Le Gardian de la Camargue souvenirs des Maremmes du Rhône

LE GARDIAN
DE LA CAMARGUE
SOUVENIRS DES MAREMMES DU RHÔNE


I

À l’embouchure du Rhône et dessinée par les sinuosités du fleuve, s’étend une région célèbre dans tout le midi pour la sauvage étrangeté de ses aspects : c’est la Camargue. Avant d’y conduire le lecteur et de lui faire connaître les habitans par un épisode tiré de leur vie même, on nous permettra de dire quelques mots du théâtre où s’est passée la simple histoire que nous voulons raconter. Ici comme dans certaines terres vierges, la nature et l’homme sont unis par des liens dont on comprendrait mal la puissance, si la description ne venait compléter le récit.

Ce pays n’a pas toujours été abandonné à cette sorte d’état sauvage dont le spectacle nous étonne en pleine civilisation. Da belles et actives cités s’y élevèrent ; les Saintes-Maries, Aigues-Mortes, jouirent longtemps du mouvement et de la prospérité d’un véritable port de mer. Bientôt cependant les inondations et les atterrissemens du Rhône vinrent changer les conditions de la contrée et ruiner à la fois son agriculture, son commerce et son industrie. Touchant au terme de son cours, non moins bizarre et désordonné que celui du Nil, le grand fleuve venu des Alpes charrie des débris d’origine diverse, qu’il abandonne sur le sol riverain avant de disparaître dans la mer. Ces débris, qui, enlevés souvent aux montagnes de la Suisse, ont traversé les calmes eaux du lac de Genève, puis les gouffres du Dauphiné, viennent s’amonceler près de la Méditerranée avec les détritus d’animaux et de végétaux en décomposition. Ainsi s’est formé peu à peu le terrain exceptionnel de la Camargue. Ce terrain offre de singuliers contrastes. Un épais bourrelet de limon qui borde le delta du Rhône y donne les plus riches produits : on ne rencontre que champs aux épis d’or, vertes prairies, arbustes aux fruits veloutés, sur cette terre d’alluvion si féconde qu’elle permet souvent de faire dans la même année deux récoltes ; mais pénétrez dans l’intérieur de l’île de la Camargue, et le plus sévère des spectacles attristera vos regards. Vous serez en face d’un marais immense. Un étang profond, l’étang de Valcarès, en occupe le milieu. Quelques landes sablonneuses ou de sombres pinèdes (bois de pins) coupent seules çà et là cette plaine verdâtre à demi liquide. Et pourtant dans ce triste paysage il y a encore un charme étrange, qui naît de la majesté des lignes, du calme partout répandu, de ce silence ininterrompu qui est une des harmonies du désert.

Tout dans la Camargue montre l’action puissante de la nature en travail. Les dépôts de la mer et ceux des fleuves y sont sans cesse mêlés et confondus. Pendant l’hiver, les étangs, grossis par les pluies, inondent la plaine et vont se rejoindre à la mer ; pendant l’été, des flaques d’eaux stagnantes infectent le pays de miasmes délétères. Pierres et cailloux sont inconnus sur cette terre plate et grise. Les plus petites fleurs ont un cachet bizarre qui les distingue des fleurs de même espèce venues en d’autres pays. Le feuillage des marguerites, des camomilles, des asters, si léger d’ordinaire et si frêle, devient lourd et glauque dans le sable limoneux et salin de la Camargue. En retard de bien des siècles sur la marche de la nature, cette contrée étrange rappelle les premières plages arborescentes qui apparurent sur notre globe à peine refroidi.

Le contact de la mer donne à la Camargue un autre caractère original. Comme si elle voulait disputer au Rhône son empire et ensevelir le delta sous ses flots, la Méditerranée bat sans relâche ses côtes sablonneuses. S’infiltrant dans les pinèdes, elle y décore de lambeaux de varechs les troncs résineux des conifères ; caressant les roseaux de ses vagues écumeuses, elle les parsème de flocons d’une blancheur de neige ; en s’évaporant sur le sable, elle y trace les dessins bizarres de ses efflorescences salines : rosée des prairies paludéennes, elle les embellit de perles cristallines. Son passage se trahit partout, ici par des miasmes pernicieux, là par d’acres parfums, plus loin par des dépôts salins, ailleurs par des algues séchées. Au sommet des piniers (pins), la mer accroche les rubans d’argent de sa mousse marine, sur la berge des chemins elle fait éclore, comme un tapis de neige, la blanche irruption de ses squammosités, et, comme d’immenses linceuls, des bassins d’eau salée s’étendent de loin en loin sur le sol, où serpentent en tout sens des rigoles et des digues. La Camargue en un mot est le royaume du sel : l’air, l’eau, les plantes, le sol, les roubines (canaux qui distribuent les eaux du Rhône), tout en est imprégné.

La principale récolte de ces savanes aqueuses ou rozelières, comme on appelle ces prairies paludéennes, consiste en sagnes (joncs) et en rollets (roseaux). Excellente nourriture pour les bestiaux, ces plantes servent aussi à former la toiture et les cloisons des mas (chaumières), à fabriquer des chaises, à faire d’immenses paillassons pour garantir de la pluie les camelles ou tas de sel et préserver des efflorescences salines les terres nouvellement ensemencées, La saunaison apporte chaque été le mouvement et la vie sur ces landes incultes, qui fournissent à la France son meilleur sel.

La population est digne du pays. Elle est faite pour la lutte sous deux formas différentes, la lutte hardie et la lutte patiente. C’est tantôt à dompter des animaux à l’état sauvage, tantôt à braver pour la récolte" du sel les émanations d’un sol délétère, que l’homme doit s’employer. Moustiques altérés de sang, pléiades de sauterelles jaunâtres, oiseaux de marais silencieux comme des ombres, reptiles venimeux s’enroulant dans la fange, rappellent sans cesse à l’habitant de la Camargue les forces de la nature qui pèsent sur lui, et auxquelles son honneur est d’opposer un invincible courage. Ici paissent des taureaux sauvages enfoncés jusqu’au poitrail dans les joncs des rozelières ; là galopent des chevaux farouches, la crinière en désordre, sur la terre durcie par le sel. Chose étrange, ces taureaux de la Camargue sont tous d’un noir d’ébène, et la robe des chevaux est au contraire d’une parfaite blancheur.

Au milieu des taureaux règne le gardian. C’est un pâtre chargé de les surveiller, comme l’indique son nom, et il accomplit cette tâche avec le concours d’un bœuf des plus pacifiques, le dondaire ou bœuf sonneur, dont le collier de bois porte une large clochette. Par quel moyen mystérieux ce bœuf paisible impose-t-il sa volonté à ses turbulens compagnons, que jamais sa sonnette ne trouve rebelles ? C’est un de ces mille secrets de la nature qu’on remarque sans pouvoir les expliquer. Quant au gardian, il a pour toute arme un trident de fer. Monté tout le jour sur sa blanche cavale, dormant la nuit à la belle étoile, coiffé d’un mouchoir que recouvre un vaste chapeau de feutre, vêtu d’une blouse de peau, les jambes nues et le teint hâlé, l’athlétique gardian de la Camargue rappelle les sauvages cavaliers des pampas américaines. Ces hommes indomptables aiment leur vie indépendante et rude. On les voit tantôt lancer audacieusement à travers les marais leurs cavales frémissantes, tantôt passer comme un éclair sur la lisière d’une pinède, escortés d’un noir troupeau qui les suit en mugissant. Ils sont connus et redoutés des farouches animaux dont la garde leur est confiée. À leurs cris stridens, on voit accourir de tous les points de l’île des bandes tumultueuses de chevaux et de taureaux qui bondissent autour d’eux. Le gardian est le véritable roi de la Camargue.

Tout autre est l’existence du saunier. Enfermé l’hiver dans une petite masure devant les bassins déserts, l’été il devient le chef d’une armée de travailleurs. À l’opposé des gardians, les sauniers, enchaînés aux bords de leurs salines, ne connaissent d’autres joies que celles de la famille et du foyer. Une bande d’enfans rachitiques et pâlis par les fièvres jouent au soleil devant les portes de leur demeure. La vue de ces misérables familles est d’une navrante tristesse. Des privations de toute sorte, la monotonie de leur existence, les maladies qu’amène le voisinage des marais, feraient de ces pauvres gens les créatures les plus à plaindre du monde, si à côté d’eux on ne trouvait des êtres plus malheureux encore, les douaniers, qui sont condamnés à végéter sur cette plage aride, sans connaître même les douceurs de la vie de famille.

Tel est l’aspect général, telle est la population de la Camargue. Qu’on veuille bien nous suivre maintenant dans une des parties les plus sauvages de cette région, dans une île formée au sud de la Camargue par deux bras du Rhône, — le Rhône-Mort aux eaux lourdes et jaunâtres, le Petit-Rhône aux flots tumultueux et rapides. Aucun hameau ne dessine sa silhouette dans cette partie de la Camargue : une sombre pinède s’y étale au bord de la mer ; la solitude des marais n’y est troublée que par le vol alourdi des oiseaux aquatiques ; les traces des sabots des palusins (taureaux) et des aïgues (chevaux) sont les seules empreintes qui se voient sur les sables. Là un sol mouvant et des miasmes putrides ne permettent pas de récolter sans danger les plantes aquatiques qui se balancent sous le souffle du marin mugissant[1]. Aussi dans le pays désigne-t-on cette île inculte, malsaine et déserte sous le nom caractéristique du Sauvage. Au milieu du Sauvage se trouve une lande vraiment désolée : un grand salin y étend les cases blanches de ses damiers réguliers ; une pauvre masure de saunier s’élève sur le bord, et à travers un bouquet de pins rachitiques un petit poste de douaniers apparaît sur la dune voisine. Cela s’appelle le rode du Sansouïre (le lieu salin)[2]. Le souvenir d’un épisode assez rare dans la vie monotone des populations de la Camargue, l’amour d’une saunière pour un gardian, recommande cette humble masure à notre attention.

Dans les premiers jours de l’hiver de 1840, par une bise glacée qui faisait craquer les branches sèches des pins dans les pinèdes et frémir les roseaux sur les marécages, une famille de sauniers vint s’installer au rode du Sansouïre, qui, à cause de ses miasmes pernicieux et de ses chétifs revenus, avait été abandonné. Les nouveaux sauniers étaient de pauvres gens qui avaient travaillé à des rizières sur le bord du Rhône. Des inondations survenues dans ces parages avaient emporté tout à coup, avec la récolte du propriétaire, la demeure et le gagne-pain des ouvriers. Après s’être demandé avec désespoir ce qu’ils allaient devenir sans abri, sans ressources et sans travail, ils avaient accepté comme un bonheur inespéré l’emploi de sauniers au rode du Sansouïre. Un jeune ménage et une vieille femme, la mère du mari, composaient toute la famille.

Grand et maigre, le saunier, nommé Berzile, avait ce teint plombé qui annonce l’influence du mauvais air. Il était déjà courbé par le travail, et ses mains, bien que fortes et calleuses, tremblaient comme celles d’un vieillard. Sa vieille mère elle-même était réduite par la fièvre à un tel état d’émaciation qu’on ne l’appelait que Fennète (diminutif de femme). Quant à la jeune épouse, elle avait reçu le surnom de Caroubie, sans doute à cause de son goût prononcé pour le fruit indigène du caroubier, et aussi parce que sa taille élancée et la couleur rougeâtre de ses cheveux rappelaient la teinte propre aux gousses de cet arbre. Ayant fait péniblement la route à pied, chargée de quelques hardes et d’outils indispensables, après s’être égarée souvent au milieu des marécages, la pauvre famille arriva. exténuée et grelottante au Sansouïre. Quelle ne fut pas sa surprise et sa joie de trouver la masure ouverte et égayée par un bon feu de bouse[3], sur lequel flambaient de petites branches de pin ! Sur la table était disposée une collation, dont des muges et des cabotes faisaient les principaux frais ; un picou (alcarazas) d’eau douce, le bien le plus précieux de ces parages salins, invitait à se désaltérer, tandis qu’un gabian (mouette) familier sautillait autour de la famille, comme pour lui faire les honneurs du logis.

Les sauniers hésitaient pourtant à prendre place à la table servie, lorsque la porte s’ouvrit doucement, et un jeune homme maigre et pâle apparut sur le seuil. C’était un des douaniers du poste voisin. Affaibli, presque brisé par une existence automatique, le jeune douanier avait appris que de nouveaux sauniers allaient s’établir au Sansouïre. Il faudrait avoir vécu longtemps avec un ou deux camarades fiévreux et taciturnes pour comprendre le bonheur qu’avait entrevu dès ce moment le pauvre douanier. Il avait salué d’avance des amis dans les hôtes inconnus du Sansouïre. N’allait-il pas retrouver une famille, une voix de femme à entendre, des compagnons de misère à consoler ? Mais si la chétive masure du rode n’allait pas convenir aux sauniers ! Elle avait quelque chose de lugubre qui pouvait bien empêcher les nouveau-venus de s’y installer, et, désireux de rendre le séjour du Sansouïre aussi agréable que possible, Alabert (c’était le nom du douanier) s’était efforcé de nettoyer, de raviver la maisonnette, de transformer la pauvre masure en une joyeuse demeure.

Les premières semaines que la famille du saunier passa au Sansouïre furent marquées pour elle par bien des journées laborieuses ; mais les nouveau-venus ne s’en plaignirent pas : le travail régulier représentait pour eux le vrai bonheur. L’été arriva, et un beau matin Caroubie donna le jour à une petite fille. Alabert fut son parrain, et il l’appela Manidette (fillette). Les sauniers n’eurent jamais d’autre enfant ; Manidette fut donc très choyée par la pauvre famille, dont elle était l’âme et la joie. On craignit plusieurs fois de la perdre, et comme l’affection se développe souvent en raison de la sollicitude qu’inspire l’être aimé, la frêle santé de Manidette accrut encore la tendresse qu’on avait pour elle.

À six ans, elle fut très malade. Caroubie la tenait sur ses genoux : il lui semblait que la mort ne viendrait pas la prendre dans ses bras, et elle la serrait convulsivement sur son cœur. Toute blanchie et ridée, Fennète se penchait sur ce pauvre petit être, comme pour lui insuffler le peu de vie qui lui restait. La bonne aïeule priait le ciel de prendre ses jours en échange de ceux de l’enfant bien-aimé. Assis devant le foyer, Berzile regardait avec angoisse sa mère, qui demandait à mourir et dont la mort ne voulait pas, son enfant, qui voulait vivre et que le trépas menaçait. C’était un jour d’hiver terne et pluvieux ; un triste feu de bouse s’éteignait sous les ondées qui tombaient par rafales, la girouette grinçait sur le toit, les aïgues hennissaient dans les pinèdes en secouant leur crinière mouillée, et les taureaux beuglaient en piétinant la lande. En ce moment, la porte de la masure s’ouvrit, et le douanier Alabert, à petits pas et retenant son souffle, entra dans la salle basse. Ses habits étaient trempés, et il tenait à la main une coquille appelée dans le pays, à cause de sa forme, oreille de madone. — La mer étant fort agitée ce matin, dit-il à voix basse à Caroubie pour ne pas tirer l’enfant de l’assoupissement où il était plongé, je suis allé voir sur la plage s’il ne s’y trouverait pas quelque oreille de madone pour porter bonheur à votre Manidette. — Et Alabert donna à la jeune femme le joli coquillage.

— Ah ! merci ! s’écria-t-elle en le posant bien vite sur la bouche de son enfant. Dis à la Vierge que tu souffres et prie-la bien, murmura-t-elle en se penchant vers Manidette ; elle t’écoutera si tu sais parler à son oreille.

L’enfant répéta d’une voix faible les mots prononcés par sa mère, tandis que le contact de la nacre fraîche et polie rendait un peu de fraîcheur à ses lèvres brûlantes. Caroubie reprit la coquille, et la porta à l’oreille de l’enfant. Personne n’ignore l’espèce de murmure confus qui s’élève d’un coquillage lorsqu’on l’applique contre l’oreille. La fièvre de la pauvre enfant accrut beaucoup ce bruit, et, comme bercée par les sons mystérieux qu’elle entendait, Manidette s’endormit doucement. Sa mère tenait toujours le coquillage sur sa petite oreille chaude et veloutée. Hissés sur la pointe du pied, Berzile, Alabert et Fennète s’approchaient avec précaution pour tâcher de lire sur le visage de la jeune malade la réponse de la Vierge. Le sommeil de l’enfant se prolongea, ses nerfs se détendirent peu à peu, sa tête alourdie se dégagea, et au réveil on la vit sourire, puis se mettre à jouer avec sa belle coquille rose. Les souhaits de la pauvre famille venaient d’être exaucés : l’enfant était hors de danger, et chacun s’agenouilla pour remercier la madone.

Le salin, qui avait rapidement prospéré par les soins de Berzile, occupait trop le mari et la femme pour qu’ils pussent jamais quitter le Sansouïre. Affaiblie par son grand âge, Fennète se traînait péniblement et n’abandonnait plus guère la salle basse où d’une main tremblante elle tenait encore le sceptre du ménage ; c’était donc Alabert qui promenait Manidette au bord de la mer pour chercher des coquilles, au fond des pinèdes pour cueillir des bruyères, ou sur la lande pour tâcher de trouver des cailloux ronds et polis. Il lui apprit à lire, à écrire, à compter, tout ce qu’il savait enfin. Quand elle eut douze ans, il la conduisit chaque semaine aux Saintes-Mariés pour y entendre le catéchisme.

Ce fut sous l’égide de cette calme et pure tendresse que Manidette grandit doucement. Dans les campagnes, l’amour d’un homme de trente-cinq ou quarante ans pour une jeune fille de quinze paraîtrait une dérision. « Il serait son père » est un argument sans réplique. Les sauniers continuèrent donc à laisser en toute sécurité leur fille sous la garde d’Alabert. Le douanier avait d’abord suivi avec un intérêt tout paternel le développement de Manidette, qui d’enfant joyeuse et insouciante était devenue peu à peu une jeune fille modeste et réfléchie. Il avait espéré l’aimer comme une sœur. Un jour vint cependant où cette illusion ne lui fut plus permise, et il soupira profondément en se demandant où aboutirait son amour. Manidette le regardait comme un second père : la demander en mariage, c’était se couvrir de ridicule. Qu’étaient devenus les doux momens où, prenant la petite fille dans ses bras, il l’emmenait jouer au soleil sur le sable brillant ? Les courses de taureaux avaient depuis longtemps remplacé les promenades sur la lande et les jeux au fond des pinèdes. Véritables événemens dans la vie paisible de la Camargue, les courses de taureaux sont l’origine de presque tous les mariages du pays, car c’est là que les jeunes gens vont choisir leur fiancée. Manidette entrait dans sa seizième année ; c’était le moment de lui chercher un mari, et comme la surveillance du salin empêchait les sauniers de mener leur fille à ces fêtes, ils étaient enchantés qu’Alabert pût l’y accompagner. Chemin faisant, Manidette racontait à Alabert ses soucis et ses peines ; mais il ne s’agissait plus d’un bouquet à cueillir ni d’un panier de jonc à remplir de coquilles : le chagrin maintenant, c’était la crainte de ne point paraître assez belle, et Alabert sentait bien que cette coquetterie n’était pas à son adresse.

Le genre de beauté de Manidette ne pouvait plaire aux paysans. Une harmonie parfaite dans les lignes et une douceur infinie dans la physionomie faisaient le plus grand charme de son visage. Trop frêles pour s’occuper au salin, ses mains étaient restées douces et fines, et comme elle lisait avec plaisir le petit nombre de volumes qu’Alabert parvenait à lui procurer, qu’elle brodait elle-même ses parures, qu’elle parlait peu et à voix basse, qu’elle glissait sans bruit en marchant, qu’à la levée du sel elle ne se mêlait jamais aux danses ni aux chants des ouvriers, on ne l’appela plus que la doumaïselette (petite demoiselle).

Les douaniers ne restent guère que quelques années au même poste, et l’occasion se présenta souvent pour Alabert de quitter le Sansouïre ; mais, attaché à ce pauvre sol depuis la naissance de Manidette, il avait demandé chaque fois la grâce d’y rester. Tout en s’étonnant de cette singulière constance, ses supérieurs n’eurent garde de l’en dissuader. Alabert se disait que, loin de Manidette, il ne pourrait goûter aucun bonheur, et pour rester auprès d’elle il n’hésita pas à faire le sacrifice de son avancement.


II

On était à la fin du printemps ; la saison d’été s’annonçait belle. Berzile avait ajouté déjà un second manège au salin. C’était un dimanche ; il devait y avoir une muselade[4] au téradou[5] (terrain) du Radeau, et pour s’y rendre Alabert et Manidette cheminaient sur le sable argenté qui, comme un tapis moelleux, s’enfonçait sous leurs pas. Les croix d’amour (crucifères) étincelaient sur les queirels (petits chemins qui longent les tables des salins) ; de belles grappes de salicore sortaient de terre ; un parfum résineux s’élevait des pinèdes. Les tardones (canards sauvages) s’appelaient dans les marais, les oiseaux de mer sur le rivage, et les corneilles sur les grands pins. Cette matinée vermeille avait coloré les joues de Manidette, et une certaine langueur répandue dans ses yeux indiquait qu’elle n’était pas insensible aux beautés qu’à son réveil étalait la nature. Le douanier la contemplait avec amour. — Je me trouverai heureux tant que je serai seul à l’aimer et qu’elle n’aura donné son cœur à personne, se disait-il. — Et comme il connaissait les pensées les plus secrètes de Manidette aussi bien que les moindres lignes de sa beauté, un éclair d’espoir brilla dans ses yeux, car il lui semblait que cette âme tranquille ignorerait à jamais les tourmens de l’amour.

La jeune saunière et le douanier étaient arrivés à la pinède qui sépare le Radeau de la lande du Sauvage. Le soleil montait dans les cieux, et les pins dessinaient leurs ombres sur le sol aride. On était déjà loin du Sansouïre. À la vue des bruyères qui tapissaient de bouquets blancs et roses le sable de la forêt, Manidette, avec une joie d’enfant, se mit à courir çà et là pour admirer et cueillir les agrestes fleurettes. Heureux d’échapper à une de ces fêtes où il tremblait toujours que Manidette ne trouvât un fiancé, Alabert suivait la jeune fille sans lui rappeler que l’heure de la muselade approchait. Tout à coup, à l’instant où, rouge de plaisir, Manidette se relevait avec son tablier plein de fleurs, un taureau furieux apparut à travers les arbres. Arrivant par bonds désordonnés, les flancs haletans, les yeux sanglans, la queue frémissante et les naseaux couverts d’écume, il se dirigeait vers la jeune fille. Lorsque celle-ci l’aperçut, une pâleur livide couvrit son visage. Aucun moyen de salut, pas même la fuite. Les hautes bruyères qui s’entrelaçaient à ses pieds l’emprisonnaient dans un étroit labyrinthe. Adossée contre un tronc d’arbre, elle attendait, immobile et glacée d’effroi, le taureau, qui s’avançait en beuglant. Alabert ne vit l’animal furieux que lorsque son souffle brûlant effleura la poitrine de Manidette. Une large barrière de pins et de buissons épineux le séparait du palusin. Par un effort désespéré, et pour tâcher d’attirer sur lui la colère du taureau, il poussa un cri strident en agitant convulsivement son mouchoir ; mais rien ne put détourner le taureau, qui, après avoir regardé le douanier d’un air farouche, s’élança tête baissée vers la malheureuse enfant. En ce-moment arrivait comme un éclair un gardian monté sur son aïgue. Il repoussa vigoureusement l’animal d’un coup de son trident de fer. La douleur fit faire volte-face au taureau, qui fondit aussitôt sur le pâtre, mais ce dernier, qui se tenait sur ses gardes, le reçut sur son trident. L’arme entra profondément dans les naseaux de l’animal, qui s’enfuit plein de rage, laissant après lui un rouge sillon. Immobile et glacée, Manidette était restée appuyée contre le grand pin. Sautant à bas de sa cavale, le gardian l’enleva comme une plume, la prit en croupe et partit avec elle.

— Où allons-nous ? dit Manidette tremblante.

— À la muselade, où vous vous rendiez sans doute, répondit le cavalier d’une voix rude. La muselade allait commencer, lorsque j’ai entendu le cri du douanier, et j’ai lancé ma cavale dans cette direction, pensant bien qu’un coureur (taureau qui a déjà servi aux courses) s’était jeté dans la pinède.

Manidette et le gardian avaient à peine échangé ces quelques mots qu’ils arrivaient au Radeau. Cet endroit, choisi pour la muselade, forme un immense cirque sablonneux entre la pinède du Sauvage et la mer. Mouillé par les flots qui, agités par le mistral, déferlaient sur la lande, un troupeau de taureaux surveillés par des gardians à cheval et maintenus par des dondaïres se pressait sur le rivage. On remarquait au milieu les vedels (veaux) ; héros de la journée, ils semblaient comprendre le danger qui les menaçait et se serraient avec crainte contre leur mère. Certains d’entre eux, déjà grands et forts, regardaient d’un œil farouche la multitude éparse sur la lisière de la forêt. Pour assister au spectacle de ce singulier sevrage, on était accouru de bien des téradous de la Camargue, et depuis la veille des familles entières campaient sur la plage. Couvertes de tentes posées sur des cercles, les charrettes, rangées en ligne, formaient une barrière derrière laquelle on pouvait se mettre à l’abri en cas de danger.

Après avoir déposé délicatement Manidette à terre et l’avoir recommandée aux soins des curieux qui se pressaient autour de la jeune fille encore toute tremblante, le hardi gardian s’était élancé au galop vers le noir troupeau qui attendait frémissant l’opération de la muselade. Coiffé d’un mouchoir rouge, comme pour braver l’armée farouche qu’il commandait, le corps libre dans une blouse blanche et flottante, les jambes serrées dans d’étroites guêtres de cuir, bien assis sur sa selle et le trident au poing, soit qu’immobile il maintînt du regard les taureaux dans les rangs, ou que, rapide comme l’éclair, il poursuivît au loin un vedel furieux, Bamboche (c’était le nom du gardian) dessinait vigoureusement sur le ciel ou sur la lande sa mâle silhouette. Manidette n’avait plus d’yeux que pour l’intrépide cavalier ; elle ne remarquait pas Alabert, resté en arrière, et qui, les habits déchirés, les pieds meurtris et le visage ensanglanté par les broussailles, attachait de loin sur elle un triste regard.

La muselade venait de commencer ; les vedels, touchés légèrement par le trident d’un gardian à cheval, sortaient de la manade (troupeau), tandis que d’autres gardians, debout au milieu du cirque, les attendaient, les renversaient sur le sable en saisissant leurs cornes naissantes, et plaçaient le musel sur leurs naseaux. Dès que l’opération était finie, l’animal secouait son mufle si étrangement emprisonné, puis il s’enfuyait dans la pinède, où sa mère le rejoignait en beuglant. Les femelles, les yeux hagards, abritaient les derniers vedels contre leurs flancs haletans, et chaque fois qu’un gardian venait en toucher un nouveau, leurs longs mugissemens retentissaient dans les airs. Quelques-unes même, suivant leurs petits au milieu du Radeau, les léchaient tendrement, et regardaient avec menace les gardians qui les entouraient.

Dédaignant le premier acte de la muselade, où ne figurent que les plus jeunes vedels, Bamboche buvait sec et plaisantait avec une belle et provocante cabaretière qui faisait joyeusement circuler le pique-poul autour de la petite charrette. — Voilà le moment venu, dit le jeune gardian quand il vit qu’il ne restait à museler que de belles génisses et des vedels forts et trapus. — Pleins de méfiance et arrivés à l’âge où ils sont le plus dangereux, ces jeunes taureaux menaçaient de leurs cornes solides et pointues tous ceux qui les approchaient. C’était à Bamboche que devait revenir l’honneur de les museler.

Les paysans de la Camargue aiment à ce point les taureaux qu’ils ne manquent jamais, quoi qu’il arrive, de prendre fait et cause pour eux. Si un gardian est blessé, c’est un maladroit, il n’a que ce qu’il mérite, dit-on, et on le raille au lieu de le plaindre ; mais si, pour sauver sa vie, il blesse grièvement le palusin qui le menace, c’est une indignation générale : — Pauvre bête ! quelle barbarie ! s’écrie-t-on. Avec Bamboche, on n’avait jamais à redouter aucun accident de ce genre. Habile, souple, doué d’une force herculéenne, il mettait si rapidement le taureau sur le flanc que personne n’avait le temps de trembler pour l’un des deux adversaires. Avec lui, on était sûr que les opérations difficiles de la ferrade ou de la muselade se termineraient toujours d’une façon satisfaisante, et que dans les courses de taureaux, après avoir fait passer la foule, par mille émotions diverses, il la laisserait aussi enchantée de son adresse que de la valeur des palusins.

La sécurité est le plus grand plaisir que puisse procurer à ses spectateurs le héros d’une scène dangereuse. Aussi chaque muselade de Bamboche était-elle accueillie par des applaudissemens frénétiques. Lorsqu’après avoir terrassé le dernier taureau, Bamboche, remontant sur son aïgue, vint recevoir les félicitations des spectateurs, toutes les jeunes filles se rangèrent sur son passage et battirent des mains. Toutes parlaient à la fois, c’était à qui obtiendrait une parole ou un regard du beau gardian. Seule silencieuse, Manidette n’était pas la moins émue. Calme et digne, Bamboche recevait froidement cette ovation. Habitué aux amours faciles, il dédaignait les naïves agaceries des fillettes. Il n’accorda un peu d’attention qu’à la belle cabaretière. Satisfaite de cette préférence, la sémillante Paradette présenta un verre d’alicante au gardian, qui le vida d’un trait. — à la santé de nos amours ! dit-il, et, suivi de son dondaïre, il partit comme un trait.

Cependant, la muselade étant finie, chacun s’apprêta à revenir. On harnacha les mulets, on attela les baudets aux charrettes ; les femmes relevèrent leurs jupes, les hommes reprirent leurs bâtons, les fillettes s’entassèrent dans les chariots, les enfans dans les corbeilles d’ânes, et on se mit en route. C’était un singulier coup d’œil que celui de ces caravanes se dirigeant de tous côtés au milieu des landes et des pinèdes, où, à défaut de sentier tracé, les regards exercés des paysans cherchaient de légers indices parmi les joncs et les bruyères.

Alabert avait rejoint enfin Manidette. Ils marchaient d’un bon pas vers le Sansouïre. Le douanier était triste et pensif, et la jeune fille tournait souvent la tête, comme si elle eût cherché à découvrir quelqu’un au milieu des marais.

Au sortir du téradou théâtre de la muselade, et sur la lisière de la lande du Sansouïre, on rencontre le Maset, pauvre masure composée de deux pièces : une espèce de hangar qui sert d’écurie et une cuisine ornée d’une énorme cheminée où rôtirait un bœuf. C’est là que les propriétaires de la manade donnent aux gardians le dîner traditionnel qui termine la journée de la muselade ou de la ferrade. Il fallait passer devant le Maset pour retourner au Sansouïre ; Alabert et Manidette y arrivèrent à la nuit tombante. La carriole de Paradette était dételée devant la porte. On venait, non de se lever de table, puisqu’on ne s’y était pas assis, les chaises étant un luxe inconnu dans ces masures, mais on avait achevé la dernière miette de pain et bu la dernière goutte de cognac. Les joues des gardians étaient violacées, leurs yeux étincelans. Séparé de ses grossiers compagnons, qui répétaient en chœur des refrains cyniques, Bamboche était accoudé avec Paradette sur le rebord de la fenêtre basse ouverte sur la lande. Manidette devina qu’ils se parlaient d’amour ; elle pâlit soudain, et comme elle chancelait, Alabert lui proposa d’entrer au Maset, afin d’y prendre un peu de repos.

— Tiens, voilà la saunière au châle vert ! s’écria en ce moment même Paradette. Elle est si maigrelette qu’elle disparaît sous ce fichu comme un moustique sous une feuille.

Elle allait continuer sur ce ton, mais Bamboche l’interrompit. — Tu sais bien, lui dit-il gravement, que je n’aime pas qu’on plaisante les honnêtes filles ; celle que j’ai sauvée le matin ne doit pas être raillée le soir sous mes yeux.

Manidette remercia le gardian par un regard expressif et s’éloigna tristement, appuyée sur le bras d’Alabert. Depuis ce jour, Manidette resta pensive. Élevée dans une atmosphère sereine, ne comprenant le bonheur que dans le calme et l’ordre, elle se demandait quel charme singulier pouvait exercer sur elle une nature impétueuse et violente comme celle du gardian. Elle s’efforçait de l’oublier, et regardait son amour comme un crime. Trop sensée pour ne pas apprécier tous les obstacles qui la séparaient de Bamboche, elle se disait d’ailleurs que jamais, petite, grêle et pâle comme elle était, elle ne saurait plaire à ce rude enfant du désert, et pour la première fois elle regretta que la Providence ne lui eût pas donné une beauté fraîche et puissante comme celle de Paradette.

Un matin pourtant, Manidette reprit gaiement sa place à la croisée ; son aiguille ne s’arrêta plus dans ses doigts ; un doux sourire revint animer ses lèvres. Berzile et Caroubie, qui l’avaient crue souffrante de l’effroi causé par l’attaque du taureau le jour de la muselade, rendaient grâce au ciel de son rétablissement, tandis que, persuadé que la raison avait enfin triomphé d’un amour dont il avait mesuré les progrès avec une jalouse sollicitude, Alabert ne se possédait pas de joie. Seule, la vieille Fennète hocha la tête. — La santé de l’âme est comraeteelle du corps, dit-elle ; lorsqu’on fait mystère, du remède en même temps que de la maladie, c’est qu’il se passe quelque chose de grave.

Fennète ne se trompait pas. Ayant compris que l’amour s’allume, grandit et s’éteint dans le cœur sans que la volonté puisse jamais en alimenter ni en modérer la flamme, Manidette venait de se résigner à accepter franchement celui que le gardian avait fait naître dans son cœur. Seulement elle l’acceptait sans espoir de mariage. Elle se traçait courageusement une vie d’abnégation, et retrouvait dans cette résolution même le calme de son esprit et la quiétude de son âme. Désireuse de sanctifier sa passion par un de ces actes qui, pour les âmes pieuses, sont d’indissolubles liens, Manidette avait résolu d’aller jurer fidélité au gardian sur l’autel des Saintes-Mariés.

La tradition prétend que, chassées par les Juifs après le crucifiement de Jésus, Marie Salomé, Marie Jacobé et Marie-Madeleine, montées sur une mauvaise barque, traversèrent, la mer, et vinrent aborder en Camargue, à l’embouchure du Rhône. Madeleine alla pleurer ses péchés dans le désert de la Sainte-Beaume ; restées en Camargue, les deux autres Maries y prêchèrent le christianisme, et firent bâtir au bord de la mer un oratoire dans lequel elles furent enterrées. Un prince chrétien, pour mettre leurs cendres à l’abri de toute profanation, fit construire sur l’emplacement même de leur petite chapelle une église qu’il fortifia et entoura d’épais remparts. Cette église, la première élevée dans les Gaules, est celle des Saintes-Mariés. Placée dans une chapelle au-dessus du chœur, une châsse y renferme encore les os des deux Maries. Le 25 mai de chaque année, on va adorer en pèlerinage ces saintes reliques, qui ce jour-là seulement sont descendues sur l’autel. Il suffit, assure-t-on, de toucher avec foi la sainte châsse pour être guéri de tout mal et voir ses vœux exaucés. On comprend dès lors que de tous les points de la Camargue paralytiques et fiévreux aillent aux Saintes-Mariés demander la santé, en même temps que femmes et filles y prient pour leurs enfans ou leurs fiancés.

Se rappelant que, pour se les rendre plus favorables, il est d’usage d’offrir un ex-voto aux saintes, Manidette ouvrit son armoire, y prit un joli coquillage et l’enferma dans un petit sachet pour le déposer sur leur autel. Trésor le plus précieux de la pauvre demeure, cette coquille était l’oreille de madone qu’Alabert avait autrefois trouvée près de la mer, et qui, croyait-on, avait sauvé Manidette. La jeune fille attendit ensuite avec impatience le 25 mai.

Le grand jour arriva enfin. Manidette n’avait parlé de son projet à personne. Alabert avait été obligé de partir la veille en corvée pour Aigues-Mortes ; mais la jeune fille ne fut pas fâchée d’accomplir seule et libre l’acte qui allait donner à jamais son cœur au gardian. Vêtue de ses plus beaux habits, elle annonça au point du jour à ses parens son désir d’aller en pèlerinage aux Saintes-Maries. Les sauniers firent bien d’abord quelques objections : c’était bien loin, la chaleur menaçait d’être forte ; la lande du Sansouïre était déserte… Elle eut réponse à tout. Son grand chapeau de feutre la garantirait du soleil, son picou rempli d’eau fraîche la désaltérerait en route ; si la lande était solitaire, elle n’y ferait pas de mauvaise rencontre, et puis l’isolement n’était à craindre que jusqu’au Maset. Après avoir dépassé cet endroit, elle trouverait certainement des pèlerins allant aux Saintes-Mariés, et elle se mettrait sous leur sauvegarde. Enfin ne fallait-il pas aller prier pour toute la famille et pour le salin, qui commençait à prospérer ? Cette dernière raison décida les sauniers. Berzile donna un grand bâton à sa fille, et Caroubie entoura son picou d’une tourtiliado (gâteau en forme de couronne et parfumé à l’anis). — Encore si Alabert avait été ici pour t’accompagner ! dit-elle en embrassant sa fille.

Fennète s’approcha de Manidette, et, se penchant à son oreille : — Je ne te demanderai pas le nom de celui que tu aimes, dit-elle à voix basse ; mais souviens-toi que lorsqu’on va faire un vœu d’amour, c’est pour la vie. La route est longue : tu réfléchiras, mon enfant.

Troublée de voir une partie de son secret devinée par son aïeule, Manidette s’enfuit toute rougissante, tandis que, ne pouvant supposer que sa petite-fille, si sage et si réservée, se fût éprise d’un gardian, la vieille femme souriait à l’idée qu’avant peu le rode compterait un saunier de plus. « Raisonnable comme elle est, Manidette aura choisi quelque bon ouvrier des salins, disait-elle. Justement il me semble que sa tristesse a coïncidé avec l’absence de Pierrotte, le premier camelier, qui est parti malade pour son village. Elle va certainement demander son rétablissement aux Saintes-Mariés. Tant mieux ; c’est un bon garçon, je sais que Manidette lui plaît, et comme il n’a pas son pareil pour glaiser une table ou pour disposer une camelle, le salin prospérera rapidement avec lui. »

Heureuse de cette pensée, Fennète reprit joyeusement son balai de bruyère, pendant que, toute confuse, Manidette s’empressait de tourner l’angle du Sansouïre.


III

Manidette marchait vite, elle eut bientôt perdu le rode des yeux. C’était la première fois qu’elle se trouvait ainsi seule dans la campagne, et elle éprouva d’abord un certain effroi à parcourir ces plaines nues, où le bruit de ses pas, sans rompre le silence, s’amortissait dans le sable ; mais bientôt, heureuse de pouvoir penser sans contrainte à celui qu’elle aimait, elle ralentit sa marche et se prit à rêver. On était au printemps. Comme il arrive souvent à cette époque de l’année, de pâles nuages s’élevant de la mer montaient vers le soleil, dont ils tempéraient l’ardeur, et donnaient au rivage ces reflets d’opale qui en font le plus grand charme. Les lignes de l’horizon se fondaient dans le ciel, les teintes un peu crues des marécages s’adoucissaient sous des vapeurs légères, la nature semblait s’entourer d’un poétique réseau, et Manidette se sentit émue aussi bien par la majesté de ce paysage grandiose que par les pensées d’amour qui agitaient son cœur. Elle arriva ainsi devant le Maset. La fenêtre où elle avait vu Paradette causer et rire avec le gardian était fermée. La masure, était redevenue triste et silencieuse ; mais l’image de Bamboche animait ces murs déserts. Comme si elle dût y revoir le beau gardian, la jeune fille s’assit en face de la croisée. La moitié du chemin était faite, et pour se reposer elle resta là quelque temps. Le soleil envoyait déjà sur la lande ses feux les plus éclatans. Depuis le Maset jusqu’à l’horizon, une nappe d’un sable gris et fin étincelait devant elle. Aucun arbre, aucune pierre, aucun insecte ne rompait l’uniformité de ce tapis d’argent, sinon les parcelles innombrables qui le composaient, et qui brillaient séparément comme autant de rivales. Fascinée par les lointains lumineux, l’âme de Manidette semblait flotter en même temps que son regard sur la surface éblouissante. La jeune fille tressaillit soudain : elle venait d’apercevoir, à demi enterrée dans le sable, une grosse perle bleue. Elle avait bien vite reconnu dans cette perle un des ornemens dont Paradette aimait le plus à se parer. Manidette ramassa la jolie perle, la fit reluire au soleil, la rapprocha de son visage et l’éloigna tour à tour. Cette perle, d’un beau bleu de turquoise, la charmait. À ce jeu dangereux, un vif sentiment de coquetterie finit par s’emparer de la pauvre fille. — Qui sait, dit-elle, si avec de tels atours je ne paraîtrais pas aussi jolie que Paradette ? — Et, d’une main approchant la perle de son oreille ; elle prit de l’autre son picou pour s’en faire un miroir. Penchée sur le vase rustique, elle tâchait de saisir dans la mignonne image qui se dessinait sur les flancs humides de l’alcarazas l’effet que produisait la blancheur de son teint rehaussée par la perle, lorsqu’un cri poussé tout à coup derrière elle lui fit lâcher le picou, qui tomba à ses pieds. Il ne se brisa pas, mais l’eau se répandit et s’en alla glisser sur le sable comme un ruisseau.

Manidette n’était pas revenue de son effroi, que, montée sur sa carriole, Paradette se trouvait à deux pas du Maset. « Eh ! reprit la cabaretière en sautant à terre, ne vous gênez pas, la fille ; mais, ajouta-t-elle en s’emparant de la perle et en la replaçant à sa boucle d’oreille, apprenez, ma mie, que pour juger de l’effet d’une parure, il faut qu’elle soit complète. » Et, balançant la tête avec coquetterie, elle écouta complaisamment le cliquetis que produisit la boule de verre en frappant sur le collier formé de perles semblables qui décorait son cou, — Je pensais bien que c’était ici que j’avais perdu ma boule bleue, ajouta-t-elle : aussi venais-je l’y chercher en allant aux Saintes-Maries ; mais vous, comment se fait-il que vous l’ayez trouvée ? Pour venir au Maset, il faut y avoir perdu quelque chose ou y attendre quelqu’un. Or comme je ne connais que Bamboche qui puisse y donner des rendez-vous, il faut donc que vous soyez venue ici pour dérober mon bijou, ou pour m’enlever le cœur du gardian, dit-elle en s’animant à sa propre colère.

— Je suis partie ce matin du Sansouïre pour les Saintes-Mariés, et si je suis au Maset, c’est, pour m’y reposer, répondit la jeune saunière d’un ton ferme. J’ai trouvé votre perle par hasard, et je comptais vous la faire remettre par quelque pèlerin ; mais je croyais qu’il m’était permis, avant de la rendre, d’essayer si le bijou d’une jolie fille pourrait m’embellir.

Regrettant de s’être emportée aussi injustement et flattée de la modestie de la jeune saunière, Paradette employa le tutoiement comme signe de réconciliation. — Si tu aimes les bijoux, dit-elle d’un accent radouci, il te serait bien facile d’en posséder. Je ne t’avais jamais regardée de près ; tu me parais bien plus jolie que de loin, et je suis sûre qu’il se trouverait des cameliers et même des gardians qui seraient heureux de pouvoir t’offrir de belles perles.

— Manidette rougit. — Ce n’est pas comme cela que je l’entends, dit-elle ; je ne porterai jamais que les bijoux que m’aura donnés mon travail.

— Alors, ma pauvre fille, tu pourrais bien n’en posséder que lorsque tes cheveux seront blanchis, reprit Paradette en riant, car, frêle comme tu es, tu ne peux gagner bien gros… Mais il se fait tard ; veux-tu monter dans ma carriole ? Nous irons ensemble aux Saintes-Maries, et tu verras, ajouta gravement la cabaretière, que Paradette sait respecter les idées d’une honnête fille.

Manidette hésitait. Il ne lui paraissait guère convenable de voyager avec la cabaretière. D’un autre côté, elle craignait de froisser sa susceptibilité au moment même où ses paroles méritaient une marque de confiance. Cette pensée triompha de ses scrupules, et elle consentit à faire une partie de la route avec Paradette ; mais quand on fut près des Saintes-Mariés, la jeune fille se sépara de sa nouvelle amie pour faire à pied le reste du chemin.

La ville des Saintes-Maries présentait ce jour-là un pittoresque spectacle. Bien des pèlerins arrivés de la veille campaient déjà sur le rivage, d’autres s’étaient arrangé un abri sous les remparts, quelques-uns, comme dans une demeure ambulante, s’étaient installés dans leur charrette sur la place même de la ville. Transportées des bords de l’étang de Valcarès aux Saintes-Maries, les tentes de quelques pêcheurs blanchissaient sur une aire voisine de l’église. À travers les fentes de la toile déchirée se voyait une pauvre petite famille rachitique qui attendait des saintes la santé et la force. Non loin de là, des gitanos déguenillés, au teint bronzé, aux cheveux crépus, s’emparaient d’un petit coin du sol pour y planter leur marmite, unique bien de cette peuplade nomade, tandis que le cri aigu et lamentable d’un avorton à demi caché par des lambeaux de couverture annonçait que le rétablissement d’un pauvre estropié était le but du voyage. Monté sur un reste de rempart, un saunier maigre et pâle tremblait au soleil, pendant que, rouge et haletante, sa femme suait à grosses gouttes à l’ombre de son chapeau de feutre. Tous deux, dans une période bien différente de la fièvre, psalmodiaient par avance le cantique qu’ils devaient entonner dans l’église. Jaunis, racornis, sans cheveux et sans dents, quelques vieux douaniers, courbés sur un bâton, erraient dans les rues en attendant le moment favorable pour demander aux saintes la guérison de leur sciatique. On voyait là des paysannes venues des villages les plus éloignés du Bas-Languedoc et de la Provence, les unes couvertes du large feutre de Montpellier, d’autres coiffées de la cagnotte des Cévennes, celles-ci portant le casaquin de Nîmes, celles-là vêtues de la grosse bure de Castres, quelques-unes abritées sous le chapeau coquet des Niçoises, mais le plus grand nombre embellies par le fin corset et le ruban des filles d’Arles. Le sable de la plage était devenu un immense hôpital où chacun campait de son mieux. Des charrettes, sur lesquelles des cerceaux supportant une toile formaient une tente comfortable et portative, indiquaient les plus riches des pèlerins.

La ville des Saintes-Maries n’est pas seulement visitée par les malades : on y rencontre une population alerte et pimpante qui apporte avec elle la joie et le plaisir. C’est la jeunesse accourue des villages bâtis sur l’autre rive du Rhône. Puis des colporteurs, promenant les éventaires les plus variés, sont échelonnés dans les rues, et pendant que les uns offrent aux dévots des médailles, des cierges ou des chapelets, d’autres tentent fillettes et garçons par des colifichets et des bijoux.

Lorsque Manidette arriva devant les Saintes-Maries, la cloche sonnait lentement la messe. Se faufilant sans peine, grâce à sa taille mignonne et souple, parmi les estropiés, Manidette arriva, son cierge en main, tout près du chœur. C’est là que s’élevait jadis l’oratoire des deux Maries. Une crypte en marque la place, tandis qu’au-dessus, dans une chapelle supérieure, est établie la châsse qui contient les reliques. Entre la crypte et la châsse se trouve le sanctuaire sur, lequel on vient de si loin s’agenouiller et prier.

Les chaînes qui retenaient la châsse se déroulant tout à coup, la relique descendit dans le chœur. Le moment des souhaits était arrivé, et tour à tour de pauvres invalides, de malheureux enfans perclus et des jeunes filles timides vinrent toucher la châsse. « Saintes Maries, exaucez mes prières ! » disaient les uns ; « saintes Maries, guérissez mon fils ! » s’écriaient les mères ; « saintes Maries, acceptez mon vœu ! » murmuraient les jeunes filles. « Assistez-nous, protégez-nous ! » répétaient en chœur de nombreux fidèles, pendant que d’autres suspendaient leurs ex-voto. Manidette avait accroché dans la chapelle des saintes le petit sachet qui contenait l’oreille de madone, et, se prosternant au pied de l’autel : « Vous qui m’avez sauvée de la mort, dit-elle en joignant les mains, recevez, avec mes actions de grâces, la confidence de mon cœur. J’aime Bamboche le gardian, et je jure sur vos cendres de lui être fidèle ! » Elle resta quelque temps recueillie, puis, relevant la tête : « Maintenant que je sois damnée si je manque à mon serment ! » reprit-elle avec exaltation. Elle se releva. Ses yeux s’étant habitués au demi-jour de la chapelle, elle put distinguer dans la pénombre une vieille femme qui marmotait des prières entre deux ifs. À l’un de ces ifs pendillaient une multitude de scapulaires bénis sur le tombeau des saintes, sur l’autre brûlaient des cierges de toute grandeur.

— Voilà pour les vivans et voici pour les morts, lui dit tout bas la vieille femme en lui montrant les deux ifs ; l’un est l’emblème de l’espérance, l’autre celui du souvenir.

Manidette choisit un petit scapulaire de drap noir sur lequel était brodée en blanc une naïve image représentant les saintes Maries. — Il ne me quittera plus, pensa-t-elle en le suspendant à son cou, car il me rappellera sans cesse les mystérieuses fiançailles qui m’ont liée à Bamboche.

Une grosse chandelle rousse dominait le second if, et comme la jeune fille s’étonnait de cette flamme rougeâtre brûlant au milieu de la blanche clarté des cierges : — Celle-là, lui dit la vieille femme d’un ton de mépris, c’est la neuvaine du gardian.

— Quel gardian ? demanda vivement Manidette.

— J’ignore son nom, reprit la vieille ; mais je sais qu’il ne hante guère les églises, et qu’il sert mieux le démon que le Seigneur.

— Alors pourquoi ce cierge ? reprit Manidette.

— Il paraît qu’il n’a jamais connu ni père ni mère, ajouta la vieille, devenue plus expansive depuis que la jeune saunière lui avait donné une pièce d’argent en échange du scapulaire. Ne sachant pas s’ils sont vivans ou morts, il fait dire chaque année une messe et brûler neuf cierges pour le repos de leur âme. Il y a une couple d’années qu’il vint exprimer ce désir à M. le curé ; je l’entrevis comme il sortait de la sacristie : c’était un beau garçon d’une vingtaine d’années, bien découplé, brun, leste et d’air résolu. Chaque année, à la veille de la fête des saintes Maries, nous trouvons ses neuf chandelles et le prix de la messe sous le tronc des pauvres.

— Tenez, dit Manidette en donnant à la vieille le cierge mignon qu’elle tenait à la main, je désire qu’il achève de brûler à côté de la grosse chandelle du gardian. — La jeune fille ne mettait plus en doute que ce gardian ne fût Bamboche, et elle sortit tout émue de l’église.

Le soleil descendait vers la mer, les pèlerins retournaient chez eux chargés de chapelets et de médailles. Sur la place, de bruyans groupes de filles et de garçons se disposaient à la danse. C’était le moment de partir, et Manidette se mit en route. Le cœur joyeux et le pied leste, elle marchait de ce pas égal et rapide qui indique l’accomplissement d’un projet longtemps médité. Elle se sentait fière d’avoir donné irrévocablement son cœur au beau gardian. Tout entière au charme de ses pensées, elle glissait légèrement sur le sable et sans regarder les rubans de feu que déroulait le soleil en se couchant dans la Méditerranée, sans se laisser effrayer par les évolutions des aïgues et des palusins qui bondissaient dans les marais, elle avançait, les yeux fixés sur la lande, comme pour mesurer l’espace qu’il lui restait à parcourir. Elle n’aurait point aperçu Bamboche, qui se trouvait assis sur la lisière d’un petit bois de pins, si un mystérieux avertissement du cœur ne lui eût fait tourner les regards de son côté. Le gardian était soucieux. Au timide salut de la jeune fille il répondit par une brusque question : — Avez-vous vu le Sangard ? demanda-t-il.

— Pécaïre ! répondit Manidette toute confuse, je ne sais pas même ce que c’est que le Sangard.

— Vous ne connaissez pas le Sangard ? reprit le gardian, le plus beau taureau de la Camargue ! On l’a surnommé le roi des marais, et j’étais fier de l’avoir dans ma manade. Lorsqu’on nous voyait arriver ensemble dans les courses, on applaudissait d’avance, car on savait bien qu’excepté Bamboche, tout le monde reculerait devant lui. Sangard n’a peur ni du trident ni du dondaïre. C’est le seul palusin qui ait une étoile blanche au milieu du front. Cette étoile est la marque d’un coup de trident que je lui donnai pour le renverser à sa ferrade. La plaie saigna abondamment, et les poils y repoussèrent blancs. Voyez-vous, doumaïselette, le gardian et le taureau qui ont lutté ensemble ressemblent à deux hommes qui se sont battus en duel : ils ont mesuré leurs forces, ils s’aiment et se respectent d’une certaine façon qui ne ressemble à aucune autre. Eh bien ! hier, aux arènes de Nîmes, ce taureau que j’aime comme un ami a été tellement criblé de banderillas par des toréador es espagnols, qu’il s’est échappé en mugissant, et que Drapeau, mon dondaïre, n’a pu le retrouver encore. Sangard est annoncé pour une course qui doit avoir lieu dimanche à Aigues-Mortes. De toute la Camargue, on doit aller nous voir courir ensemble. Manquer au programme, c’est manquer à l’honneur. On dira que j’ai peur. Si Sangard ne se retrouve pas d’ici à dimanche, vous pouvez prier Dieu pour moi.

Et, sans attendre la réponse, Bamboche enfourcha son aïgue. — Allons, Drapeau, en route ! , dit-il en se tournant vers un grand bœuf pacifique qui paissait dans le marais voisin. Et il s’éloigna dans la lande.

Quelques instans plus tard, comme elle approchait du Maset, Manidette vit une lourde masse noire se dessiner parmi les joncs, tandis que, sinistre comme un râle, un sourd beuglement interrompait le silence des landes. Elle pensa au Sangard et s’avança avec précaution vers le marécage. C’était bien en effet le taureau favori de Bamboche. Il releva la tête et montra aux dernières clartés du jour la touffe de poils blancs qui, comme un croissant de neige, se détachait sur l’ébène de son front. Comme un géant blessé, le roi des pinèdes semblait attendre la mort. Le sang et la sueur ruisselaient sur ses flancs ; couverts d’une épaisse écume, ses naseaux se soulevaient sous un souffle inégal. Plein de rage, il se tordait sur les roseaux en les teintant de gouttelettes de pourpre ou de flocons blanchâtres. Tournant un œil sanglant vers Manidette, il se mit à mugir avec force. La jeune saunière aperçut bien vite sur sa croupe les banderillas, qui, enlevées d’ordinaire après la course, ne font aux taureaux qu’une piqûre légère, mais qui, restées cette fois dans les chairs, les avaient labourées cruellement. Elle hésitait à s’approcher de l’animal irrité ; mais celui-ci s’accroupit et fixa sur elle un regard tranquille. Manidette se décida dès lors à avancer vers le colosse. Elle fit timidement quelques pas et se hasarda à mettre la main sur son échine hérissée. Le Sangard ne bougea pas, et, encouragée par son attitude, elle essaya, en le flattant de la main, d’enlever doucement les banderillas » C’était une opération difficile, mais ses mains délicates en vinrent à bout. À diverses reprises, la jeune saunière imbiba son mouchoir avec l’eau fraîche de son picou, et lava les blessures du Sangard, qu’elle pansa avec des herbages ; puis elle déchira son tablier et en fit des bandes pour assujettir le pansement. La fraîcheur et le suc onctueux que renfermaient les compresses aromatiques calmèrent les douleurs du palusin. Cependant la soirée menaçait d’être humide, une nuée de moucherons bourdonnait dans les airs, et Manidette craignit que ses soins ne fussent perdus, si le Sangard passait la nuit à la belle étoile. Avec quelques caresses données à l’animal guéri par ses soins, elle réussit à se faire suivre du taureau jusqu’à l’étable du Maset, où il entra sans difficulté.

Lorsqu’elle se remit en marche, Manidette crut apercevoir une ombre humaine s’allonger sur le sable. Effrayée, elle se mit à courir vers le Sansouïre. Assise devant la porte de la masure, toute la famille attendait son retour avec impatience. Alabert, qui était allé à sa rencontre, revint au rode en même temps que la jeune fille y arrivait tout essoufflée. Après avoir expliqué, non sans hésitation, la cause de son retour à une heure si tardive, en disant qu’elle s’était égarée dans les landes, Manidette parla longuement de la belle messe des Saintes-Maries, de l’affluence des pèlerins, et termina en annonçant la course de taureaux qui devait avoir lieu à Aigues-Mortes le dimanche suivant ; mais elle ne fit aucune allusion à son vœu, ni à Bamboche, ni au Sangard.

— Te voilà quasiment mariée, ma fille, lui dit Fennète à voix basse en lui donnant le baiser du soir ; les saintes béniront le choix de ton cœur. Je sais respecter un secret, et je ne te parlerai plus de ton engagement mystérieux ; mais rappelle-toi que je suis vieille, et qu’avant de mourir je voudrais connaître celui à qui tu as donné ton cœur.

Pour toute réponse, Manidette cacha sa tête dans le sein de son aïeule. La jeune fille ne dormit pas, elle pensait au moyen de retourner au Maset, aux soins à donner au Sangard, à l’espoir de le guérir avant le prochain dimanche.

Le lendemain, comme elle allait sarcler quelques herbes dans le jardin potager pour ses lapins, elle posa sa corbeille à terre et s’assit sur un petit tertre qui dominait le jardin. Le temps était clair, on apercevait de là le Maset, et, tout en essayant de distinguer la petite bicoque au milieu de la lande, la jeune fille se mit à chercher un prétexte pour s’y rendre. Elle était là encore, immobile et songeuse, lorsqu’Alabert passa, la carabine sur l’épaule. Il s’arrêta devant elle. — Si vous vouliez aller jusqu’au Maset, lui dit-il d’un ton de voix assez naturel, quoique un peu tremblant, vous y trouveriez des herbes apéritives bien meilleures pour vos lapins que les choux et les poireaux. De plus, les rollets et les sagnes que vous pourrez rapporter remplaceront avantageusement le son et l’avoine que vous leur prodiguez un peu trop largement peut-être.

La jeune saunière alla bien vite faire part à sa mère de ce conseil, et quelques minutes après, sa corbeille sur la tête, elle se dirigeait prestement vers le Maset. Elle trouva le Sangard en voie de guérison. Elle appliqua de nouveau des simples sur ses blessures, elle lava ses naseaux avec de l’eau fraîche, elle passa le peigne sur l’extrémité soyeuse de sa longue queue. Le taureau, qui se sentait redevenir vigoureux et superbe, regardait sa libératrice avec des yeux dilatés par la reconnaissance. Cependant le colosse flairait à grand bruit la corbeille que Manidette avait posée à terre. Il n’eut pas de peine à en ôter le couvercle, et il eut bientôt englouti les quelques poignées de son et d’avoine qu’elle renfermait.

Comme elle revenait joyeusement, elle aperçut de loin le douanier appuyé contre une camelle. Ses yeux étaient rougis par les larmes, et il lui fit signe qu’il avait à lui parler. Elle posa son fardeau à terre et s’assit sur un tertre. Il l’eut bientôt rejointe, et lui prenant la main : — Vous avez juré aux saintes Maries de n’aimer que Bamboche, lui dit-il d’un accent ému ; vous voilà donc comme sa femme, et qu’il vous épouse ou non, vous ne devez jamais vous marier avec un autre. Je n’ai plus de conseils à vous donner, ajouta-t-il avec mélancolie, et puisque vous voilà la fiancée du gardian, je vous prie d’oublier tout ce que j’ai pu dire de malveillant sur son compte ; mais, en donnant son amour à un homme on peut conserver son amitié à un autre, n’est-ce pas, doumaïselette ? Celui qui vous a bercée dans ses bras, qui pour vous voir grandir n’a jamais voulu quitter le Sansouïre, celui qui n’a aimé que vous enfin réclame votre confiance et votre affection. Pourquoi m’avez-vous caché la courageuse entreprise de guérir le Sangard ? Avec la fièvre de l’anxiété, j’en suis allé vous attendre au Maset. Vous seriez perdue de réputation, si l’on savait que vous soignez le taureau de Bamboche ; mais je ferai si bonne garde que nul ne pourra vous en voir approcher. Comme autrefois je guidais vos pas et préservais votre faiblesse sur le sable des landes, je voudrais aujourd’hui pouvoir vous suivre et vous protéger dans une vie nouvelle. Que voulez-vous que je devienne, si je n’ai pas la consolation de vous aider à être heureuse ?

Manidette s’était levée, et, reprenant sa corbeille d’une main, elle tendit l’autre à Alabert. — Vous serez toujours mon meilleur ami, lui dit-elle. C’est vrai, j’aime Bamboche, qui ignorera peut-être le serment qui me lie à lui ; mais il me reste à vous apprendre qu’il est digne de mon amour.

Et, sans se douter de la torture qu’éprouvait Alabert, elle lui raconta l’histoire mystérieuse du cierge de l’église des Saintes-Mariés et les détails de sa rencontre avec le gardian dans la lande. La jeune saunière et le douanier marchaient lentement vers le Sansouïre, et pendant que la fillette parlait avec animation, Alabert écoutait silencieux et surpris. — Vous m’aiderez à guérir le Sangard, vous m’accompagnerez dimanche à Aigues-Mortes, et je vous aimerai comme un frère, dit Manidette en embrassant Alabert sur le seuil de la masure.

La jeune fille était déjà entrée dans la maison, que, pâle et tremblant, le pauvre douanier restait toujours immobile à la porte. — Hélas ! pensait-il, faudra-t-il me priver aussi des innocentes caresses qui depuis sa naissance ont fait ma félicité ?

Cependant, rétabli par les soins attentifs de Manidette, le Sangard était redevenu le fier palusin qui faisait trembler toute la Camargue sous son farouche regard. Son poil luisant avait repris le reflet de l’ébène polie, l’étoile blanche brillait d’un nouvel éclat sur son front, son œil lançait des jets de flamme, ses naseaux fumaient sous l’ardeur de la jeunesse, ses flancs robustes reposaient sur ses jarrets de fer. Il mugissait, non plus de douleur, mais d’impatience et de regret. Le roi des pinèdes était retrouvé ; impétueux, courroucé, il labourait de son vaste pied le sol humide de l’étable.

Le samedi soir, la porte du Maset s’entr’ouvrit doucement, et Manidette apparut sur le seuil. Apaisé tout à coup, le colosse regarda la jeune fille avec une singulière expression de tendresse, tandis que sa queue se livrait aux évolutions les plus folles. La jeune saunière avait son tablier rempli de rubans ; elle en décora les cornes du taureau, puis ouvrant la porte : — Te voilà libre, mon beau Sangard, lui dit-elle. C’est demain course à Aigues-Mortes, soutiens l’honneur de Bamboche.

Sangard, qui, quelques minutes auparavant, ne pensait qu’à aller retrouver les marécages de son agreste royaume, maintenant immobile au milieu de l’étable, hésitait à la quitter. Étonnée, Manidette l’encourageait de la voix, lorsque soudain le galop d’un cheval et la sonnette d’un dondaïre retentirent dans la plaine ; un bruit de pas inégaux et lourds se faisait entendre en même temps. C’était Bamboche et Drapeau qui conduisaient la manade à Aigues-Mortes pour la course du lendemain. La vue de ce noir troupeau qui se rendait au combat fit jaillir du feu des yeux du Sangard. Il partit comme un trait et alla se joindre à la manade ; mais comme la nuit était sombre, le gardian ne vit pas que le roi de la lande reprenait sa place à la tête de son armée sauvage. Pour recruter quelques taureaux de plus, la caravane parcourut ainsi les pinèdes et les marais. Grossissant sans cesse et galopant dans le silence de la nuit, cette lourde cohorte, conduite par un seul gardian, avait un aspect fantastique. Pendant quelques minutes, un bruit confus de pas interrompit le silence des landes, puis le désert reprit son calme, et la nuit sa tranquillité.


IV

Bien que située en dehors du delta du Rhône, Aigues-Mortes peut être considérée comme la capitale de la Camargue, car la nature qui l’entoure offre les caractères étranges et monotones qui appartiennent à l’île provençale. Isolée au milieu d’une plaine marécageuse toute sillonnée de canaux, Aigues-Mortes ne possède en fait de route qu’une longue chaussée élevée sur des étangs profonds. Une sorte de tour, appelée la Carbonnière, qui faisait partie des fortifications de la ville, s’élève au milieu de la chaussée, à un quart d’heure d’Aigues-Mortes. C’est en quelque sorte la porte du territoire de cette ancienne cité. Cernée de tous côtés par des marécages saumâtres, des lacs salés et des canaux de navigation qui, comme les fils d’un écheveau embrouillé, s’enchevêtrent sous ses murs, Aigues-Mortes, avec l’immense tour qui la domine et les remparts épais qui la protègent, semble avoir arrêté la marche du temps sur ses créneaux. La vie s’écoule égale et tranquille dans cette cité endormie. Les agitations du siècle ne franchissent guère ses remparts. Pâles, mélancoliques et ravagés par les fièvres, les habitans d’Aigues-Mortes semblent porter sur leurs traits le triste reflet des marais verdâtres et monotones qui les entourent. Un seul divertissement a le privilège de les arracher à leur torpeur habituelle, et la physionomie attristée de la ville change tout à coup quand revient l’époque des courses de taureaux.

Aigues-Mortes s’éveilla donc joyeusement un matin sous un vif soleil d’été. Les filles se firent belles, les jeunes gens se réunirent sur la grande place. De bonne heure, des chariots de toute forme défilèrent sur la chaussée en s’avançant vers les remparts. Partis à l’aurore de leurs téradous et vêtus de leurs plus beaux habits, des paysans arrivaient tumultueusement aux portes de la ville, tandis que des groupes bruyans se formaient çà et là pour attendre les retardataires. Aussi loin que l’œil pouvait s’étendre, on distinguait, comme des points noirs roulant sur le sable des landes, ces petits chars à deux roues appelés taps dans le pays, et qui sont les voitures des notables de la contrée. Chargées de femmes et d’enfans, de vieilles aiguës trottinaient sur le bord sablonneux des marais, pendant que, montés par des gardians, leurs fringans rejetons franchissaient les rozelières avec la rapidité d’une flèche. Au lieu des pèlerins estropiés ou fiévreux des Saintes-Maries, c’était une population agile et pimpante qui arrivait joyeusement dans de petits bateaux sur le canal, en chariots sur la route, ou pédestrement par la lagune.

La course était déjà commencée lorsque Manidette et Alabert arrivèrent à Aigues-Mortes. Ce n’est pas sans peine que la jeune saunière et le douanier purent se glisser entre les cabâous[6] serrés les uns contre les autres et s’installer sur une charrette occupée déjà par de nombreux spectateurs, parmi lesquels se faisait remarquer la sémillante Paradette, assise à côté d’un beau hussard tout fraîchement venu de Lunel. Plusieurs taureaux, plusieurs gardians avaient déjà paru dans l’arène ; mais Bamboche ne s’était pas montré. Le regard perçant de Manidette l’avait cependant découvert, perdu et caché volontairement au milieu de la foule. Le gardian ignorait que le Sangard eût rejoint sa manade. Humilié de ne pouvoir jouter avec son taureau favori, il se tenait à l’écart, sombre, immobile ; il regardait au lieu d’agir. Tout à coup on annonça un taureau appelé l’Enfer, bête farouche et vindicative qui était la terreur des paysans de la Camargue. Le hautbois donna le signal d’une joute. Bamboche ne put résister plus longtemps à ses instincts de dompteur. Il sauta dans l’arène, et d’unanimes applaudissemens le saluèrent. Aveuglé par la fureur, l’Enfer fondit presque aussitôt tête baissée sur Bamboche, qui, impassible, l’attendait à une extrémité de l’arène. Personne ne respira ; mais le gardian avait si justement calculé le moment où l’animal arriverait sur lui, que, sans changer de place, il prit dans sa main gauche la corne qui l’effleurait, appuya fortement dessus, et, saisissant un des larges pieds de l’Enfer dans sa main droite, obligea l’animal à s’étendre tout de son long sur le sol. L’enthousiasme des spectateurs, ne se fit pas attendre. Ce furent des trépignemens, des bravos frénétiques qui interrompirent la course pendant un quart d’heure. — Pécaïre ! il pouvait être tué ! dit Manidette en frissonnant, et, tirant de son sein le scapulaire des saintes, elle fit à voix basse une courte prière. Drapeau vint en ce moment chercher l’Enfer, qui, confus et humilié, semblait un bloc de granit noir gisant au milieu de l’arène. Le geste de la jeune saunière n’avait pas échappé au gardian.

— Sans qu’il y paraisse sur son visage, Manidette sait mieux aimer que bien des femmes, se dit-il d’un air songeur en caressant le bon dondaïre, qui agitait sa sonnette pour faire relever l’Enfer.

Les courses se succédaient. Après avoir terrassé l’Enfer, Bamboche avait encore réduit à l’impuissance quelques autres taureaux ; mais le Sangard ne paraissait pas. Le moment de la dernière course était venu. Bamboche, décidé à sortir de l’arène, s’était placé près du chariot où s’était assise Manidette.

— Dans l’arène, Bamboche ! dans l’arène ! criait-on de tous côtés. Appuyé contre le chariot et comme paralysé, Bamboche ne bougeait pas. La timide jeune fille eut alors un de ces élans que donne seul l’amour. Sautant à bas de la carriole et s’approchant du gardian :

— Descendez dans l’arène, lui dit-elle à l’oreille, car le Sangard est revenu ; il s’est joint cette nuit à la manade. — Il suffit de ces quelques mots pour changer la physionomie du gardian. De sombre et farouche, elle devint rayonnante. Quelques instans après, le gardian, debout au milieu du cirque, déployait sa ceinture écarlate, et, comme un étendard, la faisait flotter dans les airs. Au lieu de remonter sur la carriole, Manidette s’assit bravement sur un des bancs qui entouraient l’arène.

— Vous êtes folle ! lui cria dédaigneusement Paradette.

— Celle qui se met sous ma protection est moins folle que celle qui renie mon courage, riposta Bamboche.

Les amateurs se groupèrent en peloton sous l’estrade du hautbois ; les gardians prirent leurs tridens et se rangèrent de chaque côté de la porte ; un silence solennel se fit dans l’assemblée, et tous les regards se tournèrent vers la porte de l’étable. Le Sangard s’avança fièrement.

En voyant arriver si beau et si paré le taureau favori qu’il croyait mourant au fond de quelque marais, Bamboche eut une sorte d’éblouissement. Comme pour se montrer à l’assemblée entière, le Sangard marchait lentement autour du cirque, élevant de temps en temps la tête, remuant la queue et respirant largement. Arrivé devant Manidette, il s’arrêta et fit entendre un long mugissement. — Elle est perdue ! s’écria-t-on ; mais, à la grande stupéfaction de la foule, la jeune fille lissa de ses petits doigts le poil de velours du Sangard, le flatta de la voix et renoua les rubans autour de ses cornes, tandis que, comme un chien fidèle, le colosse lui léchait les mains. — Je comprends tout, se dit Bamboche ; c’est Manidette qui a sauvé mon beau Sangard.

Cependant le tambourin faisait entendre son roulement martial, et le hautbois ses sons aigus. Les deux champions s’étaient placés face à face dans la lice. Immobile et comme cloué au sol, le Sangard fixa ses yeux ardens sur ceux de son adversaire. Le pied leste, le corps souple, prêt à suivre chaque mouvement du taureau, Bamboche, pour l’exciter, fit tournoyer comme un nuage rouge sa ceinture au-dessus de sa tête. Ils restèrent ainsi quelque temps à se mesurer du regard. Le gardian prit le premier l’offensive ; poussant un cri provocateur, il s’élança vers le Sangard, et avant que l’animal s’y fût préparé, il arracha à son front la grande cocarde qui le décorait.

— Bravo ! cria la foule, et l’on se pencha avec curiosité sur les cabâous pour voir celle à qui le gardian offrirait le trophée. Plus d’une fillette se flattait en secret de lui plaire assez pour mériter cet hommage. À la surprise générale, il se dirigea vers la petite saunière, à laquelle personne ne pensait.

— Vous seule la méritez, lui dit-il en posant la cocarde sur ses genoux.

Tout heureuse, Manidette piqua la rosette à son fichu ; mais ce n’était là qu’un prélude : il fallait enlever un à un tous ses rubans au taureau. Allant, venant, sautant, rampant autour du Sangard, Bamboche semblait jouer avec le danger. Comme sur un tremplin, il rebondissait sur le sol de l’arène, et chaque fois que les spectateurs effrayés criaient : Es mort il répondait en jetant de nouvelles cocardes à Manidette. Il arriva enfin un moment où, privé de tous ses rubans, le taureau se trouva noir et nu dans le cirque comme il était au sein des marais. Dès que Drapeau eut ramené, le Sangard, chacun descendit dans l’arène pour applaudir et admirer de plus près le vainqueur ; mais Bamboche se déroba brusquement à cette ovation.

Quelques jours après, Manidette avait dirigé comme de coutume sa promenade du côté du Maset. Bamboche était là, il semblait l’attendre. Elle voulut s’éloigner ; mais le gardian lui prit la main : — Doumaïselette, lui dit-il d’une voix douce et grave, vous devez être surprise que j’aie quitté Aigues-Mortes sans vous dire un mot d’adieu ; mais il suffit de peu pour perdre une honnête fille, et ce que j’ai à vous dire ne doit être entendu que de vous.

Manidette, toute tremblante, gardait le silence. Bamboche étala son manteau sur le sable du sentier. — Asseyez-vous, reprit-il, vous devez être lasse.

La jeune fille obéit sans répondre. Resté debout, Bamboche la contempla quelques instans avec un mélange de tendresse et de respect. — Doumaïselette, dit-il enfin, le meilleur de mon âme, c’est-à-dire mon estime et ma reconnaissance, vous appartient à jamais, car c’est vous qui m’avez rendu le Sangard. Au lieu de vous conduire en femme faible et timide, vous avez agi comme l’homme le plus courageux ; aussi ne sais-je comment vous remercier. Je n’ai rien de plus précieux que mon amitié, c’est pourquoi je vous l’offre ; je ne l’ai encore donnée à personne. Je ne sais comment vous dire cela, doumaïselette ; mais je n’aurais point osé vous aimer comme j’ai aimé jusqu’ici les autres jeunes filles. La tendresse que vous m’inspirez est toute nouvelle. Je vous le dis en toute franchise, pour que vous m’aidiez, vous qui êtes raisonnable et bonne, à en comprendre la nature. Le sentiment qui m’entraîne vers vous est si étrange que moi, le galant gardian, comme on m’appelle, je ne saurais dire si vous êtes belle ou laide ; mais ce que je sais bien, c’est que votre doux visage me plaît entre tous. Vous êtes jeune et frêle, et cependant j’ai pour vous le respect qu’on a pour une mère ; vous êtes femme, et j’ai pris avec vous le ton franc et libre d’un camarade ; je ne vous ai vue que trois fois, et il me semble que je vous connais depuis l’enfance. Quelle est donc cette affection mystérieuse qui fait de moi un homme nouveau ? Pouvez-vous me le dire ?

Et Bamboche fixa ses regards sur Manidette, attendant sa réponse. Aussi tremblante que les feuilles de la clématite qui frissonnaient sous le vent du soir, la jeune fille roula dans ses doigts la frange de son châle, et, baissant les yeux, elle resta silencieuse.

— Je sais qu’une honnête saunière ne peut guère parler d’amour à un gardian qui n’a ni feu ni lieu, reprit Bamboche d’un air pensif, et que d’ordinaire elle choisit pour mari un riche et tranquille saunier. Aussi, ajouta-t-il en faisant un effort sur lui-même, je crois bien que l’amitié est tout ce que je peux vous demander. — Et il s’arrêta encore, interrogeant la jeune fille du regard.

La lune était montée dans les cieux, sa pâle lueur avait peu à peu dissipé les teintes rosées que garde si longtemps l’atmosphère dans les belles nuits d’été ; les marais avaient repris leurs tons verdâtres, les étangs leur blancheur, et les pinèdes leur sombre aspect.

— Adieu, Bamboche ! dit Manidette toute troublée, et, croisant son petit châle sur sa poitrine, elle fit quelques pas vers la masure du Sansouïre.

— Il doit y avoir une ferrade le 1er juillet au téradou du Brézimberg, promettez-moi d’y assister, dit le gardian en la retenant par la main.

— J’y viendrai, répondit simplement la saunière ; puis, se dégageant doucement de l’étreinte du jeune homme, elle se mit à glisser d’un pas léger jusqu’à la porte de sa demeure. Bamboche siffla son aïgue, qui paissait au milieu d’un marais voisin, et, s’élançant sur sa croupe, il partit pour aller retrouver ses taureaux au val de Psalmodi.

Manidette ne dormit guère, elle se répéta cent fois les paroles de Bamboche : elle hésitait, tant elle était heureuse, à en comprendre le véritable sens ; mais une crainte venait bientôt refouler sa joie. Cette crainte qui la rendait silencieuse sous les regards de sa mère et lui faisait renfermer dans son cœur son secret d’amour comme une faute, cette crainte qui la faisait pleurer de longues heures dans sa chambrette, c’était celle de l’opposition que ses parens feraient à son mariage. — Ils aimeront mieux me voir mourir fille dans un coin du Sansouïre que de me marier à un gardian, pensait-elle.

Le 1er juillet était cependant arrivé. De grand matin la jeune fille, debout devant son petit miroir, peigna ses longs cheveux, qu’elle arrangea en fins liserés sous sa blanche coiffe, elle brossa soigneusement son petit châle ; puis, toute pensive, elle descendit devant la porte. Il était encore de bonne heure ; la ferrade ne devait commencer qu’à midi, et comme le Brézimberg n’était éloigné que d’un kilomètre du Sansouïre, Manidette, voyant que le moment de partir n’était pas encore venu, s’assit sur le seuil de sa demeure et regarda le ciel avec inquiétude. Le soleil ne devait pas briller ce jour-là. De lourds nuages chassés par un vent aigu couraient dans l’espace comme de gigantesques flocons d’écume, tandis qu’une teinte grisâtre s’élevait sur toute la campagne. Enveloppé d’épaisses vapeurs, l’horizon ne laissait rien percer sous ces voiles ; ternes et sans reflets, les objets dessinaient vaguement leur profil sur un sol détrempé.

Debout sur les quéirels du salin, Berzile et Caroubie fermaient les écluses, étendaient de vastes paillassons sur les tables, abritaient les camelles sous des remparts de joncs, tâchaient enfin de mettre la récolte à l’abri de l’orage qui menaçait, tandis que, se traînant péniblement en dehors du logis, Fennète allait retirer les poissons du vivier et renfermer les volatiles. Préoccupée d’une seule idée, Manidette ne voyait rien de ce qui se passait autour d’elle ; son imagination la transportait au Sauvage, à la ferrade, près de Bamboche, et si elle redoutait l’orage, ce n’était que pour lui. Elle se leva soudain, et, courant à sa grand’mère pour lui montrer une grande nuée qui s’élevait de l’horizon et s’avançait vers le rode : — Voilà le marin qui souffle, lui dit-elle. Voyez les nuages, ils viennent tous de la mer, ils passeront sur notre tête ; mais ce ne sera qu’un marin blanc[7].

— Dieu t’entende ! dit la vieille saunière ; mais je comprends, ajouta-t-elle tristement en regardant la toilette de la jeune fille : tu veux aller à la ferrade, et c’est pourquoi tu ne trouves pas que le marin soit mauvais. Écoute, Manidette ; assez de mystères comme cela : j’ai deviné une partie du secret de ton cœur le jour de ton pèlerinage aux Saintes-Maries ; mais aujourd’hui je veux tout savoir.

— Et la vieille saunière s’arrêta résolument devant sa petite-fille.

— Pécaïre ! dit Manidette, intimidée par le regard scrutateur de son aïeule, que pourrais-je vous dire ? J’aime, il est vrai, un honnête garçon ; mais je ne suis pas encore certaine qu’il puisse m’épouser.

— Jésus ! que me dis-tu là ? s’écria Fennète en levant les bras au ciel. Je voudrais bien savoir quel est le saunier qui ne s’estimerait pas heureux d’épouser la doumaïselette du Sansouïre !

— Mais si ce n’était pas un saunier ? insinua Manidette.

— Ah ! ce n’est donc qu’un simple camelier ? reprit Fennète. Et tu crains qu’il ne puisse venir ici à cause des engagemens qui le lient à un autre salin. Rassure-toi, ton père est encore, Dieu merci, assez valide pour surveiller le rode pendant longtemps encore, et, bien que je sache qu’il désire te garder près de lui et s’aider d’un gendre, il consentira à ton départ, puisque telle est ta destinée. Tu nous reviendras dès que ton mari sera libre, et, fille du saunier du Sansouïre, tu seras à ton tour la saunière de céans.

Manidette baissait la tête ; de grosses larmes roulaient dans ses yeux.

— Tu ne me réponds pas ! Ce n’est donc ni un saunier ni un camelier ? Serait-ce un simple ouvrier leveur de sel ? demanda la vieille femme avec un certain dédain. Parle donc ; tu me fais mourir. Serait-ce par malheur quelque chapeau noir ? Pécaïre ! voilà ce que c’est que d’envoyer les jeunes filles dans les villes et les fêtes. Qui m’aurait dit que Manidette, si simple et si modeste, voudrait quitter son téradou pour aller habiter derrière les noirs remparts d’Aigues-Mortes ou les tristes rues des Saintes-Maries, et remplacer ses parens par un notable qui les reniera ?

Manidette releva fièrement la tête. — J’aimerais mieux me noyer au fond du Valcarès, dit-elle avec vivacité, que de changer ma coiffe de saunière contre un bonnet de dame, mes souliers ronds contre des brodequins de soie, mes marécages et mes pinèdes contre de tristes murailles ! Sacrifier ma liberté ! Ah ! ma grand, vous ne le pensez pas !

Fennète respira. — Eh bien ! qui aimes-tu donc ? demanda-t-elle d’un ton radouci.

— Alabert vous dira le nom de mon fiancé, dit Manidette en s’enfuyant.

Sa carabine sur l’épaule, le douanier passait en effet en ce moment devant la masure. La vieille femme l’interrogea d’un regard anxieux. — Je comprends que Manidette n’ait pas eu le courage de le nommer elle-même, dit Alabert. — Et, prenant dans ses mains la main de Fennète, il soupira profondément. — Nous n’y pouvons plus rien, dit-il, comme pour la consoler d’avance ; apprenez donc sans trop de chagrin que notre chère doumaïselette a donné son cœur au gardian Bamboche.

Quelques minutes s’écoulèrent sans que la vieille saunière, surprise par cette nouvelle, pût prononcer une parole ; puis, se levant et serrant convulsivement le bras d’Alabert : — Vous vous trompez ! Manidette ne peut aimer ce coureur de landes, dit-elle d’une voix sourde. Non, le fiancé de notre enfant ne peut être cet histrion, qui, sans sou ni maille, va jouer sa vie contre quelques bravos ! Non, vous dis-je, cet homme sans asile, qui couche ici ou là, sur l’herbe ou dans la fange, pêle-mêle avec ses taureaux, qui est sans Dieu et sans famille, sans demeure et sans nom, ne peut être aimé de notre doumaïselette !

— Tenez, dit Alabert en montrant du doigt la pinède du Sauvage, regardez là-bas, et vous verrez si je dis vrai. — Glissant sur le bord d’un marais, Manidette, son petit châle enflé par le vent, marchait rapidement vers le Brézimberg. Sans mot dire, la vieille femme la suivit des yeux jusqu’aux chariots qui, blanchissant dans le lointain, annonçaient l’emplacement de la ferrade.

— C’est vrai, dit-elle d’un accent étouffé.

En ce moment, Berzile et Garoubie rentrèrent pour déjeuner.

— Malgré le mauvais temps, Manidette a voulu assister à la ferrade, dit le saunier en se mettant à table.

Fennète regarda Alabert et mit un doigt sur ses lèvres.

— Ce ne sera du reste qu’un marin blanc, reprit Berzile ; la fête sera très belle, et je ne suis pas fâché que Manidette y soit allée. Pierrotte, le camelier du salin de Badou, doit s’y trouver. Ils reviendront sans doute ensemble, car je dois m’entendre avec lui pour la fin de la saison. Ma fille ne paraît pas lui déplaire. C’est un brave garçon, laborieux et docile. Buvons à la santé de tous les deux, grand ! ajouta-t-il en tendant son verre à sa mère.

— Vous savez bien, mon fils, que-cela porte malheur de trinquer à des amours que l’église n’a pas encore sanctifiées, dit Fennète d’une voix creuse en repoussant tristement son gobelet.

— Les vieilles femmes sont toutes superstitieuses, grommela Berzile. Tiens, Caroubie, dit-il en présentant la bouteille à sa femme, tu es plus jeune, et tu ne dois pas avoir de si tristes idées ; bois au mariage prochain de ta fille.

— Il faudrait savoir d’abord si Pierrotte plaît à Manidette, répondit Caroubie en écartant doucement le toast proposé.

— Tu refuses aussi, reprit le saunier surpris ; eh bien ! Alabert, ce sera vous alors qui célébrerez avec moi les fiançailles de votre filleule, ajouta-t-il en faisant passer un verre au douanier.

— Je ne connais pas Pierrotte, dit avec hésitation Alabert, et on ne boit qu’à la santé de ceux qu’on aime.

— Puisqu’il en est ainsi, dit le saunier piqué au vif, c’est Manidette elle-même qui tranchera ce soir la question, et nous verrons ce qu’une honnête fille pourra objecter contre un projet qui peut assurer son bonheur.

Et il vida d’un trait la rasade destinée au douanier.


V

Il était près de midi lorsque la jeune saunière arriva au Brézimberg. Malgré le marin blanc, qui, comme une fumée bleuâtre, suspendait ses nuages à quelques pas du sol, de nombreux spectateurs étaient déjà réunis sur le téradou. Les cabâous des mas voisins, les chariots et les taps dessinaient, comme pour les courses, un cirque sur la lande ; seulement, selon l’étrange coutume des ferrades, le troupeau de taureaux en formait lui-même une partie. Pressés les uns contre les autres, surveillés par quelques gardians à cheval, les bioulés (jeunes taureaux) se tenaient immobiles. Un brasier incandescent et quelques fers à marquer se voyaient au milieu de l’arène.

Steppe entouré de marécages profonds, le Brézimberg étend sa nappe de sable entre la mer et la pinède du Sauvage. C’était au milieu de cette lande grisâtre, où de loin en loin rougissaient quelques salicores et fleurissaient de rares tamarix, que l’enceinte de la ferrade avait été formée. Mornes comme le ciel qui les enveloppait, les spectateurs silencieux s’abritaient de leurs vêtemens ; mais, apportant l’humidité de la mer, les exhalaisons des marécages et les émanations des étangs, le vent funeste du marin perçait les plus lourdes étoffes, s’appesantissait sur les membres et frappait les esprits de cette étrange torpeur qui, avant-coureur des fièvres, rappelle la néfaste apathie que provoque le sirocco. Venant tout à coup changer les conditions de l’atmosphère et remplacer une chaleur ardente par des brouillards humides, le marin est le plus grand fléau de la Camargue ; il affaiblit le corps, ronge les murs, oxyde les métaux et répand sur la campagne un voile de tristesse. Chaque bruit paraît sinistre sous ces lourds nuages, qui viennent ramper comme des ombres sur la terre. La mer gronde avec furie sur la rive, le vent siffle aigrement dans les pinèdes, les cris des gabians retentissent comme une trompette d’airain dans les nues, le murmure des roseaux qui plient sur le marais ressemble à des gémissemens, et les beuglemens des taureaux ont la sonorité du tonnerre.

Éclairé par la pâle lumière du marin, enveloppé de nuages comme de voiles de deuil, le cirque du Brézimberg offrait un aspect presque funèbre. Roulés dans leurs capes et leurs feutres rabattus sur les yeux, les gardians tenaient avec méfiance leur trident en arrêt. Nulle musique ne retentissait sur l’estrade, car il n’y a point de hautbois dans les ferrades. Au lieu du spectacle joyeux de la course, c’est un travail dangereux pour lequel il faut garder toute sa présence d’esprit.

Le notable à qui appartenait le troupeau des bioulés, ayant regardé sa montre, se leva debout sur son tap, et donna l’ordre de commencer. Bien qu’il fût accouru au Brézimberg des gardians de tous les téradous, le propriétaire ne s’adressa qu’à ceux de sa manade, les seuls auxquels il eût le droit de commander ; mais soit que, connaissant mieux que personne la force de leurs bioulés, ils n’osassent les attaquer, ou que l’influence du marin eût paralysé leurs membres, aucun ne bougea. Malgré de nouveaux ordres, les gardians se regardèrent d’un air significatif.

— Il vente du malheur, dit l’un d’eux à voix basse en secouant ses épaules glacées ; descendre aujourd’hui dans l’arène, c’est risquer d’attraper deux morts, celle qui vient des cornes des bioulés et celle qui vient du marin.

— Sans labeck (vent du sud-ouest) pour donner du courage, la ferrade est trop dangereuse, dit un autre.

Ce fut donc vainement que le propriétaire des taureaux gesticula, encouragea et promit aux gardians un bon pourboire. Anxieuse et oppressée par le marin, la foule attendait en silence ; mais l’espoir éclaira tout à coup les visages, un certain frémissement de joie courut dans la morne assemblée ; les gardians se rangèrent devant leur troupeau ; les fers furent placés dans le brasier ranimé. Comme s’ils eussent compris que l’heure du supplice approchait, les bioulés mugirent sourdement, et le cœur de Manidette battit bien fort, car, monté sur son aïgue, Bamboche venait d’apparaître sur la lisière du Brézimberg. Sautant lestement à bas de sa cavale et se débarrassant de sa cape, le jeune gardian descendit dans l’arène, tout aussi fringant que si l’humide marin n’eût pas terni le ciel.

— Il faut donc que ce soit un étranger qui fasse votre ferrade ? cria-t-il aux gardians confus. Est-ce gagner loyalement vos gages que de refuser de marquer au chiffre de votre maître les bioulés de sa manade ? Attendrez-vous qu’ils soient adultes ? Vous savez bien pourtant qu’il est plus facile de renverser un vedel qu’un bioulé, et un bioulé qu’un palusin. Avant tout, un gardian doit se faire respecter de son troupeau. Comme les hommes, les taureaux ont de la mémoire, et ceux-ci, se rappelant plus tard votre lâcheté, pourraient bien vous en rendre victimes. Si c’est le marin qui vous paralyse, je vais vous montrer comment on triomphe à la fois des nuages malsains et des bioulés récalcitrans.

Et il s’élança vers les taureaux. « Les fers ! » cria-t-il d’une voix tonnante. Ayant saisi brusquement un de ces animaux par les cornes, il le renversa sur le flanc au moment même où un gardian accourait, un fer rouge dans les mains. Ce dernier appliqua l’instrument sur la cuisse du bioulé, qui se débattit en beuglant. Lorsque Bamboche le rendit à la liberté, il s’enfuit vers la pinède, portant à tout jamais gravées dans ses chairs fumantes les initiales de son maître.

Si la peur est contagieuse, le courage l’est plus encore peut-être. Électrisés par l’exemple de Bamboche, les gardians se décidèrent peu à peu à poser leur cape, à descendre dans l’arène et à terrasser les bioulés. Armés de leurs tridens, quelques vieillards restèrent seulement autour du troupeau pour y maintenir l’ordre. Terrifiés par le traitement qu’ils voyaient infliger à leurs compagnons, les bioulés haletans regardaient le brasier avec angoisse. Pour les faire sortir des rangs, il fallait les piquer fortement ; mais, arrivés dans l’arène, ils y retrouvaient toute leur ardeur, et furieux, écumans, ils s’y débattaient avec violence contre ceux qui voulaient les terrasser. Ce fut bientôt une véritable mêlée, où l’on vit rouler dans la même poussière les lourdes masses des taureaux et les corps agiles des gardians. Le sourd mugissement des animaux se mêlait aux cris aigus des hommes, tandis que l’appel strident « les fers ! les fers ! » annonçait à chaque minute le renversement d’un nouveau bioulé.

Après deux heures de cette lutte acharnée, où Bamboche à lui seul fit plus de besogne que tous les autres gardians réunis, le propriétaire satisfait remonta sur son tap et annonça que la ferrade était finie. Il restait bien encore quelques taureaux, mais on les avait déjà jugés trop forts l’année précédente pour être marqués sans danger, et le maître comprit que, s’il ne voulait exposer la vie de ses gardians, il devait en faire le sacrifice. Forts, trapus, la queue fauve et le poil hérissé, ces palusins appartenaient à l’espèce la plus farouche ; ils regardaient l’arène d’un œil sanglant, et courbaient vers le sol, comme pour les aiguiser, leurs cornes effilées et aussi dures que des épées d’acier.

Chacun, croyant donc la ferrade terminée, se disposait à regagner son téradou. Les spectateurs secouèrent leurs vêtemens, trempés par cette humidité lourde propre au marin, et qui est mille fois plus dangereuse que l’eau de pluie ; les gardians rattachaient sur leurs corps transis leurs habits déchirés par les cornes des bioulés ; d’autres étanchaient le sang de quelques blessures ; le brasier s’était éteint. Bamboche se rapprocha de Manidette. Celle-ci avait déjà quitté le tertre sur lequel elle s’était assise, et elle arrangeait sur ses épaules les plis de son petit châle. En voyant venir Bamboche, elle lui tendit la main. Le gardian avait pris une grande résolution ; il voulait, par un coup d’audace, sortir ce jour-là même de cet état de pauvreté qui lui interdisait de prétendre à la main de la saunière.

— Donnez-moi le baiser des fiançailles, doumaïselette, dit-il avec un accent d’énergique confiance, car je vous jure qu’avant que le labeck ne souffle, j’aurai acquis la plus belle manade du Sauvage ; je serai riche, et l’on ne me refusera plus votre main.

Émue, surprise, Manidette tendit sa joue à Bamboche, qui, par une timidité toute nouvelle pour lui, osait à peine l’effleurer de ses lèvres. S’élançant alors dans l’arène, le jeune homme ralluma le brasier éteint, y mit chauffer des fers portant la lettre B, puis s’approcha du propriétaire des bioulés. — Maître, dit-il en arrêtant son cheval, pensez-vous qu’il soit juste de reconnaître le coup de main que j’ai donné à votre ferrade ?

— Certainement, répondit le notable, et je t’aurais déjà offert une bonne récompense, si je ne savais que ta coutume est de refuser en pareil cas.

— C’est vrai, et je ne demanderais certes rien, si j’étais libre comme je l’ai été jusqu’à présent, répliqua Bamboche ; mais j’aime une jeune fille, et je ne puis l’épouser, si je n’ai quelque bien. Sage et délicate, elle n’a pas craint d’exposer sa réputation et sa vie pour me rendre un grand service : à mon tour, ne dois-je pas savoir faire quelque chose pour elle ?

— Que désires-tu donc ? Si ta demande est raisonnable, je suis prêt à te l’accorder.

— Voulez-vous me donner tous les bioulés que je parviendrai à terrasser et à marquer à mon chiffre ? reprit Bamboche en montrant les taureaux qui avaient été épargnés comme trop dangereux.

Le notable regarda le gardian avec surprise. — J’y consentirais de grand cœur, mon pauvre garçon, lui dit-il ; mais c’est ta vie, pécaïre, que tu jouerais ainsi, et j’aurais un remords de t’accorder cette faveur.

Et comme le gardian insistait : — Qu’il soit donc fait selon ta volonté ! dit le propriétaire, curieux, malgré lui, de voir comment Bamboche allait s’y prendre pour dompter les farouches palusins.

— Les fers ! les fers ! cria aussitôt le jeune gardian, et, nouant sur sa tête un foulard rouge, il prit son trident et enfourcha son aïgue, qui hennit et secoua sa blanche crinière comme pour s’animer au combat.

Depuis longtemps, la foule avait quitté la lande du Brézimberg. Les taps glissaient déjà sur le sable de la plage, les grandes roues des chariots commençaient à tracer leurs sillons sur les roseaux des marais ; les piétons suivaient les quéirels d’un pas rapide, les ânes trottinaient sur la berge des canaux, les gardians tâchaient d’apaiser au milieu des pinèdes les bioulés nouvellement marqués. Escortée d’un brillant état-major, Paradette avait repris en riant les rênes de sa charrette : seuls, immobiles comme un rempart d’ébène, les taureaux, fascinés, fixaient d’un œil farouche le brasier qui se rallumait sous le souffle du vent ; mais, comme ces traînées de poudre qui s’enflamment instantanément sur tout leur parcours, la nouvelle qu’une ferrade de palusins allait être tentée par Bamboche courut soudainement sur tout le Brézimberg. Les taps interrompirent leur course, les chariots s’arrêtèrent, les piétons s’assirent ; cabaretiers, gardians, notables et sauniers, tous enfin voulurent assister à un spectacle imprévu.

Une sourde lueur, déchirant soudain les nuages, éclaira le Brézimberg. Comme s’il eût attendu ce rayon lumineux pour commencer le combat, Bamboche s’assujettit sur sa selle, prit d’une main son trident, de l’autre un fer rouge ; aiguillonnant un palusin, il le fit sortir du troupeau, et, l’ayant amené au milieu de la lande, il l’y poursuivit à outrance. Comprenant parfaitement son rôle, le cheval du gardian manœuvrait autour du taureau sans avoir besoin d’être dirigé par les rênes, ni par la voix, ni par l’éperon. Sa nature sauvage lui faisait aimer cette chasse énergique. Il voyait dans ce taureau un ennemi dont son maître voulait triompher, et avec un admirable instinct il bondissait, se cabrait ou s’arrêtait tour à tour. L’aïgue et le gardian ne semblaient faire qu’un seul être.

Lancé à fond de train, Bamboche, le trident en avant, fondit sur le taureau, l’atteignit à l’épaule et l’abattit sur le sable. D’une main il le tint ainsi immobile, tandis que de l’autre il appliquait le fer sur ses flancs. Cette manière hardie d’attaquer le taureau à cheval et de le renverser d’un coup de trident émut vivement les spectateurs. Le taureau furieux risquait d’éventrer Bamboche en se relevant, et tout le monde l’engageait à renoncer à ce moyen d’attaque dangereux et inusité.

— Un palusin terrassé, au lieu de songer à se venger, ne pense qu’à fuir, répondit-il en montrant l’animal, qui, marqué, sanglant et plein de rage, bondissait vers les pinèdes pour y cacher sa honte ; puis il recommença, la chasse. Jusqu’à la nuit, sans recevoir la moindre égratignure, Bamboche aiguillonna, poursuivit, fatigua, ramena et marqua des palusins.

— Vous avez bien gagné votre manade, Bamboche, lui dit le notable en lui serrant la main, et même quelque chose de plus. Aussi je vous offre de grand cœur Drapeau pour la conduire. Ce sera mon cadeau de noce.

— Drapeau est mon plus vieil ami, je l’accepte avec reconnaissance, dit Bamboche.

— Ici, Drapeau ! cria le notable au bœuf paisible, qui, immobile près du brasier, ressemblait à un énorme chien de garde.

Le massif animal accourut aussi vite que le lui permettaient ses lourdes jambes et l’ample fanon qui se balançait sur sa poitrine.

— Je n’aurai jamais le courage de lui imprimer le fer, dit Bamboche en caressant la bonne bête, qui, sans appréhension, s’approchait du fer rougi.

— Aimes-tu mieux entailler ses oreilles comme le font certains propriétaires ? demanda le notable en présentant à Bamboche une gigantesque paire de ciseaux.

— Non, répondit le gardian en regardant les longues et soyeuses oreilles du dondaïre, qui, comme deux ailes de velours, se dressaient de chaque côté de sa tête. Puis, prenant les ciseaux : — Voilà la seule marque qui convienne à cet ami pacifique, ajouta-t-il. — Et, s’agenouillant près de l’animal, il découpa un large B sur son poil épais. Drapeau ne bougea pas plus qu’un terme, et, comme s’il eût compris qu’au lieu d’être son simple gardian, Bamboche devenait son maître, il lui lécha les mains dès que l’opération fut terminée.

— Va, bon Drapeau, va maintenant rallier ma manade, dit Bamboche avec cet accent intraduisible d’un homme qui goûte pour la première fois la joie de la propriété.

Bien que la nuit s’avançât, que le marin devînt de plus en plus âpre, et que les vêtemens des paysans fussent aussi mouillés que s’ils eussent été trempés dans l’eau, personne ne paraissait songer au départ. Des groupes d’hommes s’étaient formés sur la lande ; des bavardages de femmes s’étaient établis de charrette à charrette. Si ce n’eussent été la bienveillance et la joie qui rayonnaient sur chaque visage, on eût cru à quelque complot. Il y a dans le triomphe d’un homme intrépide un prestige qui charme et attire la foule. Chose triste à penser, le bonheur et le succès intéressent toujours plus que l’infortune et la souffrance. Si la ferrade eût échoué, on aurait certainement compati au malheur de Bamboche ; mais on n’aurait pas songé à le dédommager de son échec. Propriétaire de la plus belle manade du Sauvage, il inspira un certain orgueil de terroir, et pendant qu’assis près de la jeune saunière il recevait l’aveu de son amour, la population tout entière décida qu’on lui offrirait le Sangard comme gage d’admiration et d’amitié.

— Le Sangard est le père des bioulés que Bamboche vient de marquer si courageusement ; il est juste qu’il le possède aussi, disaient les uns.

— Il y a assez longtemps que Bamboche nous rend service aux ferrades et nous amuse aux courses pour qu’à notre tour nous nous cotisions pour lui donner son taureau favori, disaient les autres.

— Dût-il nous coûter cent écus, nous ne devons pas hésiter à acheter le plus beau des palusins pour l’offrir au plus courageux des gardians, ajoutaient ceux-ci.

— Qu’on aille donc vite chercher le Sangard ! cria-t-on de tous côtés.

Envoyés dans plusieurs directions, des gardians, aidés de leurs dondaïres, ne tardèrent pas à revenir escortés du roi des landes. Une députation de paysans l’amena à Bamboche. — Je puis donc le marquer aussi à mon chiffre ? dit le jeune gardian, dont l’œil s’enflamma à la vue du Sangard. Merci ! ajouta-t-il avec émotion en tendant la main à ses amis.

— Accepte-le sans le marquer ; il te connaît trop, il voudra se venger. Prends garde, l’heure est mauvaise ; il est sur son terrain, tu es fatigué, il a trop d’avantages sur toi.

Le brouillard et les sombres heures de la nuit tombaient ensemble sur le sol ; on ne distinguait plus les objets à travers la brume opaque. Monté sur son aïgue, malgré les instances que faisaient les paysans pour le retenir, le jeune gardian, armé d’un fer rougi, aiguillonna du trident le Sangard et disparut avec lui dans les profondeurs de la lande, où, comme un rempart sinistre, le marin élevait ses nuées grisâtres. Accroupie près du brasier, Manidette semblait puiser dans sa chaleur le courage de ne pas mourir d’angoisse. Quelques minutes qui lui semblèrent des siècles s’écoulèrent ainsi. Personne n’osait respirer. Tout à coup un bruit sourd retentit du côté de la pinède, et des cris étouffés demandant « les fers ! » se mêlèrent à des beuglemens terribles. Les paysans quittèrent rapidement leurs chariots et leurs taps, abandonnèrent leur âne ou leur aïgue pour se porter au secours de Bamboche, tandis qu’armés de fers, les gardians se précipitaient dans la direction d’où partaient les cris. Seule, Manidette n’eut pas le courage de les suivre. Après avoir vainement essayé de se lever, elle retomba sans force près du brasier qui s’éteignait sous l’humidité du marin, puis elle reprit chancelante le chemin du Sansouïre ; mais elle put encore entendre les cris joyeux qui célébraient la dernière victoire de l’intrépide gardian.


Un mois s’était à peine écoulé qu’un joyeux carillon annonçait un mariage aux habitans des Saintes-Mariés. Dès les premiers tinte-mens de la cloche, les paysans des téradous voisins s’échelonnèrent par groupes sur le bord des marais pour voir passer le cortège nuptial. — Pourvu que le marié ne nous renie pas maintenant qu’il est devenu chapeau noir ! disaient les uns. — Il est capable d’aller à l’église en tap et en veste ronde, ajoutaient les autres. — Je suis sûre que Manidette aura encore son châle couleur feuille-morte et sa coiffe à grands tuyaux, disait d’un ton méprisant Paradette, qui, accourue avec la foule et au bras de son hussard, arrangeait coquettement sur ses épaules un beau cachemire nîmois.

Le cortège arriva enfin du Sansouïre. Monté sur son aïgue, qui, plus ardente que jamais, piaffait joyeusement, coiffé d’un foulard rouge donné par Manidette, son écharpe écarlate enroulée autour de sa taille, Bamboche ouvrait la marche. Venait ensuite le chariot de Berzile, recouvert d’une toile neuve. Dans le fond, sur deux chaises, droites et sérieuses comme deux saunières de vieille date, étaient assises Fennète et Caroubie, tandis que Manidette se tenait debout à côté de son père. Cet usage des jeunes fiancées de ne pas s’asseoir en allant à l’église a pour but de montrer qu’elles n’ont pas été élevées dans la nonchalance, et qu’elles savent triompher de la fatigue. La jeune fille portait encore le bonnet un peu fripé, la petite robe d’indienne et le châle vert de la saunière ; seulement des bouquets de fleurs de sambuc, mêlés aux rubans de sa coiffe et attachés à son fichu, annonçaient en elle la nouvelle mariée. La manade du gardian, le Sangard en tête avec Drapeau fermant la marche, escortait le chariot ; les génisses, les bioulés, les vedels, tous suivaient d’un pas égal. À la gauche de la carriole, les hôtes pacifiques du Sansouïre se pressaient au contraire en colonne effarée. C’était l’agneau timide de la doumaïselette, sa cigogne familière, le chat du foyer, la vieille aïgue aveugle du salin. Cette coutume de faire suivre jusqu’à l’église les animaux qui ont partagé la vie des fiancés est d’une simplicité patriarcale. Les villes, les villages et les hameaux ont pour leurs noces le luxe des équipages, celui de la robe de l’épousée, des cierges qui brûlent sur l’autel, et jusqu’au nombre des invités ; les maremmes de la Camargue ne connaissent pour leurs noces que l’escorte du bétail : point de coups de pistolet, de dragées, de repas, de danses, de farandoles ni de fêtes sur ces humbles steppes, mais un long cortège d’animaux, peut-être plus dévoué et plus fidèle que celui des hommes.

Arrivé devant les Saintes-Maries, Bamboche mit pied à terre, et, traçant devant le pont de la roubine une large raie sur le sol, il rassembla d’un côté sa manade, de l’autre le troupeau du Sansouïre. Le chariot s’arrêta au milieu. Le gardian s’approcha de Manidette. — Doumaïselette, dit-il en montrant du doigt les bêtes paisibles du rode, voici le moment des adieux. — La jeune saunière sauta lestement à terre ; tirant de sa poche une tourtiliado, elle l’émietta sur le sol ; puis, ne pouvant retenir ses pleurs, appuyée sur le bras de son père, elle entra dans l’église.

Au moment où la foule recueillie priait les saintes pour le jeune couple, un bruit de pas résonna sur les dalles, et Alabert en tenue de voyage vint s’agenouiller dans un coin de la chapelle. La cérémonie terminée, on le vit placer sa carabine sur l’épaule et se remettre en marche, les yeux remplis de larmes. — Il est étrange qu’Alabert ait reçu l’ordre de changer de poste le jour même du mariage de la saunière du rode, dit une vieille femme en suivant le douanier des yeux. — Il va à Frontignan, ajouta un camelier ; c’est bien loin, mais on prétend qu’il a demandé à quitter la Camargue.

Après la messe, Bamboche, qui était remonté sur son aïgue, prit Manidette en croupe, et, ralliant de la voix ses taureaux, il partit au galop. Ce fut vers le soir seulement que, sa femme serrée contre son cœur, sa manade bondissant sur la route, et le labeck caressant son visage, le gardian arriva, triomphant et joyeux, à son téradou.

Ainsi fut menée à bonne fin une entreprise que l’amour seul pouvait tenter et faire réussir, le mariage d’un gardian et d’une saunière, fait à peu près sans exemple dans les annales de la Camargue. Aujourd’hui le téradou de Bamboche est un magnifique domaine dont les taureaux sont renommés dans tout le pays. Comme toute saunière de race, Manidette y tient fort convenablement son rang. La voix stridente du gardian fait encore trembler les taureaux dans le marais, et son poignet vigoureux abat, comme autrefois, les bioulés dans l’arène ; les paysans sont fiers de trinquer avec lui, mais aucun d’eux n’ose plus le tutoyer. Enfin Bamboche a fait de son vieux aïgue un cheval d’attelage, qui le traîne magistralement dans son tap aux courses et aux ferrades.


Mme Louis FIGUIER.

  1. Espèce de sirocco.
  2. On entend aussi par sansouïre les efflorescences salines qui forment des taches blanchâtres sur le sol. Elles abondent dans les maremmes de la Camargue.
  3. On se sert des bouses de taureaux comme de mottes dans ces pauvres landes, privées de bois.
  4. Opération qui consiste à serrer le museau des veaux, lorsqu’ils sont arrivés à un certain âge, dans une espèce de pince de bois qui, en les empêchant de téter, leur laisse la possibilité de paître dans les marais. C’est un sevrage d’un nouveau genre.
  5. Dans ce pays désert, privé de hameaux et de villages, on nomme téradou la lande, le salin, le rode, le terrain enfin sur lequel on vit. Au lieu de se partager en communes, la Basse-Camargue est toute divisée en téradous.
  6. On entend par cabâous le matériel des mas et de toute propriété rurale, tonneaux, pressoirs, charrettes, etc. Les cabâous, disposés en barrière, servent à marquer l’enceinte du champ de course. Une seule issue est ménagée pour laisser entrer et sortir les taureaux.
  7. On appelle ainsi un temps couvert, où les nuages immobiles dans l’atmosphère ne se heurtent point les uns contre les autres et n’amènent pas de pluie.