Le Galant doublé
Poèmes dramatiquesBordeletTome 3 (p. 39-57).
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ACTE III



Scène I.

D. FERNAND, GUZMAN.
GUZMAN.

Quoi ? Quand vous prétendiez l’entretenir chez elle,
Le rendez-vous, Monsieur, étoit chez Isabelle ?
C’est là que l’inconnue avoit sû vous mander ?

D. FERNAND.

C’est là que de la fourbe il a fallu m’aider,
Et que le jeu pour moi passoit la raillerie,
Si je n’eusse aussi-tôt payé d’effronterie.
Quelquefois au besoin le vice est de saison.

GUZMAN.

Mais comment n’avoir pas reconnu la maison ?

D. FERNAND.

Comment l’aurois-je pû, si dans une autre rue
L’on me tenoit ouverte une porte inconnue,
D’où, sans qu’on m’ait rien dit, je me suis rencontré
Dans un appartement où jamais je n’entrai ?
Le plus fin, en ma place, eût donné dans le piége ;
Mais le don d’impudence est un grand privilége,
Je l’ai mis en pratique, & je m’en suis tiré.

GUZMAN.

C’est un talent en vous de tout temps admiré ;
Mais l’abord d’une Femme est un péril honnête,
Lorsque prise pour dupe elle a martel en tête ;
Et vous deviez trembler ainsi pris au filet,
D’en voir deux à la fois vous sauter au colet.
Qui lors, par impudence, évite qu’on l’échine,
En a provision, Monsieur, de la plus fine,

C’est un pas qu’à franchir peu de gens ont appris ;
Et, tout subtil qu’il est, le diable y seroit pris.

D. FERNAND.

Aussi, pour en sortir, j’aurois eû plus d’obstacle,
Si le ciel, pour m’aider, n’avoit fait un miracle.
Contre l’ordre commun il a fait qu’en ce jour,
On ait vû la prudence accompagner l’amour ;
Et que du rendez-vous Isabelle en colere,
Ait eû, dans son dépit, le pouvoir de se taire.
Ainsi, pour moi le pas étoit moins hazardeux,
Tant que j’ai pû me voir avec toutes les deux,
Pour quelques mots couverts je m’en suis trouvé quitte ;
Mais, dès que l’inconnue a fini sa visite,
Et qu’ayant, malgré moi, voulu se retirer,
Seul avec Isabelle on m’a fait demeurer,
En me traitant de fourbe, & suivante & maîtresse
M’ont pensé mettre alors au bout de mon adresse,
Dom Dionis en moi leur étant trop connu…

GUZMAN.

Je vous tiens fort heureux d’en être revenu.
Deux Femmes ! Rendez grace aux heureuses planettes
Qui vous ont de leurs mains sû tirer bragues nettes ;
Car tout autre que vous, quoiqu’adroit à mentir,
Eût laissé la perruque avant que de sortir.
Mais de vos feux errants les voyant éclaircies,
Comment avez-vous pû vous les rendre adoucies ?
Et quel charme assez fort, appaisant leur courroux,
A détourné l’orage & rabattu les coups ?
Pour moi, j’aurois fort craint le saut par la fenêtre.

D. FERNAND.

J’ai feint effrontement de ne les pas connoître ;
Et comme l’inconnue avoit dit mon vrai nom,
Sur ce déguisement j’ai toujours tenu bon.
De leur Dom Dionis qu’elles nommoient sans cesse,
Pour un jeu concerté j’ai fait passer l’adresse ;
Et, comme tout n’étant que pour m’embarrasser,
Niant jusques au bout je me suis fait chasser.

GUZMAN.

Vous laisserez pester Isabelle à son aise ?

D. FERNAND.

Au contraire, Guzman, il faut que je l’appaise ;
Et que je fasse effort à lui mettre en l’esprit,
Qu’elle croit trop l’erreur qui contre moi l’aigrit.
Ayant à soutenir ce second personnage,
Ici, pour le jouer, je l’attends au passage ;
Et sur un autre ton ayant sû m’accorder,
Comme Dom Dionis je prétens l’aborder.
J’ai su par Dom Juan qu’elle est chez une tante ;
Et feignant tout le jour de l’avoir crûe absente,
Privé d’un rendez-vous dont je devois jouïr,
Je préviendrai sa plainte, & pourrai l’éblouïr.

GUZMAN.

Et vous la voulez croire assez dupe & novice,
Pour ne pas découvrir le nœud de l’artifice ?

D. FERNAND.

Mais on a vû des gens se ressembler si bien,
Qu’à les voir séparés, on n’y connoissoit rien.
Si la rencontre est rare, elle est du moins possible.

GUZMAN.

Monsieur, dans ce dessein votre honte est visible.
Si les traits du visage ont un rapport parfait,
Ou la taille, ou la voix en détruisent l’effet ;
Mais à moins que pour vous la foi n’entraîne l’ame…

D. FERNAND.

Aussi je ne prétens abuser qu’une femme ;
Et je n’en sache point qu’on ne puisse obliger,
Quand on sait bien s’y prendre, à croire de leger.
Outre que Dom Juan, secondant mon adresse,
Par de nouveaux détours fera valoir la piéce ;
Pour appuyer la fourbe il est de tout instruit.

GUZMAN.

S’il a quelque talent, il peut faire grand fruit ;
Qui prend de vos leçons a de hauts avantages.
Enfin, pour l’inconnue, elle est cassée aux gages,
Il ne s’en parle plus, c’est autant de vuidé ?

D. FERNAND.

Mon cœur de ses attraits est toujours possédé,
Jamais un plus beau feu n’eut tant de violence.

GUZMAN.

Monsieur, ayez, de grace, un peu de conscience,
Gardez-vous bien de suivre un conseil hazardeux,
Qui vous les vouloit faire épouser toutes deux.
Peut-être punit-on en matiere pareille,
Et celui qui consent, & celui qui conseille ;
Et je me trouverois assez peu soulagé,
Que l’on vous accourcît, si j’étois allongé.

D. FERNAND.

Tu vas un peu trop vîte en faveur d’Isabelle ;
Je la veux adoucir, non pas à cause d’elle ;
Mais de peur que l’aigreur de son ressentiment
N’engage l’inconnue à quelque changement.
Elle va de ma foi lui donner mille ombrages,
Si je ne sai jouer tous les deux personnages ;
Et ne fais, dans l’état d’un nœud si surprenant,
Tantôt Dom Dionis, & tantôt Dom Fernand.
Voilà quel est mon but.

GUZMAN.

Voilà quel est mon but.Tant pis.

D. FERNAND.

Voilà quel est mon but.Tant pis.Il te chagrine ?

GUZMAN.

C’est qu’en mon cœur déjà l’amour prenoit racine,
Et que, pour Béatrix ravi de n’en bouger,
Si vous tournez casaque, il faut le déloger.

D. FERNAND.

Donc Béatrix te plaît ?

GUZMAN.

Donc Béatrix te plaît ?Monsieur, par-de-là plaire,
Ce seroit bien mon fait, si j’étois son affaire ;
Et comme de tout temps les belles m’ont tenté,
Je me hasarderois à l’incongruité.
Se charger d’une femme en est une assez haute.

D. FERNAND.

Vraiment, je suis fâché du repos qu’elle t’ôte ;
Mais crois-tu voir en elle assez pour t’engager ?

GUZMAN.

J’y vois plus qu’il ne faut pour me faire enrager.
La Coquine a des yeux, dont la mutinerie
Passe le plus fripon de la friponnerie ;
Et les malins regards qu’elle m’a sû darder,
Navrant un pauvre cœur, prennent sans demander.

D. FERNAND.

Avec toi pour l’hymen obtiens qu’elle s’engage.

GUZMAN.

J’y fais réflexion, treve de mariage.
Galante comme elle est, qui que vous épousiez,
Quand vous en seriez saoul, vous me l’emprunteriez ;
Mais je la vois venir, Monsieur.

D. FERNAND.

Mais je la vois venir, Monsieur.C’est Isabelle.

GUZMAN.

Peste ! Encor une fois, que la friponne est belle !
Mon cœur en tombe presque en suffocation.

D. FERNAND.

C’est ici qu’il me faut pousser la passion.



Scène II.

D. FERNAND, ISABELLE, BÉATRIX, GUZMAN.
D. FERNAND.

Madame, enfin le ciel, à mon amour propice,
N’a pu de vos desseins approuver l’injustice,
Ni souffrir plus long-temps qu’un ordre rigoureux
Privât de votre vûe un amant malheureux.
Il a fait naître exprès une telle rencontre,
Aujourd’hui malgré vous à mes yeux il vous montre ;

Et m’offre la douceur dont un destin jaloux
M’a tantôt empêché d’aller jouïr chez vous.
J’ose au moins me flatter de vous voir assez bonne,
Pour consentir au bien que le hasard me donne ;
Et ne murmurer pas, que contre mon espoir
Il accorde à mes vœux le plaisir de vous voir.

ISABELLE.

Pour vous le faire croire, il suffit de vous dire
Que, plus je vous connois, & plus je vous admire.
Les divertissemens que vous vous choisissez
Ne trouveront jamais qui les estime assez,
Votre agréable humeur galamment les ordonne ;
Mais, afin d’épargner votre double personne,
À qui d’elle avec vous parlai-je maintenant ?
Est-ce à Dom Dionis, ou bien à Dom Fernand ?
Êtes-vous de Grenade, ou venez-vous de Flandre ?

D. FERNAND.

De telles questions ont droit de me surprendre.
Vous avez déjà sû, par d’autres que par moi,
Qu’en Flandre assez long-temps on m’a vû dans l’emploi ;
Le desir du repos a causé ma retraite.
Cependant en ces lieux j’ai trouvé ma défaite ;
Et mon cœur que l’amour n’avoit pû surmonter,
Charmé de vos appas, n’a sû leur résister ;
Vous le savez ; mais las ! Je crains bien que votre ame
Ne cede au repentir d’avoir souffert ma flamme ;
Et que ce rendez-vous, ôté cruellement,
Ne soit déjà l’arrêt de mon bannissement.

ISABELLE.

Prévenir les sujets que j’aurois de me plaindre,
C’est fort adroitement pratiquer l’art de feindre.
Si j’avois pû tantôt tomber dans le panneau,
Vous me feriez encor y donner de nouveau ;
Mais, quoique mon esprit n’ait pas tant de lumieres,
Il faut pour l’éblouir des fourbes moins grossieres ;

Et celles que par là vous pourrez attraper,
Auront un grand talent à se laisser dupper.

D. FERNAND.

Quelle énigme est-ce-ci, Madame…

ISABELLE.

Quelle énigme est-ce-ci, Madame…Je vous prie,
Afin d’ennuyer moins, changez de batterie ;
C’est assez sur ce ton, vous ne m’y prendrez pas.

D. FERNAND à Beatrix.

Tout ici de mon trouble augmente l’embarras.
Tire-moi de la peine où tu vois qu’on me laisse ;
Quelqu’un m’a-t-il sû nuire auprès de ta maîtresse,
Béatrix, quelle erreur tient ses sens obsédés ?

BÉATRIX.

Ah ! Monsieur Dom Fernand, vous vous dégrenadez ?
Vous ne me prenez plus pour amie ou parente ?

D. FERNAND.

Enfin je n’ai point l’ame assez intelligente,
Il faut s’expliquer mieux. De quoi m’accuse-t-on ?
Qu’ai-je dit ? Qu’ai-je fait ? Que croit-on de moi ?

GUZMAN.

Qu’ai-je dit ? Qu’ai-je fait ? Que croit-on de moi ?Bon.
Voilà vous parler ferme, avisez à répondre.

ISABELLE.

Quoi, ce que vous voyez est peu pour vous confondre ?

D. FERNAND.

Faute d’y rien comprendre, on m’en voit interdit.

BÉATRIX.

Madame, il veut, je crois, nous renverser l’esprit.
Donc, tantôt, tout du long me traitant d’inconnue,
Vous n’avez point nié de m’avoir jamais vûe,
De vous être adouci pour m’en conter un peu ?

D. FERNAND.

Moi, je l’aurois nié ? Pourquoi ce désaveu,
Si t’ayant, malgré toi, dans la rue arrêtée…

BÉATRIX.

Avec combien de soin la piéce est concertée !

Vous n’attraperez rien à prendre ce détour.

D. FERNAND.

Guzman.

GUZMAN.

Guzman.Ce sont, Monsieur, gentillesses de cour.
Lorsque le jeu leur plaît, le plus fin n’y voit goutte.

D. FERNAND.

Mais, Madame, de grace, éclaircissez mon doute ;
Ne puis-je au moins savoir de quoi vous vous plaignez ?

BÉATRIX.

De vous voir archifourbe, & des plus rafinés.

D. FERNAND.

Moi ?

BÉATRIX.

Moi ?Qui voudra l’ouïr, c’est la même innocence.

D. FERNAND.

Mais enfin…

ISABELLE.

Mais enfin…Mais enfin quelle est votre espérance ?
Si je sais qu’en secret d’une inconnue épris,
Vous étes Dom Fernand, & non Dom Dionis ;
Pourquoi sous ce faux nom tâcher à me surprendre ?
Arriver de Grenade, & me parler de Flandre,
Et de l’armée enfin vous feignant de retour,
Me cacher qu’un procès vous amene à la cour ?

D. FERNAND.

Ce conte pour me nuire est un froid stratagême.
Madame, qui le fait ?

ISABELLE.

Madame, qui le fait ?J’ai tout sû de vous-même.

D. FERNAND.

De moi ? Sans être fou, pourrois-je, à mes dépens…

BÉATRIX.

Ma foi, vous n’aviez pas tantôt votre bon sens.

ISABELLE.

La rencontre chez moi vous étoit imprévûe.

D. FERNAND.

Quoi, Madame, aujourd’hui chez vous je vous ai vûe ?

ISABELLE.

Vous y veniez sans peine, attiré par l’amour.

D. FERNAND.

Parles ; m’as-tu, Guzman, quitté de tout le jour ?

GUZMAN.

Ah !

ISABELLE.

Ah !L’honnête garant que vous faites paroître !

D. FERNAND.

Mais il vous peut…

GUZMAN.

Mais il vous peut…Oui da, je puis piéger mon maître,
Il est amant d’honneur si jamais il en fut.

ISABELLE.

De vos déguisemens je découvre le but,
Pour conserver toujours quelque place en mon ame
Vous me voulez cacher votre nouvelle flamme ;
Mais n’en croyez pas tant l’espoir que vous prenez,
L’un pour l’autre tous deux nous ne sommes point nés.
À la seule inconnue adressez votre hommage,
Aussi-bien, ma parole à Dom Félix m’engage ;
Et jamais à vous voir je n’ai sû me forcer,
Qu’aux momens de chagrin que j’avois à passer.

D. FERNAND.

Ce n’est pas sans raisons que de justes alarmes,
Étonnant mon espoir, m’en défendoient les charmes,
Sans chercher un prétexte aux mépris qu’on me rend,
Le peu que je mérite en est un assez grand.
Ne dites point qu’ailleurs je partage ma flamme,
Mais dites qu’un rival a su toucher votre ame,
Et que sa passion, engageant votre foi,
Pour en remplir l’attente, il faut rompre avec moi.

ISABELLE.

Vous n’avez point d’intrigue avec une inconnue ?

D. FERNAND.

Pour vous seule d’amour mon ame est prévenue ;
Et cette ardeur est telle…

ISABELLE.

Et cette ardeur est telle…On en connoît le prix.

D. FERNAND.

Madame…

ISABELLE.

Madame…Adieu, c’est trop.

D. FERNAND.

Madame…Adieu, c’est trop.Retiens-la, Béatrix,
Aide-moi de mes feux à prouver l’innocence.

BÉATRIX.

Je ne sai quasi plus ce qu’il faut que j’en pense.
Madame, accordez-lui…

ISABELLE.

Madame, accordez-lui…Quoi, tu peux l’écouter ?

BÉATRIX.

Mais ne trouveriez-vous aucun lieu de douter ?
S’il étoit Dom Fernand, comme il semble paroître,
Pourquoi s’obstiner tant à ne vouloir pas l’être ?
Sur quel espoir, si loin, pousser la fiction ?

ISABELLE.

Tu te laisses gagner par la compassion,
Et crois que, jusqu’au cœur, son déplaisir arrive ?

BÉATRIX.

C’est mon plus grand défaut, je suis trop compassive ;
Et parmi mes galants d’amour & d’amitié,
J’en sais sur mon papier plus de cent de pitié ;
Il est des étourdis, que refuser d’entendre,
C’est contraindre, autant vaut, sur l’heure, à s’aller pendre,
J’évite le désastre, & fais tout pour le mieux.



Scène III.

D. JUAN, D. FERNAND, ISABELLE, BÉATRIX, GUZMAN.
D. JUAN contrefaisant l’étonné.

Que vois-je ? Juste ciel ! En croirai-je mes yeux ? Vous étes ici ? Vous ? ma surprise est extrême.</poem>

D. FERNAND.

Qui vous la peut causer ?

D. JUAN.

Qui vous la peut causer ?Mais enfin, c’est vous-même ?
C’est vous, Dom Dionis ?

D. FERNAND.

C’est vous, Dom Dionis ?Que veut-on que je sois ?
Parlez.

D. JUAN.

Parlez.J’en crois à peine encor ce que je vois.

ISABELLE.

Mais, qui de ce transport vous peut rendre capable ?

D. JUAN.

Une aventure étrange, & qui semble une fable.
Madame, à ce détour que je viens de quitter,
Un cavalier passant, j’ai voulu l’arrêter,
Tel que Dom Dionis, mêmes traits de visage,
Même voix, même port, c’est la vivante image ;
Et beaucoup se vêtant de la même façon,
Son habit a laissé mon erreur sans soupçon.
Pour m’en faire sortir, quoi qu’il ait pû me dire,
J’ai pris tout pour adresse, & cru qu’il vouloit rire,
Et serois encor loin de m’en voir éclairci,
Si je ne rencontrois Dom Dionis ici.

D. FERNAND.

Son nom est Dom Fernand ?

D. JUAN.

Son nom est Dom Fernand ?Je n’ai sû rien apprendre,
Sinon que pour quelque autre on me l’auroit fait prendre ;
Et, sans plus m’écouter, il a tiré chemin.

BÉATRIX.

Madame, assurément c’est notre Grenadin.

ISABELLE.

Pauvre dupe !

BÉATRIX.

Pauvre dupe !Pas tant peut-être qu’il vous semble.

D. FERNAND.

Mais, si le ciel permet qu’un autre me ressemble,
Faut-il sous ce malheur que je sois accablé ?

GUZMAN.

Monsieur, je suis perdu si vous étes doublé.
Ce second Dionis terriblement me choque ;
Aux dépens de mon dos j’en crains bien l’équivoque ;
Si, l’abordant pour vous, il prend son sérieux ?

D. JUAN.

Enfin jamais portrait ne ressemblera mieux,
Tout autre y seroit pris.

ISABELLE.

Tout autre y seroit pris.Il faut que je l’avoue,
Chacun de vous fait bien dans le rôle qu’il joue ;
Le conte avec grand art est sans doute inventé.
De grace, Dom Juan, vous a-t-il bien coûté ?
Ce rare effort d’esprit vous comblera de gloire.

D. JUAN.

Je ne suis point surpris qu’on ait peine à me croire,
Moi-même, qui m’en trouve encor tout interdit,
Je prendrois pour un conte un semblable récit ;
Mais il n’est rien plus vrai.

BÉATRIX.

Mais il n’est rien plus vrai.Vous en doutez, Madame ?

ISABELLE.

Qu’il est souvent aisé de tromper une femme !
Simple, tu ne vois pas qu’ils s’entendent tous deux ?

BÉATRIX.

Doutez, puisqu’il vous plaît, pour moi, je suis pour eux ;
Et j’ai vû tant de fois de telles ressemblances,
Que je ne puis avoir toutes vos défiances.
Pour s’être tenu prêt à fourber avec nous,
Pouvoit-il deviner qu’on le menoit chez vous ?
Y seroit-il venu, sachant ce qu’il hazarde ?
Outre que, si vous-même y voulez prendre garde,
Quel que soit leur rapport de visage & de voix,
L’autre sembloit moins large, & plus grand de deux doigts.

D. JUAN.

Oui, je lui croi la taille un peu plus déchargée.

D. FERNAND.

Non, non, c’est entre nous une histoire forgée,
Madame en juge mieux, & me doit quereller,
De peur que mon malheur ne m’oblige à parler.

ISABELLE.

Quels reproches de vous aurois-je lieu de craindre ?

D. FERNAND.

Celui de mal aimer, ou plûtôt de trop feindre ;
Et de m’avoir caché qu’un plus heureux que moi
Était maître du cœur où prétendoit ma foi.

ISABELLE.

Si quelque autre a sur lui la victoire obtenue,
Je pourrois opposer l’amour d’une inconnue ;
Mais quoi que vous fassiez j’y prends peu d’intérêt.

D. FERNAND.

Pour l’inconnue enfin je ne sais ce que c’est ;
Une telle aventure en vain pour moi s’explique,
Je n’y prens point de part, mais…

GUZMAN.

Je n’y prens point de part, mais…Elle est hérétique,
Monsieur, vous perdez temps.

BÉATRIX.

Monsieur, vous perdez temps.Quel seroit son dessein,
Madame, pensez-vous…

ISABELLE.

Madame, pensez-vous…Tu me parles en vain ;
Je ne croirai jamais qu’un autre lui ressemble,
Si tous deux aujourd’hui je ne les vois ensemble.
Tantôt pour m’éclaircir il peut venir chez moi.

D. FERNAND.

J’irai, mais Dom Fernand vous répond-il de soi ?

ISABELLE.

Qu’un semblable souci n’ait rien qui vous tourmente.
Depuis une heure au plus j’ai revû son amante,
Qui, sans savoir encor ce que je crois de lui,
Doit chez moi, de nouveau, l’envoyer aujourd’hui.
L’un ou l’autre y manquant, je sai mon personnage.
Adieu.



Scène IV.

D. JUAN, D. FERNAND, GUZMAN.
GUZMAN.

Adieu.C’est fait, Monsieur, il faut trousser bagage,
À l’impossible enfin nul, dit-on, n’est tenu.

D. FERNAND.

Va, mon talent encor ne t’est pas bien connu.

D. JUAN.

Quoi, vous croyez plus loin pousser l’effronterie ?

D. FERNAND.

Je prétens au besoin suppléer d’industrie.
Pour rompre l’embarras où le hasard m’a mis,
Il ne faut qu’un exempt qui soit de vos amis.

D. JUAN.

Je puis vous en fournir.

D. FERNAND.

Je puis vous en fournir.Voyons-en, un de grace,
Et nous concerterons ce qu’il faudra qu’il fasse.

D. JUAN.

Ce que vous méditez voudra le jour entier ;
Ainsi, puisqu’avec vous je suis dans ce quartier,
Dégagez ma parole avant que de rien faire.
Par devoir, tout au moins, voyons votre beau-pere ;
Ce seroit l’offenser que d’attendre à demain.

D. FERNAND.

Je sai qu’il faut le voir, & j’en ai le dessein ;
Mais souffrez que sans vous je lui fasse visite,
Allant seul, je pourrai plûtôt en être quitte ;
Et s’il veut m’arrêter, je feindrai que ce soir
Un succès important m’oblige à vous revoir.
Tu connois sa maison, Guzman ?

D. JUAN.

Tu connois sa maison, Guzman ?Voici sa porte.

D. FERNAND.

Adieu donc, quittez-moi, je tremble qu’il ne sorte.
Cependant vous savez ce que j’attens de vous.

D. JUAN.

Fiez-vous-en à moi.



Scène V.

D. FERNAND, GUZMAN.
GUZMAN.

Fiez-vous-en à moi.Vous l’allez bailler doux ?
Faire bien le dolent d’avoir crû nécessaire
Qu’il ne partageât pas l’ennui de votre affaire ?
Vos excuses sans doute auront ce fondement ?

D. FERNAND.

Je vais sur son accueil régler mon compliment.

GUZMAN.

Mais croyez-vous chez lui comme gendre paroître,
Sans que soudain ailleurs il vous fasse connoître ?
Si jusqu’à l’inconnue on fait courir ce bruit,
Au choix de Léonor vous vous verrez réduit.
Isabelle de vous déjà se désabuse.

D. FERNAND.

Il faut pour le beau-pere inventer quelque ruse,
Et la mener si bien, qu’après mon compliment
Il me permette encor huit jours d’éloignement.
Je puis chez Dom Juan d’une affaire secrette
Pour un terme si court prétexter ma retraite,
Presser mon aventure, & pénétrer enfin
Quel succès de mes feux doit régler mon destin.

GUZMAN.

Ce sont feux volatils dont je crains bien l’issue.
Deux beautés, à la fois, vous ont frappé la vûe ;
Et, quittant Léonor sur l’appas d’un faux bien,
Vous risquerez à tout, & n’attraperez rien

D. FERNAND.

Voyons-la, puisqu’au pere il faut rendre visite,
Entrons. Mais, Dieux ! Guzman, que j’ai l’ame interdite !

GUZMAN.

Qu’avez-vous ?

D. FERNAND.

Qu’avez-vous ?Qui jamais vit un feu plus constant ?
Dans la cour de Dom Diégue on m’épie, on m’attend ;
J’y vois mon inconnue avecque sa suivante.

GUZMAN.

N’en doutez point, Monsieur, la chose est évidente.
Elle a sû votre hymen ; &, voulant l’empêcher,
Ici chez le beau-pere elle vient vous chercher.
Voilà comme un secret ne se peut jamais taire.



Scène VI.

D. FERNAND, LÉONOR, JACINTE, GUZMAN.
LÉONOR à Jacinte.

Que Dom Fernand s’expose à venir chez mon pere ?

JACINTE.

Sa passion par là se croit justifier,
Il avoit sû de vous qu’on veut vous marier,
Et d’Isabelle, ensuite, ayant appris le reste,
Il vient chercher à rompre un hymen si funeste.
Madame, qui craint tout doit un peu hazarder.

LÉONOR.

Il m’en croit offensée, & n’ose m’aborder.

D. FERNAND.

M’ayant vû prêt d’entrer, Guzman, que dira-t-elle ?

LÉONOR, à D. Fernand.

De votre amour pour moi cette épreuve est cruelle ;
Et je n’aurois pas cru qu’un mouvement jaloux
Vous fît payer si mal ce que j’ai fait pour vous.
Quoi que, sur mon rapport, vous ayez lieu de craindre
Que mon pere à l’hymen ne me veuille contraindre,
Vous avez dû me croire assez de fermeté,
Pour n’en redouter pas toute l’autorité.
Cependant, c’est par vous que le sort m’assassine,
Vous venez chez Dom Diégue assurer ma ruine ;
Et ne voulez pas voir qu’en ce pressant ennui,
C’est me perdre en effet que paroître chez lui.
Qu’y venez-vous chercher, sachant ce qui s’y passe ?
Laissez-moi les moyens d’éviter ma disgrace ;
Et ne dédaignez pas, pour mériter ma foi,
Quand j’ose tout pour vous, de faire un peu pour moi.

D. FERNAND.

Si vous voulez, Madame, en croire l’apparence,
Le sujet qui m’amene est pour vous une offense ;
Et, par ce qui paroît, déclaré contre vous
J’ai mérité l’aigreur de tout votre courroux.
Je venois chez Dom Diégue, & vous pouvez me dire
Qu’il semble contre soi que mon amour conspire,
Puisque, m’y hazardant, je ne pouvois douter
Que le vôtre par-là n’eût tout à redouter ;
Mais j’atteste le ciel, qui voit toute mon ame,
Qu’on ne brûla jamais d’une si pure flamme ;
Et que, quoi qu’en ordonne un destin trop jaloux,
Je périrai plûtôt que n’être point à vous.

LÉONOR.

Un semblable serment a pour moi bien des charmes ;
Mais daignez m’épargner de puissantes alarmes ;
Et pour ne me laisser aucun lieu de souci,
Sans vouloir voir Dom Diégue, éloignez-vous d’ici.

D. FERNAND.

J’y consens ; mais pour prix d’une amour si fidéle,
Ne puis-je…

LÉONOR.

Ne puis-je…De ma part allez voir Isabelle ;
Et suivez un espoir qui vous est confirmé,
Si vous aimez autant que vous êtes aimé.

D. FERNAND.

Ah ! Si vous en doutez…

LÉONOR.

Ah ! Si vous en doutez…Retirez-vous, de grace,
Mon amour vous l’ordonne, & ma crainte vous chasse ;
Être ici plus long-temps ce seroit me trahir.
Adieu.

D. FERNAND.

Adieu.Vous le voulez, & je dois obéir.



Scène VII.

LÉONOR, JACINTE.
JACINTE.

Madame, heureusement de la ville arrivées,
Au besoin, dans la cour nous nous sommes trouvées,
Il eût vû votre pere, & fait peut-être éclat.

LÉONOR.

J’ai souffert dans mon cœur un étrange combat ;
D’un si hardi dessein je voyois tout à craindre.

JACINTE.

Mais puisqu’il vous connoît, il n’est plus temps de feindre,
Il faut songer à rompre, ou recevoir sa foi.

LÉONOR.

Viens dans mon cabinet en résoudre avec moi.