Le Gouslo et la poésie populaire des slaves
ET
LA POESIE POPULAIRE DES SLAVES.
Le poète Bohême Kolar a dit : « Ce que le rossignol est parmi les oiseaux, le Slave l’est parmi les nations. » En effet, c’est dans la chanson que le génie slave se montre le plus naïvement lui-même. La chanson est en quelque sorte la parole des Slaves. Entravés jusqu’à présent dans toutes les autres sphères d’activité intellectuelle, ils se sentent à l’aise dans la poésie. Aussi est-elle un besoin pour tous, et pour les gens du peuple beaucoup plus encore que pour les classes supérieures. Le paysan slave chante sans cesse ; dans la joie, dans la douleur, au village, aux champs, partout la poésie l’accompagne. « Là où est une femme slavonne, dit le célèbre Chafarjik, on entend chanter. Elle remplit la maison et les jardins, la montagne et les forêts, du bruit de ses mélodies. Voyez-la revenir des champs le soir, après avoir toute une journée enduré la soif et les ardeurs du soleil : accablée, elle éveille encore sous le crépuscule les échos des campagnes. »
Les Slaves ont toujours eu des poètes ; ils en avaient déjà avant de posséder des annales écrites. Hérodote nous montre les Dardaniens, autochthones de la Serbie actuelle, indifférens à tout, excepté à la poésie, et passant les journées à déclamer des chants nationaux dans leurs huttes recouvertes de fumier. Il est très vraisemblable que plus d’un refrain de ces chants d’avant Jésus-Christ est resté dans les piesnas ou rapsodies mythologiques qui se chantent encore à cette heure sur les Balkans. Dans le fameux poème de Zaboï-Slavoï, attribué aux païens tchekhs du IXe siècle, le héros raconte les souffrances du peuple Bohême en s’accompagnant d’un instrument sonore, — varito zvutchno, — mot qui semble un dérivé slave du grec βαριτον. Il y est question de poètes déjà célèbres alors en Bohême. « Ah ! Zaboï, dit le rapsode païen, tu nous fais entendre des accens douloureux qui vont de ton cœur à nos cœurs. Ta voix n’a pas moins de puissance que celle de Lumr, lorsqu’elle ébranle Vichebrad et toute la Slavie. »
Comme la Bohême païenne vantait son Lumir, de même les Russes, avant d’être chrétiens, possédaient aussi des bardes célèbres, dont le dernier est mentionné sous le nom de Boïan dans le plus ancien fragment épique en langue russe qui ait traversé les âges, — le poème de la Guerre d’Igor, (le poème, qui parait être du XIIe siècle, commence ainsi : « Frères, vous plairait-il d’écouler les tristes aventures de l’armée d’Igor, fils de Sviatoslav ? Mais je commencerai mon chant simplement et à la manière nouvelle, non d’après la méthode ancienne et sublime de Boïan. Ce poète inspiré, quand il voulait se mettre à chanter, se précipitait d’abord par la pensée, comme le loup gris à travers les forêts, comme l’aigle aux ailes d’azur à travers les nuages. Les vieillards nous racontent qu’autrefois, dans les réunions des braves, on lançait dix faucons sur une troupe de cygnes : le guerrier dont le faucon atteignait le premier les cygnes, ce guerrier avait le droit de chanter le premier un hymne aux héros de la nation… Quant à Boïan, rossignol du monde ancien, qui tantôt gémissait dans les bocages et tantôt planait divin dans les cieux, ce n’était pas une troupe de dix faucons qu’il lançait contre des cygnes ; c’étaient ses dix doigts inspirés qu’il posait sur la lyre, et la lyre devenait une âme vivante. » La manière dont le poème d’Igor parle de Boïan indique assez que cet Ossian inconnu de la Russie primitive avait longtemps servi de modèle aux rapsodes russes, et qu’il en était résulté pour la poésie nationale une espèce de moule conventionnel. Le chantre d’Igor lui-même n’a pas entièrement échappé à l’influence de la vieille école dont il veut s’affranchir : on trouve encore chez lui des noms de dieux païens, des métaphores païennes, un style inégal et saccadé, d’où l’on est porté à conclure que l’auteur copie çà et là des vers des poèmes antérieurs, qui selon toute apparence étaient plus parfaits que le sien.
Au nombre des preuves du développement précoce de la poésie chez les Slaves du nord, il faut compter une curieuse anecdote byzantine qui montre de la façon la plus pittoresque comment vivaient sur la Baltique les premiers ancêtres des Polonais et des Russes. « La neuvième année du règne de l’empereur Maurice (en 590), écrit Théophylacte, notre armée, étant occupée en Thrace des préparatifs d’une guerre contre les Avares, fit prisonniers trois inconnus qui, au lieu d’armes, portaient des guitares. Interrogés par l’empereur, qui voulut savoir de quelle nation ils étaient et ce qu’ils venaient faire en Grèce, ils répondirent qu’ils étaient des Slaves des bords de l’océan, que le khan des Avares avait obtenu de leurs princes la promesse d’un contingent de troupes auxiliaires contre les Grecs, mais qu’à cause de l’éloignement des lieux ces troupes n’ayant pu être envoyées, leurs princes, pour s’excuser, les avaient délégués tous les trois en qualité d’ambassadeurs auprès du roi des Avares ; que ce roi, contrairement au droit des gens, voulait les retenir captifs ; qu’en conséquence ils s’étaient évadés pour venir implorer l’hospitalité des Grecs. Ils ajoutèrent qu’ils étaient inhabiles au métier des armes, que leur pays ne produisait point de fer, et qu’on y vivait tranquille, préférant aux fanfares guerrières les sons paisibles de la guitare. Charmé de leurs récits, l’empereur s’éprit d’affection pour les trois députés slaves et pour leur race ; il admira leur haute stature et les reçut familièrement à sa cour… »
Il serait curieux de savoir au juste quelles étaient ces guitares des trois ambassadeurs et bardes slaves de la Baltique, Suivant toute apparence, ces instrumens n’étaient autre chose que des gouslés ou ce que les Moscovites actuels appellent dans leur dialecte balalayka, violon grossier dont la forme ressemble à celle de la gouslé illyro-serbe. Cette gouslé, qui n’a que quatre cordes au plus, et qui, impuissante à reproduire des airs un peu variés, ne peut rendre qu’un très petit nombre de notes, est une espèce de violon ou de guitare ébauchée, qui se termine en cou de cygne, et dont le nom même parait dérivé du mot gousa, une grande oie, et sans doute primitivement par extension un cygne. On touche d’ordinaire la gouslé avec les doigts ou bien avec une plume en guise d’archet. Le gouslar ou joueur de gouslé ne se sert de son instrument que comme d’une basse pour soutenir son récitatif traînant ou pour prendre le ton. D’ailleurs, sous les noms les plus divers, la gouslé fut de tout temps connue chez les peuples slaves. Il paraîtrait que leurs anciennes rapsodies héroïques ne pouvaient être récitées sans accompagnement musical, absolument comme chez les montagnards serbes d’aujourd’hui. Aussi voit-on dès les plus anciens temps les guerriers slaves porter au milieu des combats des instrumens de musique et s’en servir dans leurs haltes nocturnes, comme le dit le Byzantin Théophylacte, pour célébrer les exploits des héros de la patrie. En 1326, le Grec Nicéphore-Grégoire mentionne également avec admiration les gouslars serbes du Strymon en Macédoine, qu’il entendit chanter dans leurs forêts les louanges des héros primitifs (tragicis cantibus celebrabant laudes veterum heroum…). Il y avait donc autrefois sur toute l’étendue des pays slaves tant du nord que du sud des rapsodies traditionnelles qui perpétuaient les souvenirs de l’histoire nationale. Chaque commune, chaque famille un peu riche avait son barde qui sous le nom de gouslar, animait par ses récits les assemblées et les fêtes.
Aujourd’hui encore, tout le long du Danube et des Balkans, on rencontre des gouslars, la plupart pauvres aveugles qui, concentrant dans la poésie toute leur existence, s’en vont, comme autrefois Homère, chanter leurs œuvres de ville en ville, depuis Varna sur la Mer-Noire jusqu’à Cataro sur l’Adriatique. Sans famille, sans refuge, ils vivent de ce que le public leur donne ; mais s’ils mendient, c’est, comme Homère ou Hésiode, en recueillant les hommages des peuples. Les sobors ou fêtes annuelles des villages deviennent surtout pour eux des jours de triomphe. Dans ces réunions où sont accourus quelquefois les jeunes gens de toute une province, des tentes de feuillage sont dressées sur les prairies. Les hommes de chaque village ont là leur station particulière où ils dansent, se réjouissent et reçoivent des hôtes. Des milliers de moutons sont rôtis en plein vent, et la slivovitsa (eau-de-vie de cerise) coule à flots. C’est alors qu’il y a foule autour des rapsodes : respectés comme des anges du ciel, ils chantent à la jeunesse assise sur l’herbe les exploits et la gloire de la tribu, comme autrefois les bardes d’Irlande et de Calédonie. Des cris tantôt d’une douleur déchirante, tantôt d’une gaieté voisine du délire, entremêlent leur chant monotone. Malgré son extrême simplicité, cette poésie va droit à l’âme. Elle présente l’image la plus tristement fidèle d’une nation vaincue, qui repasse en gémissant dans sa mémoire les souvenirs de sa puissance évanouie, qui rit et pleure alternativement sur son état actuel. C’est surtout dans les provinces slaves de la Turquie qu’on se sent vivement impressionné en écoutant les aveugles célébrer sur leur gouslé la gloire des héros serbes. J’ai rencontré de ces rapsodes dont l’œil à jamais voilé s’animait, pendant qu’ils chantaient, d’un feu inaccoutumé, et qui semblaient tout d’un coup avoir recouvré la vue.
Cette espèce de poésie, qu’on ne peut mieux désigner que sous le nom de l’homérisme moderne, circulant non écrite parmi le peuple qui se la transmet traditionnellement de père en fils, est appelée eu slave le gouslo ou gouslarstvo, attendu qu’elle est la propriété spéciale des gouslars, et qu’elle ne peut guère se réciter sans l’accompagnement de la gouslé, qui lui donne son caractère et en quelque sorte sa puissance de fascination. Maître souverain de la pensée Slave jusqu’à l’arrivée du christianisme, le gouslo était à la fois dépositaire de l’histoire et des croyances religieuses, des annales et de la théologie de ces peuples. Carmina unum apud illos memoriœ et annalium genus, dit Tacite des nations du Nord en général. Cependant il y a dans le gouslo, tout naïf et innocent qu’il paraisse, quelque chose de si radicalement païen, que l’église latine, dès sa première entrée chez les Slaves, crut devoir le frapper d’excommunication ; elle poursuivît de ses anathèmes jusqu’aux parties mêmes du gouslo qui ne tenaient en rien au culte : hostilité étrange sans doute, et dont on ne peut guère donner d’autre motif que l’irrévocable tendance du latinisme à généraliser, à universaliser en toute chose. Le latinisme chrétien, issu de Rome païenne, avait sucé avec le fait des plus pures doctrines un dédain impérial pour les provincialismes et les mœurs purement populaires. L’antique poésie romaine, celle que représentent Horace et Virgile, était déjà toute patricienne, tout académique. On sait que le génie romain est sévère : il chante peu, il fait des lois, il travaille à unifier le monde, mais il ne protège pas les nationalités, ni par conséquent les poésies populaires. D’un autre côté, on conçoit que, dévoués avant tout à leur art, à leur tribu, à leurs mœurs héréditaires, les gouslars fussent un obstacle permanent aux projets d’envahissement et de conquête des chevaliers et des moines latins d’Italie et d’Allemagne en terre slave. Le clergé latin attaqua donc partout avec acharnement le gouslo comme un dernier débris de l’idolâtrie, et il parvint à l’extirper dans tout le nord slave. C’est ainsi que les plus anciennes rapsodies polonaises, bohêmes, russes même, ont disparu. Les gouslars ne se sont maintenus que dans les parties du monde slave où le clergé, au lieu de relever de Rome, dépendait des patriarches d’Orient. Là le gouslo a survécu et continue à vivifier les campagnes ; là comme partout son trait distinctif est la fidélité persistante avec laquelle il conserve à travers toutes les révolutions le type et les traditions de la patrie. Les siècles se succèdent, avec eux la société change et se transforme, mais les œuvres nouvelles des gouslars ressembent toujours aux anciennes. Au milieu du tourbillon de nos modes et de nos arts, le gouslo reste intact, comme ces chênes séculaires des forêts vierges dont les racines poussent incessamment des rejetons pareils en tout au vieux tronc vermoulu qui les a produites ; aussi est-ce dans la poésie que la fraternité des nations slaves se montre avec le plus d’évidence, et que l’écrivain polonais Voïcicki a pu dire de sa race avec une pleine vérité : « Os des os de nos pères, nous formons tous une seule famille, et nous respirons partout le même esprit[1]. »
Malheureusement l’influence illimitée de l’Occident a créé en Russie, en Pologne et en Bohême une sorte de poésie académique et savante imitée de l’étranger et peu conforme au génie slave. Cette poésie, quelque belle qu’elle soit, ne saurait retentir dans les chaumières. En effet, dès que la poésie devient savante, si elle ne se modèle pas avec un religieux respect sur le chant populaire, elle ne tarde pas à perdre sa sève ; elle devient une froide imitation des anciennes formes mortes, et cesse d’être nationale. C’est pourquoi les Polonais et les Russes du nord sont les plus pauvres de tous les Slaves en chants véritablement nationaux, car tout ce qu’ils appellent de ce nom est dû le plus souvent à des poètes formés en Occident, et n’émane presque jamais d’une inspiration locale et parfaitement naturelle. Seules, les hautes classes de l’Illyrie et de la Serbie ne sont point encore devenues cosmopolites ; elles tirent encore leur vie du sol, des mœurs et des institutions locales. On peut dire que le moyen âge, conçu comme période de jeunesse du monde slave, s’est conservé tout entier parmi les Illyro-Serbes ; on le retrouve dans leurs lois, leurs costumes, leurs danses, leurs proverbes et surtout dans leurs poésies. Sans manquer de respect aux poètes lauréats de Pétersbourg, nous croyons donc pouvoir affirmer que la poésie la plus nationale en Slavie demeure jusqu’à ce jour celle des Serbes et des Illyriens. C’est là surtout qu’on voit les poètes académiques demander pieusement au peuple et à ses mœurs leurs inspirations. Le célèbre Kolar a eu raison de dire qu’ailleurs les poètes chantent pour le peuple, mais que chez les Slaves du sud c’est le peuple qui chante pour les poètes.
Un fait caractéristique montre combien la poésie vraiment populaire, la poésie du gouslo, s’est conservée pure et spontanée chez les Illyro-Serbes. Il n’est qu’un moyen de leur faire dire leurs légendes les plus familières, c’est de les mettre en humeur de chanter, car ils ne peuvent les raconter : il faut qu’ils les chantent ; mais une fois que la mélodie est venue à leur aide, ils continueront leurs piesnas la nuit entière, assis à l’abri des tchardaks, les yeux levés vers les étoiles. Quand l’un sera fatigué, un autre reprendra aussitôt et poursuivra sur le même ton le chant traditionnel. Il est étrange que des rapsodies aussi longues, aussi fidèlement historiques, aient pu se transmettre ainsi d’âge en âge sans l’imprimerie. On ne s’explique bien cette sorte de phénomène mnémonique qu’en se représentant l’isolement profond dans lequel vivaient, il n’y a pas encore un demi-siècle, les différentes peuplades illyro-serbes. Séparées du monde entier, ne connaissant que leur propre histoire, elles se retranchaient, en face des conquérans, dans les souvenirs glorieux de leur patrie comme dans un inviolable asile ; leurs fils étaient bercés à leur naissance et ils s’endormaient de leur dernier sommeil au bruit des chants du gouslo.
Qu’est-ce donc que cette poésie populaire des Slaves ? quelles en sont les manifestations diverses et quel en est le caractère commun ? Cette question ne saurait se poser avec plus d’à-propos qu’au moment où sur tous les points de l’Europe orientale la vie intellectuelle semble en voie de réveil et de développement. Quelques-uns des plus remarquables monumens de cette poésie populaire nous aideront à en indiquer les aspects principaux. Nous voudrions faire connaître ces monumens d’abord, puis comparer entre elles, en nous aidant de ces sources précieuses, les diverses formes que revêt le gouslo, suivant le pays où il prend naissance, et suivant les sujets tour à tour héroïques ou familiers dont il s’inspire.
Il y a soixante ans, on ne comprenait encore ni le sens, ni la portée de la poésie populaire. On ne voyait là qu’une annexe aux contes de fées. En Russie, par exemple, tout le cycle épique des primitives rapsodies russes relatives à Vladimir et à sa table ronde de buveurs et de lutteurs héroïques fut considéré pendant longtemps comme un amas de récits fantasques imaginés par les moujiks, et ces chants étaient encore publiés comme des contes en 1820, à Pétersbourg, par le prince Tsertelef. Pourtant il se trouve que ces contes de moujiks sont de l’histoire, de la pure histoire nationale, sauf les enjolivemens ajoutés au fait. Encore ces détails même offrent-ils le plus souvent des traits de mœurs locales précieux à constater.
Ce furent les rêveurs allemands qui, en se passionnant pour tout ce qui ressemblait, de près ou de loin, à l’épopée du Niebelungenlied, étudièrent les premiers, avec une attention spéciale, la poésie de race ; mais du gouslo il n’était pas encore question. Celui qui le révéla fut un gouslar obscur des steppes russes, le Kosaque Iakubovitch, dit kircha ou Cyrille Danilov. Né on ne sait où et on ne sait quand, Kircha, sur la demande et sans doute pour l’amusement du riche sénateur moscovite Procope Demidof, recueillit, vers la fin du XVIIIe siècle, une énorme quantité de chansons populaires de sa patrie. Un court extrait en fut même publié dès 1804, mais passa inaperçu. Ce fut en 1818 que, aux frais, par l’ordre et sous les auspices du comte Nicolas Romantsof, le savant Kalaidovilch publia à Moskou, complet, annoté et augmenté de près de la moitié, le recueil du vieux Kosaque Kircha[2]. L’éditeur du recueil, Kalaidovitch, n’est qu’à demi édifié des penchans trop marqués du vieux Kosaque pour les Russes méridionaux. Il tâche de l’excuser en montrant que ce gouslar fut un grand voyageur qui passa sa vie à errer d’un bout de la Russie à l’autre ; car, outre que Kircha aime Kiœv et qu’il en célèbre les héros de préférence, il connaît aussi à fond la Sibérie, où il a dû rester longtemps et recueillir plusieurs de ses chansons qui mentionnent avec le plus grand détail les produits sibériens, et cela dans le dialecte même d’Irkoutsk. Quant au langage général de toutes ces pièces, il ne parait guère remonter plus haut que le commencement du XVIIIe siècle ; mais le contenu, et même la composition primitive, se rapportent sans nul doute aux temps les plus éloignés. Kircha Danilov se contenta ainsi de réunir d’anciennes chansons, malheureusement en les modifiant, en les tronquant d’après ses idées, tout comme le faisait aussi presque en même temps un autre gouslar, Katchitj, à l’autre bout du monde slave, en Dalmatie. Du moins le fond de ces chansons est-il strictement historique. Tout ce qu’elles nous racontent du grand Vladimir, de ses victoires et de ses festins à Kiœv, se retrouve décoloré dans les chroniques anciennes. L’époque des invasions tatares a fourni aussi au gouslar moscovite des chants pleins de verve et de mouvement dramatique, et tout à la fois fondés sur l’histoire. Ainsi le tsar Azviak, oppresseur des Russes, qui figure dans les piesnas de Kircha, n’est pas autre chose que le khan Uzbek. Kircha nous vante encore le glorieux règne de Michel Vasilievitch, qui, vers 1619, délivra Moskou « des Litvaniens, des Tcherkesses du Caucase, des Tchudes, des Kalmuks, des Bachkires et des Luthériens (Suédois). » Ce gouslar embrasse trop de choses ; aussi multiplie-t-il les anachronismes. En ceci, il représente d’ailleurs parfaitement l’esprit populaire russe, qui, à l’inverse de l’esprit serbe, a la mémoire historique très confuse, et rapproche dans le plus horrible pêle-mêle les événemens et les époques. On reconnaît bien chez Kircha l’homme de la Russie du sud : c’est d’elle qu’il s’occupe le plus volontiers, car il partage les instincts aventureux et le caractère héroïque de ses enfans.
Il fallait qu’un savant plus paisible vînt se consacrer plus spécialement aux Russes du nord et à leurs poésies populaires. Ce savant a été l’infatigable Sakharof. Sa volumineuse collection, publiée en 1841, est une source inappréciable pour l’étude du gouslo septentrional, Les nombreux auteurs moscovites qui ont marché sur ses traces ne l’ont point égalé. En même temps, rivalisant avec ceux du nord, les Russes du midi, sur le Don et la Mer Noire, chantaient leurs doumas guerrières à leur zélé compatriote Maximovitch, qui, coordonnant tous ces jets épais de la gouslé kosaque, nous a donné dans son recueil publié il y a une dizaine d’années un trésor de poésie qui, à tout le charme des ballades écossaises, joint l’énergie indomptée d’une race d’hommes restée primitive.
C’est néanmoins chez les Illyro-Serbes que l’on peut le mieux apprécier tout ce qu’il y a dans le gouslo de sève régénératrice pour les littératures de l’Europe actuelle. L’audacieux Bosniaque Milutinovitj, Vuk Stefanovitj, le dernier vladika des Monténégrins, Subotitj, Gaï dans sa Danitsa ilirska, Slanko Vraz, Kukulievitj, ont tous rendu hommage au gouslo ; mais malgré l’incontestable originalité de leurs œuvres et de leurs points de vue divers, tous ces esprits d’élite avaient eu pour premier initiateur dans la poésie populaire un moine dalmate, André Katchitj, qui, né en 1729, consacra sa vie entière à ranimer en Illyrie le génie et les traditions nationales. De tous les gouslars qui, depuis mille ans, se lèguent les uns aux autres la mission d’entretenir dans le monde slave le culte de la poésie de race, André Katchitj mérite, par le caractère sérieux et en quelque sorte sacerdotal de ses œuvres, d’être placé hors ligne. Il vécut absorbé par l’étude des antiquités et des gloires de son pays. Tout ce qu’il a pu recueillir de chants héroïques illyriens a été par lui déposé dans deux volumes qu’il intitule : Razgovor ugodni naroda slovinskoga (Entretiens sur la race slave). Cet ouvrage est écrit d’un bout à l’autre avec une puissance d’enthousiasme, une audace d’affirmation, une ardeur de patriotisme qui étonnent encore aujourd’hui, et qui n’ont pas peu contribué à réveiller dans le cœur des Illyro-Serbes le sentiment engourdi de la nationalité. Le seul et très grave défaut des chansons de Katchitj est de se tenir trop constamment dans le style sévère et héroïque. Le moine dalmate élague évidemment, dans ce que le peuple lui chante, les détails trop naïfs, trop locaux : il refait la piesna après coup, en lui étant ainsi beaucoup de sa fraîcheur et de son charme. Jamais du moins il ne lui enlève sa grandiose simplicité. Son livre, il le déclare lui-même, a été écrit pour offrir aux héros slaves de son temps des modèles de conduite pris parmi les héros célèbres d’autrefois. Il prévient son lecteur qu’il ne trouvera point de vers sonores ni de phrases bien parées dans ses chansons, qui n’ont eu d’autre muse inspiratrice que l’histoire et la vérité : il les donne au public comme des pierres et des marbres bruts que les poètes de profession pourront tailler à leur guise, de manière à construire avec ces matériaux grossiers des palais plus durables et plus solides que son humble cabane de gouslar. Katchitj ne s’est pas trompé : ses poésies ont servi de base à toute la riche période poétique actuelle des Illyro-Serbes. Le moine dalmate était du rite latin, aussi chante-t-il de préférence les hauts faits des Illyriens catholiques, tandis qu’il laisse volontiers dans l’ombre les illustrations orientales et non latines. On voit déjà couver ici le germe de ce que le Russe et le Polonais de nos jours appellent avec mépris, l’un le kosciol ou l’église slavo-latine, l’autre la tserkiev ou l’église slave orientale, comme si ces deux communions ne formaient pas, sinon théologiquement, du moins moralement, une seule et même église. Fatal dualisme qui paralyse tout dans le monde slave !
La regrettable lacune laissée par le latinisme de katchitj a été largement comblée par le célèbre Vuk Stefanovitj Karatchilj. Cet homme extraordinaire, qu’on peut appeler à bon droit le « prince des gouslars, » n’a pas cessé, depuis 1815 jusqu’à ce jour, de s’occuper de la poésie populaire de sa patrie. Les recueils de Vuk ont rencontré l’accueil le plus sympathique en Allemagne et en Angleterre. Dans toutes les langues de l’Europe, on a traduit au moins quelques courts fragmens de ses œuvres. En réalité, Katchitj, quoique plus ancien, est moins connu du public européen que Vuk, dont le dernier volume n’a paru qu’en 1846. Jusqu’à cette heure, toutefois, les paysans catholiques de Dalmatie s’entêtent à dédaigner Vuk. Là, c’est toujours Katchitj qu’on vous présente dans les chaumières comme le livre national.
On peut dire que Katchitj et Vuk se complètent l’un l’autre ; à eux deux ils représentent le gouslo dans sa plénitude. Katchitj est un vrai barde de clan, un poète aristocratique ; c’est le gouslar d’une société de gentilshommes belliqueux. Vuk, au contraire, est par excellence le ménétrier des classes champêtres, le barde d’un peuple à l’état de démocratie pure. Pour lui, il n’y a ni tckinovniks, ni bureaucrates, ni écussons armoriés ; il n’y a pas même de sacerdoce. Pour lui, il n’y a point de révélation, point de théologie, point d’autre loi ni d’autre morale que la loi et la morale naturelle. Seulement, cette morale, il la suppose par trop complaisante. Les anecdotes graveleuses abondent sous sa plume. Il en est résulté que, par sa faute, le gouslo, après avoir été excommunié par le clergé latin, s’est vu de nos jours frappé de nouveaux anathèmes par le clergé d’Orient, et malheureusement on ne saurait dire que ce soit tout à fait à tort. Chez Katchitj, au contraire, le gouslo se montre d’une grande austérité. S’il lui est impossible d’arriver au mysticisme, du moins n’offense-t-il jamais la morale, comme Vuk le fait si souvent. On devine dans Katchitj un moine latin, et dans Vuk un bon vivant, un joyeux buveur de la Serbie. Évidemment Katchitj remplit son rôle de rapsode national comme un second sacerdoce ; son chant s’exalte parfois jusqu’au fanatisme ; sa haine pour l’islamisme est sans bornes, mais il n’a pas d’autre haine. Tous les peuples chrétiens sont égaux devant lui : il ne comprend pas la rivalité de races. Dans ses rapsodies de clan, il chante avec une égale chaleur les comtes magyars et les magnats slaves, à la seule condition qu’ils aient coupé des têtes musulmanes. Aussi ne nomme-t-il jamais les Ragusains, parce qu’ils avaient, suivant lui, la lâcheté de vivre en paix avec la Porte. Avoir combattu l’infidèle, voilà pour lui le grand titre de noblesse. Quoique voué à la vie de clan, le nom de Serbe lui est à peine connu ; il ne voit dans ses héros que des Slaves et des chrétiens, deux mots qu’il ne sépare jamais. Vuk, au contraire, dans ses piesnas, s’inquiète assez peu de slavisme, encore moins de christianisme ; mais tout ce qui est Serbe devient pour lui un objet d’amour, et les renégats bosniaques eux-mêmes lui ont appris d’admirables chansons.
Veut-on maintenant comparer au gouslo iugo-slave le gouslo septentrional, mettre le Kosaque Kircha en face de Vuk et de Katchitj ? — Kircha, pour son laisser-aller moral, ressemble beaucoup à Vuk : il se permet même contre la chasteté d’apparat des sociétés civilisées des sorties qui scandalisent fort son continuateur Kalaidovitch. Ce dernier lui reproche sévèrement ses plaisanteries trop libres, son culte exagéré de Bacchus, et ses obscénités, qu’il a été obligé, dit-il, de faire disparaître dans son édition expurgata. Le sel russe ne manque donc pas à Kircha. L’élément héroïque ne lui manque pas non plus. Son knïaze Vladimir de Kiœv, avec tous les bogatyrs (héros) qui l’entourent, sont d’admirables types russes, exactement comme, dans Vuk, le tsar Duchan et le knèze Lazare sont d’admirables types serbes ; mais combien ces derniers ont une physionomie plus sérieuse, plus passionnée, plus épique que les héros toujours un peu grotesques du Borysthène ! Dans Kircha, le conte, l’invraisemblable, l’impossible se mêle constamment à l’histoire. Il n’en est pas de même dans Vuk. Et puis Kircha s’arrête toujours au moment d’atteindre à l’impression dramatique. On dirait que le côté tragique de la vie humaine l’effraie, et qu’en vrai Russe il a besoin de rire de tout. Ce n’est pas à dire pour cela que ses rapsodies ne soient pas en parfaite concordance avec les chroniques nationales : preuve nouvelle de leur authenticité. Ainsi, tout comme le rapsode Kircha, le vénérable chroniqueur Nestor nous montre Vladimir conviant à ses festins le peuple entier, dressant dans les vastes cours de son palais de longues rangées de tables, chargées de vin, de gibier et de rôtis de toutes les espèces, et se mettant lui-même à table parmi des milliers de convives qu’il régale durant toute une semaine. Puis, comme ces enfans gâtés disent à leur batiuchka qu’ils sont las de manger dans de la vaisselle de bois, qu’ils veulent de la vaisselle d’argent, aussitôt le doux Vladimir commande à ses orfèvres une grande quantité de couverts des métaux les plus précieux.
« Boire est le plus grand plaisir des Russes, et nous rejetons toute religion qui voudrait nous enlever ce plaisir, » s’écriait Vladimir en congédiant et renvoyant vers leurs steppes d’Asie les députés venus pour le convertir à l’islamisme. Ce mot célèbre et caractéristique se reproduit sous mille formes dans les chansons de Kircha. Ses héros boivent le med, le miel doux, dans des cornes de taureaux sauvages, longues de trois à quatre pieds. Ils boivent le vin dans des coupes grandes comme un demi-vedro (mesure de seize cruches), — tchar zelena vina, mieroi poltora vedra. Ce sont de dignes rivaux de Marko le kralievitj (fils de roi) et des autres héros serbes. Les haidouks pillards de Vuk ont pour pendant les sianichniks ou dresseurs d’embuscades célébrés par Kircha. Danilov a toute la spontanéité, mais aussi tous les défauts d’un révélateur. Étant le premier qui ait écrit en Russie sur le gouslo, il en confond toutes les parties, toutes les branches si diverses en un seul corps informe. Son livre, tout curieux qu’il est, offre donc un affreux mélange de mythologie, de contes de nourrices, de légendes d’astrologues et de sorciers, et de rapsodies héroïques, tout cela en forme de mosaïque, et dans un style souvent très peu intelligible. Le poète cosaque est donc infiniment inférieur à Vuk. De plus il a, comme Katchilj, la manie de refaire à sa façon les chansons que le peuple lui transmet. Comme Katchitj, Kircha est un barde de clan, du clan des Demidof ; seulement, chez lui, point de ces généalogies qui, chez les gouslars du sud, rappellent si vivement la Bible et les traditions arabes. Où pourrait-on retrouver les descendances moscovites ? Les Tatares et les Mongols n’en ont-ils pas emporté jusqu’au souvenir ? Le gouslo russe manque donc de ces couleurs primitives, de ce parfum d’antiquité qui donne tant de charme au gouslo iugo-slave.
En résumé, Kircha, Katchilj et Vuk nous ont ouvert trois cycles de poésie des plus intéressans à parcourir, et même des plus importans au point de vue général de la littérature européenne. À part quelques chants de Vuk, on ne connaît rien cependant des gouslars slaves. C’est contre cette ignorance qu’il importe aujourd’hui de réagir, et nous croirons avoir rempli une tâche utile, si nous montrons par quelques extraits de quel intérêt serait pour nous l’étude d’une poésie si peu connue.
Les deux genres de poésie qu’on peut distinguer dans le gouslo sous les noms de poésie virile ou héroïque et de poésie féminine ou d’amour sont souvent confondus ensemble chez les Russes, et le cadre d’une même chanson les réunit. Les chansons de Kircha en sont un exemple. Il n’en est pas de même chez les Slaves du sud : leurs gouslars séparent rigoureusement la poésie domestique, celle qui chante l’amour et les mille affections de la vie privée, d’avec la poésie héroïque, patriotique et nationale. Nous suivrons cette classification, en donnant la première place dans notre appréciation aux chansons de femme [jenshe piesne).
Ce qui frappe d’abord dans les chants de femme, c’est la puissance de l’harmonie imitative unie à une merveilleuse richesse de prosodie. On y retrouve toute l’abondance musicale des anciens rhythmes grecs. Sous ce rapport, ils surpassent infiniment les chants héroïques. On peut expliquer cette particularité par le choix même de l’instrument destiné à accompagner les jenske piesne. Dans leurs réunions intimes, les femmes mêlent à leurs chants d’amour les accords de la tamboura ou mandoline d’Orient, instrument bien supérieur à la gouslé et plus riche en notes pleines que la guitare même. La tamboura se prête donc aux expressions les plus vives et les plus diverses. Dédaignée par le mâle gouslar, qui la trouve trop peu sévère pour accompagner son chant, elle ajoute aux ballades amoureuses un charme exquis. Il faut remarquer que, complètement étrangères à Katchilj, chez qui tout est héroïsme, et très rares chez le Kosaque Kircha, ces ballades abondent, au contraire, dans le recueil de Vuk, qui leur a consacré un gros volume de six cent quarante pages ; mais le plus grand nombre de celles qu’il a publiées ne méritaient pas cet honneur. Autant elles sont gracieuses de forme, autant elles sont pauvres de sentiment et de pensée. On conçoit que la prédominance de l’héroïsme ou de la vie publique et nationale gêne chez les Serbes l’épanouissement de la poésie domestique. Ici tout le côté sublime de la vie est représenté par l’homme : quand par hasard le sublime se rencontre dans les chants des femmes slaves, il s’y glisse rapide, en quelques vers, et se hâte de disparaître, de peur d’effaroucher les faibles êtres auxquels il n’est pas destiné. En retour, ces chants offrent de parfaits modèles de naïveté, de candeur et de grâce enfantine. Les continuels diminutifs qu’on y emploie leur donnent une physionomie pleine de tendresse. Leurs élisions, leurs aventureuses métaphores ont quelque chose d’oriental. Pour l’admirable justesse de l’expression, pour la concision et le caractère plastique de l’ensemble, on ne peut les comparer qu’aux anciens modèles grecs. Quoi, par exemple, de plus digne d’Anacréon ou de Sapho que ces deux strophes si simples :
« Un amant ébloui de la beauté de sa fiancée, lui dit en la contemplant : Jeune fille, ma rose vermeille, quand tu t’es épanouie, sur qui avais-tu les yeux fixés ? As-tu grandi en regardant le mélèze, ou en regardant la svelte et haut sapin, ou bien en pensant à mon frère le plus jeune ? — O mon brûlant soleil ! Je n’ai point grandi en regardant le mélèze, ni en considérant le svelte et haut sapin, ni en songeant à ton frère le plus jeune ; mais j’ai grandi, ô mon fiancé ! les yeux fixés sur toi. »
Le côté regrettable de ces chansons, c’est la singulière absence du sentiment religieux. Le christianisme, on peut le dire, n’a fait encore qu’effleurer cette poésie. À peine trouve-t-on dans Vuk trois ou quatre chansons qui révèlent une véritable influence chrétienne. Telle est celle du Baptême du Christ [Krchtenie Khristovo) :
« La sainte et verte montagne se déroule resplendissante : ce n’est point une verte et sainte montagne, mais c’est la cathédrale même de la divine Sophie. Sous son dôme chantent les séraphins à six ailes. Parmi eux descend la pure vierge Marie, tenant par la main le Christ, notre vrai Dieu. Les séraphins aux six ailes lui disent : Vierge très pure, pourquoi ne vas-tu pas dans nos verts bocages cueillir une palme choisie ? et puis lu iras trouver Jean le baptiseur pour qu’il baptise ton fils, notre vrai Dieu.
« La Vierge très pure prend son fils par la main ; elle se promène avec lui sur la terre, et s’en va trouver Jean-Baptiste. — Allons ensemble, parrain Jean, lui dit-elle, au fleuve du Jourdain, pour y baptiser mon fils, notre vrai Dieu ! — Là-dessus ils se mirent en route et arrivèrent, au Jourdain.
« Jean s’apprête à baptiser son Créateur. Et voilà que les eaux du fleuve cessent de couler, que les montagnes d’alentour se prosternent au niveau des prairies, et que le ciel se fend par le milieu pour laisser passer les esprits bienheureux. Le père éternel lui-même regarde du haut du firmament le baptême de son fils. Le baptiseur Jean tremble ; il peut à peine tenir son bréviaire, et la terre entière frémit de respect pendant qu’on baptise le vrai Dieu. »
Il est très rare que ces chants renferment une leçon morale ; si elle s’y montre, c’est comme une ombre importune et fugitive. Au milieu de ce perpétuel tissu de fleurs et de sourires, la morale n’apparaît que comme une maussade conseillère au front ridé, qui vient avec ses fâcheux proverbes avertir la jeunesse des abîmes qui l’entourent.
« Malheur aux champs que traverse une armée, malheur à la jeune fille qui va se promener seule ! On dit d’elle : Si elle était honnête, elle, resterait auprès de ses païens. — Veux-tu, jeune homme, l’assurer si une fille est vertueuse, n’écoule pas ses paroles, mais étudie son regard, et considère son maintien. — Défie-toi, fillette, du garçon au doux langage. Jusqu’à ce qu’il t’ait séduite, il te promet de t’épouser. T’es-tu donnée à lui : Attends pour nos noces, dit-il, jusqu’à l’automne ! L’automne arrive, l’hiver se passe, et au printemps il cherche une autre victime. »
On peut cependant citer quelques piesnas d’une moralité admirable et tout à fait dignes, sinon du christianisme, au moins de l’antiquité classique. Tel est le chant des fils ingrats.
« Une mère a mis au monde neuf enfans d’un même lit. Elles les a mis au monde, puis elle est devenue veuve. Veuve, elle les a élevés tous les neuf à l’aide de son travail et de sa quenouille ; puis elle en a marié huit. Quand elle s’apprêtait à marier le neuvième, celui-ci l’a chassée, vers la montagne en disant : Vieille estropiée, tu serais une honte pour moi et pour mon jour de noce, si mes convives te voyaient ici ! Va-t-en dans la forêt te faire manger par les bêtes. — Appuyée sur sa béquille, la pauvre mère s’en va en pleurant amèrement.
« Deux de ses petits-fils seuls ont voulu la retenir ; mais que pouvaient-ils, eux pauvres enfans, seuls contre la famille ? Sur sa route, la vieille rencontre un jeune et divin voyageur, saint Dimitri, qui lui dit : Vieille mère, qu’as-tu à tant pleurer ? La vieille, en sanglotant répond : J’ai mis au monde, neuf enfans d’un même lit. Je les ai mis au monde, et je suis devenue veuve. Veuve, je les ai nourris tous neuf à l’aide de ma quenouille. J’en ai marié huit, et le neuvième me chasse vers la forêt pour y devenir la proie des bêtes.
« Le divin voyageur répond : Retourne à ton logis, pauvre mère, tu y trouveras tes neuf fils réunis. La pauvre vieille retourne à la maison ; en y rentrant, elle aperçoit les deux ames de ses deux petits-fils qui, changés en colombes gémissantes, voltigeaient d’un lieu à l’autre. Quant à ses neuf enfans, ils sont devenus neuf cailloux glacés, et leurs neuf épouses neuf serpens, et les serpens s’entortillaient en sifflant autour des neuf cailloux. »
Des pièces sérieuses comme celle-ci sont très rares dans les recueils de chants slaves. Les poèmes des gouslars expriment plutôt la gaieté et un singulier penchant à la moquerie, presque au grotesque : souvent les hommes y apparaissent sous la forme des bêtes auxquelles ils ressemblent par leurs défauts ; mais ces caricatures, dessinées en quelques traits rapides, constituent rarement la pièce entière. Du reste, le Russe seul est sarcastique ; la raillerie serbe mord rarement jusqu’au vif, comme le prouve cette courte chanson :
« Paul est allé joyeux au conseil ; il en revient soucieux et morose. Sa sœur la belle Hélène, vient lui prendre la bride de son cheval, et lui demande en souriant : Paul, mon frère, sur quoi les seigneurs ont-ils délibéré au conseil ? — Sur toi-même, ma petite Hélène, sur ta beauté et la sagesse. Le ban, qui brûle de t’embrasser, te défend d’aller seule, au haut de la montagne de Michlian, chercher de l’eau à sa fontaine. Il a parié avec moi sept châteaux et trois cents ducats d’or que tu ne l’oseras jamais.
« — Ne crains rien, Paul, mon petit frère ! Donne-moi seulement un costume de guerrier et un beau cheval alezan, pour que je puisse faire le voievode. — Paul accorde sa demande à Hélène. Elle se couvre d’un manteau de commandant, ceint le sabre paternel et met sur sa tête le kalpak de zibeline, au long plumet doré. Puis elle gravit à cheval la montagne de Michlian. En la voyant de loin, le ban la prend pour le fils même du roi. Il sort de sa forteresse, vient au-devant d’elle et lui baise le pan de son habit, en disant : Secours de Dieu sur toi, tsarevitj !
« Hélène gravement lui répond : Salut, jeune ban ! Y a-t-il dans ces environs quelque jeune fille de ta connaissance qui pourrait me convenir ? — Certes, mon tsarevitj, s’écrie le ban, il y a ici près une rare beauté, la sœur du guerrier Paul ; elle te conviendrait parfaitement. — Pourrais-tu me conduire vers sa blanche demeure ? — Aussitôt le ban se met à marcher devant la jeune fille. Il arrive jusqu’à la kula de Paul, où il introduit lui-même Hélène.
« Celle-ci rentrée chez elle remercie le ban, et lui annonce avec un rire malin qu’il vient de perdre sept châteaux et trois cents ducats d’or. — Ce n’est pas là ce qui me chagrine, répond le ban avec dépit : ce qui m’est dur, c’est que moi qu’aucun homme d’état n’avait pu tromper jusqu’à présent, je me sois laissé duper par une jeune fille. »
Les plus nombreuses et les plus belles d’entre les piesnas de femme sont consacrées à peindre ce que les jeunes filles appellent l’empire de virginité (dievovanïa tsarstvo) avec son indépendance et ses magiques illusions. À ce cycle de chastes et fières poésies se rattachent quelques-unes des plus remarquables inspirations de la muse serbe, telles que le monologue de la Fillette au bord de la mer (Dïevoïka sïedi kraï mora ).
« Assise toute seule au bord de la mer, une jeune fille se disait : Mon Dieu, qu’y a-t-il de plus grand que la mer, de plus vaste que la plaine, de plus rapide que le coursier ? Qu’y a-t-il de plus doux que le miel ? Qu’y a-t-il de plus chéri qu’un frère ? — Doucement, du fond des eaux, un petit poisson lui répond : Fillette naïve, le Ciel est bien plus grand que la mer, la mer est bien plus vaste que la plaine, et le regard plus rapide que le coursier. Le sucre est plus doux que le miel, et l’amant, plus doux qu’un frère. »
Je ne crois pas que l’antiquité puisse nous offrir nulle part un fragment où respire une plus gracieuse innocence. Ça et là aussi, l’amour mêle à ces épanchemens naïfs des accens plus tendres :
« Une belle enfant dans son jardin creuse un sillon pour y conduire l’eau de la fontaine vers les fleurs qu’elle chérit, vers son parterre d’œillets jaunes et de blancs basilics. Fatiguée de son travail, la belle enfant s’endort sur le sillon qu’elle a creusé, la tête parmi les basilics, les mains parmi les œillets, et ses petits pieds dans le ruisseau. La rosée du soir vient rafraîchir son corps, couvert d’un léger tissu ; la rosée tombe sur elle comme sur la caille pendant l’été, comme sur le melon d’eau en automne. Mais voilà qu’un petit cerf inexpérimenté, s’appuyant sur le mur, saute dans le jardin. — Le petit cerf, c’était un jeune garçon. — Ayant sauté dans le jardin, il se dit à lui-même : Que dois-je faire ? me cueillir un bouquet, ou dérober un baiser à la jeune fille ? Si je cueille des fleurs, elles seront fanées demain ; mais si je donne un baiser à la jeune fille, je puis gagner son cœur pour toujours. »
On retrouve ce caractère de gracieux abandon dans une chanson que nous croyons devoir citer tout entière :
« Une belle moissonneuse s’est endormie, la tête appuyée à la souche noueuse d’un cornouiller. On troupeau vient à passer près d’elle, conduit par deux bergère. Le premier la regarde sans mot dire, et passe ; le second ne peut pas se taire : Jolie fillette, réveille-toi, dit-il, pour que nous allions tous les deux là-bas, dans ce champ couvert d’épis dorés. Nous y moissonnerons à l’envi l’un de l’autre. Si tu parviens à me devancer sur le sillon, je te donnerai mon troupeau ; si c’est moi qui le devance, tu deviendras ma fiancée. — La fillette se lève, met sa faucille sur l’épaule, et ils se rendent ensemble dans le champ couvert de jaunes épis. — Ils moissonnèrent depuis l’aurore jusqu’à la nuit. Neuf frères chéris liaient à mesure le blé coupé par la jeune fille. Neuf autres jeunes gens amassaient en gerbes les épis abattus par le berger. À la fin du jour, il y avait trois cent trois gerbes du côté de la jeune fille ; les témoins du jeune homme n’en avaient pu lier que deux cent deux. « La fillette s’avance, et d’un air dit triomphe elle dit : Maintenant que je t’ai vaincu, berger, j’attends que tu m’amènes ton troupeau. Le berger demande grâce, il cherche à s’excuser : Que feras-tu de mon troupeau et de ses nombreuses brebis ? Tu n’as point de prairie où tu puisses les faire paître, tu ne connais pas de source où tu puisses les mener boire, tu ne sais pas de lieu frais où elles se mettent à l’abri des chaleurs de midi. — La fillette moqueuse répond : Tu te trompes, berger, je possède une prairie où tes moutons peuvent paître : c’est ma longue chevelure, aux tresses parsemées de fleurs. Je sais une fontaine où les moutons peuvent boire : ce sont mes deux yeux, profonds et limpides comme deux sources ; et, pour préserver mes brebis de la chaleur du jour, je n’ai qu’à jeter sur elles l’ombre de mes noirs sourcils. »
L’empire de virginité n’est pas, du reste, un pays où les belles Slavonnes prétendent séjourner longtemps. Leur aspiration la plus constante est vers la maternité. Pour elles, vivre sans amant, c’est vivre sans gloire. Malheur, disent les Serbes, à l’herbe sans rosée et à la jeune fille sans dika (gloire ou amant) ! Aussi toutes celles qui ne sont pas encore mariées chantent-elles, au retour de chaque printemps, à leurs danses du jour de la Saint-George : « Grand saint George, quand reviendra ta fête, tâche de ne plus me retrouver chez ma mère, fais que je sois ou mariée ou enterrée [ial udata, iali ukopata) ! » Le soir, dans les villages de la Voievodie, on entend les filles chanter en chœur : « Si nous étions ces étoiles qui brillent au firmament, tous les garçons de ce bas monde auraient le cou de travers à force de nous regarder. » Les garçons répondent alors : » Si nous étions comme les fleurs des jardins, toutes les jeunes filles deviendraient jardinières et passeraient leur vie à nous sentir. » Plutôt que de vivre dans le célibat, les jeunes filles slaves souffriraient gaiement toutes les misères. C’est une jeune fille qui chante ainsi, dans le recueil de Vuk :
« Je suis lasse de voir s’écouler ma jeunesse, seule dans ma triste chambre, seule dans mon triste lit, où je me tourne agitée sans trouver de soulagement ; sur la gauche, — personne ; sur la droite, — rien qui vive. Sous ces molles couvertures, je ne rencontre qu’amers soucis. Par le grand Dieu, je ne resterai pas dans cet état. Je vais m’acheter un cheval et un faucon, et m’en aller sur les routes impériales de Stambol chercher aventures. »
On conçoit qu’avec de tels penchans les séductions soient faciles et fréquentes. Les chants populaires racontent d’ailleurs ces accidens avec une naïveté enfantine, qui figure, à s’y tromper, la candeur de l’innocence. Je me borne à deux citations :
« Un cerisier est tellement chargé de fruits que les branches rompent sous le poids. Il n’y a personne pour les cueillir qu’un jeune garçon et une fillette. Le garçon a plus de pudeur que la fillette. Chastement il lui dit : Donne-moi, belle fleur, un de tes yeux. La malheureuse compatissante les lui donne, tous les deux. {Daï devoïko ïedno oko…ona dade i oba dva.) »
— « J’ai gravi la montagne de Verchats, et de là j’ai regardé les plaines de Betchkerek, où les biches bondissent avec les cerfs, et les fillettes avec les jeunes garçons. J’ai mis la main dans mes poches de soie, j’en ai tiré une flèche, et je l’ai lancée contre une biche, contre une belle jeune fille que j’ai blessée au cœur. La malade s’est remise à moi pour que je la guérisse. Je lui ai donné des ligues de la mer à manger : elle ne veut pas de figues de mer ; je lui donne du sirop sucré à boire : elle ne veut pas de mon sirop ; mais elle met ses deux mains dans les miennes, et veut que je dépose un baiser sur ses lèvres de rose. »
Ne croirait-on pas lire de la poésie grecque des temps du paganisme ? Ne retrouve-t-on pas ici le culte de la nature dans ce qu’il a encore de plus frais, de plus suave, de moins corrompu par la décadence des civilisations ? Mais de spiritualisme chrétien, pas trace. La seule institution qui porte chez les Jugo-Slaves une empreinte vraiment chrétienne, ce sont les fraternités adoptives (pobratstvo), les pactes d’amitié qui se concluent, même entre les deux sexes, et qu’on formait naguère encore par devant les autels avec les plus chastes sermons. D’affreuses malédictions sont attachées à la violation de ces sermens. Une piesna nous montre la célibataire Mara en voyage avec son pobratim (frère adoptif), le Bulgare Pero, qui, la voyant un soir à une source du Balkan laver son visage ardent comme le soleil et son sein de neige resplendissant comme la lune, ne peut s’empêcher de l’embrasser. « Aussitôt un coup de foudre part d’un ciel sans nuage, et vient frapper l’infidèle Pero. — Ta mort est méritée, s’écrie Mara avec courroux, et daigne le ciel punir de même tout héros qui ose embrasser sa posestrima (sœur adoptive) ! » - Le gouverneur de Senïa, Ivo, a une sœur, Angelïa, si belle, que tous les bans illyriens viennent la demander en mariage. Tous reçoivent un refus, car, épris des charmes d’Angelïa, Ivo prétend la forcer à l’épouser lui-même. Le jour des noces arrive ; mais au milieu de la fête, la belle Angelïa s’approche en dansant d’un rocher de la mer, et se précipite dans les flots plutôt que d’être l’épouse de son frère. — Une autre femme, la sœur du géant bosniaque Lïutitsa-Bogdan, traitée outrageusement par son frère, en tire une série de vengeances terribles, dont elle finit par être victime, elle et son époux. Ce cruel Lïutitsa-Bogdan et ses fils sont rangés parmi les êtres les plus maudits de la poésie populaire serbe. On a voulu ainsi indiquer l’anathème héréditaire qui pèse sur les familles où frères et sœurs violent la morale naturelle. Criblé de dettes, ce Bogdan, après avoir vendu tous ses vignobles pour achever de s’acquitter, est réduit à aller vendre sa propre femme, et jusqu’à son cheval favori, au marché de Novi-Bazar.
Les devoirs de la fraternité apparaissent, dans les anciennes mœurs serbes, comme tellement sacrés, qu’il y a exemption de service militaire pour un frère unique ayant une sœur à soutenir. Une piesna nous montre l’armée d’Hertségovine sur le point de s’embarquer et ne pouvant, malgré tous ses efforts, lever ses ancres. Chacun s’étonne du prodige, et on en cherche la cause. Enfin on découvre qu’une sœur éplorée, Militsa, est sur le rivage, tendant les bras vers son frère unique, Mileta, emmené comme recrue. Le jeune homme est donc renvoyé libre vers sa sœur. Aussitôt les ancres se lèvent d’elles-mêmes, les vents soufflent, la flotte vogue à pleines voiles vers la haute mer, et Militsa, en chantant, regagne avec son frère le toit paternel. Quand une sœur est déjà âgée, et que son frère n’est encore qu’adolescent, c’est elle qui se charge de lui trouver une fiancée convenable. « Non, s’écrie une speur adoptive, je ne marierai point mon frère d’adoption avec une veuve, je ne l’abreuverai point d’eau de puits, car les eaux stagnantes donnent la fièvre, et les veuves flétrissent l’âme des jeunes gens. Je marierai mon frère avec une jeune fille encore vierge, et je l’abreuverai de vin généreux. »
Cette vénération pour la vie de famille, si générale dans les pays slaves, rend plus pénible encore la lutte que l’amour est forcé là aussi parfois de soutenir contre les obstacles créés par les convenances ou par les mœurs. C’est ce que prouve éloquemment la longue rapsodie sur la mort d’Omer et de Merima :
« Dès leur plus tendre enfance, Omer et Merima s’adoraient l’un l’autre. Ils se lavaient dans la même eau, ils s’essuyaient avec la même serviette. Plusieurs années s’écoulent sans que personne s’en aperçoive ; leur amour enfin n’est plus un mystère. Alors Omer dit à Merima : Veux-tu, mon âme, me prendre pour époux ? — Mon Omer, toi qui m’es plus cher que mes deux yeux, oui, je veux te prendre pour époux. Va demander son consentement à la mère. Le jeune homme court bien vite conjurer sa mère. Celle-ci lui répond : Fou de garçon ! Ne songe plus à ta Merima, car je t’ai trouvé un bien meilleur parti, la belle Fala, la riche fille du serdar (juge de commune Atlagitj. — Pardonne, ô mère chérie, répond Omer, si je ne puis accepter la riche Fala. Le trésor de l’homme n’est ni de l’or ni de l’argent ; son trésor, c’est ce qui est cher à son cœur.
« L’orgueilleuse mère demeura impitoyable. De force elle marie son fils à celle qu’il ne peut aimer… Le cortège des convives amène la belle Fata sur un coursier enharnaché d’or et de pierres précieuses. La mère dit à son Omer d’aller au-devant de sa fiancée ; le fils refuse. Elle lui demande de tendre la main à sa fiancée pour la faire descendre de cheval ; le fils refuse… La mère furieuse tire de son sein sa blanche mamelle, et la lui montrant : Maudit le lait qui l’a nourri, et maudites les lèvres qui ont sucé ce lait ! Pour calmer sa mère et échapper à sa malédiction, Omer va enfin recevoir la fiancée qui lui est amenée de force…
« Le soir venu, les deux jeunes mariés se retirèrent dans leur chambre à coucher. Omer dit alors à Fata : Tu es très-belle, ma fiancée. Ma pauvre Merima n’est pas si belle que toi ; mais je l’aime. Apporte-moi de l’encre et du papier, que j’écrive quelques lignes ; car ma mère est querelleuse, elle t’accuserait d’avoir causé ma mort. Omer écrivit à sa mère ses adieux, puis il dit à Fala : Tu feras laver mon cadavre dans de l’eau de rose, pour qu’au moins Merima puisse m’embrasser mort, puisqu’elle n’a pu m’embrasser vivant. Quant à toi, ma pauvre fiancée pour ton malheur et pour le mien, quand j’aurai expiré, ne pousse pas le plus léger cri, afin que ma mère et mes sœurs continuent de se réjouir avec leurs convives, et de danser le kolo jusqu’à l’aurore. — Il dit, et rend son âme à Dieu.
« Quand l’aube commença à blanchir le ciel, la mère du jeune Omer, prenant une branche de basilic, monta, pour les réveiller, à la chambre des nouveaux époux. — Que Dieu le tue, Fata, pour avoir fait mourir mon fils ! s’écrie la malheureuse en voyant Omer sans vie. Fata, en sanglotant, lui présente la lettre d’Omer….Après avoir lu ce triste adieu de son enfant, la mère fait laver son cadavre, dans de l’eau de rose, et le fait porter sans bruit, sur un léger brancard, devant la porte de Merima. Bientôt la jeune fille s’éveille, et, appelant sa mère, elle s’écrie : Je sens de l’eau de rose répandue autour de notre maison ; ce doit être l’âme d’Omer qui m’envoie ce parfum. — Petite folle, répond sa mère, à cette heure il est heureux dans les bras d’une autre que toi. Mais la jeune fille répète encore : Je sens l’odeur de l’âme d’Omer répandue autour de notre maison. Puis, se levant à la hâte, elle descend l’escalier et court vers le portail de sa demeure. Elle y trouve son pauvre Omer étendu dans le cercueil… Brisée de douleur, Merima couvre Omer de baisers, et tombe morte au pied du funèbre brancard.
« Croisant leurs sabres, les convives de la noce posèrent dessus les deux cadavres et s’en allèrent en silence les déposer dans un même tombeau. Peu de temps après, un vert sapin sortit du corps d’Omer, et de celui de Merima un beau rosier, qui s’enlaça à la tige du sapin comme un fil de soie autour d’un bouquet de basilic. Et sur ces verts tombeaux, les deux mères éplorées venaient pousser leurs lamentations et maudire quiconque a la dureté de séparer deux cœurs qui s’aiment. »
Les tragédies de ce genre ont beau se répéter, elles ne corrigent pas les mœurs, et la jeunesse iugo-slave en fait tous les jours l’amère expérience. Aussi les piesnas nous montrent-elles un jeune guerrier, un ïunak se décidant à rester célibataire et disant : « Je ne suis pas capable de me trouver une fiancée. Celles que je veux, on me les refuse ; celles que je ne veux pas, on me les impose, et moi, Ïunak, je ne veux pas d’un amour imposé (a ïa ïunak nametkinïe ne tju). » Un enfant de la Serbie, dans un chant recueilli par Vuk, raconte ainsi sa triste destinée :
« Assis sur un rocher de la Montagne-Noire, le malheureux Muïo pleure et compte les années de sa vie. — Voilà aujourd’hui neuf ans, dit-il, que je demande ma fiancée à ses parens. D’abord la mère me l’a refusée : j’ai donné à la mère une robe de damas, et la mère a consenti. Puis le père s’est opposé : j’ai donné au père un superbe manteau, et le père a consenti. Les frères alors se sont levés pour dire non : j’ai donné à chacun d’eux un jeune cheval, et les frères ont consenti. Mais les sœurs, à leur tour, ont refusé : j’ai donné aux sœurs des bracelets, et les sœurs ont consenti. Enfin la famille est venue protester : j’ai donné à chacun de ses membres des chaussures et des pantoufles, et la famille a consenti. Et voici qu’à présent c’est ma prétendue qui ne consent pas ! Que la foudre écrase tout ïunak qui demande sa fiancée à une famille au lieu de la demander à Dieu seul ! »
Le recueil de Vuk fourmille de protestations contre le sentiment national qui porte l’homme à mettre les liens de famille au-dessus du lien conjugal ; mais ces protestations, presque toujours conçues à un point de vue moqueur, ne sont guère présentées que comme des bizarreries de caractère. Les Monténégrines chantent :
« Le berger Paul se promène dans la vallée de Zèta. Vers midi, il mène son troupeau boire à la Moratcha. Au bord de l’eau, et à l’endroit où les dames turques viennent laver leur visage, Paul trouve un collier orné de cent ducats d’or. Paul le cache dans son sein, et ramenant son troupeau à la maison, il crie de loin à sa vieille mère : Mère chérie, accours me retirer un serpent qui, durant mon sommeil, s’est glissé dans mon sein, et dont la morsure, si tu ne le retires, va taire mourir ton fils. La mère répond : -Tant pis ! j’aime mieux perdre mon enfant que de perdre ma main droite. Paul appelle, sa sœur chérie : la sœur s’excuse de la même manière. Le pauvre berger, nouvellement marié, appelle alors sa fidèle épouse. Aussitôt la jeune femme s’élance, enfonce, hardiment la main dans le sein de Paul, et en retire, au lieu du venimeux serpent, le riche collier de ducats. Pleine de joie, elle l’attache à son cou, et se montre ainsi à sa sœur et à sa belle-mère qui, confuses à cette vue, se mettent à dire : Hélas ! c’est pourtant vrai ce qu’on prétend, qu’une bonne épouse est plus dévouée qu’une mère ! »
Si maintenant nous passons de Vuk à Kirclia Danilov, pour comparer les chansons amoureuses et domestiques de la Russie à celles des Illyro-Serbes, nous retrouvons exactement le même esprit de famille éparpillant l’affection individuelle sur une quantité de membres des deux sexes et l’empêchant de s’absorber dans un seul sentiment, l’amour conjugal. Il est d’ailleurs remarquable que le gouslo russe est plus riche en chansons de femme qu’en chansons héroïques. Presque toujours on y sent percer quelque chose de moqueur ou d’amer, comme dans les pièces suivantes :
« A l’église du Sauveur la cloche sonne la messe, dans les saints monastères on récite l’office des matines. Une belle-mère, une jeune et jolie veuve, se presse, pour aller à l’église. Elle sèche sa chemise au moulinet et son kakochnih (sa coiffure) au feu de la cuisine. Dès qu’elle est prête, la belle-mère, elle part pour la messe. Elle entre dans l’église à pas comptés ; elle s’avance lentement à travers le peuple en regardant ses petits souliers. Elle passe devant tous les saints, et va se placer au fond de l’église, par-devant son propre gendre, Denis Borisovitch ; mais le gendre ne daigne pas la regarder, ce monsieur ne la connaît pas.
« La belle-mère devient furieuse. Elle accuse son gendre de battre sa fille, de la mettre en sang, d’affliger de mille façons le cœur maternel. À ces reproches, le gendre ne répond même pas. — Quels présens lui ferai-je donc pour le gagner ? Il y a chez moi du damas ; je vais lui en faire un beau kaftan, et à ma fille une sarafane (robe à gros boutons) pour qu’elle ne soit plus battue, que son sang ne coule plus sous les coups.
« A l’église du Sauveur la cloche sonne la messe, on lit les matines dans les saints monastères. La belle-mère de nouveau se rend à l’église. Elle y entre à pas comptés ; elle s’avance lentement à travers le peuple en regardant ses fins souliers. Elle passe devant tous les saints, et va se placer par-devant son propre gendre, Denis Borisovitch ; mais Denis ne daigne pas la regarder : ce monsieur ne lui dit mot. La belle-mère s’emporte de nouveau. Elle accuse son gendre de battre sa fille, de la mettre en sang, d’affliger de toute manière le cœur maternel.
« Puis elle unit par se dire : — Quel présent donc faire à mon gendre ? Je possède trois villages avec des églises de pierres aux coupoles d’argent, surmontées de croix d’or. Entre ces églises coule une claire rivière, et dans ses eaux rapides nagent des oies, de grands cygnes, de petits canards gris en quantité. Je vais faire de tout cela un cadeau à mon gendre. — cette fois Denis Borisovitch regarde sa belle-mère. Monsieur daigne lui parler : — Mère envoyée du ciel, lui dit-il, viens loger auprès de moi. Je ne t’obligerai à aucun travail. Seulement (ajoute-t-il à part), tu me chaufferas mon bain, tu iras chercher l’eau du ménage, et la nuit tu berceras mes enfans. »
L’eau-de-vie, la commune, la patrie, le tsar, sont autant d’objets chers au moujik, et qui diminuent puissamment chez lui sa passion innée pour les femmes. Celles-ci le sentent bien, et elles s’en plaignent souvent avec amertume, comme dans la pièce suivante de Kircha :
« À une petite fenêtre ornée de gracieux dessins, sur un balcon en bois sculpté, une espèce de colombe, un pigeonneau gazouille. Une jeune fille cause avec un garçon et lui dit : Mon âme, brave et hardi garçon, tu m’avais fait serment, tu m’avais juré par les choses les plus saintes, tu m’avais donné en garantie l’icône miraculeuse de notre grand thaumaturge saint Nicolas, que tu ne boirais plus de med, de boisson d’orge ni de vin vert jusqu’à t’enivrer, jusqu’à te rouler dans la rue ; et maintenant, toi, mon espérance, tu t’enivres de vin vert, tu te saoules de boisson d’orge, et à force d’avaler le doux med, tu tombes et roules dans les ruisseaux fangeux.
« Le brave et hardi garçon répond : — Folle, insensée que tu es, de ne pas comprendre que ce qui me pousse à boire, c’est le chagrin ! Par regret de ne pouvoir te posséder, ma belle, je me suis fait soldat, et on m’a fait avancer jusqu’au grade de caporal. Je n’ai pas de peine de servir le tsar ; mais ce qui m’est un poids lourd, c’est de laisser mon vieux père et ma vieille mère sans personne qui leur donne à boire et à manger. Ce qui me chagrine aussi, c’est de me trouver dans le même polk avec mon ennemi, et de faire avec lui l’exercice sur la même ligne. »
Les chansons de femme en Russie ont quelque chose de bien plus nébuleux que chez les Serbes, quelque chose qui sent le Nord, et puis elles empiètent davantage sur le domaine du chant héroïque. Entre autres exemples, nous choisissons le plus significatif :
« Le knïaze Roman a battu sa femme, il l’a mise en pièces, et puis il a jeté son cadavre à la rivière, dans la rivière de Smorodina. Les vautours sont arrivés, les bêtes des bois sont accourues pour prendre leur pâture. Un jeune aigle à huppe rousse s’est jeté sur la poitrine de la défunte : il lui a coupé sa main droite, sa main droite ornée de l’anneau d’or du mariage, et puis il l’a emportée avec lui dans son vol.
« Cependant la petite princesse Anna Romanovna, inquiète de ne plus voir sa mère, va trouver son père et lui dit : Soudar, prince Roman Vasilievitch, où as-tu donc mis notre maman ? — Ma petite âme, répond le knïaze Roman, ta mère est allée se nettoyer à la rivière et laver son linge richement brodé. La jeune Romanovna pari comme une flèche : — O ma nourrice, et toi, ma gouvernante, et vous, mes gentilles suivantes, montons ensemble au haut de notre belvédère, pour voir madame ma mère, comment elle lave à la rivière son linge richement brodé. — Toutes montent au haut des térèmes ; mais elles ont beau regarder, elles ne voient point la princesse mère.
« La jeune fille retourne auprès de son batiuchka : — Où as-tu donc mis maman ? Nous ne l’avons aperçue nulle part du haut de nos térèmes. — Elle est allée se promener dans le vert jardin, sous les noyers et les cerisiers, répond le knïaze Roman. Aussitôt la jeune Romanovna s’élance avec ses suivantes dans le vert jardin, telles en parcourent toutes les allées, et ne trouvent pas ce qu’elles cherchent. Seulement elles aperçoivent une chose étrange : dans les airs vole un jeune aigle, avec des lambeaux de chair entre ses grilles, et en volant il laisse tomber au milieu du vert jardin une blanche main avec une alliance d’or. La jeune princesse Anna Romanovna accourt avec ses suivantes ; elle considère la blanche main ornée de l’anneau d’or, et reconnaît la main de sa mère… »
Généralement la poésie populaire russe trouve ses meilleures inspirations quand il s’agit pour elle d’embellir les anniversaires d’intérieur et les principales fêtes religieuses de l’année. Ainsi les douze soirées qui précèdent celle de Noël forment en Russie, sous le nom de zvïatki, une période pleine de joie, de danses et de poésie. L’origine de ces réjouissances remonte au-delà même du christianisme. On les retrouve jusque dans les Alpes illyriennes. Elles datent évidemment du paganisme slave. C’est le moment où les jeunes amoureux font aux jeunes filles leurs déclarations les plus tendres. Il n’est pas alors jusqu’aux vieillards qui ne reverdissent. Les vieilles femmes devisent de leur belle jeunesse et apprennent aux fillettes les secrets de leur coquetterie passée. Enfin cette staraïa Russ, cette vieille Russie, toute perdue des blessures morales faites à sa nationalité par tant de peuples conquérens, semble ressusciter comme une vierge immaculée. Les maisons les plus généralement aimées de chaque ville et de chaque village sont les lieux où se célèbrent ces fêtes. Avant que la soirée commence, les jeunes filles avec leurs servantes parcourent en chantant les habitations de leurs proches et amis, réclamant d’eux un petit tribut pour les aider à rendre la fête plus complète. Les pièces qui se chantent à cette occasion s’appellent sviatotchnaïa. Nous en traduirons une que l’auteur russe d’un nouveau recueil de piesnas, M. Kirieevski, déclare avoir copiée et entendue à Arkhangel :
« Un beau jeune homme s’en va faire sa prière, la nuit de Noël, au sobor de saint Michel archange. Il verse devant l’iconostase des larmes brûlantes. Ses blondes frisures flottent partagées en trois tresses : l’une est liée avec un ruban d’argent pur, l’autre avec de l’or pur, la troisième avec une rangée de perles fines. Devant lui sont les popes et les diacres, à sa droite sont les boïars et les knïazes, à sa gauche sont ses frères et ses camarades, et derrière lui est tout le peuple orthodoxe.
« Les boïars et les knïazes admirent le beau.jeune homme ; les gosts[3] et les marchands l’admirent encore davantage, et chacun semble lui dire : — C’est l’aurore elle-même qui l’a enfanté ; ce sont les lumineuses étoiles qui t’ont balancé dans ton berceau, et c’est la lune argentée qui t’a elle-même servi de nourrice.
« — Vous êtes fous, knïazes et boïars ; vous perdez la tête, gosts et marchands ! Celle qui m’a mis au monde, c’est ma mère légitime. Ce sont les bonnes fidèles de notre maison qui m’endormaient dans mon berceau. Et maintenant celle qui m’a peigné, c’est ma propre sœur, et celle qui a mis en trois tresses ma blonde chevelure, c’est ma fiancée.
« — Sois donc heureux, beau jeune homme, et vis plein de santé au milieu de tes richesses, au milieu de les amis ! »
C’est dans de pareilles peintures de bonheur et de bénédictions terrestres que le gouslo russe excelle, et partout en Russie on retrouve cette recherche passionnée du bien-être matériel qui n’inspire qu’assez rarement les gouslars serbes.
On vient de prendre une idée générale des chansons d’amour et de vie privée chez les Slaves ; ces pièces, dites poésies de femme, sont généralement d’une grande variété. Très courtes, elles entrent tout de suite en matière, et vous jettent dès les premiers vers leur motif, toujours empreint d’un parfum de naïveté, d’une transparence et d’une candeur que les vieux peuples peuvent bien admirer, mais qu’ils ne savent plus imiter, par la raison que l’âge mûr se tourmenterait vainement pour se donner les grâces de l’enfance. Quant à la poésie héroïque slave, elle porte un autre caractère : essentiellement sérieuse, elle en devient monotone. Elle se note dans d’interminables descriptions de costumes et de lieux, l’action y est souvent ralentie par des répétitions et de fades nomenclatures ; mais quand on a le courage de traverser toutes ces longueurs, alors on arrive aux grands effets, au roc vif de la poésie. Une des causes de monotonie de ces chants, c’est qu’ils s’interdisent trop sévèrement toute excursion hors de la vie héroïque, tout emprunt à la poésie amoureuse et féminine, et s’enlèvent ainsi le plus puissant levier d’Intrigue et d’intérêt dont savent si bien se servir toutes les autres littératures européennes.
Nous prenons d’abord Kircha Danilov et ses piesnas sur l’époque primitive russe. Il en est une qui point avec assez de vérité l’affaiblissement et la décadence des anciennes républiques slaves du nord sous les coups des aventuriers varègues :
« Dans la glorieuse et grande Novgorod, le vieux Buslaï a vécu quatre-vingt-dix ans, sans jamais se mêler avec les moujiks, sans leur dire même un mot en passant ; à sa mort, il a laissé son fils Basile entre les mains de sa veuve, Amellha Timotheevna. Dès l’âge de sept ans, le fils de Buslaï savait lire et écrire, puis il apprit le chant d’Église, et nul dans Novgorod ne chantait comme lui au lutrin ; mais, espiègle de nature, Basile cherche querelle, aux passans dans les rues, et malheur à qui lui tombe sous la main : ceux qu’il attrape par le bras restent manchots, ceux qu’il prend par la jambe demeurent boiteux toute leur vie. Une tempête de plaintes s’élève contre Basile Buslaevitch et les posadniks (magistrats) et les tribunaux de la ville se préparant à le corriger.
« Incapable de souffrir la réprimande, Basile cherche à se faire un parti ; il affiche dans tout Novgorod que quiconque veut boire et se réjouir n’a qu’à venir dans sa maison ; il y trouvera table mise et boira le vin vert à discrétion… Les aventuriers affluent ; seulement Basile éprouve chaque nouveau venu, d’abord en s’assurant de la quantité de vin qu’il peut absorber sans broncher, puis en lui donnant quelque bon coup sur la tête ou les reins pour voir jusqu’à quel point il est solide. Il éprouve ainsi Kostia, Luc et Moïse, et réussit à se trouver bientôt vingt-neuf compagnons d’une force approchant de la sienne. Entouré de sa bande, Basile se croît alors en état de résister à tous les moujiks de Novgorod…
« Le fils de Buslaï s’en va donc sur les places écouter ce que dit le peuple ; il apprend que les moujiks préparent une fête splendide pour l’anniversaire de leur grand patron saint Nicolas, qu’il sera distribué devant la cathédrale des gâteaux de riz fin en quantité, et qu’on y boira des tonneaux de bière blanche. Basile s’en vient trouver le chef des popes ; il lui donne 50 roubles pour sa personne, 5 roubles pour chacun de ses camarades, et demande à prendre part à la cérémonie : il est accepté… mais au milieu de la fête, les trente hardis camarades s’enivrent à dessein, puis se mettent à distribuer de tous côtés leurs coups de poings au peuple qui sortait de l’église ; ce fut un affreux pêle-mêle de moujiks morts, blessés ou mourans…
« Orgueilleux de sa victoire. Basile délia toute la grande Novgorod de venir à bout de lui. La ville entière, ses moujiks et ses gosts s’arment pour chasser de leurs murs le Buslaevitch Basile ; mais celui-ci, avec ses vingt-neuf camarades, repousse tous leurs assauts, les taille en pièces, les poursuit et les force à demander grâce… La mère de Basile intervient et fait rentrer son fils au logis… Alors voilà que les vingt-neuf camarades sont à leur tour battus et écrasés par le peuple ; il faut que Basile, coure vite les dégager. En passant sur le pont du Volkof, il aperçoit un moujik gigantesque qui, pour ameuter le peuple, sonnait à coups redoublés une cloche qui pesait trois cents pouds. Basile saisit la cloche et enferme le moujik dessous, et ni cloche ni moujik ne donnèrent plus aucun son. Le fils de Buslaï ramène bien vite la victoire de son côté. Les Novgorodiens domptés s’engagent, par écrit signé de tous les posadniks, à reconnaître désormais Buslaev pour leur maître, et à lui payer tribut tant qu’il vivra, chaque année 3,000 pièces d’or, avec un présent de pain et de sol que lui porteront des jeunes filles parées de fleurs… »
On ne saurait offrir une plus frappante peinture de l’anarchie et de la désolation qui remplissaient les villes russes à l’époque des invasions varègues, quand l’histoire nous montre des bandes d’aventuriers scandinaves, souvent à peine aussi nombreuses que celle de Buslaev, rançonnant des cités florissantes. Mais ce qu’il y a de pis, c’est que la poésie populaire ne flétrit pas cet état de choses ; elle accepte le vieux Buslaï comme un homme sans reproche, quoique durant toute sa vie de quatre-vingt-dix ans il n’ait pas daigné dire un seul mot aux moujiks, qui étaient pourtant alors les bourgeois de la Russie, et le fils de cet arrogant Buslaï devient maître suprême à Novgorod. La précaire existence du pouvoir national russe, morcelé entre une quantité de villes et de principautés rivales, est vivement peinte encore dans plusieurs chansons du recueil de Kircha, par exemple dans celle de Dïuk Stepanovitch :
« D’au-delà de la Mer-Bleue, de la riche et belle ville de Galitch, un épervier blanc s’envole ; ses ailes, qui rayonnent, le portent vers Kiœv ; ce faucon de feu, c’est le jeune et illustre héros Dïuk Stepanovitch. Armé à la légère, il ne porte qu’un casque d’or, et sur ses puissantes épaules une cuirasse d’argent pur valant 40,000 roubles ; il monte un cheval alezan pareil à une bête féroce, dont la longue crinière jetée sur le côté gauche tombe jusqu’à terre : il l’a payé 5,000 roubles ; aussi, quand il arrive à une rivière, ne s’inquiète-t-il pas d’y chercher le gué, mais son cheval s’y précipite et la traverse en ligne droite, eût-elle une verste de largeur. Dïuk ne porte qu’un arc doré, et dans son carquois trois cents flèches de pur acier valant chacune 10 roubles, forgées à Novgorod ; pour les rendre plus rapides, on y a fixé avec de la colle de poisson des plumes d’aigles, non pas de ceux qui s’abattent sur les flots du Volga, mais de ces plumes bleues et rouges des aigles de la Kama et de la Mer-Noire, qui se jouent au milieu des tempêtes. Les matelots ramassent précieusement sur mer les plumes que ces aigles laissent tomber dans leur vol. puis ils vont les vendre à travers la sainte Russie aux jolies âmes, aux riches fillettes : c’est ainsi que la mère de Dïuk les a eues pour le prix de 1,000 roubles ; de plus, dans ces flèches précieuses sont enchâssés des diamans qui jettent au loin de la lumière. En voyage, quand le soir approche, Dïuk, pour son repas, abat des oies sauvages et des canards gris ; puis, la nuit venue, il va les ramasser, attiré par les rayons que jettent ses flèches avec leurs diamans enchâssés dans de l’or d’Arabie.
« Dïuk arrive enfin à Kioev… Il monte au palais de Vladimir, entre dans la gridnia (salle des réceptions), se prosterne devant l’image du Christ, puis salue aux quatre côtés de la salle le grand prince, la princesse et les boïars, tous dans l’admiration de la beauté de l’étranger. Vladimir fait apporter une coupe grande comme un demi-vedro, la remplit de vin vert et la présente à Dïuk Stepanovitch, qui la vide d’un seul trait. Les cuisiniers apportent ensuite des gâteaux en fin gruau de froment ; Dïuk prend seulement la croûte supérieure et jette loin de lui le reste. — Pourquoi fais-tu ainsi le dégoûté ? -lui demande hardiment le jeune Tchurilo Plenkovitch, qui était alors en grande faveur à la cour. Le héros de Galitch répond très poliment : — Je ne suis pas accoutumé à manger des gâteaux cuits comme le sont ceux-ci. Chez vous, on se sert de vieux linges pour nettoyer les fours construits avec de la terre glaise et pavés avec des briques brutes qui donnent au pain qu’on y dépose une mauvaise odeur, tandis que chez madame ma mère les fours sont construits avec des briques vernies, carrelés avec des plaques de cuivre et nettoyés avec des étoffes de soie ; aussi quels gâteaux que ceux qu’on cuit dans de pareils fours ! on ne se Lasse pas d’en manger.
« Ces propos piquèrent la curiosité du grand prince Vladimir, au point qu’il résolut d’aller s’assurer par ses propres yeux si Galitch possédait réellement tout le luxe et toutes les somptuosités que lui supposait son héros… Parti avec toute sa cour, Vladimir arriva à l’improviste à Galitch, chez l’illustre veuve, mère de Dïuk Stepanovitch ; celle-ci, sans se déconcerter, prépara un grand festin pour le prince de Kiœv, qui, assis avec tous ses boïars à de blanches tables de chêne, dans de superbes térèmes, but et mangea à satiété pendant quatre jours… puis il remercia la riche veuve, et dit à Dïuk Stepanovitch : — C’était bien la vérité, ce que tu nous avais dit du luxe de Galitch. »
Une autre piesna qui montre encore avec plus de clarté la faiblesse de la primitive monarchie russe, c’est celle du boïar Stavro.
« Tous les boïars et bogatyrs de Russie sont réunis en festin chez leur grand prince Vladimir de Kiœv… Ils boivent, ils mangent, ils se réjouissent, et ils élèvent aux nues la gloire de leur puissant monarque. Un seul boïar ne parle ni ne mange, le boïar Stavro Godinovitch. Enfin d’un air dédaigneux il dit à son voisin : Qu’est-ce que cette citadelle de Kiœv ? Qu’est-ce que ce palais de Vladimir ? Ma demeure à moi, boïar Stavro, vaut bien la ville de Kiœv. Ma cour a sept verstes d’étendue, mes salles éblouissantes sont en chêne blanc, recouvertes de peaux de castor gris ; les poutres y sont dorées, les murs y sont tapissés de notre zibeline, et le parquet y est en marqueterie d’argent.
« Le prince Vladimir a entendu ces propos. Il fait saisir le boïar Stavro lui fait mettre des chaînes de fer aux pieds et aux mains, et le jette dans un souterrain profond. Puis il envoie ses intendans confisquer la résidence du rebelle, et ordonne qu’on amène auprès de lui sa femme prisonnière ; mais celle-ci, prévenue à temps, coupe à la hâte sa longue chevelure, s’arrange les cheveux comme un homme, prend des bottes vertes à la tatare, et se déguise en envoyé menaçant du grand khan de l’orde d’Or. Accompagnée d’une suite nombreuse, elle prend alors le chemin de Kiœv, pour aller demander à Vladimir les tributs et les impôts arriérés de douze années, dus par lui à la grande orde… Elle ne tarde pas à arriver dans la capitale des Russes.
« L’apparition subite de ce menaçant ambassadeur répand l’effroi à la cour et dans toute la ville ; mais les plus rusés supposent que cet inconnu est la femme déguisée de Stavro lui-même. Vladimir en conséquence prie l’ambassadeur de lui donner le spectacle des exercices guerriers de la grande orde, et de montrer à tous les Russes la supériorité de sa force. L’inconnu accepte, et renverse successivement les plus forts lutteurs de Kioev… On lui présente un arc russe, l’inconnu le dédaigne et demande le sien, machine énorme que dix hommes ont de la peine à porter. Quant à lui, il le soulève d’une seule main, tire et touche au but marqué…
« Enfin Vladimir essaie de vaincre lui-même le terrible ambassadeur au jeu de trictrac. À chaque partie, il est battu. Découragé, il se soumet à tout ce que l’ambassadeur réclame, et se prépare à payer les douze ans d’impôts arriérés. Cependant un festin splendide est servi au puissant envoyé de l’orde d’Or. Au milieu du repas, l’ambassadeur s’ennuie de ne pas entendre de musique : il demande qu’on fasse venir le plus habile joueur de gouslé de Kiœv. À cette époque, le plus habile gouslar russe était le boïar Slavro. Vladimir ordonne aussitôt d’enlever ses chaînes au pauvre prisonnier et de l’amener dans la salle du festin.
« Stavro arrive avec sa gouslé, et se place devant l’ambassadeur de l’orde d’Or. Il se met à jouer les airs grecs de Tsarigrad. Il exécute les danses de Jérusalem et les mélodies des Hébreux. Peu à peu l’ambassadeur s’assoupit, et, désirant dormir, il dit au grand prince Vladimir : Prince de Kiœv, je ne m’inquiète ni de tes tributs, ni de tes impôts ; je te demande en place ce pauvre et brave jeune homme, le boïar Stavro Godinovitch. Ravi de pouvoir s’acquitter à si bon compte, Vladimir remit Stavro à l’ambassadeur tatare, qui, le prenant par la main, sortit avec lui de Kiœv, suivi de son escorte et de Vladimir lui-même, qui le reconduisit respectueusement jusqu’au bord du Dniepre… C’est ainsi que la femme du boïar Stavro sut tirer son époux des cachots de Kiœv. »
À cette époque, les puissans princes et les simples marchands s’unissaient entre eux par des mariages, comme nous l’apprend Kircha dans la chanson intitulée : Soloveï Budimiroviich.
« Haut est le ciel étoilé, profond est l’abîme de l’océan, vastes sont les steppes de sable et forts sont les flots du Dniepre… Sur ses ondes, ce fleuve porte trente navires venus de la ville lointaine de Ledenets, où règne le tsar d’au-delà de la mer. Parmi ces trente beaux navires, le plus beau est celui du riche gost Soloveï, fils de Budimir. Ce navire a la forme d’un faucon dont deux gros saphirs forment les deux yeux. Il a pour sourcils de la noire zibeline d’Iakoutsk eu Sibérie, pour moustaches deux longues lames de fer, et à la place des oreilles deux tances de mirzas tatares… Deux pelisses de renard fauve enveloppent le gouvernail ; la poupe est sculptée en forme de tête d’uroch, et pendant que les deux côtés du navire représentent les têtes terribles des forêts, sa proue fend le fleuve avec la forme et la légèreté de l’oiseau.
« Sur le navire-faucon s’élevait, suspendue en l’air, une fraîche galerie aux brillantes couleurs. Là, les gosts, les honorables, assis, s’entretenaient ensemble du prix des dents de poisson, de la valeur des soies et des velours à ramage. Au milieu d’eux, le jeune négociant, Soloveï Budimirovitch, se mit à dire : « Navigateurs du commerce, comment pensez-vous que je serai reçu à Kioev par le grand prince Vladimir, et quels présens devrai-je lui faire ? » Les gosts des navires, les honorables, répondent : « Glorieux et opulent fils de Budimir, tu as une caisse remplie d’or, tu as quarante fois quarante peaux de zibeline noire et deux fois quarante peaux de renard fauve. Tu as de précieuses étoffes de vrai damas, pur travail des sages de Jérusalem, et puis du faux damas semé de fleurs et de dessins chatoyans, merveilleuse invention des Grecs de Byzance. Réfléchis, fils de Budimir, qu’on est partout bien reçu avec de l’or et de l’argent. »
« Les trente navires arrivent sous les murs de Kiœv : ils jettent l’ancre dans le Dniepre, et se rangent à la file le long du rivage. Les gosts descendent et vont à la douane acquitter l’impôt de leur marchandises, sept mille roubles pour les trente cargaisons… Quant au jeune fils de Budimir, il va droit au palais du grand prince, entre dans la salle du trône, se signe devant l’image du Sauveur, se prosterne devant le grand prince Vladimir et devant sa brûlante épouse Apraxieevna, et il leur offre de riches présens : au prince, quarante fois quarante peaux de zibeline noire, et deux fois quarante peaux de renard fauve ; à la princesse, une pièce de damas à fleurs blanches, travaillée dans la savante Jérusalem, et du damas moins cher, invention merveilleuse des Grecs de Byzance. Il réfléchit, le jeune marchand, qu’on ne saurait jamais se fâcher contre l’or et l’argent.
« Les présens de Soloveï sourirent en effet au prince et surtout à la princesse, et le gracieux Vladimir dit au jeune gost : « Riche fils de Budimir, viens loger dans mon palais, je te donne le rang de boïar et la dignité de chambellan. » D’un air modeste, Soloveï répond : « Ne me loge pas dans ton palais. ô mon maître ; ne me fais ni boïar, ni chambellan, mais donne-moi un petit coin de terre inculte chez ta nièce, la jeune Zapava Putïatichna, au bout de son vert jardin, derrière ses noyers et ses cerisiers, pour que je m’y bâtisse une demeure… » Vladimir accorde sa demande au jeune gost. Celui-ci s’en va chercher tous les matelots de son navire, qui, armés de leurs grandes haches, arrivent secrètement, à la nuit tombante, dans le jardin de Zapava, derrière ses noyers et ses cerisiers. Ils travaillent toute la nuit, ardemment et en silence, comme le pivert, lorsque avec son bec aigu il se creuse un nid dans la tige d’un jeune sapin. Avant que l’aube eût blanchi le ciel, ils avaient achevé une splendide demeure à trois étages, avec toiture dorée et des plafonds à riches peintures représentant le soleil aussi brillant que dans les cieux, la lune et les étoiles scintillant comme au firmament, l’aurore vermeille et souriante comme quand elle vient chasser les ombres de la nuit, et enfin toutes les merveilles de la nature.
« Au lever du jour, la cloche du nouveau palais sonna l’heure de la prière. Ce son inaccoutumé éveilla la belle Zapava. Elle regarda par la fenêtre dans son vert jardin, du côté des noyers et des cerisiers, et aperçut avec étonnement les trois étages de galeries dorées. O mes nourrices, ô mes compagnes, s’écrie-t-elle, accourez donc voir un prodige, qui s’est opéré cette nuit dans mon jardin ! Toutes ses compagnes, à cette vue, lui conseillent d’aller sur les lieux s’assurer par elle-même d’où lui est arrivée cette soudaine bonne fortune. Zapava revêt à la hâte sa robe de zibeline qui a coûté trois mille roubles, et dont les boutons en valent sept mille… Elle traverse son jardin et arrive au nouveau palais. Elle écoute à la porte et entend des voix basses qui se répètent les unes aux autres : C’est la respectable veuve, mère de Soloveï, qui prie Dieu avec ses serviteurs. Zapava monte aux térèmes supérieurs, d’où elle entendait sortir une musique tendre et douce. Elle entrouvre furtivement la porte, et ses jambes fléchissent de stupeur, quand elle aperçoit, aux voûtes de la salle, le ciel entier, avec ses astres et ses étoiles et toutes les beautés de l’univers reproduites par d’habiles peintres.
« Tout à coup Soloveï jette de côté sa mélodieuse gouslé. Il s’avance vers la belle attendrie, lui baise sa blanche main, la conduit vers un lit d’ivoire, et la couche sur des coussins de plume d’oiseau. — Ne t’effraie pas, dit-il, Zapava, nous sommes tous les deux en âge de nous aimer. — La jeune fille le laissa faire, et tous les deux se fiancèrent en échangeant leurs anneaux d’or. Enfin la mère de Soloveï, la respectable veuve, arrive ; elle fixe le jour des noces, puis dit à son fils : Mon enfant, avant ton mariage, il faut que tu ailles conduire les marchandises à la Mer-Noire. Le fils obéissant part pour la Mer-Noire avec ses navires. Pendant son absence, il lui arrive à Kiœv un rival, Chap David Popov, dit le héros nu, qui demande aussi Zapava en mariage… Celle-ci, ennuyée d’être seule, accepte Chap Popov dit le Nu, et le mariage se célèbre. À ce moment même, la flotte du jeune Budimirovitch revient de la Mer-Noire. Il descend avec son équipage de son navire le Faucon, et s’en va faire les frappemens de tête (saints) d’usage au grand Vladimir. Il le trouve au milieu de sa gridnïa, donnant à manger à tout le monde, et célébrant les magnifiques noces de sa nièce Zapava avec Chap David Popov, le héros nu. Il commence à s’étonner : mais voilà que Zapava, en apercevant son premier fiancé, se lève brusquement d’auprès de Chap Popov, lui fait une profonde révérence, et le congédie avec ces mots : Adieu, seigneur ! Je te prenais pour fiancé, parce que je n’avais pas avec qui dormir, et Vladimir joyeux recommence une nouvelle noce. »
Peut-on mieux peindre ces gosts barbus et hardis de Moskou, qui résument tout l’héroïsme en billets de banque, et tout le bonheur de la vie en une belle femme et de bons dîners, race d’hommes à qui il ne manque plus que les Indes orientales pour devenir les plus épais représentans de l’industrialisme dans l’histoire du monde ? Ce qu’il y a de plus triste, c’est qu’ils se trouvent déjà tels au temps de Vladimir : c’est de voir la nièce de leur Charlemagne, Zapava, se marier parce qu’elle n’a pas avec qui dormir, c’est d’entendre les gosts d’alors répéter comme leur proverbe le plus habituel : « qu’on ne se fâche jamais contre l’or et l’argent. »
Sur toute la période si agitée des successeurs d’Ivan le Terrible, Kircha n’a pu recueillir qu’une seule chanson véritablement historique, celle de Grégoire le Défroqué (Grichka Razstriga).
« Pourquoi, ô Dieu tout-puissant, t’es-tu irrité contre nous, au point de nous envoyer un pareil séducteur, un défroqué maudit, Grégoire Otrepiev ? Pourquoi l’as-tu fait arriver chez nous jusqu’à la dignité de tsar sous le nom usurpé de Dimitri Ivanovitch Uglitski ? Une fois solidement assis sur notre trône, l’insolent défroqué s’est cherché une épouse, il l’a demandée non pas à notre mère Moskou, mais à la maudite Litvanie. Il s’est allié au pan (seigneur) Iuri de Sandomir, il lui a demandé sa fille, Marina Iurïeva, la païenne et l’hérétique. Il a célébré, le défroqué, sa noce un jeudi, la veille de la fête de notre grand saint Nicolas. Les knïazes et les Boïars sont venus à la messe de l’aurore. Ils ont trouvé, sous la coupole de notre cathédrale, le défroqué, vêtu à la façon étrangère, avec une fine chemise de mousseline, et Marina avec une robe chatoyante de damas couleur de geai. Après la messe, le défroqué, sortant du sobor, est allé se placer sur l’escalier Isarien, et là, entouré des boïars et des knïazes, il a crié d’une voix retentissante : Maréchaux de mon palais, préparez vite un splendide repas, où à côté du maigre il y ait du gras en abondance ; car demain m’arrive un hôte chéri, le pan Iuri avec sa pani. — Toutefois les strelits ne restaient pas tranquilles ; ils conspiraient entre eux et envoyaient leurs affidés au monastère où vivait la tsarine veuve, Martha Malvïeevna, pour lui dire : Tsarine Martha Matvïeevna, est-ce bien ton propre fils qui règne maintenant sur nous, ton propre fils, Dimitri Ivanovitch ? À cette question, la tsarine veuve se mit à pleurer amèrement, et répondit aux députés : Crédules Moscovites, comment ne devinez-vous pas que celui qui vous gouverne est un faux Dimitri ? c’est un défroqué, c’est Grégoire Otropiev. Quant à mon fils, au fils de votre tsar, il a péri on ne sait comment, à Uglitch, par la main des Boris Godunof. Ses os sont déposés à Moscou, dans la sainte et miraculeuse Sophie du Kremlin. Là, sous la tour du grand Ivan, au son de la grosse cloche appelée tsar-kolokul, chaque fois que les popes du sobor se réunissent, ils prient pour l’âme du défunt tsarévitch Dimitri, fils d’Ivan, et ils maudissent les boïars Godunof. — Forts de cette réponse, les strelits concertèrent leur plan : ils cernèrent le palais tsarien et se révoltèrent contre le défroqué. Abandonné, celui-ci se défendit bravement dans le palais, Jusqu’à ce que sa méchante femme, l’hérétique Marina, se transforma en oiseau sinistre, se changea en pie, et prit son vol loin de son époux. Alors, se voyant tout seul, Grégoire désespéré se jeta du haut des térèmes tsariens sur les lances des strelits, et trouva ainsi la mort. »
On ne saurait trop déplorer le vague extrême des données historiques de Kircha. Ce gouslar ne soupçonnait pas même combien les poésies populaires peuvent éclairer et vivifier la sèche chronique des événemens nationaux. Un savant russe de nos jours, M. Kirïeevski, a cherché à remplir les vastes lacunes laissées par le gouslar Kircha ; mais lui aussi, dans l’introduction récemment publiée de son recueil, se plaint de l’absence presque totale de vieux chants historiques russes. Ce qui prouve combien le peuple se souvient peu en Russie, c’est qu’il n’attache au nom d’Ivan le Terrible aucune idée de tyrannie. Il ne voit en lui que le puissant conquérant de Kazan et d’Astrakan et le vengeur de la Russie contre les Tatares oppresseurs. D’ailleurs, contre les Tatares mêmes, l’ancien Russe n’avait pas l’antipathie qu’on pourrait lui supposer. Une loi coutumière, constatée dans Kircha par la chanson d’Ivan Godinovitch, voulait qu’un khan tatare fait prisonnier ne fût ni battu, ni insulté, ni pendu. On le traitait comme une majesté déchue. Les Slaves du sud n’avaient point pour les grossiers nomades d’Asie ce respect servile ; ils ne considéraient point leurs chefs comme d’inviolables Augustes. Ensuite les héros du gouslo russe recourent trop souvent à la ruse ; ils jouent à ces pauvres moujiks des tours indignes d’hommes sérieux. Ce sont moins des héros épiques que des héros de mélodrame. Les personnages illyro-serbes ont des allures plus fières et plus droites, principalement chez André Katchilj.
Comme le Cosaque Iakubovitch prend dans ses chansons le pseudonyme de Kircha Danilov, ainsi Katchitj, au début de son recueil, se présente lui-même sous le nom du vieux Monténégrin Miloran. Pressé par son pobratim, le knéze de Kataro, de prendre la gouslé, Milovan se plaint d’abord amèrement de l’indifférence de ses contemporains, « qui n’ont plus, dit-il, pour les gouslars le respect dû à leur caractère. » Enfin il se décide et commence par la chanson des Faucheurs d’Alexandre le Grand, car c’est jusque-là que les Serbes du Balkan font remonter leur histoire. Vaincus par le héros macédonien, ils le suivirent armés de leurs faux à la conquête du monde ; puis Alexandre mourant rendit à ses faucheurs serbes la liberté, en comblant leurs douze bans ou princes nationaux de privilèges magnifiques. Vient alors un résumé chronologique de tous les règnes des rois illyro-slaves, depuis Bradil, qui, peu avant la naissance d’Alexandre, avait soumis les Macédoniens au tribut, jusqu’à Agro, qui réussit à concentrer sous son sceptre toutes les peuplades illyriennes, et laissa en mourant sa veuve Teuta à la tête d’une monarchie florissante et redoutée sur mer comme sur terre. Cependant les Romains viennent attaquer Tenta, dont le général en chef Demetre passe à l’ennemi avec toutes ses troupes. Une partie des Illyriens subît le joug de Rome, pendant qu’une autre partie continue de lutter. Les révoltes dès lors ne cessent plus en Illyrie jusqu’à celle de Bato et Pinet, qui, sept ans après Jésus-Christ, réunirent sous leur étendard jusqu’à huit cent mille Illyriens, tous bouillant de venger contre Rome leur patrie outragée. Pourtant l’indépendance complète des Illyriens ne renaît qu’après la destruction de Rome par les Germains. Alors s’ouvre le premier cycle épique des héros de Katchitj, qui ont pour centre Dioclée au Monténégro, ville autrefois superbe, maintenant enterrée sous la mousse des forêts.
Peu à peu Katchitj arrive à la période des invasions musulmanes et à l’asservissement complet de sa patrie. Cette période voit commencer les guerres d’ouskoks ou réfugiés serbes, qui passaient incessamment des provinces turques dans la Hongrie et les états de Venise. Presque toute une partie du recueil de Katchitj leur est consacrée. Ces ouskoks ou émigrés, en quittant leurs loyers et franchissant la frontière[4], emmenaient avec eux leurs glavars, leurs popes, leurs serdars, et jusqu’à leurs rapsodes. C’étaient des clans ou des tribus complètes. Les motifs qui les faisaient partir sont exposés avec une vérité scrupuleuse par Katchitj dans la piesna qu’il chanta chez les Nakitj, en l’honneur des héros de cette famille, et au festin d’anniversaire de leur patron domestique :
« Deux nobles frères du sang de Nakitj, deux knèzes, Mathias et Martin, dans leur riche héritage, se lamentent et se disent l’un à l’autre : — Nous sommes riches, nous possédons des prairies aux clairs ruisseaux, de vastes champs de blé, des vergers pleins de fruits ; mais à quoi nous sert tout cela, quand nous avons sur les épaules des spahis turcs et le pacha d’Hertsegovine qui remplace nos anciens bans ? Chaque jour nous arrive sur la terre de nos aïeux une nouvelle avanie de la part des tyrans étrangers ; nous nous flétrissons, nous nous desséchons dans l’esclavage, fuyons vers les pays latins, sous l’égide du doge de Venise. Le doge sort déjà de mère à tant de braves Dalmates et Bosniaques ; il nous donnera, à nous aussi, de la poudre et du plomb ; il attachera à notre kalpak la plume de vautour, et nous reviendrons rendre à nos spahis turcs de sanglantes visites. Nous nous battrons comme des Monténégrins ; nous emmènerons butin et prisonniers. Par le grand Dieu ! il faut se venger des Turcs.
« Ce qu’ils disaient, les Nakilj, ils le firent. Ils emmenèrent avec eux mille ïunaks dévoués, et s’en allèrent trouver le doge sérénissime. Celui-ci les reçut à merveille, leur donna poudre et plomb, et attâcha à leur kalpak la plume de vautour. Alors les Nakitj aiguisèrent leurs sabres et parcoururent en ravageurs les frontières turques. Ils brûlaient villes et villages, arrachaient les enfans aux mères turques, et les emmenaient comme esclaves dans les cités latines. Ils reprirent d’assaut la citadelle de Senïa, dans la vallée de la Tsetinié, le fort aérien de Knin, Dernich et Gabel, sur la fangeuse Neretva, et tant que les Nakitj vécurent, on ne se battit nulle part sans eux contre les Turcs… Aussi le sérénissime doge a-t-il donné aux enfans des deux frères de nombreux châteaux et le manteau de sénateur sur les lagunes. »
Une autre rapsodie de Katchitj, chantée selon la coutume homérique dans la tribu dalmate des Suritfj, chez le colonel Ante Suritj, chef de la famille, célèbre la série d’aïeux de ce colonel, à commencer par le dragon de feu, don Stepane, qui marchait partout en tête de l’armée vénitienne, et qui remporta sur les infidèles plus de triomphes qu’il n’y a de jours dans l’année. Aussi recevait-il du doge, comme solde, trente ducats d’or par mois. Enfin, au siège de Sibinik par les Turcs, il fut couvert de blessures et pris en voulant débloquer la ville. « Les barbares lui firent endurer pendant trois jours tous les genres de tortures, et le quatrième ils l’empalèrent vivant. Gloire à son âme dans le paradis ! Et dans ce bas monde ses frères l’ont bien vengé, et ils le vengent jusqu’à cette heure par leurs glorieux descendans. »
Les héros de la Croatie maritime sont aussi l’objet de nombreuses piesnas. Leur point commun de réunion est le port de Senïa, « nid de corsaires chrétiens redouté jusqu’à Bagdad et jusqu’au fond de l’Égypte. Combien de morts et de captifs turcs ont été apportés dans la blanche Senïa, Dieu seul le sait, Dieu et sa sainte mère, mes enfans ! » Au temps du siège de Vienne par les Ottomans, des bandes de faucons croates, conduits par deux aigles impériaux, — les deux généraux Stepan Ielatchitj et Ivo Kamenia, — voltigeaient, dévorant tout ce qui était turc, depuis Senïa jusqu’au Danube. La ruse au besoin suppléait chez eux le courage. Comme la citadelle turque de Siget résistait à tous leurs assauts, l’un d’eux, le hardi Prebek, s’habille en musulman, prie, salue, parle à la façon musulmane, et entre dans Siget comme fabricant de poudre. Arrêté par les sentinelles, il répond en turc très pur : — Je suis un Osmanli de la ville de Filibé. Mon métier est de faire de la poudre, et je vais ainsi de forteresse en forteresse fournir à mes frères les moyens de se défendre des Croates. — Le pacha de Siget reçoit l’étranger avec honneur, lui fait servir des sorbets et le loge dans son propre kanak. Prebek fabrique à loisir sa provision de poudre, et l’entasse dans les souterrains du château. Au milieu d’une nuit sombre, quand tous les Turcs donnent, il allume au fond des caves une mèche qui, une fois consumée, mettra le feu aux poudres. Puis il sort en silence de Siget. « Au moment prévu par lui, la citadelle saute en l’air avec des milliers de Turcs, et Prebek satisfait s’en retourne en chantant vers ses frères les Croates. »
Katchitj revient sans cesse à ses braves amis et capitaines des bouches de Kataro. Il nous les montre en courses perpétuelles le long de la Skenderie ou Albanie et de la Morée, attaquant les sambeks et les tartanes, navires de guerre musulmans, montant comme des lions à l’abordage, brisant tout ce qui résiste et submergeant les plus gros vaisseaux.
« Déjà avant Jésus-Christ, dit-il, les fils de Kataro étaient redoutables. Leur golfe fut le dernier refuge de l’indépendance illyrienne. Combien d’assauts des légions romaines ne repoussèrent-ils pas du haut de leur rocher de Perasto ! Maintenant ce sont eux qui, au nom du doge latin, poursuivent partout à outrance les haïdouks de la mer, et leur donnent souvent la chasse jusque sous les murs de Tunis et d’Alger. Ils sont rapides à l’attaque comme leurs frères d’Hertsegovine ; ils manient la carabine comme des Monténégrins et le sabre comme des Magyars. Ils ont la fierté bosniaque et l’intelligence italienne ; ils sont riches comme des Hollandais et persévérans comme des Anglais.
« Les héros de Kataro se comptent par milliers… Voyez l’un d’eux, le knèze de Dobrota, Ivanovitj Marko, sur sa petite tartane montée par quarante hommes. Tous se sont confessés aux capucins d’Athènes ; ils ont reçu l’absolution, et, prêts à mourir, ils attaquent une galiote de guerre tripolitaine montée par trois cents Barbaresques sous le bey Ibrahim… La barque légère voltige comme l’hirondelle autour de l’énorme vaisseau. Qu’importe aux braves le nombre des ennemis ? les petits faucons parfois domptent les grands aigles. De même le knèze de Dobrota, après une horrible lutte, parvient à couler bas la galiote barbaresque ; mais frappé d’une dernière balle au front, Ivanovitj Marko tombe au milieu de son triomphe, et son âme pure s’envole au paradis. »
Le chant héroïque, si original chez Kircha, si majestueux chez Katchitj, subit une dernière transformation quand le Serbe oriental, Vuk Karadchitj, s’en empare. La différence du style, de la poésie, de la morale même, frappe ici au premier coup d’œil. Je traduis le Diacre Stefane :
« Avant qu’il soit jour, avant la messe de l’aurore, la sainte messe du dimanche, le diacre Stéfane se lève, et ce n’est pas à l’église qu’il va. Il va dans son champ semer du blanc froment, deux vieux voyageurs passent et s’arrêtent à le regarder. — Au nom de Dieu, diacre Stéfane, d’où vient qu’un jour de dimanche tu te lèves avant l’aurore, non pour aller à l’église, mais pour venir travailler dans ton champ ? Es-tu devenu fou ? ou bien, foulant la croix aux pieds, t’es-tu fait Turc ? — Vieux voyageurs, répond le diacre, je ne suis point devenu fou, ni n’ai foulé aux pieds la sainte croix ; mais je me trouve dans une grande misère. J’ai au logis neuf enfans muets et neuf autres aveugles, et rien que mes bras pour les nourrir. Ainsi Dieu me pardonnera mon péché.
« Les deux vieux voyageurs se disent : Allons maintenant trouver la diaconesse, pour nous assurer de ce qu’elle fait. Arrivés à la cour de Stéfane, ils trouvent sa femme occupée à faire cuire du pain, et ils lui disent : Au nom de Dieu, diaconesse, d’où vient qu’un saint jour de dimanche tu le lèves avant l’aurore, non pour aller à la messe, mais pour faire cuire du pain ? Es-tu frappée de folie, ou bien t’es-tu faite renégate ? La femme du diacre répond : Je ne suis ni folle, ni renégate, mais j’ai à endurer une grande misère. J’ai à nourrir neuf muets et neuf aveugles. Je les nourris avec l’aide de mon époux. Ainsi Dieu me pardonnera mon péché.
« — Donne-nous ton nouveau-né, qui est dans ce berceau doré, répliquent alors les deux voyageurs. Nous l’égorgerons ; de son sang, nous marquerons les portes de ta blanche demeure, et tout ce qui s’y trouve, de muet parlera, tout ce qui s’y trouve d’aveugle verra. La pauvre mère réfléchit, elle réfléchit longtemps. Puis elle se décida et donna son nouveau-né aux deux vieillards. Ils l’égorgèrent, et, recueillant son sang, ils en marquèrent les portes de la maison du diacre. Ce qui s’y trouvait muet parla, ce qui y était aveugle commença à voir. Et les deux vieillards sortant continuèrent leur voyage.
« L’épouse du diacre se retourne alors vers le berceau du pauvre enfant qui venait d’être égorgé. O prodige ! Elle le retrouve vivant dans ses langes, et.jouant avec une pomme d’or que lui ont laissée les deux anges, envoyés de Dieu pour rendre à ses enfans muets et aveugles la parole et la vue. »
Parmi les chants de guerre, on en trouverait peu, il me semble, qui respirent un caractère plus tragique, une plus profonde terreur, que la piesna de Doïtchin le malade :
« Dans la blanche ville de Salone, le voïevode Doïtchin est malade depuis neuf ans. La nouvelle qu’il ne peut plus guérir, en se propageant au loin, rend le courage aux ennemis de sa patrie. Les corsaires africains, conduits par l’Arabe Huso, arrivent sous les murs de Salone. Huso dresse sa tente au bord de la mer, et donne le choix aux habitans de Salone ou de venir se mesurer avec lui, ou de lui payer chaque jour tribut. Les hardis ïunaks n’osent entrer en lice avec Huso, et préfèrent lui envoyer chaque jour ce qu’il demande, des bœufs, du vin en abondance, des ducats et des jeunes filles encore vierges. Chaque fille de Salone est obligée à son tour de se rendre sous la tente de l’Arabe.
« Arrive enfin le tour d’Hélène, sœur de Doïtchin le malade. Assise au chevet du lit de son frère, elle verse des larmes brûlantes, qui tombent sur le front du malade. Pourquoi pleures-tu, ma sœur ? Crains-tu après ma mort de manquer de pain blanc, de vin vermeil, ou de fils d’or pour les mêler à la soie sur ton métier à broder ? Hélène répond : Mon pauvre frère, je sais bien que tu me laisseras des richesses en abondance ; mais je pleure de me voir forcée d’aller passer la nuit dans les bras de cet horrible Arabe que tout le monde déteste. — O ville pourrie de Salone, s’écrie Doïtchin, il n’y a donc pas dans tes murs un seul homme de cœur, pour aller combattre un monstre avide seulement du sang des jeunes filles ? Ainsi on ne me laissera pas mourir en paix ! — Il appelle son épouse, Angelïa, et lui demande si son ancien coursier Doro est encore vivant. — Il vit, répond la belle Angelïa, et je le soigne comme mes yeux. — Prends-le donc par la bride, dit le malade, et va-t-en le faire ferrer à neuf chez mon ami Pétro. J’irai délier l’Arabe, dussé-je ne pas revenir.
« La belle Angelïa obéit. Les gens de la ville, qui la voient menant Doro par la bride, se disent : Le voïevode Doïtchin a fini par mourir, et voilà que sa veuve s’en va vendre son cheval au marché. Arrivée chez le maréchal Petro, elle lui dit : Ton ami Doïtchin te salue ; il te prie de lui ferrer son cheval, et il paiera sa dette en revenant de combattre l’Arabe, Petro répond : Je ne ferrerai point son cheval avant de m’être payé d’abord moi-même en baisant tes grands yeux noirs. À ces mots, la belle Angelïa s’emporte comme un feu vivant. Elle reprend Doro, le ramène non ferré à l’écurie, et s’en va conter à son époux sa mésaventure. N’importe, s’écria le malade, selle-moi mon cheval non ferré, et apporte mes armes. Et toi, ma sœur, enveloppe-moi la poitrine et les reins avec des tissus de laine bien épais, pour qu’on ne voie pas ressortir mes os.
« Les deux femmes firent ce que le maître ordonnait ; puis Angelïa aida son époux à se hisser sur Doro, et le coursier, reconnaissant celui qu’il avait autrefois porté dans tant de combats, bondit de joie, et fit jaillir du feu des pavés. Doïtchin est bien vite arrivé devant la tente de l’Arabe, qu’il provoque par d’amères insultes ; mais, terrifié de revoir tout d’un coup vivant le héros qu’il croyait, mort, Huso n’ose entrer en lice. Il offre à Doïtchin paix et amitié, et jure de ne plus jamais revenir sous les murs de Salone. Le malade Doïtchin ne veut rien entendre, et il force l’Arabe à se mettre on défense. Huso lance le premier sa massue contre Doïtchin. Accoutumé aux habiles manœuvres, Doro, voyant venir la massue, se couche ventre à terre. L’arme puissante vole par-dessus la tête de Doïtchin, et va se briser contre les rochers. À son tour, Doïtchin fond sur le noir Arabe, et d’un coup il lui tranche la tête. Avec le bout de son sabre, il en arrache les deux yeux, qu’il enveloppe dans un mouchoir de soie. Puis il rentre à Salone.
« Arrivé devant la forge du maréchal Petro, il lui crie : Approche ici, Petro, que je te paie de ton travail ! Et comme Petro sortait en riant de sa forge, Doïtchin le malade lui fend la tête, disant : Voilà ce qui t’appartient, pour avoir voulu embrasser la femme d’autrui. Avec la pointe de son sabre, il arrache également les deux yeux de cette tête, les enveloppe de son fin mouchoir, et rentre à la maison. Sa sœur et sa femme se précipitent au-devant de lui. À l’une il jette les deux yeux de l’Arabe, pour lui montrer qu’elle n’a plus rien à craindre ; à l’autre il présente les yeux de Petro en lui disant : Il n’essaiera plus de t’embrasser ! Et cela dit, Doïtchin le malade s’affaissa sur son cheval et tomba mort. »
Les piesnas de Vuk offrent souvent une frappante ressemblance avec les légendes patriarcales de la Bible. Ainsi on y voit des héros servir, comme Jacob, près de leur futur beau-père durant de longues années, pour mériter leur fiancée. « L’opulent Mitar lakchitj s’est fait serviteur du voïevode Ianko. Il le sert, non pas pour de l’argent, mais pour obtenir la main de sa sœur. Il l’a déjà servi neuf ans ; la dixième année commence, et loin d’avoir pu embrasser sa future, il n’a pas même encore réussi à lui parler. Le jeune Mitar tombe malade d’amour. » À cette nouvelle, sa future s’attendrit ; elle vient le trouver une nuit dans sa chambre. Mitar l’embrasse jusqu’à l’aurore, et puis tous deux s’enfuient au galop, sur le même cheval, vers les vertes montagnes serbes, emportant les trésors du beau-frère Ianko, ainsi que Jacob emporte les dieux lares de son beau-père. Comme le vieux patriarche Lot, Ianko poursuit aussi les fugitifs, mais en vain, et lorsqu’il les sait bien mariés, il leur envoie paternellement sa bénédiction. — Le jeune Mitar a un frère avec lequel il lui faut bientôt partager un immense héritage. Ce Partage des biens des Iakchitj a donné lieu à une des plus remarquables chansons du recueil de Vuk.
« La lune réprimande Danitsa, l’étoile du matin : — Où es-tu allée, Danitsa ? Où as-tu perdu ton temps depuis trois jours que je ne l’ai vue ? L’étoile Danitsa répond : Je me suis amusée à regarder du haut du ciel dans la blanche Belgrad un curieux événement, le partage des biens paternels entre les deux puissans frères Iakchitj Mitar et Iakchitj Bogdan. Mitar a pris pour lui la Karavlachie et la Karabogdanie (Valachie et Moldavie), et tout le Banat jusqu’au Danube. À Bogdan sont échues les plaines de Syrmie, les rives de la Save et la Serbie, depuis Ujilsa jusqu’à Belgrad. Quant à Belgrad même, les deux frères se la sont partagée. Mitar a gardé la ville basse avec la forte tour Neboicha ; Bogdan a pris pour lui la ville haute avec la belle église de Rujitsa. Tout cela conclu, les deux frères se sont brouillés pour une bagatelle, pour un faucon gris et un coursier bai. Mitar les réclame, et Bogdan s’obstine à ne pas les lui céder.
« Le lendemain, au lever de l’aurore, Mitar se dispose à partir pour la chasse. Il selle le cheval bai, prend avec lui le faucon gris, et, quittant sa fidèle épouse, il lui dit : Mon Angelïa, il faut qu’aujourd’hui tu m’empoisonnes mon frère, sinon n’attends plus mon retour. La pauvre Angelïa, interdite à ces mots, s’assied solitaire, et se met à réfléchir tristement au crime horrible qui est exigé d’elle. Elle tourne et retourne dans son esprit mille moyens de sortir d’embarras. Enfin elle se lève pour aller chercher la grande coupe d’or massif qu’elle a apportée de chez son père, et qui ne lui sert qu’à célébrer chaque année la fête de ses ancêtres. Elle la remplit de vin vermeil, puis elle la porte à son beau-frère, se prosterne devant lui jusqu’à terre, baise le bas de son manteau, et lui dit : Frère d’adoption, accepte ce présent de ma part, et donne-moi en retour le faucon gris et le cheval bai. Le beau-frère attendri lui accorde sa demande.
« Cependant Mitar chasse toute la journée dans les montagnes, sans pouvoir rien prendre. Vers le soir, il arrive devant un lac vert et profond, où nage une belle poule d’eau aux ailes dorées. Mitar lance contre elle son faucon gris, mais la poule d’eau, loin de se laisser prendre, estropie le faucon et lui casse son aile droite. Le pauvre oiseau se débat et va se noyer dans le lac. À cette vue, Mitar se jette à l’eau, il nage vers son faucon gris, et le rapporte sur le rivage en disant : Mon faucon chéri, que vas-tu devenir sans ton aile ? Le faucon lui répond en gémissant : — Je vais devenir, hélas ! privé de mon aile, ce que devient un frère privé de son frère.
« Ces mots frappent Mitar au cœur. Il se souvient de l’ordre cruel qu’il a donné à sa femme, et, s’élançant sur son cheval bai, il vole d’un trait jusqu’à Belgrad, pour tâcher de trouver son frère encore en vie… Au passage d’un pont, son cheval s’embarrasse dans des planches, et se casse les deux jambes de devant… Sans s’arrêter un instant, Mitar continue à pied sa course, et, en arrivant dans les bras de son épouse, il s’écrie d’un air effaré : Ma fidèle Angelïa, m’as-tu empoisonné mon frère ? — Je ne l’ai point empoisonné, répond Angelïa, mais je l’ai réconcilié avec toi. »
On peut hardiment affirmer que c’est l’amitié de frère à frère ou de frère à sœur qui fait le fond des plus belles, des plus dramatiques piesnas serbes, parmi lesquelles la Sœur et ses neuf Frères mérite assurément une des premières places.
« Une mère, a eu neuf fils, et un dixième enfant, une fille, la belle Ielitsa. Quand la jeune fille a été en âge de mariage, beaucoup de prétendans sont venus la demander. L’un était ban, l’autre général, le troisième était d’un village voisin. La mère voulait l’unir au jeune homme du village voisin ; mais ses frères choisissent pour pendre le ban d’au-delà de la mer. — Suis, disent-ils à leur sœur, le ban puissant, par-delà la mer bleue, et sois sûre que nous irons te voir souvent, très souvent, au moins quatre fois par mois. La sœur se laisse persuader. Elle suit le riche ban au-delà de la mer.
« Mais voici que Dieu envoie un fléau terrible qui fait périr l’un après l’autre les neuf frères, et la pauvre mère reste seule et sans soutien. Il s’écoule ainsi un mois, trois mois, puis trois années, Ielitsa pleure amèrement de ne voir arriver en visite auprès d’elle aucun de ses neuf frères. — Quel crime ai-je donc commis que mes frères m’abandonnent ainsi ?… Elle se livre à un tel désespoir, qu’enfin Dieu a pitié d’elle. Il envoie deux de ses anges sur la terre : Allez, mes anges, à la tombe d’Iovo, du plus jeune des neuf frères. Ranimez-le de votre souffle. De sa pierre sépulcrale faites-lui un coursier. De la terre de sa fosse cuisez-lui les pains du voyage, et taillez dans son linceul une toilette de femme, pour qu’il aille en faire présent à sa sœur Ielitsa.
« Les deux anges exécutent ponctuellement tous les ordres de Dieu, et le fantôme d’Iovo, revivant pour quelques jours, se met en route. De loin sa sœur le voit venir : elle s’élance vers lui, et, se jetant à son cou, elle verse un torrent de larmes ; puis, le regardant dans les yeux, elle s’écrie : Comme ton visage est devenu noir, mon frère ! On dirait que tu sors de dessous la terre. — Au nom de Dieu, tais-toi, sœur, répond Iovo. J’ai enduré des misères de tout genre pour marier mes huit frères, pour aller chercher leurs huit fiancées, et, après avoir célébré leur mariage, il m’a fallu leur bâtir de blanches demeures. C’est pourquoi, sœur, ma figure est noircie de fatigue.
« Trois jours entiers Iovo reste auprès de sa sœur. Pendant ce temps, Ielitsa prépare des cadeaux magnifiques : pour ses frères des chemises de soie, pour ses brus des bagues et des anneaux. En vain Iovo veut s’en retourner seul ; Ielitsa insiste pour le suivre, et ils partent. Sur le point d’arriver à la maison paternelle, ils passent près d’une blanche église : Arrête, dit alors Iovo à sa sœur. Quand j’ai marié mon dernier frère, j’ai laissé tomber ici mon anneau d’or : il faut que j’aille le chercher, sœur chérie. À ces mots, il se plonge dans une tombe entrouverte.
« Sa sœur l’attendait. Elle l’attendit longtemps, puis se mit à le chercher tout autour de la blanche église parmi des tombes nouvelles. Ne le trouvant pas, elle comprit enfin que lui et ses frères étaient morts. Hors d’elle-même, elle prit sa course vers la blanche demeure de sa famille. Elle entend retentir dans la maison des lamentations pareilles aux gémissemens d’un coucou solitaire. C’était la vieille mère abandonnée qui poussait sa plainte incessante. « Ma pauvre mère, ouvre-moi, » crie Ielitsa. La vieille s’imagine entendre un noir démon. « Fuis loin d’ici, dit-elle, toi qui m’as pris tous mes enfans ! » Enfin, reconnaissant la voix d’Ielitsa, elle ouvre, et se jette d’un air effaré dans ses bras. Toutes les deux se lamentèrent comme deux pauvres coucous, et, à force de pleurer, elles tombèrent mortes en se tenant enlacées. »
Nous ne pousserons pas plus loin ces citations des chants populaires serbes d’après Vuk Karadchitj. Il est clair qu’on touche ici à la source vive, au minerai le plus pur de la poésie nationale en Slavie. Ni André Katchitj, ni Kircha Danilov n’ont su saisir, au point où l’a fait Vuk, le naturalisme exquis des piesnas. Au fond Katchitj, quoiqu’il chante en serbe très pur, n’est pas un vrai Serbe ; c’est un Illyrien, autrement dit un Serbe dégénéré, égaré par les influences étrangères. Quant au Kosaque Kircha, il est sans doute beaucoup plus national ; malheureusement il représente une époque et un état social de la Russie encore tellement chargés d’élémens tatares et de grossièreté mongole, qu’il s’éloigne du slavisme pur par son matérialisme asiatique presque autant que le moine Katchitj par son spiritualisme latin.
Les héros de Kircha semblent ne vivre que pour boire, manger et se battre. Ce sont des banquets sans fin qui durent depuis le matin jusqu’au soir ; le jour, dit la chanson, est au milieu de sa course, ou est au milieu du repas. Partout vous rencontrez un étalage fatigant de costumes, de meubles et de richesses asiatiques. La beauté d’une chose ne se mesure qu’à la quantité de roubles, au prix qu’elle a coûté. L’influence étrangère saute aux yeux dans ces piesnas. Quoique puissant et glorieux, Vladimir laisse entrevoir çà et là dans le nord glacé des tsars plus puissans que lui, sans doute des rois Scandinaves, comme le tsar de Ledenets qu’il semble respecter beaucoup ; de plus il est de temps en temps contraint d’envoyer des tributs aux khans des hordes nomades du Don. Le mot même qui signifie en russe les héros ou libérateurs du peuple, bogatyrs, littéralement les envoyés de Dieu, indique déjà par son étymologie une nationalité opprimée qui n’attend son salut que d’en haut. Ces bogatyrs sont d’ailleurs pour la plupart d’origine varègue ou scandinave. Les gosts eux-mêmes ne semblent être que de riches négocians étrangers établis comme colons en Russie. Rien de pareil chez les Illyro-Serbes. Une remarque en apparence puérile, mais plus significative qu’elle ne le parait, c’est la différence du sens attaché par les deux peuples au mot stol. En russe, ce mot perpétuellement reproduit signifie à la fois le trône et la table où l’on mange. Pour les Russes, le trône et le gouvernement, c’est un festin : à celui qui régale le mieux, à lui le tronc et le pouvoir. En serbe, stol est un siège où l’on s’asseoit pour causer en commun avec les siens, pour délibérer en homme de cœur des intérêts de famille, de tribu, de patrie. Tout le contraste du gouslo russe et du gouslo serbe est exprimé par ce double sens du mot stol.
Il n’y en a pas moins de frappantes analogies entre les piesnas russes et les piesnas illyro-serbes. Ici et là, c’est la même base, l’histoire nationale, le même genre d’allégories, les mêmes invocations aux astres et à toute la nature. Les héros de kioev parlent aussi, comme ceux du Danube, à leurs chevaux, qui répondent souvent en prophètes. Comme les Serbes s’assemblent sous leurs tchardaks ou belvédères aériens, ainsi les Russes font salon dans leurs tèrèmes dorés. Comme on voit dans Kircha le goloï Chap David (Chap David le Nu), de même Vuk nous montre son Dalmate golotrbo Ivo, le guerrier Ivo ventre nu. Se découvrir le haut du ventre pour l’endurcir et se rendre plus apte aux fatigues de la guerre, c’est encore aujourd’hui un usage monténégrin. Comme Belgrad est la ville blanche, la ville solaire, de même Moskou est appelé Belo-kamennaïa, la cité aux blancs remparts. Comme les voïevodes serbes, les héros russes voyagent aussi la nuit à la lueur de diamans qui éclairent d’eux-mêmes (po kamenïu samo tsvïetnomu), pareils à des étoiles fixées au haut de leur kalpak.
Ce qui choque toutefois dans les chants des moujiks, c’est leur incorrigible égoïsme, leur culte pour l’argent et l’intérêt privé. La fiancée russe se compare à un canard sauvage qui va quitter une froide contrée où il a peur de geler, pour s’en aller vers un climat plus chaud où il sera à l’abri des rigueurs de l’hiver. La femme serbe a plus de fierté et plus d’élan. Elle n’a pas besoin de chaleur : son âme en renferme assez ; mais elle et son fiancé sont deux paons, mâle et femelle (paun et paunitsa). « Tous deux s’avancent d’un pas superbe, dit la piesna, pour être fiancés. Le paun marche devant en se balançant avec grâce, et derrière lui marche sa paunitsa, rayonnante comme un astre. Le jeune paon se retourne, le jeune paon, le beau Ranko, pour voir si sa promise le suit, sa promise, la belle Marie. »
En résumé, considérés comme marbre brut, comme mine de poésie naturelle, les chants des gauslars sont d’un prix inestimable. Expression d’un système intermédiaire entre l’état patriarcal primitif et l’état moderne, occupant le milieu entre la vie nomade et guerrière et la vie des peuples purement industriels, cette poésie et cette société sont essentiellement champêtres. Elles respirent une sorte de naïveté enfantine et de sensualité innocente, dont jusqu’ici on avait pu croire que les anciens Grecs avaient emporté le secret avec eux dans la tombe. Elles ont pour trait distinctif une absence de travail, une spontanéité qui ne saurait jaillir que des natures restées primitives, « Quoi, vous autres, vous composez laborieusement vos chansons ! Les nôtres sortent toutes faites de nos cœurs ; elles se chantent d’elles-mêmes à nos oreilles, » s’écrie dédaigneusement Kolar dans une ballade envoyée à l’adresse des niemtsi, c’est-à-dire des Occidentaux.
Il ne faut pourtant pas exagérer l’éloge. Ces poésies ont un très grave défaut, qui leur est commun d’ailleurs avec toutes les poésies de race : elles ne sont pas chrétiennes. En effet, si le christianisme n’est pas la dernière et suprême illusion de l’esprit humain, dès lors ce ne peut être que le triomphe de l’âme sur le corps, de l’esprit sur la matière. À ce point de vue, rien de moins chrétien que le gouslo. Le Slave est l’homme de la terre. Étranger au mysticisme, peu enclin à l’idéal, mais tout entier à la nature extérieure, il aime cette nature, fille de Dieu, avec un dévouement admirable. Voilà son mérite. Quant à l’exaltation de nos ascètes, aux abstractions de nos métaphysiciens, il n’y voit que du brouillard, c’est pour cela aussi qu’il ignore le prétendu amour platonique de nos sigisbés d’Occident, avec leurs réticences perfides et tous ces voiles menteurs faits pour surexciter des sens blasés. Schiller, Goethe, Byron, lorsqu’ils peignent sous de si belles couleurs les enivrantes extases de la passion civilisée, demeurent heureusement encore incompréhensibles à la majorité des simples et naïfs enfans de la Slavie. Pour eux, la vie terrestre n’a rien perdu de sa primitive limpidité. Aussi la savourent-ils avec une ardeur de foi, une candeur de sensualité dont la vue trop directe serait peut-être, pour nos sociétés vieillies, plutôt contagieuse que salutaire. Néanmoins notre Occident peut, sans nul doute, puiser de nouveaux élémens de vie dans l’étude critique, réfléchie, éclectique, des poésies, des mœurs, des institutions slaves. Ces poésies et ces mœurs peuvent chez nous ranimer le goût du beau idéal naturel, l’amour étiolé de la famille, de la commune, de la nationalité, et toutes les joies perdues de la vie naturelle. La fraîcheur des images, l’innocence et ce qu’on pourrait appeler la transparence de la passion ont peu à peu chez nous cédé la place à des sentimens factices, refoulés, à une poésie artificielle, à une recherche fébrile d’émotions violentes, d’où naissent enfin la satiété et l’impuissance. Le génie slave, étranger aux allures ambitieuses de l’Occident, est étranger aussi à ses chutes et à ses souffrances. Il a conservé dans ses créations ce repos du beau idéal, cette facilité d’inspiration, cette limpide pureté de la forme, qui caractérisaient l’antiquité grecque. Tous les trésors de poésie des âges primitifs, disparus sans retour du milieu de nous, sont restés déposés au fond de la nature slave, qui a pour mission de les conserver au monde. Voilà le secret de l’intérêt qui attache tant d’esprits d’élite à l’étude des questions slaves, et voilà aussi pourquoi, malgré tous les ennemis conjurés pour l’opprimer, le génie de cette grande race va de plus en plus s’affranchissant, car son affranchissement est nécessaire au progrès de la civilisation.
CYPRIEN ROBERT.
- ↑ Kosc z kosci ojcov naszych, rod jeden skladamy
I jednym vszèdzie duchem oddychamy. - ↑ Drevnïia rossiskïia stikhotvorenïia, sobranyïa Kircheïu Danilovim [Anciennes poésies russes, recueillies par Kircha Danilov) ; 1 vol. in-4o, Moscou, 1818.
- ↑ Gost, négociant en gros.
- ↑ Uskotchtvchi. De là est venu leur nom.