice était rendue par la population. Il veut que ses comtes sachent les lois, ce qui implique assurément qu’ils ne sont pas seulement des chefs militaires : et des administrateurs ; il leur enjoint de ne choisir pour vicomtes et centeniers que des hommes qui les sachent aussi. Il se fait rendre compte de la manière dont ils jugent. Louis le Débonnaire écrit : « Que nos missi et nos comtes jugent bien, afin que les plaintes des pauvres ne s’élèvent pas contre eux. » Il ajoute : « Que le peuple sache qu’il ne doit porter ses procès devant nous que si nos missi ou nos comtes ont refusé de faire justice. » De telles instructions ne sont-elles pas incompatibles avec l’existence de jurys populaires ?

Le tribunal au milieu duquel le comte rendait ses jugemens s’appelait le mall ou le plaid du comte. Ce serait se tromper beaucoup que de se représenter ce mall comme une grande assemblée des hommes libres du canton ; il se tenait non pas en plein air, mais dans une salle, et nous avons plusieurs capitulaires qui prescrivent au comte de veiller à ce que cette salle soit toujours en bon état. Le comte tenait son plaid, c’est-à-dire ses séances, où et quand il voulait. Il n’y était pas un simple président, il y était un maître. « Nous voulons, est-il dit dans un capitulaire, que le comte ait toute-puissance dans son plaid, sans que nul le contredise ; s’il fait quelque chose qui soit contre la justice, c’est à nous que la plainte doit être adressée. »

il est vrai que le comte devait être entouré de quelques hommes et qu’il ne pouvait guère juger seul. Dans les documens carolingiens, on voit deux sortes d’hommes qui prennent part au plaid ; les uns sont les serviteurs du comte, vassi comitis ; les autres sont les scabins, scabini. Il n’y a aucun indice que ces scabins ou échevins du temps de Charlemagne fussent élus par les populations. Les textes législatifs montrent au contraire qu’ils étaient choisis par les missi dominici ; ils étaient subordonnés au comte, qui avait sur eux un droit de surveillance, pouvait les révoquer et répondait de leur conduite. Il ne semble pas qu’ils fussent désignés pour un temps limité ; ils étaient revêtus d’un caractère officiel et permanent ; leur charge s’appelait une fonction, ministerium, et l’on voit par plusieurs diplômes qu’ils étaient classés parmi les fonctionnaires publics. Ces hommes avaient une grande part au travail de la justice : comme il était rare que le comte fût un légiste, c’était à eux qu’il appartenait d’interroger les parties, de faire la recherche des faits, de dire la loi qu’il fallait appliquer ; ils dictaient la plupart du temps au comte la sentence que celui-ci n’avait qu’à prononcer. Ils étaient en un mot des juges de rang inférieur qui aidaient le comte. Les arrêts de ce tribunal pouvaient être révisés par le missus dominicus pendant sa tournée d’inspection. De la sentence du missus, l’appel était porté au prince, qui se trouvait ainsi le juge suprême de tout l’empire.

Le plaid du roi se tenait dans le palais. Plusieurs arrêts de Charlemagne nous ont été conservés ; l’énoncé commençait, ordinairement par cette formule : « Charles, empereur, auguste… Tandis que dans notre palais nous siégions pour entendre les causes de tous et les terminer par un juste jugement, telles personnes se sont présentées devant nous,… et nous, au milieu de nos fidèles, et ayant pris leur conseil, nous avons décidé. » Ces fidèles que l’empereur consultait ne ressemblaient en rien à un grand jury national : les uns étaient des évêques et des abbés que le prince avait choisis, les autres étaient des courtisans portant le titre de domestici ; d’autres enfin étaient des ducs et des comtes, c’est-à-dire des agens du pouvoir impérial. La description que fait Hincmar de ces réunions prouve bien que nul n’y pouvait entrer qui ne fût à la convenance du prince. Ce plaid était ordinairement présidé par le comte du palais, l’empereur en prenait la présidence dans les causes importantes. La procédure était la même que dans les tribunaux des comtes ; le prince ne prononçait son arrêt qu’après avoir pris l’avis de chacun des membres du conseil ; il y a d’ailleurs des exemples qui prouvent qu’il n’était pas tenu de suivre l’opinion de la majorité ; Eginhard assure même qu’il pouvait juger sans son conseil. Les capitulaires proclament en effet plus d’une fois que le roi a le droit de prononcer suivant sa seule conscience et ses lumières, et qu’il peut punir suivant sa volonté.

Il n’existait donc à aucun degré de l’administration judiciaire ni un véritable jury, ni une magistrature indépendante. Toute justice émanait du prince et était rendue ou par lui-même ou par ses délégués. Elle faisait partie de l’autorité publique et se confondait avec l’administration. Juger était encore une fonction éminemment royale[10]. La pénalité était la même qu’aux époques précédentes. La mort, la mutilation des membres, l’emprisonnement, étaient des peines ordinaires. On voit des hommes du plus haut rang qui sont condamnés à périr par le glaive ou par le gibet. Il était enjoint aux comtes, aux vicomtes et à tous juges royaux d’avoir une prison et une fourche patibulaire. Les tribunaux des comtes prononçaient fréquemment la peine de mort ; toutefois il n’était pas rare qu’on permît au condamné de racheter sa vie par le sacrifice d’une forte somme d’argent.


V. — RAPPORTS DE L’ETAT AVEC L’EGLISE.

On s’est demandé si cette royauté carolingienne, d’allure si fière et si hautaine à l’égard des populations, n’avait pas par une sorte de compensation obéi à l’église. De ce que Charlemagne et Louis le Pieux manifestaient un grand respect pour la croyance chrétienne et pour l’épiscopat, on a parfois conclu que leur politique avait été inspirée et conduite par le clergé ; on a même appelé leur gouvernement le règne des prêtres. Ces généralités sont toujours pleines de péril ; il faut observer le détail des faits.

Au temps de Charlemagne et de Louis le Pieux, comme au temps des empereurs romains, les conciles ecclésiastiques ne pouvaient se réunir qu’avec l’autorisation spéciale du prince ou sur son ordre. Le prince avait le droit de siéger au milieu d’eux. Il n’était pas rare qu’il les présidât et qu’il dirigeât leurs discussions, même quand ils traitaient de questions de doctrine. Pépin le Bref, en 707, tint un synode d’évêques au sujet de la Trinité et des images des saints. Charlemagne en présida un en 794 pour la condamnation de l’hérésie de Félix d’Urgel, et un autre en 809 où l’on traita de la procession du Saint-Esprit. Ce droit des rois à la présidence et à la direction des conciles était encore reconnu au temps de Charles le Chauve, ainsi qu’on peut le voir dans le préambule des actes du concile de Soissons en 853.

Les décisions des évêques étaient toujours soumises au pouvoir temporel ; elles ne recevaient de valeur légale et ne devenaient exécutoires que lorsqu’elles avaient été acceptées et promulguées par le prince. Non-seulement il avait le droit de les rejeter, il pouvait même les modifier. Ce principe était reconnu formellement par les évêques eux-mêmes. On lit ordinairement à la suite des actes de chaque concile une formule telle que celle-ci : « voilà les articles que nous avons rédigés, nous évêques et abbés ; nous décidons qu’ils seront présentés au seigneur empereur, afin que sa sagesse y ajoute ce qui y manque, y corrige ce qui est contre la raison, et que ce qu’elle y reconnaîtra bon, elle le promulgue et le rende exécutoire[11]. » Ainsi les conciles n’avaient qu’un droit de proposition ; même en matière de discipline et de foi, l’autorité législative appartenait uniquement à l’empereur.

Le pouvoir civil avait un droit de surveillance sur l’église. Les commissaires royaux visitaient les évêchés, pénétraient dans les monastères, faisaient un rapport au prince sur la conduite des évêques, des prêtres, des moines et des religieuses. Il est vrai que l’église avait sa juridiction particulière : les Carolingiens confirmèrent maintes fois le privilège que ses membres avaient de n’être pas justiciables des tribunaux des comtes ; mais les appels des sentences des évêques étaient portés au roi, qui était ainsi le juge suprême des ecclésiastiques comme des laïques.

Les évêques étaient indépendans des comtes et des ducs ; mais ils étaient subordonnés aux commissaires royaux. Ceux-ci les mandaient devant eux, leur faisaient rendre leurs comptes, les obligeaient à assister à leurs plaids, enfin faisaient savoir au prince si chacun d’eux exécutait fidèlement dans son diocèse les volontés royales. Les membres du clergé ne pouvaient sortir du royaume, même pour aller à Rome, qu’avec une permission spéciale du souverain. Ils n’étaient pas affranchis des charges publiques ; s’ils étaient exempts d’une grande partie des impôts par des concessions d’immunités que Charlemagne prodigua, ils ne l’étaient pas du service militaire. Ils devaient faire la guerre, sinon en personne, du moins par tous les hommes qui dépendaient d’eux ; ils armaient leurs sujets, faisaient tous les frais de leur équipement et de leur entretien, et les envoyaient ou les conduisaient eux-mêmes aux rendez-vous d’armée.

Pépin le Bref, Charlemagne et Louis le Pieux aimaient à se donner le titre de défenseurs des églises. Nous ne devons pas nous tromper sur cette expression : elle avait alors une signification fort différente de celle qu’elle aurait de nos jours. Avoir les églises dans sa défense ou dans sa mainbour, c’était, suivant le langage et les idées du temps, exercer sur elles à la fois la protection et l’autorité. La défense ou mainbour. était un véritable contrat qui entraînait inévitablement la dépendance du protégé. Un évêque ou un abbé en mainbour ressemblait fort à un laïque en vasselage. Il était soumis aux obligations de toute sorte que la langue du temps réunissait sous le seul mot de fidélité. Aussi devait-il prêter serment au prince. Il lui disait, en mettant les mains dans ses mains : « Je vous serai fidèle et obéissant comme l’homme doit l’être envers son seigneur et l’évêque envers son roi. »

Pour la nomination des évêques et des chefs de monastères, les règles anciennes n’avaient jamais été formellement abrogées ; il était encore admis en principe que l’évêque fût élu par le clergé avec l’accord de la population, l’abbé par les moines ; mais il fallait au préalable que le roi donnât la permission de procéder à l’élection. Il fallait ensuite que le choix des prêtres ou des moines lui fût soumis, et il pouvait l’annuler. Il était donc impossible qu’un homme fût évêque ou abbé sans l’aveu du roi. Le plus souvent, ce simulacre même d’élection libre disparaissait, et le roi nommait directement et sans nul détour l’évêque ou l’abbé. On peut voir dans les récits du moine de Saint-Gall de quelles sollicitations il était assiégé dès qu’un évêché devenait vacant. Charlemagne avait coutume de dire, au rapport du même chroniqueur : « Avec cette église ou cette abbaye, je puis me faire un fidèle. » Il distribuait en effet les églises et les monastères, à peu près comme il distribuait les comtés et les domaines du fisc. Les hommes qui aspiraient aux dignités ecclésiastiques n’avaient pas de plus sûr moyen pour y arriver que de servir la personne du prince. Ils entraient donc, dès leur jeunesse, dans le palais ; ils faisaient partie de ce qu’on appelait la milice palatine. Après avoir été durant plusieurs années les clercs du roi, ils obtenaient un évêché ou une riche abbaye. Il n’était pas rare que des laïques même reçussent du prince la direction d’un monastère et la jouissance des terres qui en dépendaient.

Il nous est parvenu un grand nombre de lettres d’évêques ou d’abbés qui vivaient sous Charlemagne et sous ses deux successeurs, lettres qui sont écrites non au souverain lui-même, mais à ses ministres. On est surpris du ton modeste et obséquieux que ces chefs du clergé emploient vis-à-vis des hommes au pouvoir. Un prélat se fait humble vis-à-vis d’un comte du palais, un archevêque s’incline devant un simple prêtre que le prince honore de sa faveur. L’un des principaux personnages de l’administration centrale était celui qu’on appelait l’apocrisiaire ou le chapelain du roi ; il était ordinairement dans la hiérarchie ecclésiastique un des derniers, mais sa dignité de ministre du prince l’élevait fort au-dessus de tout son ordre et le mettait hors de pair. Tous les prélats de l’empire lui adressaient leurs sollicitations et leurs suppliques : ils avaient à lui écrire pour les moindres affaires de leur diocèse ; s’agissait-il d’impôt ou de service militaire, de discipline ecclésiastique ou de procès, il fallait avoir recours à lui. Sa faveur pouvait tout, sa volonté décidait tout, il semble que tous les intérêts des prélats fussent dans ses mains. On est frappé de voir dans le recueil des capitulaires combien les évêques étaient assujettis. Sans cesse le prince les mande auprès de lui, sans cesse il leur envoie ses instructions. Sous des formes de respect, il leur commande. Il leur parle comme à des sujets, plus que cela, comme à des fonctionnaires. Il les charge d’exécuter ses ordres, il les emploie à faire pénétrer et prévaloir partout sa volonté. Pour l’obéissance, ils sont placés sur le même pied que les comtes ; comme eux, ils sont des instrumens de la pensée du prince. Il se sert d’eux pour gouverner ; il administre par eux ; il choisit parmi eux une partie de ses missi dominici, il fait d’eux ses premiers serviteurs et ses agens.

Tous ces faits ne donnent pas l’idée d’une royauté soumise à l’église. Charlemagne gouverne aussi bien la société ecclésiastique que la société laïque. Nous n’avons pas à parler ici de ses rapports avec le siège de Rome. Quant à l’épiscopat de la Gaule, il ne paraît pas avoir eu même la pensée de faire la loi au pouvoir civil. Il eût été peut-être assez fort pour s’affranchir de l’action de l’état, si cette action avait été contraire à ses intérêts ; mais, comme l’obéissance ne lui coûtait pas, il obéissait. Il vivait avec le pouvoir dans un parfait accord et était satisfait de le servir. Tel était d’ailleurs l’état moral de ces générations, que les esprits ne distinguaient pas nettement ce qui était de l’église et ce qui était de l’état. Nul ne sentait encore qu’il y eût là deux autorités différentes qui dussent s’exercer sur un domaine séparé et qui pussent être en conflit.

Charlemagne ne songeait même pas à empêcher l’église d’empiéter sur le terrain de l’état ; c’est au contraire lui qui intervenait à tout moment dans la vie intime de l’église, s’occupant, en souverain, de sa discipline, de sa moralité, de son instruction, de son dogme même. De graves désordres s’étaient introduits dans l’église au siècle précédent, et la même anarchie qui avait désorganisé la société civile avait jeté un trouble profond dans le clergé. Les rois carolingiens s’arrogèrent le droit, que personne ne leur contesta, d’y rétablir l’ordre. Le recueil de leurs capitulaires s’applique autant au clergé qu’aux laïques et ne touche pas moins au droit canonique qu’au droit civil. Ils voulurent obliger tous les ecclésiastiques à une vie régulière et sévère. Non-seulement ils défendirent aux évêques de combattre, de verser le sang, de chasser ; ils surveillèrent même leur doctrine ; ils leur rappelèrent fréquemment qu’ils devaient se conformer à la croyance catholique, ils leur enjoignirent d’observer les canons, de visiter leurs diocèses, de prêcher et d’instruire ; de même ils prescrivirent aux laïques la dévotion, le jeûne, le repos du dimanche, l’assistance aux sermons.

C’est à ces princes qu’il faut attribuer l’institution de la règle des chanoines. Cette réforme du clergé séculier, commencée par Chrodegand, neveu de Pépin le Bref, fut reprise par Charlemagne et achevée par Louis le Pieux, qui l’établit par décret en 826. La réforme monastique à laquelle s’attache le nom de Benoît d’Aniane ne triompha que par la volonté de Louis le Pieux, après que Charlemagne en avait déjà préparé le succès par plusieurs capitulaires. Il est visible que dans l’un et l’autre cas ces princes n’ont pas été l’instrument du clergé, mais qu’ils ont au contraire plié le clergé, et non sans résistance, à leur pensée et à leur volonté. Eginhard et le moine de Saint-Gall montrent combien Charlemagne était occupé de la liturgie, du culte, des chants d’église, de l’instruction professionnelle du clergé ; en toutes ces choses, auxquelles aujourd’hui le pouvoir civil n’oserait pas mettre la main, son autorité se faisait sentir et l’impulsion partait de lui. Ce gouvernement se donnait pour mission, non pas seulement d’accorder les intérêts humains et de mettre l’ordre matériel dans la société, mais encore d’améliorer les Ames et de faire prévaloir la vertu. Il se présentait comme établi de Dieu pour empêcher « que le péché ne grandît sur la terre, » pour avertir les hommes « de ne pas tomber dans les pièges de Satan, » pour « faire fructifier la bonne doctrine et supprimer les fautes. » Il prenait la charge de la morale publique, de la religion, des intérêts de Dieu. Il entendait que ses droits et même ses devoirs allassent jusqu’à régir la pensée et la conscience. Tout cela, dans les mains d’un homme qui n’était ni un petit esprit ni un caractère faible, marque une singulière extension de l’autorité royale. On ne saurait guère imaginer une royauté plus absolue.


FUSTEL DE COULANGES.

  1. On trouve parfois dans les chroniqueurs des expressions telles que sublimare in regnum, elevare in solium, qui désignent, non pas une élection, mais une cérémonie solennelle d’installation qui avait lieu pour chaque nouveau roi. Voyez Frédégaire, c. 79, Gesta Dagoberti, c, 15, Vita S. Leodegarii, c. 3.
  2. Voyez l’historien grec Malchus, dans les Fragmenta histor. Grœcorum, coll. Didot, t. IV, p. 119. — Frédégaire désigne ce que nous appelons l’empire grec par les mots romanum imperium, et Eginhard lui-même appelle les empereurs de Constantinople romani imperatores (Vita Caroli, c. 28).
  3. La lettre du pape Paul Ier est dans la Patrologie latine, t. XCVIII, p. 138 ; pour Léon III, voyez Eginhard, Annales, à l’année 796. Comparer les lettres du pape Etienne II, ° 3 et 4 ; Paul Diacre, Hist. Longobard., c. 53 et 54. — Le terme germanique qui correspond au mot commendatio était mundeburd ; aussi le trouvons-nous employé par les rois francs pour désigner leur pouvoir sur l’église romaine.
  4. Ce sens du mot patrice se reconnaît par exemple dans ce passage d’un chroniqueur romain qui écrit qu’en 774 Charlemagne fut reçu dans Rome « avec le cérémonial qui était accoutumé pour la réception des exarques et des patrices, » ce qui ne se peut entendre assurément que des patrices grecs qui résidaient en Italie. (Anastase le Bibl., dans Muratori, t. III, p. 185.)
  5. Les expressions ministri reipublicœ pour désigner les fonctionnaires publics, reipublicœ obsequium pour désigner le service du prince, sont fréquentes dans les textes carolingiens.
  6. Le seul exemple qui se rapproche de cela est du règne de Pépin, et se rapporte d’ailleurs à une assemblée d’optimates, de grands, ce qui est tout-à fait différent,
  7. Quant aux descendans des anciens Gallo-Romains, on ne peut pas douter, après la lecture des testes, qu’ils ne figurassent dans ces assemblées au même titre que les hommes de race germanique. Il n’y a nul indice qu’ils en fussent exclus ou plutôt exemptés ; les capitulaires ne font aucune exception pour eux. La vérité qui ressort frappante de tous les documens carolingiens, c’est qu’on ne distinguait pas les races. On appelait du nom de Francs toute la population qui habitait entre la Loire et le Rhin, comme on appelait Aquitains, Lombards, Romains, Bavarois, Germains, tous les peuples environnans.
  8. Il y a dans le recueil des capitulaires (Baluze, t. II, p. 114) une lettre des évêques qui décrit le pouvoir des comtes et montre jusqu’où allait leur autorité. Il ressort de cette lettre avec une pleine évidence qu’il n’y avait auprès du comte aucune assemblée qui pût poser des bornes à son pouvoir.
  9. L’application du mot ministri était d’ailleurs plus étendue que celle de notre mot ministre ; il désignait même les comtes, même les centeniers, en un mot tous les fonctionnaires royaux.
  10. Nous n’avons pas à parler ici de la juridiction ecclésiastique ; elle était déjà très fortement constituée au temps de Charlemagne.
  11. Conciles d’Arles, ann. 813, — de Tours, de Mayence, même année, dans Labbe, t. VII, p. 1239, 1241, 1261.