Le Gazetier Cuirassé ou Anecdotes de la Cour de France

Imprimé à cent lieues de la Bastille à l’enseigne de la liberté.


Nous autres satiriques,
Propres à relever les sottises du temps ;
Nous sommes un peu né pour être mécontents
BOILEAU



Imprimé à cent lieues de la Bastille, à l’enseigne de la liberté.

MDCCLXII

Avis aux lecteurs


Les fautes, qui se sont glissées à l’impression sont presque inévitables dans un ouvrage imprimé à la hâte, et dans une langue étrangère à celui qui l’imprime ; malgré toute l’attention apporté à la ponctuation et à l’orthographe, il a été impossible de prévenir des erreurs.


Avant-propos

Je dois prévenir le Public que quelques-unes des nouvelles, que je lui donne pour vraies, sont tout au plus vraisemblables et que dans le nombre même il s'en trouvera dont la fausseté est évidente ; je ne me chargerai pas de les débrouiller : c'est au gens du monde, qui connaissent la vérité et et le mensonge (par l'usage fréquent qu'ils en font) qu'il appartient de juger et de faire un choix. Plus il sera sévère, plus il sera sage ? Je crois devoir cet avis aux lecteurs qui daigneront m'honorer de leur attention.
Si cet essai est goûté et que le Public me donne un peu de vanité par son accueil ; je lui prouverai ma reconnaissance en lui donnant un Traité sur la séduction des femmes, qui sera également utile aux jeunes gens qui entrent dans le monde et aux vieillards prêts à en sortir et prouvera aux femmes les plus décidées que ce n'est point par leur faute qu'elles ont succombé, puisque leur défaite est fondée sur des principes infaillibles.
En attendant que je hasarde le Traité que je dois publier, je vais partager ma correspondance particulière avec le Public, en lui demandant le secret sur ce que je lui laisserai ignorer seulement.
Il n’appartient pas à toutes les nations de dire ce qu’elles pensent, la Bastille, le paradis de Mahomet [1] et la Sibérie sont des arguments trop forts pour qu’on puisse leur rien répliquer. Mais il est un pays sage, ou l’esprit peut profiter des libertés du corps et ne rien craindre de ses productions ; c’est dans ce pays où les grands ne sont que les égaux des moindres citoyens, où le Prince est le premier observateur des lois, que l’on peut parler sans crainte de toutes les puissances de la terre, que le sage peut juger les extravagances et en rire, en donnant des leçons à l’humanité dont la barbarie d’un pouvoir injuste ne le punira pas.
On verra dans quelques anecdotes répandues dans cet essai, que j’ai été souvent à portée de voir ce que je dis de très près, si quelquefois j’ai ajouté à la vérité, c’est pour laisser aux gens qu’elle blesse un moyen de se défendre, quelque fois aussi c’est une décoration dont j’ai eu besoin. Ce sont des ornements qui paraîtront peut être un peu hardis mais c’est un caractère de nouveauté qui ne déplaira pas à une nation assez sage, pour être encore libre.


Épître Dédicatoire
à MOI


Ma Chère personne,
Jouissez de votre gloire, sans vous occupez d’aucun danger ! Vous en courrez sans doute ? avec les ennemis de votre patrie, dont vous allez aiguiser la rage et redoubler la férocité : mais en révélant les mystères iniques, qui se consomment dans le noir secret de leur conscience, pensez ma chère personne, que vous vengez des innocents et que vous garantissez peut-être des malheureux, sur qui la foudre allait tomber ; Si vous êtes la victime de votre zèle, enorgueillissez vous, de vous précipiter dans ce nouveau gouffre, plus dangereux, plus affreux mille fois, que celui que ferma le courageux Décius ! Que son exemple et la vénération dont il jouit encore de nos jours, puissent vous maintenir dans des dispositions dignes de l’hommage, auquel vous aurez droit ! Bravez les puissances coupables, que vous ne pouvez combattre ! Faites frémir ces monstres cruels dont l’existence est si odieuse et coûte si cher à l’humanité ! Et dussent les cieux tomber sur la terre pour la préparer à vous engloutir, souvenez vous que vôtre meilleur ami, l’homme que vous estimez le plus vous a conseillé ce que vous devez faire ! Savourez voluptueusement sa maxime et osez tout sans rien craindre !
Si fractus illabatur orbis,
Impavidium ferient ruinae


Je vous connais trop, pour craindre un relâchement sur des principes, dont votre fermeté me garantit que vous ne vous écarterez jamais. Je suis dans cette opinion, ma chère personne


Votre très humble et très obéissant serviteur

Moi-même


Nouvelles politiques

Tous les secrétaires [2] des ambassadeurs français, qui sont créatures de Mr. de Choiseul, sont partis incognitos pour Versailles avec les correspondances de leurs maîtres par ordre du Chancel… On assure qu’il y a des gens beaucoup mieux instruits à faire les coups de main à la Cour de France, que dans la forêt de Senart
Le Grand Conseil ayant assiégé le Palais avec des lettres de cachet, s'en est emparé sans résistances ; la Cour des Aides ayant voulu soutenir le choc, a été repoussée vivement et s'est retirée à dix lieues de Paris, où elle a pris ses cantonnements [3].
Le chancel… suivant la maxime du cardinal Mazarin : diviser pour régner, a réparti les membres de l'ancien parlement dans villages les moins connus de la France et a ajouté à leur exil tout ce qui pouvait le rendre plus désagréable, il a dit, depuis leur éloignement, qu'il espère à leur retour les voir beaucoup mieux instruits des calamités du peuple qu'il ne l'étaient en faisant leurs remontrances.
Le duc de la Trémoille vient d'être nommé secrètement ministre des Affaires étrangères et a été présenté au roi en cette qualité par le sieur Gabriel, Intendant des Bâtiments de Sa Majesté. En installant le nouveau Parlement à la place de l'ancien, le Chancel... a fait un discours qui prouve que tous les Français sont des sots, qu'il le sait, qu'il en profite et qu'il y a six grands scélérats en France. Après son discours le sieur Habeau a lu trois édits, dont l'in tend à persuader que le Roi a envie de payer ses dettes, le second frappe de mort la Cour de Aides pour avoir levé la main sur l'Arche [4]; le troisième substitue les membres chancelants et surannés du grand Conseil, aux Robins lestes de la veille Cour. Ces trois édits ont terminés le lit (appelés) de justice.
Il y a eu quelques morts [5] à Paris depuis quatre mois, qui n'ont pas parues trop naturelles ; mais chacun se tait à cet égard, ainsi que sur les enlèvements secrets qui sont impénétrables pour tout le monde, quoiqu'il se renouvellent tous les jours[6].
On assure que la Bastille et Vincennes sont si pleines de monde, qu'il y a des toiles tendues sur les terrasses et le donjon pour loger les soldats, qui font la garde de ces deux châteaux.
On croit que la Marine, que l'on a trouvée fort sur mal menée par un roulier [7] ; c'est l'affabilité de Mr de Bouys... qui fait qu'on le compare à un cheval borgne, ne le sera pas mieux par le [8] cheval borgne que l'on a harnaché pour la conduire.
On a fait le dénombrement des maisons de plaisance de Sa majesté, en comptant Versailles, la Bastille, Vincennes, Marly, Bicêtre, etc. on en compte neuf cents sans les maisons religieuses, qui servent de magasins pour les menus plaisirs[9] .
Les Princes du Sang ont obtenu du Roi la permission de ne se mêler de rien et la liberté de s'absenter de ses Conseils.
Le Roi n'ayant plus besoin de Conseil avec Mr. Maup... s'en est débarrassé au profit du public, qui à l'avenir sera jugé malgré lui par les créatures de la Cour ou les magistrats qui ont été perfides à leur compagnie.
On vient d'ériger [10] une nouvelle Cour sous le nom de de Cour de Conscience, à la tête de laquelle sera le Maréchal de Riche... avec le duc d'Aigui... Cette Cour est destinée à examiner les fortunes des financiers que l'abbé Terray n'a pas dégraissées.
Le Parlement de Rouen a fait un arrêté par lequel il déclare tous les Magistrats (qui ont reçu les charges de judicature qui constituent le nouveau Parlement) perfides evers leurs confrères, traîtres envers la patrie et parjures envers le Roi même, aux intérêts duquel ils en empêchant qu'il ne soit instruit du bouleversement qu'a opéré le Chancel… dans les affaires.
Les Cours de Toulouse, Bordeaux et Rouen, se sont promis de ne jamais se désunir, pas même par lettre de cachet, qui, (selon leur opinion) n'ont été instituées que pour être une grace infamante et soustraires aux lois de l'exil, ou la prison, les coupables qu'on a voulu ménager. Ils s'attendent à la force majeure, mais ils ne changeront point d'avis. Ce qui embarasse fort le Chancel…, et ses créatures, dont l'intérêt est de miner par degés plutôt que d'exciter une révolution dont ils seraient victimes à coup sûr.
Les politiques raisonnants trouvent une espèce d'affinité entre la suppression des Templiers et celle du Parlement de Paris, ils furent accusés à faux, et on les dépouilla de leurs biens avant de les brûler. Les deux premier points sont remplis envers le Parlement. Le Chancel… s'est contenté de suppléer l'exil et le prison au troisième.
Il court une lettre [11] que la noblesse est censée avoir écrite aux Princes de Sang, qui parle très fortement de l'administration et des devoirs du souverain. La roture cependant lui dispute l'honneur de l'avoir faite, on la croit de M. d'Alembert, qui écrit tout aussi que s'il était gentilhomme.
Le Chevalier de Saint Priest, ambassadeur à Constantinople [12] à ordre d'envoyer vingt muet pour le service de sa Cour ; il lui a été ordonné en même temps de débaucher quelques ouvriers de la manufacture des cordons qui s'établira dans la grande salle du Palais, pour la commodité du nouveau Parlement et du public.
Le Roi qui a déjà été sur le point de retirer plusieurs fois le portefeuille l'abbé Terray (qui n'a fait que perfectionner l'art de pêcher en eau trouble ) vient de le faire offrir à Mr. Foulon, que l'on assure très propre à dégraisser le royaume.
Le Chancelier supprime [13] la vénalité des charges à laquelle il substitue celle des bénéfices par arrangement avec le pape Ganganelli, qui permet au Roi de jouir en conscience des biens de l'Église si la cour de Rome est de moitié.
Il se glisse tous les jours des écrits menaçants sous la serviette du Roi sans qu'on puisse savoir comment ? On a arrêté plusieurs personnes qui sont dans les fers à cette occasion. On dit le Roi beaucoup plus troublé de cette sorte de remontrances que de celles de ses parlements. Il s'est trouvé , [14] il y a peu de jours, de cette manière, une carte écrite des deux côtés avec beaucoup de force qui finissait par une menace très extraordinaire, on disait au Roi que s'il ne prenait pas garde à ce qu'il allait faire, il ferait mis a St. Lazare, & sa maîtresse à l'hôpital : le lieutenant de police s'est donné les plus grands mouvements pour découvrir l'auteur, sans avoir pu en venir à bout. Les ennemis du parti Choiseul se servent de ces prétextes pour l'éloigner & perdre tout ce qui peut en rester à la cour.
Mr. de Jarente, évêque d'Orléans qui avait la feuille des bénéfices, sous les ordres de Mlle. Guimard, a été exilé à son abbaye de St. Vincent du Mans pour avoir fait faire un faux pas à Madame Adel...[15]
Si le ministère de M. de Choiseul, avait duré dix ans de plus, il aurait peu à peu renversé tous les ordres religieux, & les mendiants, que sa chute à raffermi sur le trône de St. François, &c. mais on espère que si la culbute du Chancel... arrive, elle entraînera celle de tous les cagots qui se relèvent , & des gueux qui restent en France.
On doit commencer dans la plaine des sablons, avant la fin du mois, à tracer le plan d'une prison nouvelle devenue nécessaire pour la desserte de celles de Paris. On voulait traiter avec les entrepreneurs du Vaux-hall, des champs Elisées, mais leurs appartements se sont trouvés trop sombres , & trop mal distribués.
La petite maison appartenant aujourd'hui au duc de Frons..., a été bâtie par le cardinal du Bois , & à appartenu au duc d'Olonne : cette filiation bien prouvée a déterminé le duc d' Aguil... à entrer en arrangement pour le prix ; Audouart en est désigné concierge et l'abbé Clémenceau [16] aumônier. Cette maison est située très avantageusement pour les opérations secrètes du ministère [17] [18]. M. de Choiseul était sur le point, quand il est tombé, de rendre un service essentiel au gouvernement, en diminuant de moitié la maison du roi, qui lui coûte beaucoup & ne lui est utile à rien. Il avait coutume de dire de ce service , que c'était un état intermédiaire entre la robe , & l'épée. Le flegmatique Mr. Gayot , qui avait reçu avec un sang froid glacé la place d'intendant de la guerre , l'a gardée deux ans avec beaucoup de gravité , & s'en est démis tranquillement a la réception d'une lettre de cachet qui l'éloigne des affaires. Il y a toutes les nuits (20) des assemblées nocturnes chez les jésuites de robe courte (21) dont le nombre est fortifié de tout ce qui s'appelle anti-Choiseul en France. On craint fort que le retour de la société ne soit prochain ; Mme. Dubar... tenant pour les non conformistes dont quelques esprits méchants l'accusent d'avoir les inclinations.


Page 19 sur 174, texte incomplet.

  1. En France on enferme, en Turquie on étrangle, en Russie on exile dans les déserts ; l'un revient à l'autre.
  2. La détention d'un particulier puni et désavoué, pour avoir mal pris ses mesures, ne prouve point qu'il n'ait pas été corrompu.
  3. La Cour des Aides a ordre de ne pas approcher la capitale de dix lieues.
  4. On a prétendu que la Cour des Aides n'avait pas le droit de faire des remontrances.
  5. La délation, les espions et toutes les horreurs souterraines de la police, sont si familières en France que l'homme le plus ignoré est transparent pour le gouvernement en huit jours. Quand cela n'arrive pas, on s'en assure pour le questionner, quelquefois on le soustrait sans retours.
  6. Les exempts de police ont carte blanche pour faire le mal, pourvu qu'ils aient la précaution de la faire en secret et adroitement.
  7. Mr Rouil... fut un ministre assez médiocre, ce qui fit dire qu'il n'étoit pas étonnant de voir la marine mal menée par un roulier
  8. Mr de Boyne.
  9. Saint-Lazare, Saint-Yon, Saint-Michel, Saint-Venant, Armentières, Pontorson, etc.
  10. C'est une manière de conseiller cet établissement qui serait en bonnes mains.
  11. Cette lettre a été effectivement envoyé à tous les Princes et Pairs ; elle se trouve imprimée dans toutes les gazettes, hors celle de France, qui ne parle que de la lotterie militaire, des accouchements et ce qui se passe à la chapelle.
  12. Ce n'est encore qu'une prophétie, mais il y atoute apparence qu'elle sera réalisée avant celle de Mahomet, etc.
  13. (14)Il serait bien à souhaiter en France qu'il y eut quelques milliers de moines en uniforme, de grenadiers & quelques centaines d'abbés à leur tête ; ils seraient plut utiles à l'État avec un mousquet, ou un hoyau à la main , qu'avec le goupillon donc ils arrosent les imbéciles.
  14. ( 15 ) Cette anecdote est très vraie, & l'auteur n'en est pas connu ; c'est elle qui a occasionné la petite altercation, entre le Chancelier & le lieutenant de police.
  15. ( 16 ) L'évêque d'Orléans ayant parlé contre le Chancelier à Madame Adel. . , la détermina a aller se jeter aux pieds du Roi pour demander son éloignement. Le Roi voulut absolument savoir qui l'envoyait ? Madame Adélaïde , l'ayant avoué , le prélat eut une lettre de cachet une demie heure après , qui lui accordait, seulement 24 heures pour ses affaires.
  16. ( 17 ) Audouart , & l'abbé Clémenceau, créatures du duc d' Aiguillon, qui en a tiré grand parti , pendant son séjour en Bretagne.
  17. (18) Une opération secrète est une trahison, un assassinat, un empoisonnent , &c. ce sont des gentillesses politiques dont les ministres turcs, & français régalent quelques fois leurs bons amis.
  18. (19) Le Cardinal de Richelieu avait une maison à Bagneux, qui a retenu le nom des oubliettes , & qui à été achetée il y à quelques années par M. Toinart dans l'espoir qu'en la fouillant il y trouverait de quoi se dédommager du prix, il trouva effectivement un puits dont l'ouverture était bouchée , dans lequel étaient les ossements de plus de quarante cadavres, avec les débris de leurs vêtements, montres, bijoux, argent, &. Le cardinal qui avait pour habitude de tout sacrifier à son ambition, se défaisait des gens qu'il n'osait, ou ne pouvait attaquer publiquement, en les comblant de caresses, & de marques d'amitié. La dernière preuve était de les faire sortir par un escalier dérobé au milieu l'avaient creusé.