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XIII


Sept heures du soir.

C’est la dernière fois aussi que je viens de procéder à l’allumage du feu.

Elle finit assez mal, au dehors, cette journée après laquelle, durant tout un mois, j’ai tant soupiré. Les vents ont incliné vers le suroît. Une aile sombre, une aile d’une envergure immense et comme ouatée, par places, d’un duvet grisâtre, monte et plane sur la mer où frissonnent des teintes sinistres, des glauques et des violets innommés. Sein, toute noire, semble baigner dans une mare de sang refroidi. Une étoile, qui s’essayait à luire, a pris peur et s’est éclipsée. Seuls, les phares dardent leurs prunelles intermittentes ou fixes au milieu de cette grande ténèbre soudaine, annonciatrice de l’ouragan.

Ainsi que vous le trouverez porté à la feuille de service, ils sont tous visibles, ce soir. Depuis le pâle éclair de l’Ar-Mèn jusqu’à la crinière étincelante que secoue le Stif, pas un ne manque à l’appel… Les eaux peuvent s’ébrouer, le grain peut fondre : les sentinelles atlantiques sont à leur poste !…

Allons ! achève de régler tes comptes avec la vie, dur moribond de Gorlébella !

Le Léon, je vous l’ai dit, n’est point une terre à légendes, mon ingénieur. On y est peu sensible au charme des beaux récits où s’enchante l’âme trégorroise. La superstition, en revanche, y pousse dans les esprits une racine tenace et les enserre des mille replis de ses sarments noueux. Le plus souvent elle y revêt un caractère funèbre. La constante préoccupation de la mort est sur cette race. Ses monuments les plus artistiques sont, avec ses églises, ses ossuaires. À Saint-Pol, nos professeurs ne se faisaient pas faute de nous conduire en promenade au cimetière de la ville et de nous détailler à plaisir les richesses d’ornement de son enceinte, qu’ils comparaient au Campo-Santo.

J’ai eu occasion, je crois, de mentionner dans ces pages la béguine qui m’enseigna mon catéchisme. De temps à autre, elle complétait le texte orthodoxe par des gloses de sa façon. Elle nous disait, par exemple :

— Lorsque l’âme, au moment du trépas, quitte le corps, elle a certaines formalités terrestres à remplir, avant de se présenter au tribunal de Dieu. Pour cela, elle se change soit en souris, soit en moucheron, soit en quelque animal encore plus subtil et plus fugace. Ainsi déguisée, elle va, trotte, vole. Tous les objets qui lui ont servi de son vivant, toutes les bêtes qu’elle a employées, tous les lieux qui évoquent pour elle un souvenir, ou joyeux, ou triste, il faut qu’elle les effleure, qu’elle les visite, qu’elle les parcoure, en un mot, qu’elle prenne congé d’eux.

Et la béguine concluait, en baissant mystérieusement la voix :

— Retenez-le, car ce n’est pas dans les livres… Cela s’appelle la randonnée de l’âme défunte

La randonnée de l’âme défunte !… Voilà bien ce que fut cet étrange, ce fantomatique voyage au pays de mes origines et de mon printemps. Landerneau est le seuil du Léon, mon ingénieur. Je m’étais dit :

— Je ne le franchirai pas !

J’avais même commencé de rebrousser chemin vers le sud, avec l’intention de regagner la Cornouaille, par petites étapes. Mais, dès la montée de Penn-Créach, au troisième kilomètre, mes jarrets fléchirent. Je m’assis sur un tas de cailloux. Au soleil baissant, je n’avais pas bougé d’une semelle. J’étais sans courage. Des rouliers passèrent, qui allaient dans la direction de la ville : je reconnus, à leurs clochettes tintinnabulantes, les harnais des minoteries de l’Élorn, en aval de Plounéventèr. Un des hommes remarqua mes traits abattus, mon air d’extrême lassitude.

— Si vous venez par là-bas, il y a place pour vous sur les sacs vides ! me cria-t-il.

Il m’indiquait du bout de son fouet le bleu des collines léonnaises, déjà touchées, dans le lointain, par les premières ombres du soir.

Je répondis : non, de la tête.

Mais, lorsque les lourds chariots eurent disparu dans la descente, un regret me poignit le cœur. Les voix des clochettes continuaient d’arriver jusqu’à moi. On eût dit qu’au lieu de s’éteindre, leur carillon en marche se faisait plus distinct et plus sonore. Peu à peu ce fut comme un ensorcellement, comme une hantise.

Elles tintaient de toutes parts, maintenant, et leur musique était un langage qui signifiait :

— Lève-toi donc, et suis-nous !

Je me levai et je les suivis. Quatre heures plus tard, environ, je reprenais contact avec la terre que je m’étais juré de ne point revoir. J’espérais tressaillir de la seule allégresse qui me fût encore permise, en m’y retrouvant. Je m’aperçus, au contraire, que je n’avais plus rien de commun avec elle. Vainement je la parcourus en tous sens ; vainement, je rôdai par ses champs, ses landes, à la recherche de mon enfance, de mon adolescence, de ma jeunesse. Oh ! ce n’était pas que les choses eussent changé, ni non plus — ou à peine — les êtres. Mais, ceux-ci comme celles-là, qu’ils m’étaient donc devenus indifférents, étrangers !… Ce bourg ? Oui, j’aurais pu dessiner de mémoire la silhouette de chacune de ses maisons. Cette église ? Parfaitement : pendant des années, j’avais prié d’une lèvre fervente, agenouillé dans ce banc d’œuvres. Et cette fontaine, au bas de ce pré ?… Et cette fougeraie, au versant de ce coteau ?… Et le glissement silencieux de la rivière entre ces coudres et ces saules ?… Certes ! certes !… Et après ?… Est-ce que tout cela avait été, à proprement parler, de la vie, de la vie véritable, de la vie vécue ?… Ma vie ? Qu’avais-je à en chercher ici les traces ? N’était-elle pas née avec mon amour pour Adèle Lézurec, la Trégorroise ? Ne venait-elle pas d’être tarie jusqu’en ses sources les plus profondes par sa trahison ?…

Un instant je doutai si je pousserais jusqu’à Kerdannou.

Je m’y acheminai, néanmoins, le lundi soir, à nuit close. Je devrais plutôt dire que je m’y traînai, car ces trois jours et demi de macérations m’avaient exténué. J’avais pris un sentier de traverse qui aboutit derrière la ferme. J’évitais ainsi d’être signalé par le chien dont la niche était située près du porche de la cour, de l’autre côté des bâtiments. De plus, j’arrivais tout droit à l’appotis-tôl, à l’espèce de donjon carré qui flanque la plupart des métairies léonardes et forme dans la vaste cuisine un retrait, généralement réservé aux maîtres.

La fenêtre de notre appotis-tôl était éclairée.

J’eus assez de force pour me hisser sur les coudes, et, par l’entre-bâillement des rideaux d’andrinople rouge, je regardai.

Assis à gauche de la table, le vieux Dénès penchait sur un missel aussi jaune que glèbe son dur profil osseux. Fidèle à la coutume de sa maison, il lisait à haute voix pour ses domestiques la vie en breton du saint du jour. L’ampleur monotone de son débit avait quelque chose d’impérieux et de sacerdotal tout ensemble. Par intervalles, sans s’interrompre, il glissait un œil inquisiteur vers le fond obscur de la pièce. Quelque tailleur de chanvre, probablement, qui avait enfreint la règle du silence ou quelque gardeuse de vaches qui s’était laissé vaincre par le sommeil…

En face de lui, les doigts joints, la figure pâle comme une cire, se tenait ma mère. Ma mère !… L’immense, l’infinie détresse que je comprimais en moi creva du coup. Des flots de larmes brûlantes ruisselèrent sur mon visage, et, doucement, doucement, je me pris à gémir comme un petit enfant malade :

— C’est moi, mamm !… Je suis venu… Mais tu ne sais pas… Il ne faut pas que tu saches… Oh ! si tu savais !…

Elle, cependant, écoutait le chef de famille : « … En récompense de ses vertus, Dieu avait accordé à saint Ténénan le don des miracles… »

Brusquement, elle frissonna : ses paupières, jusque-là religieusement baissées, se soulevèrent… Le regard attire le regard, mon ingénieur. Avant que j’eusse eu le temps de me dérober, les nôtres s’étaient rencontrés, s’étaient bus… J’entends encore son cri :

— Là ! Là ! contre la vitre… ! Goulven ! mon fils Gouven !…

Comment je réussis à grimper dans les branches inextricables de l’un des antiques pommiers qui sont en bordure de l’aire, ne me le demandez pas : je serais impuissant à vous répondre… Toutes les lanternes de Kerdannou étaient déjà dehors. Longtemps, leurs lueurs se promenèrent autour du corps de logis principal, autour des hangars, autour des granges. On fouilla les étables. Les bœufs, réveillés, mugirent. Deux ou trois fois, mes parents passèrent à portée de mon refuge ; le vieux grognait :

— Des imaginations de femme !… Tu n’as rien vu !

Elle, alors :

— Je l’ai vu comme je te vois, et si maigri, si hâve !

D’une voix épeurée, elle ajouta :

— Si ce n’est pas lui, c’est son intersigne !…

Va, c’était l’un et l’autre, pauvre chère mamm ! Dans ce vivant, il n’y avait plus que la mort.

La ferme une fois rentrée dans son immobilité et son silence, tout ce que je pus faire, ce fut de me laisser choir à bas de mon arbre. J’étais à bout. Je sentais comme de grands coups de faux qui me balafraient les entrailles. Dans ma tête vide, mes prunelles se dilataient jusqu’à faire éclater leurs orbites, et mes tempes, par contre, se serraient, se rétrécissaient… Je croyais respirer dans l’atmosphère nocturne des odeurs de pain cuit. Un fumet de soupe au lard me caressait les narines. J’essayais de tendre les mains vers des plats illusoires… C’était atroce. Heureusement que la vision de la vieille de Plounéour-Ménèz et de son panier à victuailles traversa mon délire.

La fouace ! Je me rappelai la fouace, dans la poche droite de ma veste.

J’étais sauvé. Ah ! de quelles dents j’y mordis !…

Le lendemain, un peu avant midi, j’étais attablé dans la grand’salle de l’hôtel de la Poste, à Landivisiau. Des maquignons à longues blouses, des Normands et des Béarnais, venus pour la foire de Mars qui allait s’ouvrir, attendaient l’heure du déjeuner en jouant aux cartes et en buvant des apéritifs. Mois, j’écrivais à ma femme :


  « Mon Adèle bien-aimée,

« Je suis guéri de croire aux prophéties mensongères des sous qui brillent dans l’obscurité. J’ai trouvé tout le monde en joie à Kerdannou…

« — Alors, c’est pour m’annoncer ton retour immédiat ? me diras-tu.

« Si je n’avais à consulter que mon envie, je serais déjà sur la route qui mène au Raz. Je me languis de toi. Mais, c’est ma mère… On a tué le veau gras, comme pour l’Enfant prodigue, et elle prétend que je ne parte point jusqu’à ce que tout soit mangé. Quand je lui objecte que tu es là-bas, toute seule, elle me clôt la bouche, en répliquant :

« — Ta femme ?… Elle est meilleure que tu ne dis ; ce n’est pas elle, sûrement, qui se fâchera, si tu donnes à ta mère une douzaine de jours en six ans !

« Et je suis contraint d’avouer qu’elle a raison, en ce qui te concerne. N’as-tu pas été la première à me recommander de prendre des vacances, et de les prendre bonnes ?

« Je vous obéis à toutes deux, et je reste. Ne compte pas sur moi avant mercredi en huit. Il se peut même — car il faut tout prévoir — qu’à cause de la difficulté des communications je n’aie pas le temps de te joindre et que je sois obligé de m’embarquer sur le Ravitailleur à Audierne, au port d’attache. Si la chose arrive, c’est moi qui serai le plus désolé. Mais aussi, quelle compensation, quinze jours après !

« Je t’entends qui te récries :

« — Comment, quinze jours après ?…

« Eh ! oui, mon aimée. N’ai-je pas perdu mon pari ? Et ce dîner, ce fameux dîner, ne faut-il pas que nous le fassions ? Et pour qu’il ait lieu, ne faut-il pas que nous soyons tous trois réunis ? Or, cette réunion, tu sais bien qu’elle n’est pas possible à la Pointe, puisque, de Louarn et de moi, si l’un est à terre, l’autre est nécessairement au phare. Alors ?… Alors, je te donne rendez-vous le 17 avril, — à Gorlébella !

« Est-ce assez congrûment déduit ? On n’est guère poète en Léon, mais l’on y a le sens du calcul !… Tu ne te récries plus, n’est-ce pas ? Et tu le connais maintenant, ce projet dont je t’avais tant fait mystère, l’autre soir. Avais-je tort d’affirmer qu’il réaliserait un de tes rêves les plus chers ? Quant à la consigne, tant pis ! Je l’ai respectée assez longtemps pour avoir le droit de la violer une fois. Des circonstances comme celle-ci ne se représentent pas tous les jours. D’ailleurs, toutes les précautions seront prises. Et toutes les dispositions aussi, tu verras. Les gens de ma sorte, lorsqu’ils font une folie, la font complète. Je pare en imagination ta chambre. Devine laquelle ? La chambre de l’ingénieur, parbleu ! Et jamais elle n’aura été à pareille fête, je te promets.

« Mais c’est à moi surtout qu’il tarde d’y être et de vous prouver, à Louarn et à toi, que, quand je perds, je sais payer. Celui qui n’a que ta pensée en tête,


« GOULVEN DÉNÈS. »

Cette lettre écrite et jetée à la boîte de Landivisiau, pour qu’elle portât le timbre du bureau de mon canton, j’éprouvai un tel soulagement, un tel bien-être, que, durant mon retour vers les collines du Quimpérois et les abords moins riants du Cap, je repris presque goût à l’humanité.

Finie, la randonnée de l’âme défunte ! Je me sentais désormais un passant comme un autre, un passant que rien ne presse et qui muse aux distractions de la route, sûr de trouver bon gîte à l’étape, puisqu’il a le gousset garni. Le parcours était d’une trentaine de lieues : j’avais plus d’une semaine pour le faire et décidai de le faire à pied, tout uniment, non sans quelques crochets à droite, à gauche, histoire de varier les spectacles et de prolonger, comme on dit, le plaisir.

De vrai, ce fut bien un plaisir, quoique d’une essence un peu particulière. Je ne gravissais pas une côte d’où la vue pouvait librement s’étendre, sans me répéter, en regardant derrière moi les houles de pays disparaître et les flèches des clochers s’amincir en pointes d’aiguilles, sans me répéter, dis-je, avec une espèce de contentement sauvage :

— Enfonce-toi cela dans les yeux, Goulven Dénès, car tu ne le reverras plus, mon brave, — plus jamais !

Et cette certitude du « jamais plus » me devenait une âpre jouissance, par tout ce qu’elle me faisait découvrir, dans les choses, de grâces secrètes et de pénétrantes douceurs.

Joignez que c’était, selon l’expression bretonne, la « saison bénie », et qu’aucun début de printemps ne se montra plus propice. Chaque matin, le soleil semblait se lever avec moi et, toute la journée, je l’avais pour compagnon. J’en eus d’autres : des pillawers en tournée, des ouvriers « sur le trimard », une colonie de sabotiers qui émigraient, la hache à l’épaule, vers les bois de Cheffontaines, au delà de Quimper. Je leur emboîtais le pas, souvent même je rompais le pain avec eux, et, aux auberges de mi-voie, nous trinquions ensemble.

Le Ier avril, à l’heure de la mer étale, je sautais du quai d’Audierne sur le pont du Ravitailleur.

— Quelle chance ! s’écria le père Lozac’h qui veillait à l’arrimage, au moins, nous n’aurons pas à faire relâche dans votre sacré trou de Beztré !

Puis, m’ôtant des mains, pour le loger dans « la chambre », un panier de bouteilles que je venais de prendre chez le négociant :

— Du vin ! et du cacheté, encore ! Fichtre !… Il y a donc une noce en perspective au château de Gorlébella ?

— Comme vous dites, patron… Vous en entendrez parler, quelque jour.


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