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III


De toute la nuit dernière, il m’a été impossible d’écrire une ligne. J’avais eu dans la journée une si chaude alerte que, douze heures après, je n’en étais pas encore remis. Voici la chose, mon ingénieur. Elle est de celles qui se doivent consigner sur les feuilles de service.

Je venais, le feu éteint, de terminer le nettoyage de l’appareil et j’allais être libre de m’allonger sur ma couchette pour prendre un peu de repos. Mais il me restait à m’assurer d’abord — vous devinez sans doute à quelle fin — qu’aucune des barques du continent ou de l’île, en se rendant sur les lieux de pêche, ne louvoyait à portée du phare. C’est une précaution à laquelle je n’aurai garde de faillir, tant que tout ne sera point consommé. Je passai donc sur la galerie extérieure. La brume de la veille s’était dissipée ; le ciel, toutefois, demeurait chargé, dans l’ouest, et la houle se cassait en une infinité de lames courtes, comme il arrive quand le Raz couve de méchants desseins. La mer, à perte de vue, était vide. Les bateaux homardiers, les seuls qui fréquentent assidument ces parages, avaient sans doute flairé le gros temps, et pas une voile n’était sortie.

Je me félicitais déjà de cette constatation, lorsqu’en me tournant vers le nord, j’aperçus une fumée légère qui se déroulait à fleur d’horizon, dans les lointains du chenal du Four. Un vapeur de Brest, évidemment. J’observai sa marche : il gagnait le suroît. Une idée soudaine me traversa l’esprit :

— Si c’était le Baliseur !

J’ai le regard perçant des hommes de ma profession : je ne tardai pas à être fixé. C’était lui, en effet, c’était bien le steamer des Ponts et Chaussées, reconnaissable à la couleur saumon de sa carène, que barrait par le milieu un liséré d’un rouge vif. Il faisait cap sur l’Ar-Mèn. Peut-être allait-il simplement ravitailler ce phare, quoique ce ne fût pas encore l’époque réglementaire. J’avais vu le cas se produire. Mais il se pouvait aussi qu’il eût à son bord quelque chef en tournée d’inspection générale, et alors… alors, c’étaient mes patientes combinaisons déjouées et les affres de l’expiation abrégées pour les deux coupables !… Serais-je donc contraint de renoncer à mon œuvre vengeresse, en les libérant par une mort prompte, qu’ils recevraient comme un bienfait ! Tout mon être se révoltait à cette pensée.

L’événement faillit justifier mes craintes. Sur les trois heures de l’après-midi, le Baliseur, sa visite faite à l’Ar-Mèn, obliquait vers l’île de Sein. Embusqué derrière le vitrage de la lanterne, je suivais d’un œil anxieux chacun de ses mouvements. Je le vis stopper dans le petit port insulaire, puis, presque aussitôt, reprendre sa marche, en continuant de gouverner à l’est. L’incertitude ne m’était plus permise. Il s’acheminait sur Gorlébella. Le vent était pour lui, mais il avait à lutter contre une mer fatigante. Ce furent des moments tragiques et qui me parurent des siècles. À toute éventualité, j’avais armé mon revolver et je me tenais prêt à descendre. En bas, dans la chambre du premier étage, ils devaient être aux aguets, comme moi-même, car j’entendis qu’on s’efforçait, une fois de plus, de briser à coups de poings le verre épais qui forme hublot du côté du large. Le vapeur approchait, approchait toujours ; malgré le grand bruit des eaux, on percevait le halètement saccadé de la machine. Une encâblure à peine le séparait du phare. Dans la chambre scellée, au-dessous de moi, c’étaient, maintenant, des appels, des cris sourds, le glapissement aigu de la femme mêlé à la rauque vocifération de l’homme. Ils se croyaient probablement sauvés, les misérables !

— Sauvés, oui ! murmurai-je, sauvés des jours que vous étiez encore condamnés à vivre !

J’avais le pied dans l’escalier, pour les faire taire à jamais, quand brusquement le steamer vira de bord. Un personnage, debout à l’arrière, venait d’emboucher le porte-voix :

— Ohé du phare !… Goulven Dénès !…

Je ne fis qu’un saut jusqu’à la plate-forme. Le conducteur — car ce n’était que lui — reprit :

— Rien de nouveau chez vous ?

Je hurlai de toute la force de mes poumons :

— Rien !

Et le Baliseur s’éloigna, rebroussant chemin devant la tempête dont la grande ombre livide achevait de noyer l’horizon, du côté de l’occident…

Deux heures plus tard, elle se ruait sur Gorlébella.

Elle dure depuis, déchaînée par trombes énormes qui font sonner la mer comme sous un galop de bêtes invisibles. Parfois, il me semble ouïr des bruits de cloches, une sorte de tocsin sauvage, jailli des profondeurs de l’abîme. Le phare ronfle, ainsi qu’un immense tuyau d’orgue. Une vie monstrueuse anime les nuages : ils se heurtent, s’étreignent, se bousculent, s’entre-déchirent, se livrent une formidable et silencieuse bataille de spectres dans les champs bouleversés de l’espace. Le fanal, cependant, à l’abri derrière ses étincelantes persiennes de cristal, promène sur ce carnage des choses sa belle flamme tranquille, la puissante lumière rouge et verte de son double secteur. Moi aussi, j’ai retrouvé le calme. La colère des éléments a comme détendu mes nerfs. Ma main ne tremble plus, ma tête est redevenue libre… Je me remets à mon récit.

J’étais désigné pour prendre le service en mer à la date du Ier novembre, jour de la Toussaint. Dans la matinée, nous nous rendîmes, Adèle et moi, au bourg de Plogoff, pour entendre la messe de paroisse. L’air était pur et froid. Une bise d’hiver hâtif balayait le morne plateau, piquait nos joues, nous soufflait à la face le gravier de la route. Lorsque nous arrivâmes à l’église, la nef, le porche même, tout était comble ; le flot des fidèles débordait jusque dans le cimetière, parmi les tombeaux. Nous n’eûmes d’autre ressource que de nous agenouiller sur les marches du calvaire. Les Capistes, aux fronts durs et broussailleux comme leurs landes, nous dévisageaient avec une curiosité narquoise, Adèle surtout, dont la joliesse, le teint finement rosé sous les dentelles de la coiffe, faisaient paraître encore plus déplaisants les traits âpres et comme barbouillés de rouille des femmes de la Pointe, accroupies autour de nous sur leurs galoches, dans l’herbe, raidie par le givre, de l’enclos sacré.

— Ça ne va pas être gai, de vivre avec ces brutes, me dit Adèle, tandis que nous regagnions la caserne… As-tu remarqué le ricanement des hommes ?… Et les femmes ? C’était à se boucher les narines ! Elles avaient encore sur elles l’odeur des bouses de vaches qu’elles ont coutume de pétrir avec leurs mains pour en fabriquer des mottes à feu… Ah ! non, mon pauvre Goulven, nous ne sommes plus en Trégor.

— Et c’est cela qui t’attriste le plus ? lui demandai-je.

Moi, ma tristesse me venait d’une autre cause ; elle me venait de l’affreuse pensée, amèrement remâchée depuis des jours et des jours, que j’allais quitter ma femme, languir loin d’elle, là-bas, dans cette lugubre tour de pierre dont la mince silhouette, d’une blancheur de sépulcre, s’effilait ainsi qu’une colonne funéraire hors de l’immense désert des eaux. Adèle suivit la direction de mon regard, vit le phare dressé sur l’occident clair et murmura d’une voix dolente :

— Oui, par-dessus le marché, tu vas me laisser seule !

« Par-dessus le marché ! » Elle avait souvent de ces paisibles cruautés inconscientes qui me poignaient le cœur, qui me faisaient, comme on dit, saigner en dedans. D’ordinaire, je me contentais d’en souffrir en silence. Je fus pourtant sur le point de relever celle-ci ; mais déjà la petite âme changeante de la Trégorroise s’épanchait en jolis rêves, me versait le baume de ses mirages, de ces délicieuses imaginations qui n’étaient qu’à elle :

— Durant ton absence, voilà, je serai une veuve. Les gens ne me rencontreront qu’en vêtements noirs. Même chez nous, dans notre logis, je porterai ton deuil. Ainsi, toute idée de joie me sera défendue. Ne m’as-tu pas dit que c’était de la terrasse de Saint-Theï, sur la Pointe du Van, qu’on apercevait le mieux les fenêtres de Gorlébella ? Je m’y rendrai les jours de ciel serein, aux heures du soir, alors que la lumière déclinante agrandit les formes des choses. Aidé de ta longue-vue, tu me reconnaîtras sans peine et pourras distinguer jusqu’à mes gestes. J’agiterai mon mouchoir, je t’enverrai des baisers. Quand tu seras pour revenir, je me ferai belle, je mettrai mes atours comme pour une fête, et j’irai au-devant de toi, en chantant la chanson que tu aimes, celle, tu sais, qui commence par ces vers si doux :


Sur le bord de la mer profonde,

J’ai bâti ma maison, ma maison de tendresse,
Pour saluer de plus loin la voile

Qui me ramènera mon ami !…


Et le reste du temps, eh bien, je broderai. Peut-être réussirai-je à la terminer enfin, cette courtepointe en dentelles que je destinais à notre lit de noces et à laquelle je n’ai pas ajouté cinq fleurs en cinq ans !…

Elle avait retrouvé son sourire et la mobile, la déconcertante clarté de ses yeux.

Dans l’après-midi, quoique un peu lasse, elle tint à m’accompagner jusqu’au havre de Beztré. Vous connaissez cette anse, mon ingénieur, la menue crique de sable, sculptée par les eaux dans une faille du promontoire, et où il faut descendre presque à pic comme au creux d’un puits. Le Ravitailleur m’y attendait, prêt à larguer son amarre. Je pris congé d’Adèle sur la côte surplombante de la falaise, et je dévalai seul dans le précipice. À chaque tournant de l’escalier en zigzag, taillé dans le roc vif, je levais la tête pour la contempler encore tout là-haut, découpée sur le fond du ciel et comme dorée par les flammes du couchant. Peu à peu, je la vis diminuer, décroître, et, à mesure, c’était une sorte de nuit qui se faisait en moi. Bientôt son Kénavo même, son adieu de plus en plus affaibli, cessa de retentir à mes oreilles et, à ce moment-là, je me rappelle, il me sembla tout à coup qu’elle se détachait de moi, que je ne comptais plus dans sa vie, qu’entre nous deux un mur venait de surgir, un grand mur d’ombre, pareil aux gigantesques maçonneries primitives de cette terre du Cap, le long desquelles m’emportait le Ravitailleur… Devers Plogoff, les cloches tintaient pour la Vêprée des Morts.

Trois heures plus tard, j’inaugurais ma première veille solitaire, à la place où me voici, dans la lanterne de Gorlébella.

J’avais été jusqu’alors un fonctionnaire attentif, ponctuel, étant fils d’une race façonnée depuis des siècles à l’obéissance et qui a, d’instinct, le culte de la règle, le goût des besognes scrupuleusement accomplies. Toute violation de l’ordre m’est apparue, dès l’enfance, comme une monstruosité. À Gorlébella, ce ne fut plus du zèle que je montrai, mais une ardeur inquiète, fébrile, quasi maniaque. J’eus l’œil partout, la main à tout. Non content de faire mon propre service, je fis encore celui de mon compagnon de garde. Les nuits même où il était de quart et où il pouvait me croire plongé dans le sommeil, je venais à l’improviste m’asseoir à son côté, comme si j’eusse cherché à le prendre en faute, ou bien je me promenais sur la galerie, scrutant l’horizon, comme s’il s’y fût passé des choses mystérieuses, visibles pour moi seul. Ces manières n’étaient pas sans agacer mes deux subalternes. Ils me prêtaient, j’en suis convaincu, des ambitions furieuses, une idée fixe d’avancement.

Une nuit que j’étais resté jusqu’à l’aube accoudé à la balustrade extérieure, malgré le froid, Thomas Chevanton, le mari de l’Ilienne, ne put s’empêcher de me dire d’un ton vexé :

— On jurerait, ma parole, que vous êtes chargé aussi de veiller sur les feux des étoiles.

Ce qui indignait ces hommes me valait votre approbation à vous, mon ingénieur. Et, toutefois, je ne la méritais guère plus que leur ressentiment. J’ai là vos notes si flatteuses : « Serviteur exemplaire… Vigilance infatigable… Le phare assurément le mieux tenu… Rapports circonstanciés, nourris d’observations, témoignant d’une intelligence précise, et rédigés dans une forme peu commune… » Ah ! si vous aviez su le vrai des choses, mon ingénieur !… Vigilant ? Il m’eût été difficile de ne l’être point : la solitude de ma couchette me faisait horreur ! Dès que j’essayais de fermer l’œil, mille souvenirs brûlants me hantaient. J’étais possédé par l’image d’Adèle. Je croyais sentir la tiédeur juvénile de son corps, la soie caressante de ses cheveux. Des visions m’assaillaient, dont j’avais honte. Pour les fuir, je m’en allais à travers le phare. Je trouvais, dans ces rondes nocturnes, un dérivatif à ma fièvre, et les longues stations à l’air glacé du dehors apaisaient mes nerfs affolés. Le jour, c’étaient des langueurs étranges, un accablement infini. Je demeurais immobile, des heures et des heures, à regarder, dans la direction de la Pointe du Van, si je ne verrais pas se profiler, sur la ligne des falaises, la silhouette exiguë, à peine perceptible, de celle qui m’était tout. Lorsqu’elle ne se montrait pas, j’étais pris comme d’une soif de mourir. Mais, aussi vite, cette perspective d’une mort possible, loin d’elle, m’emplissait d’une épouvante qui m’arrachait à ma torpeur. Mon cœur se remettait à battre avec violence : des énergies inconnues me soulevaient hors de moi-même.

— Il faut vivre, me disais-je, il faut durer à tout le moins jusqu’au retour du Ravitailleur.

Et je me ruais au travail. Je démontais, je remontais les rouages de la machine, je vernissais les boiseries, j’astiquais les cuivres ; j’aurais poli, je crois, les pierres même de la muraille. Ce n’était pas de la conscience, mais de la rage. Il ne me suffisait pas de suivre de point en point toutes les prescriptions du règlement ; je m’absorbais, de propos délibéré, en des minuties, en des vétilles ; ou bien je m’imposais des besognes stupides, comme d’apprendre par cœur la Notice relative au service météorologique des phares.

Vous avez loué mes rapports. Ils étaient ma principale distraction : je m’y appliquais avec une lenteur méthodique, comme jadis, au petit séminaire de Saint-Pol, à mes thèmes, à mes versions d’écolier. J’en faisais des « devoirs de style », soigneusement calligraphiés. Qu’est-ce que je n’y mentionnais pas ! Vingt fois le jour, j’interrogeais le baromètre, le thermomètre, le pluviomètre. Une saute de vent, le passage d’un navire, l’apparition d’un vol d’oiseaux migrateurs, la moindre variation dans l’éclat du feu, une tache de buée sur les vitres, tout me devenait matière à développements. Au besoin, j’aurais compté les astres ou dénombré les flots. Il n’y avait pas pour moi de détail insignifiant. Le gardien idéal, certes, je l’ai été… Je l’ai été pour me masquer à moi-même le vide obsédant d’une existence d’où était exclu le seul être qui la pût remplir.

Soyons juste : ma rigide probité native, si elle ne fut pour presque rien dans ma façon d’entendre mes fonctions et de les pratiquer, me préserva du moins de certaines tentations auxquelles il m’eût été aussi facile qu’agréable de me laisser glisser. Adèle, durant mes premiers séjours à terre, me demandait souvent :

— Puisque d’être privé de moi te fait tant souffrir, pourquoi ne veux-tu pas que j’aille te rejoindre, de temps à autre ? Personne ne le saurait, hormis l’homme qui serait de garde avec toi, et de celui-là qu’aurions-nous à craindre ? Ce n’est pas lui, j’imagine, qui s’aviserait de dénoncer son chef. Par mesure de prudence, je m’embarquerais à Audierne, un samedi soir, sur un des bateaux qui y viennent de l’île pour le marché. Je m’arrangerais avec le patron pour qu’il me reprenne à son plus prochain voyage. Ils font d’ordinaire jusqu’à trois et quatre traversées par semaine, à ce que m’a dit la femme Chevanton… Pense donc, tu m’aurais à toi, quand tu t’y attendrais le moins !… Moi, cela me ravirait, cette escapade ! Ce serait une aventure d’amour, comme dans les romans. J’arriverais à nuit close, toute trempée par l’embrun du Raz, et je heurterais à la poterne de la tour, en criant : « Ouvre ! C’est moi, Goulven ! » Tu me recevrais dans tes bras et, vite, tu m’emporterais pour me sécher, là-haut, dans la chambre ardente. Et après… après, je t’aimerais à la barbe de l’administration, passionnément, non sans frissonner un peu, à cause de la grande rumeur des vagues dans les ténèbres. Endormie, j’aurais des rêves singuliers, comme d’habiter les eaux profondes et d’être l’épouse immortelle de quelque génie sous-marin, de quelque Morgan, maître de la mer… Je t’en prie, Goulven ! C’est la chose du monde la plus simple, et ce serait si délicieux !

Elle parlait ainsi, de sa voix de sirène, avec des insinuations qui me troublaient jusqu’aux moelles. Je n’avais la force que de lui répondre :

— Tais-toi, au nom de Dieu, tais-toi !

Par peur de céder, je faisais celui qui ne veut pas entendre. Et à cela, oui, mon ingénieur, j’ai vraiment eu quelque mérite. Il y a quatre jours, Adèle Lézurec n’avait pas encore mis le pied sur la roche de Gorlébella. Si elle s’y trouve à cette heure, ce n’est, vous pouvez m’en croire, ni pour son plaisir, ni pour le mien.


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