Le Géranium ovipare/Épître bucolique, falote et géographique à Pierre Halary


ÉPITRE BUCOLIQUE, FALOTE
ET GÉOGRAPHIQUE À PIERRE HALARY


Ah ! si la paix des champs, si leurs heureux loisirs
N’étaient pas le plus pur, le plus doux des plaisirs
D’où viendrait sur nos cœurs leur secrète puissance ?
Tout regrette et chérit leur paisible innocence.

J. Delille (Les jardins).


Quin, age, rumpe moras remoraturasque sodalem
Absens eloquio fertiliore doce
Crebraque secundos festinet litera cursus
Labris atque animis insinuanda mors Claudien.

Claudien (Ad Olybrium).


Halary, mon vieux camarade,
puisque d’Arles jusqu’à Namur
l’été, vainqueur du centigrade,
fait éclater le Réaumur

et puisqu’en cet enfer de Dante,
Paris qui devient un Obock,
pour calmer notre soif ardente
le bock en vain succède au bock


joyeux, un tome de Banville
sous le bras, quittant mon fauteuil
j’ai fui les chagrins de la ville :
ainsi Despréaux dans Auteuil.

À nous l’express et le rapide !
Beaucoup mieux qu’Otto de Guérick
Messidor sait faire le vide
à Paris ; l’herbe et l’agaric

croissent librement sur l’asphalte ;
dans un désert incandescent
en vain le haut-parleur exalte
l’emprunt or à quatre pour cent !

À nous les bois pleins de mystère
où brame la biche aux abois
et qui fourniront plus d’un stère,
cet hiver, aux marchands de bois !

Tant d’effluves aromatiques
vont parfumant l’air hyalin
qu’on se croirait dans les boutiques
des Houbigant et des Guerlain.


Par ce beau temps qui fait éclore
des fleurs au plus lointain guéret
la campagne est multicolore
comme une affiche de Chéret

car juillet qui toujours maquille
les corolles comme Philis
a du henné pour la jonquille
de la céruse pour les lys ;

seigles, froments vous triomphâtes
des bleuets aux tons de lapis
et nourris de superphosphates
vous dressez vos jaunes épis.

parmi ces blés qu’un souffle bouge
les coquelicots, enragés
bolcheviks, arborent le rouge
étendard de nos insurgés ;

dans les prés couleur de pistache
où des bœufs est mis le couvert
le pissenlit semble une tache
de jaune d’œuf sur du drap vert


et je vois (en levant la tête)
un ciel bleu ! mais bleu !… bleu de ciel,
si bleu ! si bleu ! qu’il en est bête :
enfin le ciel… officiel.

bleu tels vos bas de filoselle,
ô bas-bleus que nous compissons,
le ciel bleu de la demoiselle
qui « montre à peindre » en vingt leçons !

Loin du boulevard Malesherbes,
caressé par un vent léger,
je me vautre parmi les herbes
que… Lustucru devrait manger

et je fais siffler ma cravache
par les sentiers remplis de nids
parfois y croisant une vache…
comme à la porte Saint Denis

ou bien cet animal étrange
qu’en ses petits vers d’almanach
Monselet appelait cher ange
mais qui répugnait à Reinach.


Pareil au bonhomme Lemerre
(s’il n’avait pas son pantalon)
le vieux jardinier sans chimère
pousse la bêche du talon,

arrose ses aristoloches
qu’il entoure de soins jaloux,
montre fièrement sous leurs cloches
l’obésité des cantaloups.

Des sansonnets que l’amour guide
font de chaque arbre du hallier
une de ces maisons que Guy de
Maupassant dénommait Tellier ;

Mélancolique, une fauvette
s’efforce (infructueux essai !)
d’imiter Yvette, divette
si chère à feu l’oncle Sarcey !

Et moi je lis sous la tonnelle
des poètes vieillots : Segrais,
Racan, Delille ou Fontenelle
qu’on a sottement dénigrés.


Mais je voudrais que tu me visses
candide plus qu’un jouvenceau
pour prendre quelques écrevisses
marcher pieds-nus dans le ruisseau,

hier j’espérais pêcher des truites ;
je voyais ma ligne plier :
illusions bientôt détruites !
je n’amenai qu’un vieux soulier !

Que si la chaleur m’emprisonne,
balancé dans mon rocking-chair,
j’aspire un air chargé d’ozone
et puis je t’écris, mon très-cher ;

flamboyant le soleil déferle
au dehors et dans ma torpeur
j’entends là-bas siffler le merle
et la moissonneuse à vapeur.

Las de jouer à la marelle
mon fils traduit son De viris
et sa sœur peint à l’aquarelle
une grosse touffe d’iris


tandis qu’ayant clos la persienne
dans le petit salon voisin
leur mère exécute une ancienne
chaconne sur le clavecin.

Mais toi, vieil ami, que je crève
de peste ou de vérole si
je reçus de toi la plus brève
épître dans ce pays-ci !

D’humeur toujours aventureuse
as-tu fait voile pour Bangkok ?
Ainsi qu’un héros en vareuse
de Mürger ou de Paul de Kock

courtises-tu quelque grisette ?
Te voit-on rédacteur en chef
d’une intermittente gazette
ou relis-tu les Danichef ?

Abandonnes-tu la patrie
pour le pays Cochinchinois ?
Es-tu parti pour la Syrie
de Sarrail et du beau Dunois ?


De Port-Vendres ou de Marseille
où t’a mené le P. L. M.
peut-être ton yacht appareille
pour Alep ou Jérusalem ?

As-tu gravi ces monts qu’enflamme
l’aurore et qu’aimait J. J. Weiss,
l’Alpe que nous peignit Calame
et que parfume l’edelweiss ?

Es-tu l’hôte d’une caverne,
d’une pagode aux pays Khmers ?
le Nautilus de Jules Verne
te trimballe-t-il sous les mers ?

Ou, quand à l’envi l’on conjugue :
« nous partons, vous partez, il part »
toi, dédaigneux de toute fugue,
vas-tu chasser le léopard

simplement au bois de Boulogne
ou l’auroch au parc Monsouris,
laissant les bourgeois en Sologne
massacrer lièvres et perdrix ?


Eh ! mais voici le crépuscule
en dépit de l’heure d’été !
J’écris toujours : quel opuscule
te remettront les P. T. T. !

J’aperçois derrière la nue
Vesper, le premier diamant
qu’épingle en sa grande tenue
ce vieux rasta de firmament ;

quittant son eau peu diaphane
la grenouille, humant l’air frais
du soir, coasse, Aristophane
ton chœur rauque auprès du marais ;

feuilles, grisez-vous d’oxygène !
Les spectres chers à Rollinat
vont se lever et la zygène
vole sur le trèfle incarnat ;

à Londres comme à Pampelune
à Bergen comme dans Orgaz
pour suppléer au clair de lune
vont s’allumer les becs de gaz ;


Déjà le rossignol qui niche
là-bas dans le vieux chincapin,
ténor prétentieux, pleurniche
sa romance ! Ô mon vieux copain,

arrêtons là ce papotage :
au bercail rentre le berger
et l’on va servir le potage
en bas dans la salle à manger.

Donc traçons la dernière ligne
pour te dire adieu, my dearest,
en te serrant la main je signe
ton complice
ton complice Georges Fourest.


Haïssant la tourbe incongrue
Au numéro 9 de la rue
Lecourbe Halary dans Paris
A fixé, facteur, sa demeure :
Rapide et léger va sur l’heure
Y porter ces vers manuscrits.