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XV

Je me suis levé pour calfeutrer avec ma veste le bas de la porte qui donne sur l’escalier. Oh ! ce n’est pas à cause du vent… D’abord, sa violence s’apaise ; et puis, il y a si longtemps que nous nous connaissons, que nous vivons ensemble, lui et moi ! Que de fois ne m’est-il pas arrivé de causer avec lui, comme avec un être qui aurait une âme et presque un visage !… Ce n’est pas lui qui serait capable de m’incommoder. Au contraire. N’était la lampe, j’ouvrirais le vitrage à deux battants pour laisser entrer les grandes haleines impétueuses et salubres du dehors. Au moins, je n’aurais plus autour de moi, je ne respirerais pas jusque dans mes vêtements cette odeur… comment dirai-je ?… cette odeur étrange, indéfinissable, qui, d’heure en heure, se fait plus envahissante et plus nauséabonde.

Au premier moment, j’ai cru que cela provenait peut-être de l’appareil, que c’était la mèche qui brûlait mal ou la qualité de l’huile qui laissait à désirer.

Ce n’est que lorsque j’ai été pour descendre aux cuves d’approvisionnement que j’ai compris… La puanteur emplissait les entrailles du phare, et c’est d’en bas, c’est des étages inférieurs que les émanations montaient, — les mêmes, identiquement, qui s’exhalent des champs capistes, en automne, quand les détritus de sardines et de sprats avec lesquels on les engraisse ont commencé de pourrir.

J’ai tâché, mais en vain, de leur clore hermétiquement toute issue : elles n’en continuent pas moins d’arriver jusqu’à moi. Elles flottent dans l’atmosphère épaissie de la lanterne, et elles m’imprègnent moi-même tout entier… J’ai la bouche mauvaise et le cœur fade… Je songe au parfum de jeune sève qui se dégageait d’elle, du temps qu’elle était vivante. Qu’est-ce donc, déjà, qu’il avait de si particulier, de si unique ? J’essaie de me rappeler, je ne peux pas… Et, avec l’odeur de son parfum, voici, me semble-t-il, que l’image de sa forme même m’échappe. Il y a sur elle comme une obscurité qui, sans me la dérober tout à fait, ne me permet plus de rien distinguer nettement. Les yeux brillent encore dans le visage, mais de cet éclat indécis et pâle qu’ont les prunelles décolorées des gens sur les vieux portraits.

Et dire qu’il y a seulement quinze jours !…

Nous venions d’allumer le feu, quand parut sur la mer encore claire, la barque qui la portait. C’était la Notre-Dame de Bon-Voyage, une bisquine de pêche appartenant aux frères Guichaoua, du hameau de Pendreff, en Lezcoff. Des amis à Louarn, ces Guichaoua, sa compagnie de prédilection, lorsqu’il était de congé à terre. Du reste, marins consommés et d’une discrétion à toute épreuve. Il se fût difficilement adressé mieux.

— Sans compter, mon cher, que le nom du bateau est, à lui seul, un sauf-conduit, m’avait-il fait observer du ton de gouaillerie sceptique qui, même en matière de religion, lui était habituel.

Vue dans le lointain crépusculaire, sa grand’voile tendue au souffle fraîchissant du soir, la bisquine avait un air de planer entre ciel et eau, immobile, pareille à quelque « rock » fabuleux, à quelque gigantesque oiseau de légende. Elle avançait, cependant, mais d’une allure calme et comme recueillie.

Nous avions, Louarn et moi, repris nos places au pied du phare dont les yeux d’escarboucle et de rubis semblaient aussi passionnément intéressés que les nôtres par la venue silencieuse de cette barque surnaturelle dans la nuit… Et, plus haut que le phare, les astres eux-mêmes regardaient… On eût dit que l’attente angoissée qui me tenait les nerfs en suspens s’était communiquée à tout l’espace. Une caravane de cirrus fauves moutonnait, tapie au ras de l’horizon, dans la direction du couchant. La mer bruissait à peine. Il n’était pas jusqu’au Trégorrois qui ne se tût… Soudain, il me poussa le coude :

— Écoute ! murmura-t-il sourdement.

Je prêtai l’oreille.

Ce ne furent d’abord que des sons faibles, indistincts, — une sorte de fredon très vague, très léger, très doux, à demi noyé encore dans la confuse rumeur des courants. Puis, à mesure que diminuait la distance, la mélodie se précisa, la voix s’affermit. Bientôt elle s’éleva, singulièrement captivante et pure.

Louarn exultait.

— Ah ! fit-il, elle n’en aura pas eu le démenti… Elle a tout de même le cœur solidement accroché, la payse !

Et se tournant vers moi :

— Tu as raison, décidément… Il faut qu’il y ait en elle du sang des sirènes !… Elle est, pour sûr, la première femme qui traverse le Raz en chantant.

On n’entendait plus maintenant que cette voix, dont les modulations se jouaient au milieu du silence universel, élargies et comme infinisées par l’immense paix nocturne.

— Je reconnais l’air, reprit Louarn. C’est une « sône » de chez nous… Quelle donc ?

Il chercha un instant. Puis, avec un geste de triomphe :

— Eh ! suis-je bête !… Tout juste la sône d’Ahès, mon cher… la sône de la Morgane !

Il se mit lui-même à chantonner :


Me wêl o sével war ar mor[1]

La Notre-Dame de Bon-Voyage n’était plus qu’à une demi-encablure de l’îlot. Brusquement, les vergues s’inclinèrent et la voilure s’abattit, tandis que les Guichaoua s’emparaient des rames, afin d’accoster à l’aviron. Alors, nous vîmes la chanteuse. Elle était debout sur l’avant, le dos au mât. Sa silhouette faisait corps avec celle de la bisquine, semblait en être le couronnement, une de ces figures sculptées, une de ces mythologiques divinités marines qui se dressaient à la proue des anciens vaisseaux. Le reflet du secteur vert, en passant sur elle, l’enveloppa d’une lumineuse buée glauque. Elle me parut Ahès en personne, Ahès, la Messaline des ondes, tout à coup surgie des gouffres du Raz pour son éternelle besogne d’incantation, de luxure et de mort !

J’avais encore cette vision dans les yeux quand, une dizaine de minutes plus tard, elle aborda. Elle n’eut même pas à prendre terre. Je l’avais déjà saisie, enlacée, emportée avec la fougue vertigineuse d’une trombe dans votre chambre, mon ingénieur. Je la déposai toute pantelante sur le lit. Elle y demeura quelque temps sans force, la respiration coupée.

— Non ! s’écria-t-elle, dès qu’elle eut recouvré l’haleine, tu ne te corrigeras jamais de tes manières d’hercule léonard, en vérité !

— Mais c’était ton rêve, Adèle, d’entrer ainsi au phare, sur mes bras !… Et puis, qu’est-ce que tu veux, j’avais tant de hâte de te retrouver !… tant hâte !…

Je lui avais pris les mains ; elle les dégagea.

— Regarde dans quel état tu m’as mise !

Elle considérait, vexée, le désordre de sa toilette, sa robe fripée, sa coiffe pendante, un de ses bandeaux défaits, la lourde nappe de ses cheveux roulant éparse sur son épaule. Je plongeai les doigts dans leur soie lustrée, pour les attirer vers mes lèvres.

— Te rappelles-tu la nuit de notre noce, Adèle ?

Elle balbutia précipitamment, la pensée ailleurs :

— Sans doute !… Sans doute !… Mais ne me touche plus !… Louarn monte !

Je murmurai à part moi :

« N’aie pas peur : tu vas l’avoir entièrement à toi, ton Louarn ! »

À l’instant même où elle achevait le geste de m’écarter d’elle, il se montrait sur le pas de la porte.

— Diable ! ricana-t-il, vous ne perdez pas de temps, vous autres… Mais j’arrive peut-être trop tôt… Voulez-vous que j’aille attendre en bas que ce soit fini ?…

Les traits de la Trégorroise se contractèrent en une moue douloureuse et irritée. Dans les yeux, les grands yeux humides qu’elle leva sur son amant, il y avait tout ensemble de l’orage et des larmes, de la révolte et de la supplication.

— Ne faites pas l’imbécile, Hervé Louarn ! dit-elle ; vous savez bien que ce n’est pas ce que vous croyez.

J’eus le triste courage de m’écrier sur un ton plaisant :

— Pas de querelles, les enfants ! Sinon je vous mets au pain sec !

— C’est pourtant vrai, fit Louarn. Si nous dînions d’abord ! Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais j’ai l’estomac dans les talons… Branle-bas, nom d’un tonnerre ! Je suis le gabier de service, je cours à la soute aux vivres !

Je le retins par le revers de sa vareuse :

— Ne bouge pas. C’est moi qui régale, c’est à moi de commander… Adèle et toi, vous mettrez le couvert. Tu lui feras voir, dans le buffet du Grand Chef, où sont les linges, les fourchettes, les couteaux, les verres… tout le tremblement, quoi !… Le reste, c’est moi qui m’en charge.

J’avais, en prononçant leur sentence, ma voix habituelle, ma figure de tous les jours. Ils repartirent en chœur :

— Soit !

Au moment de sortir, je me retournai :

— Ah !… Pour votre gouverne !… Au cas où la faïence aurait besoin d’être rincée, il y a un plein seau d’eau fraîche au chevet du lit.

— Monsieur Précaution ! s’exclama Louarn. Il a pensé à tout.

Ce seau, mon ingénieur, je l’avais empli à la mer, le matin même. J’avais lu, jadis, dans un livre sur les naufrages célèbres, — un des seuls prix que j’aie remportés à Saint-Pol, — que boire de l’eau salée multipliait les tortures de la soif et activait le travail de la mort. Ce détail m’était demeuré dans l’esprit. J’ai la mémoire longue.

Ma recommandation faite, je donnai un dernier regard à ces deux êtres qui avaient été toute ma vie. Ils se renvoyaient des propos frivoles, et ne sentaient pas les mailles du destin qui déjà se resserraient sur eux. Lui, s’occupait de pousser la table au milieu de la pièce ; elle, le buste cambré, les bras repliés à la hauteur du front, elle rajustait sa coiffure devant la glace… Le seuil passé, la porte se referma derrière moi comme d’elle-même. Jamais je ne me serais imaginé qu’un tel acte fût d’un accomplissement si facile. Cet étonnement fut, je crois bien, le seul émoi que je ressentis. Je gagnai le sommet du phare, d’un pas tranquille. Tout en escaladant les marches, dans les ténèbres, je me rappelle que je faisais tourner machinalement autour de mon index la délicate clef de fer qu’aussitôt l’opération terminée j’avais enlevée de la serrure.

J’arrivai ainsi jusque sur le balcon.

La clarté naissante de la lune étincelait à la surface des eaux en un frisson d’écailles d’argent. Dans l’est, la barque des Guichaoua était encore à portée. L’homme de barre avisa mon ombre qui formait écran sur la flamme. À tout hasard il cria :

— Ohé, Louarn !… Adieu vat !

Je lui rétorquai :

— Ohé, la Notre-Dame de Bon-Voyage ! Adieu vat !

Depuis, mon ingénieur, je n’ai plus échangé une parole avec âme qui vive, sauf dans la circonstance relatée ci-dessus, le jour où le Baliseur faillit me rendre visite…

D’en bas, cependant, des appels d’une autre sorte commençaient à monter. Ceux-là, je ne leur répondis qu’en lançant à la mer la clef de la chambre d’où ils partaient… Un « plouf » à peine perceptible, quelques cercles d’onde… Ce fut fini.

Il était exactement, au chronomètre, neuf heures douze minutes et trente secondes, mon ingénieur.

Et maintenant, que vous dirai-je de plus ?

Je vous ai demandé pardon, au début de ces pages, pour toutes les infractions au règlement qu’elles allaient vous révéler. Il me reste à vous remercier de m’avoir fourni l’occasion de les écrire. Elles ont été mon viatique durant cette épouvantable agonie de treize jours et quatorze nuits. Grâce à elles, j’ai pu persévérer jusqu’au bout dans ma douloureuse tâche de gardien du feu et de geôlier de la mort.

À présent, mes comptes sont réglés ; l’odeur, la harcelante odeur est là, qui me signifie que ma faction est close… Le Ravitailleur, il est vrai, ne doit venir que demain. Mais j’ai gorgé la lampe d’huile et renouvelé sa mèche. C’est une veilleuse fidèle et sûre. Elle attendra, j’en suis convaincu, pour s’éteindre, qu’un autre ait pris, au banc de quart, la place que j’aurai quittée.

Pauvre cher feu de Gorlébella !… La seule chose, le seul être au monde dont je m’éloigne avec quelque regret, c’est lui !… La seule lueur bienfaisante qui persiste dans la détresse de mon cœur dévasté, c’est lui !… Tout le reste, famille, patrie, Dieu même, celle que vous savez l’a fauché… Si j’étais capable d’une prière, c’est au foyer tutélaire des nuits du Raz que je l’adresserais. Qu’il reçoive du moins la dernière larme que puissent verser encore mes yeux taris : je la lui voue !…

J’ai ouvert la porte de la galerie. Les vents sont nord-noroît : le ciel s’éclaircit.

Je viens de jeter par-dessus la balustrade le « coffre à Jim », et je vais prendre le même chemin. Dans un instant, mon ingénieur, le nommé Dénès (Goulven), de Plounéventèr, ne sera plus qu’un noyé sans nom… Par ailleurs rien à signaler.


*
* *

Sur cette formule de service, au-dessus de laquelle était apposée la signature, avec son paraphe, se terminait le mémorial funèbre du chef-gardien de Gorlébella.


FIN

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Notes :
  1. Je vois se lever sur la mer…